Fasquelle éditeurs (p. Image-239).

L'ACTE TERRESTRE
UBU ROI
Personnages :

Le Roi Venceslas

La Reine Rosemonde

Boleslas

Ladislas

Bougrelas

leurs fils

Le Général Lascy

Stanislas Leczinsky

Jean Sobiesky

Nicolas Rensky

L’Empereur Alexis

Ubu

Mère Ubu

Giron

Pile

Cotice

Bordure

Conjurés et Soldats

Nobles

Magistrats

Conseillers

Financiers

Larbins de Phynances

Paysans

Toute l’Armée Russe

Toute l’Armée Polonaise

L’Ours

Le Cheval à Phynance

La Machine à Décerveler

Acte III

Scène I

Une salle du Palais à Varsovie.
Le Roi Venceslas, entouré de ses officiers ; Bordure ; les fils du roi, Boleslas, Ladislas et Bougrelas. Puis Ubu.

Ubu, entrant. — Ô vous savez, ce n’est pas moi, c’est la Mère Ubu et Bordure.

Le Roi. — Qu’as-tu, Père Ubu ?

Bordure. — Il a trop bu.

Le Roi. — Comme moi ce matin.

Ubu. — Oui, je suis saoul, c’est parce que j’ai bu trop de vin de France.

Le Roi. — Père Ubu, je tiens à récompenser tes nombreux services comme capitaine de dragons et je te fais aujourd’hui Comte de Sandomir.

Ubu. — Ô monsieur Venceslas, je ne sais comment vous remercier.

Le Roi. — Ne me remercie pas, père Ubu, et trouve-toi demain matin à la grande revue.

Ubu. — J’y serai, mais acceptez de grâce ce petit mirliton.

(Il présente au roi un mirliton.)

Le Roi. — Que veux-tu à mon âge que je fasse d’un mirliton ? Je le donnerai à Bougrelas.

Le Jeune Bougrelas. — Est-il bête ce Père Ubu !

Ubu. — Et maintenant, je vais foutre le camp. (Il tombe en se retournant.) Oh aie au secours ! — De par ma chandelle verte je me suis rompu l’intestin et crevé la bouzine !

Le Roi (le relevant). — Père Ubu, vous êtes-vous fait mal ?

Ubu. — Oui, certes, et je vais sûrement crever. Que deviendra la mère Ubu ?

Le Roi. — Nous pourvoirons à son entretien.

Ubu. — Vous avez bien de la bonté de reste. (Il sort.) Oui, mais, roi Venceslas, tu n’en seras pas moins massacré.


Scène II

La maison d’Ubu.
Giron, Pile, Cotice, Ubu, Mère Ubu, Conjurés et Soldats, Bordure.

Ubu. — Eh mes bons amis, il est grand temps d’arrêter le plan de la conspiration. Que chacun donne son avis. Je vais d’abord donner le mien si vous le permettez.

Bordure. — Parlez, Père Ubu.

Ubu. — Eh bien mes amis, je suis d’avis d’empoisonner simplement le Roi en lui fourrant de l’arsenic dans son déjeuner. Quand il voudra le brouter il tombera mort et ainsi je serai Roi.

Tous. — Fi le Sagouin !

Ubu. — Eh quoi, cela ne vous plaît pas ? Alors que Bordure donne son avis.

Bordure. — Moi, je suis d’avis de lui ficher un grand coup d’épée qui le fendra de la tête à la ceinture.

Tous. — Oui ! Voilà qui est noble et vaillant.

Ubu. — Et s’il vous donne des coups de pied ? Je me rappelle maintenant qu’il a pour les revues des souliers de fer qui font très mal. Si je savais je filerais vous dénoncer pour me tirer de cette sale affaire et je pense qu’il me donnerait aussi de la monnaie.

Mère Ubu. — Ô le traître, le lâche, le vilain et plat ladre !

Tous. — Conspuez le Père Ubu !

Ubu. — Hé Messieurs, tenez-vous tranquilles si vous ne voulez visiter mes poches. Enfin, je consens à m’exposer pour vous. De la sorte, Bordure, tu te charges de pourfendre le Roi.

Bordure. — Ne vaudrait-il pas mieux nous jeter tous à la fois sur lui en braillant et gueulant, nous aurions chance ainsi d’entraîner les troupes.

Ubu. — Alors voilà. Je tâcherai de lui marcher sur les pieds, il regimbera, alors je lui dirai MERDRE, et à ce signal vous vous jetterez sur lui.

Mère Ubu. — Oui, et dès qu’il sera mort tu prendras son sceptre et sa couronne.

Bordure. — Et je courrai avec mes hommes à la poursuite de la famille royale.

Ubu. — Oui, et je te recommande spécialement le jeune Bougrelas.

(Exeunt.)

Ubu (courant après et les faisant revenir.) — Messieurs, nous avons oublié une cérémonie indispensable, il faut jurer de nous escrimer vaillamment.

Bordure. — Et comment faire ? Nous n’avons pas de prêtre.

Ubu. — La mère Ubu va en tenir lieu.

Tous. — Eh bien, soit.

Ubu. — Ainsi vous jurez de bien tuer le Roi ?

Tous. — Oui, nous le jurons. Vive le Père Ubu !


Scène III

Le palais du roi.
Venceslas, La reine Rosemonde, Boleslas, Ladislas et Bougrelas.

Le Roi. — Monsieur Bougrelas, vous avez été ce matin fort impertinent avec M. Ubu, chevalier de mes ordres et comte de Sandomir. C’est pourquoi je vous défends de paraître à ma revue.

La Reine. — Cependant, Venceslas, vous n’auriez pas trop de toute votre famille pour vous défendre.

Le Roi. — Madame, je ne reviens jamais sur ce que j’ai dit. Vous me fatiguez avec vos sornettes.

Le Jeune Bougrelas. — Je me soumets, monsieur mon père.

La Reine. — Enfin, Sire, êtes-vous toujours décidé à aller à cette revue ?

Le Roi. — Pourquoi non, Madame ?

La Reine. — Mais encore une fois ne l’ai-je pas vu en songe vous frappant de sa masse d’armes et vous jetant dans la Vistule, et un aigle comme celui qui figure dans les armes de Pologne lui plaçant la couronne sur la tête ?

Le Roi. — À qui ?

La Reine. — Au Père Ubu.

Le Roi. — Quelle folie ! Monsieur de Ubu est un fort bo gentilhomme, qui se ferait tirer à quatre chevaux pour mon service.

La Reine et Bougrelas. — Quelle erreur !

Le Roi. — Taisez-vous, jeune sagouin. Et vous, Madame, pour vous prouver combien je crains peu Monsieur Ubu, je vais aller à la revue comme je suis, sans arme et sans épée.

La Reine. — Fatale imprudence, je ne vous reverrai pas vivant.

Le Roi. — Venez Ladislas, venez Boleslas.

(Ils sortent. La Reine et Bougrelas vont à la fenêtre.)

La Reine et Bougrelas. — Que Dieu et le grand Saint Nicolas vous gardent !

La Reine. — Bougrelas, venez dans la chapelle avec moi prier pour votre père et vos frères.


Scène IV

Le champ des revues.
L’Armée Polonaise, Le Roi, Boleslas, Ladislas, Ubu, Bordure et ses Hommes, Giron, Pile, Cotice.

Le Roi. — Noble Père Ubu, venez près de moi avec votre suite pour inspecter les troupes.

Ubu (aux siens). — Attention, vous autres ! (Au roi.) On y va, Monsieur, on y va. (Les hommes d’Ubu entourent le Roi.)

Le Roi. — Ah ! voici le régiment des gardes à cheval de Dantzick. Ils sont fort beaux, ma foi.

Ubu. — Vous trouvez ? Ils me paraissent misérables. Regardez celui-ci. (Au soldat.) Depuis combien de temps ne t’es-tu débarbouillé, ignoble drôle ?

Le Roi. — Mais ce soldat est fort propre. Qu’avez-vous donc, Père Ubu ?

Ubu. — Voilà ! (Il lui écrase le pied.)

Le Roi. — Misérable !

Ubu. — MERDRE ! À moi mes hommes !

Bordure. — Hurrah ! en avant ! (Tous frappent le Roi, un Palotin explose.)

Le Roi. — Oh ! Au secours ! Sainte Vierge, je suis mort.

Boleslas (à Ladislas). — Qu’est cela ? Dégainons.

Ubu. — Ah ! j’ai la couronne ! aux autres maintenant !

Bordure. — Sus aux traîtres !! (Les fils du Roi s’enfuient, tous les poursuivent.)


Scène V

Le Palais du Roi.
Ubu, Mère Ubu, Bordure.

Ubu. — Non, je ne veux pas, moi ! Voulez-vous me ruiner pour ces bouffres ?

Bordure. — Mais enfin, Père Ubu, ne

voyez-vous pas que le peuple attend le don de joyeux avènement ?

Mère Ubu. — Si tu ne fais pas distribuer des viandes et de l’or, tu seras renversé d’ici deux heures.

Ubu. — Des viandes, oui ! de l’or, non ! Abattez trois vieux chevaux, c’est bien bon pour de tels sagouins.

Mère Ubu. — Sagouin toi-même. Qui m’a bâti un animal de cette sorte ?

Ubu. — Encore une fois je veux m’enrichir, je ne lâcherai pas un sou.

Mère Ubu. — Quand on a entre les mains tous les trésors de la Pologne.

Bordure. — Oui, tenez, je sais qu’il y a dans la chapelle un immense trésor, nous le distribuerons.

Ubu. — Misérable ! Si tu fais ça.

Bordure. — Mais, Père Ubu, si tu ne fais pas de distributions, le peuple ne voudra pas payer les impôts.

Ubu. — Est-ce bien vrai ?

Mère Ubu. — Oui, oui !

Ubu. — Oh ! alors je consens à tout. Réunissez trois millions, cuisez cent cinquante bœufs et moutons, d’autant plus que j’en aurai aussi !

(Ils sortent.)


Scène VI

Le palais.

Ubu. — Je m’étais dit, quand je serais roi. que je me ferais construire une grande capeline comme celle que j’avais en Aragon et que ces coquins d’Espagnols m’ont impudemment volée.

Mère Ubu. — Tu pourras aussi te procurer un parapluie et un grand caban qui te tombera sur les talons.

Ubu. — De par ma chandelle verte, Madame, me voici roi dans ce pays. Je me suis déjà flanqué une indigestion et on va m’apporter ma grande capeline.

Mère Ubu. — En quoi est-elle, Père Ubu, car nous avons beau être rois, il faut être économes.

Ubu. — Madame ma femelle, elle est en peau de mouton avec une agrafe et des brides en peau de chien.

Mère Ubu. — Voilà qui est beau, mais il est encore plus beau d’être Rois. Nous avons une grande reconnaissance au duc de Lithuanie.

Ubu. — Qui donc ?

Mère Ubu. — Eh ! le capitaine Bordure.

Ubu. — De grâce, Mère Ubu, ne me parle pas de ce bouffre, maintenant que je n’ai plus besoin de lui il peut bien se brosser le ventre, il n’aura point son duché.

Mère Ubu. — Tu as grand tort, père Ubu. Il va se tourner contre toi.

Ubu. — Oh ! je le plains bien, ce petit homme. Je m’en soucie autant que de Bougrelas.

Mère Ubu. — Le jeune Bougrelas a pour lui le bon droit.

Ubu. — Le mauvais droit ne vaut-il pas le bon ? Ah ! tu m’injuries, Mère Ubu, je vais te mettre en morceaux.

(La Mère Ubu se sauve poursuivie par Ubu.)


Scène VII

La grande salle du Palais
Ubu, Mère Ubu, Officiers et Soldats, Giron, Pile, Cotice, Nobles enchaînés, Financiers, Magistrats, Greffiers. Dans le sous-sol La Machine à Décerveler.

Bruit souterrain. — Pétrissant les glottes et les larynx de la mâchoire sans palais,

Rapide, il imprime, l’imprimeur.

Les sequins tremblent aux essieux des moyeux du moulin à vent,

Les feuilles vont te long des taquins au vent.

La mâchoire du crâne sans cervelle digère la cervelle étrangère

Le dimanche sur un tertre au son des fifres et tambourins

Ou les jours extraordinaires dans les sous-sols des palais sans fin.

Dépliant et expliquant, décerveleur,

Rapide il imprime, il imprime, l’imprimeur.

Ubu. — Apportez la caisse à Nobles et le crochet à Nobles et le couteau à Nobles et le bouquin à Nobles ! ensuite faites avancer les Nobles.

(On pousse brutalement les Nobles.)

Mère Ubu. — De grâce, modère-toi, Père Ubu.

Ubu. — J’ai l’honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens.

Nobles. — Horreur ! À nous, peuple et soldats !

Ubu. — Amenez le premier Noble et passez-moi le crochet à Nobles. Ceux qui seront condamnés à mort, je les passerai dans la trappe, ils tomberont dans les sous-sols du Pince-Porc et de la Chambre à Sous, où l’imprimeur les décervelera. — (Au Noble.) Qui es-tu, bouffre ?

Le Noble. — Comte de Vitepsk.

Ubu. — De combien sont tes revenus ?

Le Noble. — Trois millions de rixdales.

Ubu. — Condamné ! (Il le prend avec le crochet et le passe dans le trou.)

Mère Ubu. — Quelle basse férocité !

Ubu. — Second Noble, qui es-tu ? (Le Noble ne répond rien.) Répondras-tu, bouffre ?

Le Noble. — Grand-duc de Posen.

Ubu. — Excellent, excellent ! Je n’en demande pas plus long. Dans la trappe. Troisième Noble, qui es-tu ? tu as une sale tête.

Le Noble. — Duc de Courlande, des villes de Riga, de Revel et de Mitau.

Ubu. — Très bien ! très bien ! Tu n’as rien autre chose ?

Le Noble. — Rien.

Ubu. — Dans la trappe, alors. Quatrième Noble, qui es-tu ?

Le Noble. — Prince de Podolie.

Ubu. — Quels sont tes revenus ?

Le Noble. — Je suis ruiné.

Ubu. — Pour cette mauvaise parole, passe dans la trappe. Cinquième Noble, qui es-tu ?

Le Noble. — Margrave de Thorn, palatin de Polock.

Ubu. — Ça n’est pas lourd. Tu n’as rien autre chose ?

Le Noble. — Cela me suffisait.

Ubu. — Eh bien, mieux vaut peu que rien. — Dans la trappe. — Qu’as-tu à pigner, Mère Ubu ?

Mère Ubu. — Tu es trop féroce, Père Ubu.

Ubu. — Eh ! je m’enrichis. — Je vais faire lire MA liste de MES biens. Greffier, lisez MA liste de MES biens.

Le Greffier. — Comté de Sandomir.

Ubu. — Commence par les principautés, stupide bougre !

Le Greffier. — Principauté de Podolie, Grand-duché de Posen, Duché de Courlande, Comté de Sandomir, Comté de Vitepsk, Palatinat de Polock, Margraviat de Thorn.

Ubu. — Et puis après ?

Le Greffier. — C’est tout.

Ubu. — Comment, c’est tout ! Oh ! bien alors, en avant les Nobles, et comme je ne finirai pas de m’enrichir, je vais faire exécuter tous les Nobles et ainsi j’aurai tous les biens vacants. Allez, passez les Nobles dans la trappe. (On empile les Nobles dans la trappe.) Dépêchez-vous plus vite, je veux faire des lois maintenant.

Plusieurs. — On va voir ça.

Ubu. — Je vais d’abord réformer la justice, après quoi nous procéderons aux finances.

Plusieurs Magistrats. — Nous nous opposons à tout changement.

Ubu. — Merdre ! D’abord les magistrats ne seront plus payés.

Magistrats. — Et de quoi vivrons-nous ? Nous sommes pauvres.

Ubu. — Vous aurez les amendes que vous prononcerez et les biens des condamnés à mort.

Un Magistrat. — Horreur ! — 2e Infamie ! — 3e Scandale ! — 4e Indignité !

Tous. — Nous nous refusons à juger dans des conditions pareilles.

Ubu. — À la trappe, les magistrats ! (Ils se débattent en vain.)

Mère Ubu. — Eh ! que fais-tu, Père Ubu ? Qui rendra maintenant la justice ?

Ubu. — Tiens ! moi. Tu verras comme ça marchera bien.

Mère Ubu. — Oui, ce sera du propre.

Ubu. — Allons, tais-toi, bouffresque ! — Nous allons maintenant, Messieurs, procéder aux Finances.

Financiers. — Il n’y a rien à changer.

Ubu. — Comment, je veux tout changer, moi. D’abord, je veux garder pour moi la moitié des impôts.

Financiers. — Pas gêné !

Ubu. — Messieurs, nous établirons un impôt de 10% sur la propriété, un autre sur le commerce et l’industrie, et un troisième sur les mariages et un quatrième sur les décès, de quinze francs chacun.

1er Financier. — Mais c’est idiot, Père Ubu.

2e Financier. — C’est absurde.

3e Financier. — Ça n’a ni queue ni tête.

Ubu. — Vous vous fichez de moi ! Dans la trappe, les financiers ! (On enfourne les financiers.)

Mère Ubu. — Mais enfin, Père Ubu, quel roi tu fais, tu massacres tout le monde.

Ubu. — Eh merdre !

Mère Ubu. — Plus de justice, plus de finances.

Ubu. — Ne crains rien, ma douce enfant, j’irai moi-même de village en village recueillir les impôts.


Scène VIII

Une maison de paysans dans les environs de Varsovie.
Plusieurs Paysans sont assemblés.

Un Paysan, entrant. — Apprenez la grande nouvelle. Le Roi est mort, les Ducs aussi et le jeune Bougrelas s’est sauvé avec sa mère dans les montagnes. De plus, le Père Ubu s’est emparé du trône.

Un Autre. — J’en sais bien d’autres. Je viens de Cracovie, où j’ai vu emporter les corps de plus de trois cents nobles et de cinq cents magistrats qu’on a tués, et il paraît qu’on va doubler les impôts et que le Père Ubu viendra les ramasser lui-même.

Tous. — Grand Dieu ! qu’allons-nous devenir ? Le Père Ubu est un affreux sagouin et sa famille est, dit-on, abominable.

Un Paysan. — Mais écoutez : ne dirait-on pas qu’on frappe à la porte ?

Une Voix, au dehors. — Cornegidouille ! Ouvrez de par ma merdre, par Saint Jean, Saint Pierre et Saint Nicolas, ouvrez, sabre à finances, corne finances, je viens chercher les impôts ! (La porte est défoncée, Ubu pénètre suivi d’une légion de grippe-sous.)

Ubu. — Qui de vous est le plus vieux ? (Un paysan s’avance.) Comment te nommes-tu ?

Le Paysan. — Stanislas Leczinski.

Ubu. — Eh bien, cornegidouille, écoute-moi bien, sinon ces messieurs te couperont les oneilles. Je viens te dire, t’ordonner et te signifier que tu aies à produire et exhiber promptement ta finance, sinon tu seras massacré. Allons, messeigneurs les salopins de finance, roulez ici le voiturin à finances. (On apporte le voiturin.)

Stanislas. — Sire, nous ne sommes inscrits sur le registre que pour 152 rixdales que nous avons déjà payées, il y aura tantôt six semaines à la Saint-Mathieu.

Ubu. — C’est fort possible, mais j’ai changé le gouvernement et j’ai fait mettre dans le journal qu’on paierait deux fois tous les impôts et trois fois ceux qui pourront être désignés ultérieurement. Avec ce système j’aurai vite fait fortune, alors je tuerai tout le monde et je m’en irai.

Paysans. — Monsieur Ubu, de grâce ayez pitié de nous. Nous sommes de pauvres citoyens.

Ubu. — Je m’en fiche. Payez.

Paysans. — Nous ne pouvons, nous avons payé.

Ubu. — Payez ! ou ji vous mets dans ma poche avec supplice de décollation du cou et de la tête ! Cornegidouille, je suis le Roi peut-être !

Tous. — Ah c’est ainsi ! Aux armes ! Vive Bougrelas, par la grâce de Dieu roi de Pologne et de Lithuanie !

Ubu. — En avant, Messieurs des Finances, faites votre devoir.

(Une lutte s’engage, la maison est détruite et le vieux Stanislas s’enfuit seul à travers la plaine. Ubu reste à ramasser la finance.)


Scène IX

Une casemate des fortifications de Thorn.
Bordure enchaîné. Ubu.

Ubu. — Ah ! citoyen, voilà ce que c’est, tu as voulu que je te paye ce que je te devais, alors tu t’es révolté parce que je n’ai pas voulu, tu as conspiré et te voilà coffré. Corne finance, c’est bien fait et le tour est si bien joué que tu dois toi-même le trouver fort à ton goût.

Bordure. — Prenez garde, Père Ubu. Depuis cinq jours que vous êtes roi, vous avez commis plus de meurtres qu’il n’en faudrait pour damner tous les saints du Paradis. Le sang du Roi et des Nobles crie vengeance et ces cris seront entendus.

Ubu. — Eh, mon bel ami, vous avez la langue fort bien pendue. Je ne doute pas que si vous échappiez, il en pourrait résulter des complications, mais je ne crois pas que les casemates de Thorn aient jamais lâché quelqu’un des honnêtes garçons qu’on leur avait confiés. C’est pourquoi bonne nuit et je vous invite à dormir sur les deux oneilles, bien que les rats dansent ici une assez belle sarabande.

(Il sort. Les Larbins viennent verrouiller toutes les portes.)


Scène X

Le Palais de Moscou.
L’Empereur Alexis et Sa Cour. Bordure.

Le Czar Alexis. — C’est vous, infâme aventurier, qui avez coopéré à la mort de notre cousin Venceslas ?

Bordure. — Sire, pardonnez-moi ; j’ai été entraîné malgré moi par le Père Ubu.

Alexis. — Ô l’affreux menteur ! Enfin que désirez-vous ?

Bordure. — Le Père Ubu m’a fait emprisonner sous prétexte de conspiration, je suis parvenu à m’échapper et j’ai couru cinq jours et cinq nuits à cheval à travers les steppes pour venir implorer votre gracieuse miséricorde.

Alexis. — Que m’apportes-tu comme gage de ta soumission ?

Bordure. — Mon épée d’aventurier et un plan détaillé de la ville de Thorn.

Alexis. — Je prends l’épée, mais par Saint Georges brûlez ce plan, je ne veux pas devoir ma victoire à une trahison.

Bordure. — Un des fils de Venceslas, le jeune Bougrelas, est encore vivant, je ferai tout pour le rétablir.

Alexis. — Quel grade avais-tu dans l’armée polonaise ?

Bordure. — Je commandais le 5e régiment des dragons de Wilna et une compagnie franche au service du Père Ubu.

Alexis. — C’est bien, je te nomme sous-lieutenant au 10e régiment de Cosaques et gare à toi si tu trahis. Si tu te bats bien tu seras récompensé.

Bordure. — Ce n’est pas le courage qui me manque, Sire.

Alexis. — C’est bien, disparais de ma présence.

(Il sort.)


Scène XI

La salle du Conseil d’Ubu.
Ubu, Mère Ubu, Conseillers de Phynances.

Ubu. — Messieurs, la séance est ouverte et tâchez de bien écouter et de vous tenir tranquilles. D’abord, nous allons faire le chapitre des finances, ensuite nous parlerons d’un petit système que j’ai imaginé pour faire venir le beau temps et conjurer la pluie.

Un Conseiller. — Fort bien, Monsieur Ubu.

Mère Ubu. — Quel sot homme !

Ubu. — Madame de ma merdre, garde à vous, car je ne souffrirai pas vos sottises. Je vous disais donc, Messieurs, que les finances vont passablement. Un nombre considérable de chiens à bas de laine se répard chaque matin dans les rues et les Salopins fom merveille. De tous côtés on ne voit que des matons brûlées et des gens pliant sous le poids de nos phynances.

Le Conseiller. — Et les nouveaux impôts, Monsieur Ubu, vont-ils bien ?

Mère Ubu. — Point du tout. L’impôt sur les mariages n’a encore produit que 11 sous, et encore le Père Ubu poursuit les gens partout pour les forcer à se marier.

Ubu. — Sabre à finances, Corne de ma gidouille, Madame la financière. — (Un Messager entre.)

Allons bon, qu’a-t —il encore celui-là ? Va-t’en, sagouin, ou je te poche avec décollation et torsion des jambes.

Mère Ubu. — Ah ! le voilà dehors, mais il y a une lettre.

Ubu. — Lis-la. Je crois que je perds l’esprit ou que je ne sais pas lire. Dépêche-toi, bouffresque, ce doit être de Bordure.

Mère Ubu. — Tout justement. Il dit que le Czar l’a accueilli très bien, qu’il va envahir tes États pour rétablir Bougrelas et que toi tu seras tué.

Ubu. — Ho ! Ho ! J’ai peur ! Jai peur ! Ha ! je pense mourir. Ô pauvre homme que je suis ! Que devenir, grand Dieu ? Ce méchant homme va me tuer. Saint Antoine et tous les Saints, protégez-moi, je vous donnerai de la phynance et je brûlerai des cierges pour vous. Je suis tout disposé à devenir un saint homme, je veux être évêque et voir mon nom sur le calendrier.

Mère Ubu. — Il n’y a qu’un parti à prendre, Père Ubu.

Ubu. — Lequel, mon amour ?

Mère Ubu. — La guerre !!

Tous. — Vive Dieu ! Voilà qui est noble !

Ubu. — Oui, et je recevrai encore des coups.

Premier Conseiller. — Courons, courons organiser l’armée.

Deuxième. — Et réunir les vivres.

Troisième. — Et préparer l’artillerie et les forteresses.

Quatrième. — Et prendre l’argent pour les troupes.

Ubu. — Ah ! non, par exemple ! Je vais te tuer toi, je ne veux pas donner d’argent. En voilà d’une autre ! J’étais payé pour faire la guerre et maintenant il faut la faire à mes dépens. Non, de par ma chandelle verte, faisons la guerre, puisque vous en êtes enragés, mais ne déboursons pas un sou.

Tous. — Vive la guerre !


Scène XII

Le Camp sous Varsovie.

Soldats et Palotins. — Vive la Pologne ! Vive le Père Ubu !

Ubu. — Ah ! Mère Ubu, donne-moi ma cuirasse et mon petit bout de bois. — Je vais être bientôt tellement chargé que je ne saurais marcher si j’étais poursuivi.

Mère Ubu. — Fi le lâche !

Ubu. — Ah ! voilà le sabre à merdre qui se sauve et le croc à finances qui ne tient pas !!! n’en finirai jamais et les Russes avancent et vont me tuer.

Un Soldat. — Seigneur Ubu, voilà le ciseau à oneilles qui tombe.

Ubu. — Ji tou tue au moyen du croc à merdre et du couteau à figure.

Mère Ubu. — Comme il est beau avec son casque et sa cuirasse, on dirait une citrouille armée.

Ubu. — Nos Palotins sont aussi d’une grande importance, mais point si beaux que quand j’étais roi d’Aragon. Pareils à des écorchés ou au schéma du sang veineux et du sang artériel, la bile financière leur sortait par des trous et rampait en varicocèles d’or ou de cuivre. Ils étaient numérotés aussi et je les menais combattre avec un licou d’où pendaient des plombs funéraires. Les femmes avortaient devant eux heureuses, car les enfants nés leur serpient devenus semblables. — Et les pourceaux coprophages vomissaient d’horreur. — Ah ! maintenant, je vais monter à cheval. Amenez, Messieurs, le cheval à phynances.

Mère Ubu. — Père Ubu, ton cheval ne saurait plus te porter, il n’a rien mangé depuis cinq jours et est presque mort.

Ubu. — Elle est bonne celle-là ! On me fait payer 12 sous par jour pour cette rosse et elle ne me peut porter. Vous vous fichez, corne d’Ubu, ou bien si vous me volez. (La Mère Ubu rougit et baisse les yeux.) Alors que l’on m’apporte une autre bête, mais je n’irai pas à pied, cornegidouille !

(On amène un énorme cheval.)

Ubu. — Je vais monter dessus. — Oh ! assis plutôt ! Car je vais tomber. (Le cheval part.) Ah ! Arrêtez ma bête. Grand Dieu, je vais tomber et être mort !!!

Mère Ubu. — Il est vraiment imbécile. Ah ! le voilà relevé. Mais il est tombé par terre.

Ubu. — Corne physique, je suis à moitié mort. Mais c’est égal, je pars en guerre et je tuerai tout le monde. Gare à qui ne marchera pas droit ! Ji lon mets dans ma poche avec torsion du nez et des dents et extraction de la langue.

Mère Ubu. — Bonne chance, Monsieur Ubu.

Ubu. — J’oubliais de te dire que je te confie la régence. Mais j’ai sur moi le livre de finances, tant pis pour toi si tu me voles. Je te laisse pour t’aider le Palotin Giron. Adieu, Mère Ubu.

Mère Ubu. — Adieu, Père Ubu. Tue bien le Czar.

Ubu. — Pour sûr. Torsion du nez et des dents, extraction de la langue et enfoncement du petit bout de bois dans les oneilles.

(L’armée s’éloigne au bruit des fanfares.)

Mère Ubu, seule. — Maintenant que ce gros pantin est parti, tâchons de faire nos affaires, tuer Bougrelas et nous emparer du trésor.


Scène XIII

L’Armée Polonaise en marche dans l’Ukraine.

Ubu. — Cornebleu, jambedieu, tête de vache ! Nous allons périr, car nous mourons de soif et sommes fatigué. Sire Soldat ayez l’obligeance de porter notre casque à finances, et vous, sire Lancier, chargez-vous du ciseau à merdre et du bâton-à-physique pour soulager notre personne, car, je le répète, nous sommes fatigué.

(Les soldats obéissent.)

Pile. — Hon, Monsieuye ! Il est étonnant que les Russes n’apparaissent point.

Ubu. — Il est regrettable que l’état de nos finances ne nous permette pas d’avoir une voiture à notre taille, car par crainte de démolir notre monture nous avons fait tout le chemin à pied, traînant notre cheval par la bride. Mais quand nous serons de retour en Pologne nous imaginerons au moyen de notre science en physique et aidé des lumières de nos conseillers, une voiture à vent pour transporter toute l’armée.

Cotice. — Voilà Nicolas Rensky qui se précipite.

Ubu. — Et qu’a-t-il ce garçon ?

Rensky. — Tout est perdu, Sire. Les Polonais sont révoltés, Giron est tué et la mère Ubu est en fuite dans les montagnes.

Ubu. — Oiseau de nuit, bête de malheur, hibou à guêtres ! Où as-tu pêché ces sornettes ? En voilà d’une autre ! Et qui a fait ça ? Bougrelas, je parie. — D’où viens-tu ?

Rensky. — De Varsovie, Noble Seigneur.

Ubu. — Garçon de ma merdre, si je t’en croyais, je ferais rebrousser chemin à toute l’armée. Mais, seigneur garçon, il y a sur tes épaules plus de plumes qui de cervelle et tu as rêvé des sottises. Va aux avant-postes, mon garçon, les Russes ne sont pas loin et nous aurons bientôt à estocader de nos armes tant à merdre qu’à phynances et à physique.

Le Général Lascy. — Père Ubu, ne voyez-vous pas dans la plaine les Russes ?

Ubu. — C’est vrai, les Russes ! me voilà joli. Si encore il y avait moyen de s’en aller, mais pas du tout, nous sommes sur une hauteur et nous serons en butte à tous les coups.

L’Armée. — Les Russes ! L’ennemi !

Ubu. — Allons, Messieurs, prenons nos dispositions pour la bataille. Nous allons rester sur la colline et ne commettrons point la sottise de descendre en bas. Je me tiendrai au milieu comme une citadelle vivante et vous autres graviterez autour de moi. J’ai à vous recommander de mettre dans les fusils autant de balles qu’ils en pourront tenir, car 8 balles peuvent tuer 8 Russes et c’est autant que je n’aurai pas sur le dos. Nous mettrons les

fantassins à pied au bas de la colline pour recevoir

les Russes et les tuer un peu, les cavaliers derrière pour se jeter dans la confusion, et l’artillerie autour du moulin à vent ici présent pour tirer dans le tas. Quant à nous, nous nous tiendrons dans le moulin à vent et tirerons avec le pistolet à phynances par la fenêtre, en travers de la porte nous placerons le bâton à physique et si quelqu’un essaye d’entrer, gare au croc à merdre !!!

Officiers. — Vos ordres, Sire Ubu, seront exécutés.

Ubu. — Eh ! Cela va bien, nous serons vainqueurs. — Quelle heure est-il ?

Le Général Lascy. — Onze heures du matin.

Ubu. — Alors nous allons dîner, car les Russes n’attaqueront pas avant midi. Dites aux soldats, Seigneur Général, de faire leurs besoins et d’entonner la Chanson à Finances.

(Lascy s’en va.)

Soldats et Palotins. — Vive le Père Ubu, notre grand Financier ! Ting, ting, ting ; ting, ting, ting ; ting, ting, ting !

Ubu. — Ô les braves gens, je les adore. (Un boulet russe arrive et casse l’aile du moulin.)

Ah ! j’ai peur, Sire Dieu, je suis mort ! et cependant non, je n’ai rien.


Scène XIV

Les Mêmes, Un Capitaine, puis L’Armée russe.

Un Capitaine, arrivant. — Sire Ubu, les Russes attaquent.

Ubu. — Eh bien après, que veux-tu que j’y fasse, ce n’est pas moi qui le leur ai dit. — Cependant, Messieurs des Finances, préparons-nous au combat.

Le Général Lascy. — Un second boulet.

Ubu. — Ah ! Je n’y tiens plus. Ici il pleut du plomb et du fer et nous pourrions endommager notre précieuse personne. Descendons. (Tous descendent au pas de course. La bataille vient de s’engager. Ils disparaissent dans des torrents de fumée au pied de la colline.)

Un Russe, frappant. — Pour Dieu et le Czar !

Rensky. — Ah ! Je suis mort.

Ubu. — En avant ! — Ah toi, Monsieur, que je t’attrape, car tu m’as fait mal, entends-tu, sac à vin, avec ton flingot qui ne part pas.

Le Russe. — Ah ! voyez-vous ça ! (Il lui tire un coup de revolver.)

Ubu. — Oh ! Oh ! Je suis blessé, je suis troué, je suis perforé, je suis administré, je suis enterré. — Oh mais tout de même ! Ah ! je le tiens. (Il le déchire.) Tiens ! recommenceras-tu maintenant ?

Le Général Lascy. — En avant, poussons vigoureusement, passons le fossé. La victoire est à nous.

Ubu. — Tu crois ? — Jusqu’ici je sens sur mon front plus de bosses que de lauriers.

Cavaliers Russes. — Hurrah ! Place au Czar !

Le Czar arrive, accompagné de Bordure déguisé.

Un Polonais. — Ah Seigneur ! Sauve qui peut, voilà le Czar !

Un Autre. — Ah mon Dieu ! Il passe le fossé.

Un Autre. — Pif ! Paf ! en voilà quatre d’assommés par ce grand bougre de lieutenant.

Bordure. — AhI vous n’avez pas fini, vous autres ! Tiens, Jean Sobiesky, voilà ton compte. (Il l’assomme.) À d’autres maintenant ! (Il fait un massacre de Polonais.)

Ubu. — En avant, mes amis ! Attrapez ce bélître ! En compote les Moscovites ! La victoire est à nous. Vive l’Aigle Rouge !

Tous. — En avant ! — Hurrah ! — Jambedieu ! — Attrapez le grand bougre !

Bordure. — Par Saint Georges, je suis tombé.

Ubu, le reconnaissant. — Ah c’est toi, Bordure ! Ah ! mon ami. Nous sommes bien heureux ainsi que toute la compagnie de te retrouver. Je vais te faire cuire à petit feu. Messieurs des Finances, allumez du feu. — Oh ! Ah ! Oh ! Je suis mort. C’est au moins un coup de canon que j’ai reçu. — Ah mon Dieu, pardonnez-moi mes péchés. — Oui c’est bien un coup de canon.

Bordure. — C’est un coup de pistolet chargé à poudre.

Ubu. — Ah ! tu te moques de moi ! Encore ! À la poche ! (Il rue sur lui et te déchire.)

Le Général Lascy. — Père Ubu, nous avançons partout.

Ubu. — je le vois bien, je n’en peux plus, je suis criblé de coups de pied, je voudrais m’asseoir par terre. Oh ! ma bouteille.

Le Général Lascy. — Allez prendre celle du Czar, Père Ubu.

Ubu. — Eh ! j’y vais de ce pas. Allons ! Sabre à merdre, fais ton office, et toi, croc à finances, ne reste pas en arrière. Que le bâton à physique travaille d’une généreuse émulation et partage avec le petit bout de bois l’honneur de massacrer, creuser et exploiter l’Empereur moscovite. En avant, Monsieur notre cheval à finances ! (Il se rue sur le Czar.)

Un Officier russe. — En garde, Majesté !

Ubu. — Tiens, toi ! — Oh ! aïe ! Ah mais tout de même ! Ah monsieur, pardon, laissez-moi tranquille. — Oh mais ! je n’ai pas fait exprès !

(Il se sauve. Le Czar le poursuit.)

Ubu. — Sainte Vierge, cet enragé me poursuit ! Qu’ai-je fait, grand Dieu ! Ah ! bon, et il y a encore le fossé à repasser. Ah ! je le sens derrière moi et le fossé devant ! Courage, fermons les yeux.

(Il saute le fossé. Le Czar y tombe.)

Le Czar. — Bon, je suis dedans.

Polonais. — Hurrah ! le Czar est à bas !

Ubu. — Ah ! j’ose à peine me retourner ! Il est dedans. Ah ! C’est bien fait et on tape dessus. Allons, Polonais, allez-y à tour de bras, il a bon dos, le misérable ! — Moi, je n’ose pas le regarder ! — Et cependant notre prédiction s’est complètement réalisée, le bâton-à-physique a fait merveilles et nul doute que je ne l’eusse complètement tué si une inexplicable terreur n’était venue combattre et annuler en nous les effets de notre courage. — Mais nous avons dû soudainement tourner casaque, et nous n’avons dû notre salut qu’à notre habileté comme cavalier ainsi qu’à la solidité des jarrets de notre cheval à finances, dont la rapidité n’a d’égale que la solidité et dont la légèreté fait la célébrité ainsi qu’à la profondeur du fossé qui s’est trouvé fort à propos sous les pas de l’ennemi de nous l’ici présent Maitre des Phynances. — Tout ceci est fort beau mais personne ne m’écoute. Allons ! bon, ça recommence !

(Les Dragons Russes font une charge et délivrent Le Czar.)

Le Général Lascy. — Cette fois, c’est la débandade.

Ubu. — Ah ! voici l’occasion de se tirer des pieds. Or donc, Messieurs les Polonais, en avant ! ou plutôt en arrière !

Polonais. — Sauve qui peut !

Ubu. — Allons ! en route. — Quel tas de gens — quelle fuite — quelle multitude — comment me tirer de ce gâchis ? — (Il est bousculé.) Ah mais toi ! fais attention ou tu vas expérimenter la bouillante valeur du Maître des Finances. — Ah ! il est parti. Sauvons-nous et vivement pendant que Lascy ne nous voit pas. (Il sort, ensuite on voit passer Le Czar et L’Armée Russe poursuivant Les Polonais.)


Scène XV

Une caverne en Lithuanie. Il neige.
Ubu, Pile, Cotice.

Ubu. — Ah le chien de temps ! il gèle à pierre à fendre et la personne du Maître des Finances s’en trouve fort endommagée.

Pile. — Hon ! Monsieuye Ubu, êtes-vous remis de votre terreur et de votre fuite ?

Ubu. — Oui ! je n’ai plus peur, mais j’ai encore la fuite.

Cotice (à part). — Quel pourceau !

Ubu. — Eh ! sire Cotice, votre oneille, comment va-t-elle ?

Cotice. — Aussi bien, Monsieuye, qu’elle peut aller tout en allant très mal. Par conséiquent, de quoye — le plomb la penche vers la terre et je n’ai pu extraire la balle.

Ubu. — Tiens, c’est bien fait ! Toi aussi tu voulais toujours taper les autres. Moi, j’ai déployé la plus grande valeur et sans m’exposer j’ai massacré quatre ennemis de ma propre main sans compter tous ceux qui étaient déjà morts et que nous avons achevés.

Cotice. — Savez-vous, Pile, ce qu’est devenu le Palotin Giron ?

Pile. — Il a reçu une balle dans la tête.

Ubu. — Ainsi que le coquelicot et le pissenlit à la fleur de leur âge sont fauchés par l’impitoyable faux de l’impitoyable faucheur — ainsi le petit Giron a fait le coquelicot, il s’est fort bien battu cependant, mais aussi il y avait trop de Russes.

Pile et Cotice. — Hon, Monsieuye !

Un écho. — Hhrron !

Pile. — Qu’est-ce ? Armons-nous de nos lumelles.

Ubu. — Ah non ! par exemple, encore des Russes, je parie ! J’en ai assez ! et puis c’est bien simple, s’ils m’attrapent ji lou fous à la poche.


Scène XVI

Les Mêmes. Entre Un Ours.

Cotice. — Hon, Monsieuye !

Ubu. — Oh tiens, regardez donc le petit toutou. — Il est gentil, ma foi.

Pile. — Prenez garde ! Ah ! quel énorme ours ! Mes cartouches !

Ubu. — Un ours ! Ah ! l’atroce bête. Oh ! pauvre homme, me voilà mangé. Que Dieu me protège ! Et il vient sur moi — non, c’est Cotice qu’il attrape. Ah ! je respire. (L’Ours se jette sur Cotice. Pile l’attaque à coups de couteau. Ubu se réfugie sur un rocher.)

Cotice. — À moi, Pile ! à moi ! au secours, Monsieuye Ubu !

Ubu. — Bernique ! Débrouille-toi, mon ami, pour le moment nous faisons notre Pater Noster. Chacun son tour d’être mangé.

Pile. — Je l’ai, je le tiens.

Cotice. — Ferme, ami, il commence à me lâcher.

Ubu. — Sanctificetur nomen tuum.

Cotice. — Lâche bougre !

Pile. — Ah ! il me mord ! Ô Seigneur, sauvez-nous, je suis mort.

Ubu. — Fiat voluntas tua.

Cotice. — Ah ! j’ai réussi à le blesser.

Pile. — Hurrah ! il perd son sang. (Au milieu des cris des Palotins, L’Ours beugle de douleur et Ubu continue à marmotter.)

Cotice. — Tiens-le ferme, que j’attrape mon coup de poing explosif.

Ubu. — Panem nostrum quotidianum da nobis hodie.

Pile. — L’as-tu enfin ? je n’en peux plus.

Ubu. — Sicut et nos dimittimus debitoribus nostris.

Cotice. — Ah ! je l’ai. (Une explosion retentit et L’Ours tombe mort.)

Pile et Cotice. — Victoire !

Ubu. — Sed libera nos a malo. Amen. — Enfin est-il bien mort ? puis-je descendre de mon rocher ?

Pile (avec mépris). — Tant que vous voudrez.

Ubu (descendant). — Vous pouvez vous flatter que si vous êtes encore vivants et si vous foulez encore la neige de Lithuanie vous le devez à la vertu magnanime du Maître des Finances, qui s’est évertué, échiné et égosillé à débiter des patenôtres pour votre salut et qui a manié avec autant de courage le glaive spirituel de la prière que vous avez manié avec adresse le temporel de l’ici présent Palotin Cotice coup de poing explosif. Nous avons même poussé plus loin notre dévouement, car nous n’avons pas hésité à monter sur un rocher fort haut pour que nos prières aient moins loin à arriver au ciel.

Pile. — Révoltante bourrique !

Ubu. — Voici une grosse bête. Grâce à moi vous avez de quoi souper. Quel ventre, messieurs ! Les Grecs y auraient été plus à l’aise que dans le cheval de bois et peu s’en est fallu, chers amis, que nous n’ayons pu aller vérifier de nos propres yeux sa capacité intérieure.

Pile. — Je meurs de faim. Que manger ?

Cotice. — L’ours !

Ubu. — Eh ! pauvres gens, allez-vous le manger tout cru ? Nous n’avons rien pour faire du feu.

Pile. — N’avons-nous pas nos pierres à fusil ?

Ubu. — Tiens, c’est vrai. Et puis il me semble que voilà non loin d’ici un petit bois où il doit y avoir des branches sèches. Vas en chercher, sire Cotice. (Cotice s’éloigne à travers la neige.)

Pile. — Et maintenant, Sire Ubu, allez dépecer l’ours.

Ubu. — Oh non ! Il n’est peut-être pas mort — tandis que toi qui es déjà à moitié mangé et mordu de toutes parts, c’est tout à fait dans ton rôle. — Je vais allumer du feu en attendant qu’il apporte du bois. (Pile commence à dépecer l’ours.)

Ubu. — Oh prends garde ! Il a bougé.

Pile. — Mais, Sire Ubu, il est déjà tout froid.

Ubu. — C’est dommage, il aurait mieux valu le manger chaud. Ceci va procurer une indigestion au Maître des Finances.

Pile. — (À part.) C’est révoltant. (Haut.) Aidez-nous un peu, Monsieuye Ubu, je ne puis faire toute la besogne.

Ubu. — Non, je ne veux rien faire, moi ! Je suis fatigué, bien sûr !

Cotice (rentrant). — Quelle neige, mes amis, on se dirait en Castille ou au Pôle Nord. La nuit commence à tomber. Dans une heure il fera noir. Hâtons-nous pour voir encore clair.

Ubu. — Oui, entends-tu, Pile, hâte-toi. Hâtez-vous tous les deux ! Embrochez la bête, cuisez la bête, j’ai faim, moi !

Pile. — Ah ! c’est trop fort à la fin ! Il faudra travailler ou bien tu n’auras rien, entends-tu, goinfre !

Ubu. — Oh ! ça m’est égal, j’aime autant le manger tout cru, c’est vous qui serez bien attrapés — et puis j’ai sommeil, moi !

Cotice. — Que voulez-vous, Pile ? Faisons le dîner tout seuls. Il n’en aura pas, voilà tout. Ou bien on pourra lui donner les os.

Pile. — C’est bien. Ah ! voilà le feu qui flambe.

Ubu. — Oh ! c’est bon, ça, il fait chaud maintenant. Mais je vois des Russes partout. Quelle fuite, grand Dieu ! Ah ! (Il tombe endormi.)

Cotice. — Finissons de faire le souper.

Ubu (parle en dormant). — Ah ! sire Dragon Russe, faites attention, ne tirez pas par ici, il y a du monde. — Ah ! voilà Bordure, qu’il est mauvais, on dirait un ours — et Bougrelas qui vient sur moi ! L’ours, l’ours ! Ah le voilà à bas ! qu’il est dur, grand Dieu ! — Je ne veux rien faire, moi ! Va-t’en, Bougrelas ! — Entends-tu, drôle ! Voilà Giron maintenant, et le Czar ! Oh ! ils vont me battre. — Et la Rbue. Où as-tu pris tout cet or ? Tu m’as pris mon or, misérable, tu as été farfouiller dans mon tombeau qui est dans la cathédrale de Varsovie, près de la Lune. Je suis mort depuis longtemps, moi, c’est Bougrelas qui m’a tué et je suis enterré à Varsovie près de Vladislas le Grand et aussi à Cracovie près de Jean Sigismond et aussi à Thorn dans la casemate avec Bordure ! Le voilà encore. Mais va-t’en, maudit ours. Tu ressembles à Bordure. Entends-tu, bête de Satan ? Non, il n’entend pas, les Salopins lui ont coupé les oneilles. — Décervelez, tudez, coupez les oneilles, arrachez la finance et buvez jusqu’à la mort, c’est la vie des Salopins, c’est le bonheur du Maître des Finances.

(Il se tait et dort.)

ENTR’ACTE
Le ciel se retire comme un livre qu’on roule.