Byron, Shelley et la littérature anglaise

BYRON, SHELLEY
ET
LA POESIE ANGLAISE

Recollections of the last days of Shelley and Byron, by E. J. Trelawny, 1858.



Le duc de Saint-Simon se demande au début de ses mémoires si la charité chrétienne permet d’écrire l’histoire de son temps, et après avoir lu son livre, on n’est point tenté de s’étonner de ce pieux scrupule. Que resterait-il en effet de la plupart des grands hommes, s’il se trouvait toujours, marchant dans l’ombre de leur gloire, des Tacite, des Machiavel et des Saint-Simon pour mettre à nu la faiblesse et la perversité humaines, que la grandeur revêt d’une si légère écorce ? Je ne sais s’il rôde aujourd’hui autour des hommes puissans de ce monde quelqu’un de ces peintres austères, je ne sais même pas s’il y a des originaux assez curieux pour tenter la sévérité de leur pinceau ; mais on est en attendant possédé d’une étrange manie de rejuger les morts. Notre temps n’est cependant point fort à l’aise pour tenir une balance équitable en pesant le passé, car il a tout à la fois le culte des héros et le culte de la vérité dans l’histoire ; il fait des demi-dieux, et il veut voir en même temps ces demi-dieux dans un déshabillé qui les montre assez laids ; il élève des idoles et les brise pour regarder un peu comment elles sont faites à l’intérieur. Je ne suis pas bien sûr que l’humilité chrétienne fasse son profit de ces comptes qu’on prétend régler avec une si exacte équité. Les héros en sortent grandis quant au génie, diminués quant à la personne, et au lieu de nous apparaître dans cette majestueuse unité qui ne tente l’imitation que par les grands côtés, ils laissent voir sous le scalpel des bizarreries et des faiblesses que singent avec bonheur les petits esprits et qui font parfois chanceler les grands.

Est-il bien certain en effet qu’on arrive jamais à connaître un homme tout entier ? On croit avoir trouvé le fond de sa nature quand quelque confidence indiscrète ou quelque aveu involontaire vient révéler un secret de son âme. Il semble que les recoins les plus obscurs de son esprit s’illuminent à ces échappées de lumière. Rien n’est moins vrai pourtant. La plupart des hommes valent moins que leurs paroles et plus que leurs actions : beaucoup aussi ne doivent être jugés ni par leurs paroles ni par leurs actions. L’action révèle les mauvais mouvemens auxquels le cœur a cédé ; elle ne vous dit pas tous les bons mouvemens que la passion a foulés aux pieds sans les détruire. Les plus belles actions sont celles que personne ne sait, parce que la main gauche n’a point su ce qu’a fait la main droite. Il y a d’ailleurs presque autant de fanfarons de vice que d’hypocrites. Nous avons vu de nos jours de grands écrivains faire les honneurs d’eux-mêmes à tel point, qu’ils semblent avoir écrit sous la dictée de leurs plus mortels ennemis. Quand commencent à pâlir l’éclat et la gloire des jeunes années, quand le cœur est rassasié de louanges et d’encens, la vanité humaine ne trouve plus que cette grossière pâture. On a été longtemps adoré comme un demi-dieu ; l’adoration n’a plus de saveur, on se rejette sur le rôle d’archange déchu, et le vulgaire est fasciné par ce mélange de grands vices et de grandes vertus qui le fait alternativement descendre du ciel dans l’enfer et monter de l’enfer dans le ciel. Est-ce qu’un grand homme peut se contenter de vertus ou de vices tout bourgeois ? Il faut chatouiller l’épiderme émoussé du lecteur, et Satan sait se vêtir pour cela en ange de lumière : coupable et puérile vanité dont l’histoire elle-même peut être dupe, et qui console les bonnes âmes persuadées que le génie est un châtiment du ciel ! Le bon sens hausse les épaules et ne veut pas croire à cette perversité vaniteuse : ni si haut ni si bas, se dit-il, songeant d’ailleurs que les crimes stupides et les sottises obscures ne sont pas plus rares que les égaremens du génie.

Quoi qu’il en soit, c’est le goût de notre temps que les exhumations de grands hommes. On a fait des réputations toutes neuves, on en répare de vieilles, et le public applaudit, car il a soif de héros, et de notre temps l’offre paraît inférieure à la demande. Voici pourtant un grand poète qui reparaît aujourd’hui devant lui après avoir été déjà discuté dans bien des volumes. Nous ne nous en plaignons pas, car Byron est un de ces hommes qui peuvent gagner quelque chose à être souvent rejugés. Au point de vue de la stricte morale, il y a peu de chose à dire en sa faveur. Il a volontairement perverti les dons les plus merveilleux de la nature ; il s’est fait mauvais et petit quand Dieu l’avait fait grand et bon. C’est proprement la tâche de Lucifer, à qui on le comparait charitablement de son vivant ; mais au moins il avait créé le rôle, et ceux qui l’ont repris ne sont que des comparses. C’est pour cela que l’étude d’un tel caractère ne fait point gauchir les lois de la morale. S’il eût obéi par une pente invincible aux mauvais instincts de sa nature, s’il eût cédé à tous les caprices de la fortune, s’il eût été ballotté à tous les vents, il semblerait que la Providence se fût jouée de la pauvre espèce humaine en mettant un si grand génie dans un vase si fragile. Loin de là, Byron est une riche et puissante nature, pétrie de toutes les grandeurs et de toutes les faiblesses de l’humanité, qui a sans cesse remonté le courant de la vie comme il fendait d’un bras robuste le courant de l’Hellespont, qui a déployé autant de volonté pour paraître un démon que d’autres pour être adorés comme des saints, qui a presque touché au crime enfin sans pouvoir étouffer ; la semence généreuse que Dieu avait laissée tomber sur son cœur. Il faut donc que les bonnes âmes se rassurent. Ce n’est point le génie de Byron qui l’a perdu, c’est sa volonté, son éducation et son temps ; il eût pu être pire sans être aussi grand : Je ne m’étonne pas que le public anglais paraisse toujours disposé à remettre dans la balance cette étrange destinée. Voilà trente-quatre ans que Byron est mort, et que tous ceux qui l’ont connu sont venus déposer pour ou contre sa mémoire : cependant les souvenirs que M. Trelawny vient d’écrire sur lui et sur Shelley trouvent en Angleterre beaucoup de lecteurs. L’orage qui gronda autour de ces noms n’est pas encore apaisé.


I

M. Trelawny est un chroniqueur de la vieille école. C’est un touriste sexagénaire, qui a connu le monde dans ses jeunes années, et qui, je l’espère, se repose aujourd’hui, puisqu’il commence à se souvenir. Il a vu, comme Ulysse, beaucoup de villes et les mœurs de beaucoup d’hommes ; mais il les a vues comme voient les touristes, c’est-à-dire par l’écorce et la superficie. Il esquisse à merveille un portrait sur ses genoux ; malheureusement il ne sait faire que les silhouettes : l’ombre et la couleur, c’est-à-dire la vie, lui échappent. M. Trelawny paraît aimer les grands coups et les grandes aventures. Il a un goût particulier pour les brigands et les contrebandiers. Il a dû donner dans son temps de franches et rudes poignées de main, c’est un Froissard, plus brave et moins éloquent que celui du XVe siècle. On revient volontiers en sa compagnie sur des choses et des hommes si connus.

Jamais peut-être homme n’a obéi plus constamment que Byron au désir d’étonner le monde. Il avait de bonne heure pressenti dans le public cette admiration béate, aussi disposée à s’enthousiasmer pour les ridicules de ses favoris que pour leur génie. Sous prétexte de déconcerter la curiosité, Byron parada toute sa vie devant le monde, tout en le maudissant pour ses conventions et son hypocrisie. Il voulait frapper avant de plaire. M. Trelawny se prêta médiocrement dès l’abord à lui accorder cette niaise admiration ; il fit semblant de ne pas s’apercevoir des grands airs du poète. Un petit esprit lui en eût voulu de cette muette résistance. Byron trouva plus simple de déposer son air emprunté et de se montrer tel qu’il était. Au fond, il était extrêmement gauche et timide, et se jetait dans des conversations futiles pour gagner le temps de se remettre, comme les peureux qui sifflent la nuit en marchant dans les rues. Il était constamment préoccupé de l’effet qu’il produisait sur les autres. Je suis obligé de convenir qu’une telle préoccupation me semble touchante chez un grand homme. La vanité témoigne après tout d’une certaine humilité. Croire qu’on n’a jamais complètement gagné sa cause auprès de l’admiration de ses semblables, et faire ce qu’on peut pour la conquérir, c’est une coquetterie qui ne messied pas aux grands talens. L’orgueil tranquille décèle peut-être une nature plus forte, la vanité une nature plus fine et plus sensible. Byron avait beaucoup de vanité et de fierté, mais beaucoup moins d’orgueil qu’on n’en eût pu attendre d’un grand poète anglais et pair d’Angleterre. Il était né avec une âme qui frémissait au moindre contact. Ses premières poésies, publiées quand il avait dix-neuf ans, témoignent d’une sensibilité presque féminine ; elles ne respirent qu’amitié et tendresse. Personne n’était mieux fait que lui pour aimer, et personne n’était moins préparé que lui à l’isolement où il se trouva en entrant dans le monde.

Son début était plein d’humilité. Il demandait l’indulgence : on lui répondit par le sarcasme et l’insulte. Toutes les cordes de son âme vibrèrent au choc de cette injuste provocation. Il eut la colère inexorable du jeune Achille, et sa première satire fit de lui un grand poète et un homme malheureux. Il y jeta le gant à toute l’Angleterre. Il eut tort sans doute, car il eût pu le faire plus tard au nom d’un sentiment plus noble que la vanité blessée ; mais ce que je ne puis m’empêcher d’admirer dans Byron, c’est qu’une fois jeté sur ce chemin, il ne retourna jamais sur ses pas, et sa vie, quelque diverse qu’elle ait été, en conserva une triste unité. Il n’imita point ces écrivains qui commencent par cueillir toutes les fleurs de la popularité, et qui ne rompent en visière au monde que lorsque le monde les a rassasiés de flatterie. Sa misanthropie ne fut point chez lui un dernier moyen d’étonner les hommes ; elle naquit le jour où il se mêla à eux, et le suivit jusqu’à la tombe. Il eut d’ailleurs l’honneur de choquer la société anglaise par son indépendance avant de la choquer par ses erreurs. Il n’était point si aisé de la scandaliser aux beaux jours du régent, et les gens qui se cotisaient pour faire une pension à Brummel auraient sans doute passé quelques faiblesses à un grand poète. Byron mit par malheur contre lui tous les préjugés anglais, et dès lors il fut perdu. Il aurait pu stigmatiser cette société en valant mieux qu’elle ; il aima mieux la haïr en l’imitant. Le temps creusa chaque jour l’abîme qui le séparait d’elle. Pas une main amie n’avait pressé la sienne quand il alla prendre son siège à la chambre des lords. Une amertume profonde s’empara de cette âme fière, sensible et intraitable. Il avait dans le sang toute la fougue aventureuse de sa race développée par une détestable éducation. Il ne s’arrêta point pour écouter le murmure flatteur de la foule, qui saluait en lui un grand poète. Il s’exila du monde à ce temps de la vie où l’on croit au monde, et son existence ne s’éclaira plus dès lors que de rares et fugitifs rayons de bonheur.

Si cependant il faut en croire le charmant petit poème du Songe (the Dream) et des confidences bien souvent répétées, la fierté blessée n’eut qu’une part médiocre dans la misanthropie de lord Byron. Elle remontait dans ses souvenirs à une source plus élevée, l’amour trompé. Nous voudrions le croire, car si cette éternelle histoire des cœurs brisés n’est que bien rarement une histoire véritable, elle devrait l’être au moins pour les poètes qui la racontent. Il semble cependant que le premier effet d’un pareil désespoir devrait être de tarir au fond du cœur la source de toute poésie. La douleur qui chante sera un jour consolée. Le chant est l’expression naturelle de la mélancolie, de l’attente et du regret, mais non du désespoir. Desdemona sent quelque chose de sombre qui s’agite autour d’elle : elle chante alors, bercée par ses souvenirs, le Saule, une vieille chanson de son enfance. Si, au lieu de l’étouffer, le Maure renvoyait la pauvre enfant à son père avec la honte sur le front, il faudrait qu’elle mourût ou qu’elle devînt folle. Les artistes tiennent le milieu entre les âmes religieuses qui prient et se consolent et les âmes simples qui meurent de tendresse brisée ; ils se consolent et se souviennent. La douleur passe sur leur âme, violente comme l’ouragan ; elle la courbe un moment jusqu’à terre et semble la briser, puis elle se dissipe avec l’orage comme les sombres nuages des tropiques. L’âme du poète se relève, ranimée par la sève vigoureuse du génie ; elle ne conserve plus qu’un voile léger et délicat que l’art peut soulever sans la blesser.

Il en fut sans doute ainsi de Byron. Il avait aimé à huit ans, il l’a dit lui-même, il avait aimé à douze ans et à seize ans, et ce dernier amour fut le plus profond de sa vie. Toute sa poésie en découla, comme un fleuve majestueux qui roule à la fois des eaux limpides et fangeuses. Il avait, comme Napoléon, la prétention de mépriser les femmes, et cependant, s’il faut en croire M. Trelawny, il avoua un jour à Shelley qu’à trente-quatre ans il n’avait encore écrit que pour elles. C’est à cette préoccupation constante qu’il dut l’extrême et charmante variété de ses caractères de femme, tandis qu’il ne sut jamais que se peindre lui-même dans le corsaire, dans Lara, dans Manfred et dans don Juan. Il aima plus d’une fois avant de se laisser aimer. Repoussé quand il avait encore le cœur pur et ardent, il fut aimé quand le vice et la renommée eurent arraché de son cœur cette fleur d’innocence qui se fana dans le vide : immorale leçon que lui donnèrent les femmes de son temps, et qu’il leur rendit plus tard avec usure. L’âme d’un grand poète, — Alfred de Musset, — ne s’est-elle pas affaissée sous le même poids ? Cette âme, il est vrai, n’avait pas le ressort d’acier qui faisait mouvoir le génie de Byron ; elle ne se releva jamais. Byron fut perverti sans être corrompu, car je ne crois guère aux vices qu’on prend et qu’on quitte à volonté. Quand le vice ne s’éloigne pas après avoir assouvi les premières ardeurs de la jeunesse, il s’étend sur l’âme comme une lèpre et la dévore. Byron était moins mauvais qu’il ne voulait le faire croire : « J’ai une conscience, dit-il à M. Trelawny, quoiqu’on ne veuille pas le croire. Il y a des choses qu’on ne ferait pas, si elles n’étaient pas défendues. Mon Don Juan était mis de côté et à peu près oublié, quand j’appris qu’un synode pharisaïque réuni dans l’arrière-boutique de Murray l’avait proclamé hautement immoral et impossible à publier. » Il mettait sa fierté à braver le monde, dissimulant sous l’ironie une profonde sensibilité. Aussi jamais ses impressions ne sont-elles noyées dans un déluge de mots. Il peint la passion comme un éclair rapide qui illumine l’âme et disparaît. Quand il analyse, c’est qu’il ne sent pas.

Byron fit comme tous les poètes, il se maria, n’étant pas mariable. Éternelle misère des grands artistes ! ils sentent comme tout le monde et plus vivement que tout le monde, mais la fougue de leur génie soulève des orages au milieu, des circonstances les plus simples de leur vie. Ils devraient exalter et porter à l’extrême toutes les affections du cœur humain ; mais ils ne seraient point poètes, s’ils n’étaient point variables. Il faut croire que la poésie n’est point un fruit naturel de nos climats brumeux, puisqu’elle s’étiole dans l’atmosphère que nous respirons tous. Le renom des poètes s’élève sur les débris de bien des cœurs brisés. Miss Milbank était donc bien inspirée quand elle refusa d’abord la main de Byron. Pauvre femme qui a vu le secret de son foyer devenir le secret du monde entier. Bien lui en a pris de n’avoir jamais prêté à la moindre calomnie ! La postérité, qui aime mieux les grands hommes que les honnêtes gens, l’eût honnie à jamais, et eut applaudi aux sarcasmes que Byron a jetés sur elle. Voilà ce que je ne puis lui pardonner : ce sont ces allusions transparentes de Manfred et de Don Juan, et tant de vers qu’il aurait dû brûler avec la honte sur le front, après avoir eu le triste courage de les écrire. Faut-il cependant le croire quand il dit à M. Trelawny : « Pour mon mariage, dont on a fait de si ridicules histoires, ce furent lady Jersey et d’autres qui arrangèrent toute l’affaire ? J’y étais absolument indifférent. Je pensai que je n’avais rien de mieux à faire, et on le pensa aussi. J’avais besoin d’argent : c’était une expérience ; elle n’a point réussi. » J’aime mieux le croire quand il dit au capitaine Medwin : « Miss Milbank me plut dès l’abord, et elle me plut davantage quand elle m’eut refusé. » Il se piqua au jeu, et ce mariage devint pour lui une affaire d’amour-propre. Il se maria par vanité et non par intérêt, et c’est déjà bien assez, car ce mariage est la grande tache de la vie de Byron. Quel que fût le motif de cette union, une enfant en était née. L’image de cette enfant devait s’asseoir au foyer du poète exilé et le purifier. Les orgies de Venise me révoltent, quand je songe qu’un frais visage d’enfant devait toujours veiller au chevet de Byron et lui commander une vie plus digne et plus sérieuse. Je lis alors sans émotion les strophes magnifiques qui ouvrent et terminent le troisième chant du Pèlerinage d’Harold. Byron ne devait pas aller mourir en Grèce sans avoir embrassé et béni cette enfant.

En réalité, Byron n’était né pour aucun des vices qu’il afficha. Il avait été élevé au milieu de cette société dépravée du régent, où l’immoralité passait pour la marque des gens bien nés. Il y avait pris ses habitudes extérieures, ses manières, et ce goût de conversation futile qui lui servait à dissimuler sa timidité. Il avait, entre autres prétentions, celle d’être un grand buveur : « Nous autres jeunes whigs, dit-il à M. Trelawny, nous buvions du vin de Bordeaux, et nous avons sauvé notre constitution. Les tories s’en sont tenus au porto, et ils ont ruiné leur constitution et celle du pays. » Au fond, Byron était le plus sobre des hommes. Il devait quelque chose de cette sobriété à la crainte extrême qu’il avait d’engraisser ; a mais, dit M. Trelawny, il est peut-être le seul homme qui ait eu assez de puissance sur lui-même et assez de résolution pour lutter contre l’obésité. » Il avait trouvé moyen de réduire de près d’un tiers le poids de son corps, et pâlissait de colère quand on lui disait qu’il avait bonne mine et qu’il engraissait. Il vivait des jours entiers en Italie de biscuits et de soda water, et prétendait avoir le palais insensible. On sut depuis que s’il eût satisfait son appétit et augmenté le poids de son corps, ses jambes estropiées ne l’auraient point porté[1]. Toute sa vie offre le même caractère de décision et de parti-pris. Il s’est vanté d’avoir tourné à l’avarice sur la fin de ses jours : singulière avarice qui épargne la partie pour prodiguer le tout. Un jour il payait 25,000 francs un yacht qu’il revendait 7,000 : le lendemain il refusait aux marins congédiés de leur laisser leurs vestes d’uniforme, et oubliait de rendre à Mm0 Shelley les avances que son mari avait faites pour lui. Il est difficile, en somme, d’élever un reproche sérieux d’avarice contre l’homme qui donna toute sa fortune pour l’affranchissement de la Grèce. Sa forte imagination lui avait peint sans doute d’une couleur trop vive les horreurs du dénûment, et il s’était fait avare de propos délibéré ; mais puisqu’il s’est accusé d’être avare, on doit répondre qu’il ne l’était pas, car les avares se croient volontiers les plus généreux des hommes. Byron consumait ainsi dans ces misères la sève vigoureuse de sa nature. Il traînait cependant partout avec lui le plus coûteux et le plus singulier équipage. Le capitaine Medwin le rencontra voyageant avec sept domestiques, cinq voitures, neuf chevaux, un singe, un bouledogue, un mâtin, deux chats, trois paons et des poules, le tout pêle-mêle, sans compter une bibliothèque considérable. Voilà un appareil un peu somptueux pour un avare ! Tout cela fut logé dans le plus beau palais de Pise et exposé à l’admiration générale. Que de gens ont emprunté à Byron ce mélange de goûts bizarres et contradictoires, ne pouvant lui emprunter le génie qui a inspiré Child-Harold et Don Juan !

Est-il donc si difficile, après tout, de séparer dans l’œuvre comme dans la nature de Byron l’or pur de son alliage impur ? À qui persuadera-t-on que tant de strophes merveilleuses, sorties comme la lave d’un volcan de cette naturelle et brûlante inspiration, appartiennent tout entières à l’art et au travail ? L’imagination la plus vive trouve-t-elle en se jouant des peintures aussi saisissantes de l’amour innocent ou coupable que celles de Parisina, du Giaour, d’Haydée et de la Fiancée d’Abydos ? Sait-elle s’enfermer avec l’âme patriotique de Bonnivard dans le cachot humide de Chillon, et pleurer des larmes sauvages et brûlantes sur le cadavre d’un jeune frère adoré ? De l’amère raillerie du premier chant de Don Juan à la description si vivante de son naufrage, et du naufrage à ce délicieux épisode d’Haydée jeté, comme l’île de Lambro le pirate, au milieu des récifs et des écueils, ne sent-on pas le passage de la fantaisie railleuse à l’imagination captivée, et de l’imagination à une véritable et pure émotion ? C’est pour retomber à terre que Byron a besoin d’un effort, et non pour s’élever dans les pures régions où son âme aurait dû vivre. Non, ce n’est point un cœur sceptique qui a gémi si éloquemment sur l’orgueil des tyrans aux champs de Waterloo ; un Anglais pouvait à ce moment trouver un thème plus populaire et plus patriotique. Ce n’est point une rhétorique vulgaire qui a dicté l’apostrophe éloquente à la Grèce dans l’invocation du Giaour. En tout cas, il faut aimer les morceaux de rhétorique qu’on est prêt à signer du sacrifice de sa vie. Des plumes faciles nous ont prouvé depuis qu’il était possible de trouver des choses plus piquantes sur la Grèce que des souvenirs et des regrets ; mais si l’imagination et les sens suffisent à peindre la passion légère, brillante, dramatique même, ils ne trouvent point de ces paroles ardentes qui pénètrent jusqu’au fond du cœur. Le parti-pris, c’est Don Juan, c’est la raillerie et le pittoresque revêtus d’un style charmant, mais où le travail se devine. La veine pure et limpide du poète s’y mêle sans s’y confondre, comme l’eau transparente du Rhône dans les ondes du Léman. C’est assez déjà de voir l’œuvre de Dieu ternie par un souffle trop humain. Ne lui renvoyons pas le reproche d’avoir associé un grand génie à une âme indigne de le porter.

Il y avait d’ailleurs dans l’âme de Byron un sentiment qu’il conserva toujours pur et sincère, parce qu’il était comme la substance même de son génie : ce fut l’amour de la nature. « Il avait, dit M. Trelawny, une invincible antipathie pour tout ce qui tenait à la science… Il était aussi indifférent aux monumens anciens et modernes qu’à la peinture, à la sculpture et à la musique ; mais quant aux objets naturels, à toutes les révolutions des élémens, il était toujours le premier à les signaler et le dernier à les perdre de vue. Nous passâmes toute une nuit à l’ancre près de Stromboli. Byron ne quitta pas le pont. Quand il revint dans la cabine, au point du jour, il s’écria : « Si je vis encore un an, vous verrez cette scène dans un cinquième chant de Child-Harold. » L’enfance de Byron s’était écoulée au milieu des sombres vallées et des grands lacs de l’Ecosse. Cette forte et sauvage nature s’imprima profondément dans l’âme de l’écolier d’Aberdeen, et il retrouva plus tard, au milieu des glaciers des Alpes, le souvenir des solitudes de Lochin-y-Gair. Il avait passé bien des heures assis sur une tombe du cimetière de Harrow, laissant errer ses regards sur le vaste horizon qu’on découvre de ces hauteurs. La passion de la nature fut la première passion de cette âme qui devait en ressentir tant d’autres moins pures et peut-être moins profondes. Elle se révèle, quoique sans éclat, dans les premières poésies de Byron. Il fallait qu’un rayon du soleil d’Orient donnât la vie et la couleur à des impressions encore un peu noyées dans les brumes de l’Ecosse. Son voyage en Grèce fut pour lui comme la source abondante d’où découla tout ce beau fleuve de poésie que le désespoir allait empoisonner, et que la mort devait arrêter si vite. Byron est le poète des grands horizons, des tumultes de l’Océan, des cimes orageuses et escarpées. Il admirait la nature dans ses grandes lignes et non dans ses détails. Il ne connaît ni les fraîches vallées, ni les horizons bornés, ni les limpides ruisseaux. Il aime la vie et les forces de la nature ; il n’en aime point le charme ni l’influence reposante. Il aime ce qui élève et étonne, il n’aime pas ce qui ravit et rafraîchit l’âme. Il n’a entendu que la grande voix de la création : elle semble tout entière à ses yeux dans la terre, la mer et le soleil, et toute la nature animée échappe presque à son admiration. Il devait faire un pas de plus sur ce chemin où son propre génie l’avait jeté. Jusqu’au moment où il rencontra Shelley, son âme juvénile s’ouvrait à toutes les impressions du dehors, sans avoir conscience de sa dépendance. Le naturalisme panthéiste de Shelley le révéla pour ainsi dire à lui-même. Il eut dès lors le sentiment réel du lien qui l’unissait à la nature, et cette nouvelle corde de son génie résonna magnifiquement dans Manfred et le troisième chant du Pèlerinage d’Harold. Le Faust de Goethe, dont Shelley lui avait traduit quelques fragmens, consomma cette initiation. La pensée de Shelley trouva dans le génie de Byron sa véritable expression, et le grand poète rendit avec usure au poète philosophe les inspirations plus sérieuses qu’il lui devait. Comment, la poésie se fit-elle ainsi l’écolière de la philosophie, et qu’était-ce que ce poète dont la destinée allait se mêler un instant à celle de Byron, pour se dénouer plus tragiquement encore ?


II

Shelley est encore un proscrit de la société anglaise, si l’on peut appeler proscrit un homme dont le cœur et l’esprit semblaient n’avoir pas de patrie. Shelley est une véritable anomalie intellectuelle, un phénomène aussi curieux de l’infatuation de l’esprit que l’est Byron de l’infatuation du cœur. À voir ce visage enfantin et rougissant comme celui d’une jeune fille, ces grands yeux limpides et rêveurs, ce corps frêle enfermé dans une veste noire trop étroite, il n’était point aisé de reconnaître au premier abord l’homme en guerre ouverte avec toute la société et avec toutes les idées de l’Angleterre. Cette nature si délicate en apparence, si vigoureuse en réalité, allait exercer cependant sur la nature plus souple de Byron une influence puissante, qui devait aussi plus tard dominer la poésie contemporaine de l’Angleterre.

Né en 1792, quatre ans après Byron, Shelley n’avait pas eu de jeunesse. Il vécut et mourut isolé. Comme tous les esprits absolus, il commença par repousser avant de dominer. Il appartenait à une famille ancienne et considérée, et devait être un jour baronet d’Angleterre. On le mit au collège d’Eton ; mais la liberté presque excessive des écoles anglaises était encore une contrainte pour cette âme aventureuse. Au lieu de suivre les cours, il travaillait solitairement, ne frayait point avec ses camarades, dont il était détesté, et s’enfermait des journées entières dans un laboratoire de chimie, où il faillit un jour sauter avec tous ses appareils. Il passa de l’enfance à la jeunesse, d’Eton à Oxford, sans assouplirent aucune façon cette humeur indépendante. Il avait seize ans quand il publia le livre qu’il avait intitulé modestement la Nécessité de l’athéisme. Ce fut un scandale inouï dans la docte université. Sans se laisser troubler par l’orage qui gronde sur sa tête, Shelley adresse poliment son ouvrage à tous les évêques d’Angleterre, et quand il est appelé pour être censuré auprès des chefs de University Collège, il leur propose tranquillement d’argumenter contre eux en faveur de sa thèse. On ne pouvait guère espérer de ramener un esprit de cette trempe. L’exclusion fut prononcée, et de ce jour commença pour Shelley une vie errante qui ne devait se terminer qu’avec la mort. On se demande avec un étonnement douloureux quelles sont les bornes de la présomption humaine, si un écolier de seize ans peut se figurer de bonne foi qu’il a résolu à lui seul le problème de notre destinée. La même audace réfléchie l’entraîna bientôt dans les liens d’un mariage inégal, à la suite duquel il fut renié par tous les siens et déshérité par son père. Puis le scandale vint s’ajouter au scandale. Une union si imprudente (les époux avaient à eux deux trente-deux ans) devait avoir les conséquences les plus malheureuses. Shelley se sépara violemment de sa femme, qui mourut plus tard de douleur dans son abandon. Cette âme errante ne pouvait cependant rester sans attache ici-bas. Un nouveau mariage l’unit à miss Mary Wolstoncraft Godwin, fille d’un père et d’une mère également célèbres dans la littérature de leur pays. Il fallut cependant de pressantes sollicitations pour l’engager à donner à cette union une consécration civile et religieuse. Avec bien d’autres idées excentriques, Shelley avait devancé l’auteur de Jacques dans ses libres opinions sur le mariage. Il erra longtemps de lieu en lieu, fort gêné dans ses moyens d’existence. Il alla se jeter au milieu de l’insurrection irlandaise pour pacifier les partis, qu’il haranguait éloquemment dans des discours et des brochures, se replaçant ainsi sur le terrain naturel du génie anglais, la politique.

Comment s’amalgamèrent dans un pareil esprit les élémens nécessaires de toute poésie, c’est ce qu’il est difficile de comprendre. Certes, s’il suffisait de vastes conceptions pour ouvrir les ailes de la poésie, jamais sujets plus grands que ceux auxquels s’attaqua Shelley ne tentèrent le génie d’un poète. Sans parler de la Révolte d’Islam, où le poète athée développait par une heureuse contradiction le dogme de la perfectibilité humaine, un autre poème, la Reine Mab, embrassait dans une fantaisie aérienne toutes les questions qui intéressent la destinée, humaine, et le char brillant de la reine des fées poursuivait son voyage fantastique en traînant péniblement de lourdes citations empruntées à d’Holbach et à La Mettrie. Prométhée déchaîné ne semblait-il pas l’inspiration naturelle de ce génie révolté, parcelle d’esprit divin égarée dans un corps ? Mais la philosophie n’est point la poésie. La poésie, c’est l’homme tout entier dans l’infinie variété de ses sentimens et de ses affections. Quiconque en cherche le principe dans l’abstraction risquera fort de n’être ni philosophe ni poète. Toute la philosophie d’Hamlet, toute sa folie est née d’une passion : elle est humaine, et c’est pour cela qu’elle nous émeut. Shelley était poète cependant, il l’était trop peut-être, car les images s’entassent et se pressent dans la trame de ses vers, au point d’intercepter l’air et la lumière. Chaque mot y semble ciselé à part, poli comme la pierre dure d’une marqueterie, tant il a sa valeur, sa force et sa couleur propres. La poésie de Shelley ressemble à ces idoles orientales, ensevelies sous les diamans : elle frappe et n’émeut pas ; elle reste dans le souvenir comme une vision brillante, mais fantastique, qui s’évanouit au réveil.

Les plus difficiles parmi les critiques anglais font pourtant grâce à la tragédie des Cenci, dans laquelle Shelley essaya de faire vibrer des cordes plus humaines. Et cependant les Cenci sont une tragédie d’enfant écrite avec la plume d’un homme. Le vêtement brillant dont il l’a revêtue ne peut dissimuler la nudité des sentimens. Les méchans y grincent des dents comme le démon dans les contes de nourrice, ou bien ils font des plaisanteries qui font dresser les cheveux sur la tête, de sorte que les bons ne peuvent que pousser des exclamations d’horreur fort justifiées par le tissu d’abominations qui se déroule sous leurs yeux. Béatrice Cenci, toute pure et vaillante qu’elle est, n’a point et ne peut avoir de paroles pour exprimer la honte de sa flétrissure, elle ne trouve son éloquence que devant ses bourreaux. Où sont ces contrastes d’horreur et de poésie, ces élans de la conscience bourrelée de remords, ces alternatives de bons et de mauvais instincts qui nous émeuvent jusque sur les forfaits de Macbeth ? Pour peindre la nature humaine, il faut sentir comme tous les hommes et les observer. Shelley avait l’âme aussi solitaire que l’esprit ; son imagination était naturellement fantastique, non pas de cette fantaisie brillante qui n’est que l’exubérance de la vie, de cette fantaisie de Shakspeare que Coleridge a comparée au sifflement d’une badine agitée dans l’air par un joyeux et vigoureux garçon un beau matin de printemps, mais de cette fantaisie qui naît et s’éteint dans le vide, et ne s’aventure que dans les régions inexplorées. L’intelligence nette et sensée de l’Angleterre a mis longtemps à comprendre Shelley, et tel l’imite aujourd’hui qui aurait peut-être de la peine à l’expliquer.

Tel est l’étrange talent dont l’influence développa tout un côté nouveau dans le génie de Byron. Byron n’admirait cependant de tous les vers de Shelley qu’un fragment terne et insignifiant ; mais il subit la domination de son esprit. Un grand charme l’attira d’abord vers Shelley. Shelley avait pour lui la plus précieuse des qualités sociales, une absence complète de préoccupation personnelle. Il n’y avait rien à graver sur le marbre lisse et poli de son âme. Byron se laissa prendre tout doucement à cette facile bonhomie. M. Trelawny n’hésite point à déclarer que Shelley était le plus aimant et le plus sensible des hommes ; mais j’ai peine à croire à une sensibilité sur laquelle la douleur vient s’émousser sans laisser ni trace ni blessure. Renié par les siens, banni de son pays, Shelley n’avait point l’ombre d’amertume contre personne. C’est qu’en réalité il n’était guère plus occupé des autres que de lui-même. C’était un pur esprit égaré dans un corps. Il faisait mieux que mépriser la guenille que son esprit avait revêtue ici-bas, il n’y pensait pas. Il était un parfait modèle de l’ataraxie stoïcienne[2]. Un pareil caractère était et devait être d’une parfaite égalité. Comme on l’a dit de Napoléon,

Sans haine et sans amour, il vivait pour penser.

C’est ainsi que je me figure l’homunculus de Wagner parvenu à l’âge d’homme : corps et esprit sans émotions et sans passion, création factice d’une science raffinée. Chez un tel homme, la pensée devait toujours être bien en avant de l’expression. Sa conversation était par cela même bien supérieure à sa poésie. Elle n’en avait ni le travail ni l’étrangeté. Il parlait de métaphysique avec une facilité et une clarté que les formes poétiques ne pouvaient qu’obscurcir. Il croyait refléter simplement la lumière qu’il recevait des choses extérieures, selon sa théorie essentiellement naturaliste : en réalité, c’est lui qui reflétait sur les choses la lumière intérieure de son âme, tant il s’assimilait et raffinait dans le plus profond de son esprit les impressions les plus naturelles. Ce dogmatisme séduisait Byron sans l’effrayer ; il sentait qu’il resterait toujours par la magie de l’expression au-dessus d’un homme dont l’esprit était plus grand que le talent. Son génie souple et divers où luttaient pêle-mêle tant d’élémens bons ou mauvais pliait, sans bien s’en rendre compte, sous cette suprématie spirituelle. C’était Protée devant Neptune. Ce n’est pas la première fois que de riches et fécondes natures se laissent ainsi maîtriser par des esprits moins puissans, mais qui ne s’égarent point en marchant vers leur but. Le panthéisme poétique de Shelley avait pris assez facilement le pas sur l’incrédulité tout humoristique de Byron. Ils étaient du reste l’un et l’autre bien loin d’avoir sur ce point des opinions aussi arrêtées que pourraient le faire supposer leurs poèmes. « Pourquoi, dit un jour à Shelley M. Trelawny, vous faites-vous passer pour un athée ? — Ce n’est là, répondit Shelley, qu’un mot de provocation pour arrêter la discussion, un diable peint pour effrayer les imbéciles, une menace pour intimider les sages. J’ai pris ce mot pour exprimer ma haine de la superstition, comme un chevalier relève le gant en défi à l’injustice. Les chimères du christianisme sont fatales au génie et à l’originalité : elles limitent la pensée. » Étrange égoïsme des poètes qui ne voient dans les croyances les plus sacrées qu’un recueil de figures et de symboles un jour favorables, l’autre jour fatales à la poésie ! On dirait que les poètes sont poètes avant d’être hommes.

On peut donc affirmer avec quelque raison que l’influence de Shelley élargit l’horizon poétique de Byron. Une connaissance profonde du mécanisme de la langue anglaise et de toutes les langues anciennes et modernes, une recherche continuelle de la perfection antique, une science profonde et variée, puisée aux sources les plus pures, donnaient à la critiqué de Shelley une autorité devant laquelle s’inclinait le génie de Byron. Peut-être l’esprit de Shelley, qu’un platonisme élevé allait sans doute rapprocher d’une religion positive, eût-il entraîné dans une crise semblable l’âme souvent ébranlée de Byron. La mort sépara trop vite ces deux destinées. On connaît la fin tragique de Shelley, noyé à trente ans sur ces côtes fortunées de l’Italie qu’il avait tant aimées. Cette mort creusa un vide profond dans l’existence de Byron, et il tomba dans un profond accès de découragement et de misanthropie. Il sentit qu’il en fallait sortir à tout prix. La révolution de Grèce avait de quoi tenter cet esprit aventureux et passionné pour l’héroïsme antique. Il s’était dit souvent qu’il achèterait quelque jour une île de l’Archipel, pour vivre et mourir en Grèce. Sa pensée, encore vague, reçut une impulsion vigoureuse du comité grec de Londres, qui accueillit avec enthousiasme son adhésion à la cause de l’indépendance. M. Trelawny, qui craint beaucoup qu’on ne lui attribue quelque illusion sur Byron, a voulu mettre sur le compte du hasard la résolution définitive de Byron. Tous les grands dévouemens renferment sans doute leur alliage naturel d’hésitation et de préoccupations personnelles ; mais le dénouement, pour être méritoire, n’a pas besoin d’être spontané et irréfléchi. L’amour-propre et l’égoïsme y ont leur part ; mais il restera toujours à expliquer pourquoi il y a des égoïstes sensés qui meurent dans leur lit et des égoïstes insensés qui donnent leur vie pour leurs semblables. Byron eut la faiblesse, commune aux grandes âmes, de préférer le dernier parti. Quelques mois après, le plus grand poète de ce siècle mourait de la fièvre dans les murs de Missolonghi.


III

Les deux proscrits étaient morts. Il semblait que la poésie, alors incomprise, de Shelley devait laisser aussi peu de trace dans le souvenir de ses contemporains que son frêle corps dans les flots de la Méditerranée. Il semblait au contraire que la renommée de Byron, délivrée des calomnies qu’elle avait soulevées autour d’elle et purifiée par une mort héroïque, allait rentrer triomphante en Angleterre, portée par l’admiration de toute l’Europe. Il n’en fut pas ainsi. Tandis que la voix éloquente de M. Tricoupi, célébrait la louange du poète dans cette langue sonore qui avait retenti, plus de vingt siècles auparavant, aux mêmes lieux, pour les soldats de Marathon, le nom du poète resta exilé de l’Angleterre. À peine au contraire la cendre de Shelley était-elle refroidie, qu’une nouvelle école littéraire saluait en lui son chef, et élevait sa renommée audessus de celle de Byron. Il ne faut point s’en étonner : il est plus facile de revenir de l’obscurité que de l’impopularité. Autant et plus que Byron, Shelley avait jeté le gant à la société anglaise ; mais il n’avait pas été discuté : il n’avait eu ni admirateurs ni détracteurs, il avait été simplement incompris et rejeté. Byron au contraire avait eu ses partisans et ses adversaires ; la voix publique était fatiguée de crier son nom. L’admiration ou le mépris de sa poésie n’avait pas la saveur de la nouveauté. Son nom appartenait à l’histoire, il ne pouvait être le drapeau d’une coterie ; il était de ceux qu’on pouvait copier désormais sans avouer ses emprunts.

J’ose dire que le parti-pris et la bizarrerie eurent leur large part dans cet épanouissement posthume de la gloire de Shelley, et je le dis parce que Byron ne fut pas le seul à souffrir de cette réaction exagérée. La renommée de Walter Scott, aussi grande et bien autrement pure que celle de Byron, a pâli comme la sienne depuis vingt ans. Les aventures et les infortunes de ses héros font pleurer aujourd’hui les enfans et les jeunes filles des moindres chaumières de l’Europe, tandis que ce trésor charmant de toutes les émotions les plus douces et les plus pures languit dans le coin le plus poudreux des bibliothèques de l’Angleterre. C’est qu’il n’y a pas seulement dans cet oubli le dédain ordinaire d’une génération pour celle qui l’a précédée, il n’y a pas même l’entraînement d’une nouvelle et brillante école qui occupe trop le présent pour laisser songer au passé. Il y a une preuve convaincante de ce parti-pris et de cette affectation qui corrompent aujourd’hui le sens critique des Anglais. Ce n’est plus en effet la juste et saine appréciation des mérites littéraires qui fait et défait les réputations ; la préoccupation religieuse et sociale domine et traverse les œuvres les plus désintéressées de l’imagination et de la fantaisie. Walter Scott a été le romancier et le poète d’un passé contre lequel réagit fortement l’esprit public de l’Angleterre ; il partage aujourd’hui l’impopularité de ce passé. Byron a bien maudit le despotisme et chanté la liberté, mais sans trop s’occuper de ce que pouvait devenir l’Angleterre dans les grandes luttes de la civilisation moderne. Il n’en appelait pas d’un présent triste à un avenir fantastique ; il avait surtout le tort, impardonnable aux yeux de bien des Anglais, de croire à autre chose qu’à l’Angleterre. Homme de passion, il attaquait sans plan et sans méthode. Il n’avait point essayé de fondre les nuages de l’Allemagne avec les brumes de son pays. Il pensait aux hommes, il ne pensait guère à l’humanité. Lui aussi est devenu l’homme du passé ; il est allé s’asseoir dans l’ombre des grandes renommées de Milton et de Shakspeare, en attendant qu’il ait sa place auprès d’eux. Ainsi, tout en entraînant avec lui la littérature anglaise dans l’opposition sociale, il a cessé d’en être le chef. Il n’avait ni les vertus ni les défauts d’un chef d’école ; il était un agitateur, il n’était point un fanatique. Shelley au contraire avait franchi du premier bond tous les intermédiaires, tous les préjugés humains ; il s’était enfermé dans une lumière crépusculaire où ses admirateurs pouvaient l’admirer sans être éblouis de son éclat. Il avait le fanatisme de la négation ; son scepticisme avait la précision et l’énergie d’une croyance religieuse. Il s’était placé aux antipodes des idées de son temps ; les Anglais ont toujours eu l’humeur errante et voyageuse : c’est là qu’ils sont allés le chercher.

Il y a cependant une raison plus exclusivement littéraire de cet obscurcissement de la gloire poétique de Byron ; son génie était par sa nature essentiellement cosmopolite et universel. Anglais jusqu’à la moelle des os dans ses façons d’être, il ne l’était point dans ses idées ni dans le côté idéal de son esprit ; aussi le magnifique écho de son génie retentit bruyamment en Allemagne, en France et jusqu’en Italie. Il alla mêler une veine de misanthropie railleuse à la fantaisie de Henri Heine, il était au berceau de la muse hardie et cavalière d’Alfred de Musset, il a laissé sa trace dans l’esprit d’Ugo Foscolo, et jusque dans le patriotique désespoir de Leopardi ; mais il n’a pu rentrer en Angleterre que transformé et subtilisé par l’Allemagne : il avait dévoyé la poésie anglaise sans lui montrer des horizons assez vastes pour lui ouvrir l’avenir, et sous cette impulsion, la poésie marchait sans pilote et sans boussole. L’ère de l’épopée était close, et Southey en avait essayé une assez malheureuse résurrection. Les lakistes avaient fait leur temps ; ils n’avaient pu convertir toute l’Angleterre à leur étroite inspiration ; on était fatigué du naturalisme terre à terre de Wordsworth. Keats était mort avant d’avoir donné la vraie mesure de son talent. Campbell et Rogers avaient à peine rajeuni la vieille école de quelques grâces modernes, et le lyrisme brillant et oriental de Thomas Moore était trop irlandais pour faire école en Angleterre. Jetée hors de son chemin, la poésie anglaise ne savait donc où se prendre. L’Allemagne, avec ses horizons lointains et ses nuageuses profondeurs, entraîna l’Angleterre dans son orbite. La poésie anglaise chercha autour d’elle ; il lui fallait un chef et un drapeau, elle laissa tomber son admiration un peu tardive sur les deux Anglais les plus allemands qu’ait produits l’Angleterre, Coleridge et Shelley.

La réputation de Coleridge n’était cependant plus à faire. Il avait porté son esprit profond et investigateur sur les questions les plus hautes et les plus ardues de la philosophie religieuse. L’influence de la poésie, fort contestée dans le public, mais qui avait rallié des opinions aussi considérables que celles de Byron et de Shelley, s’exerçait sur le petit troupeau d’adeptes que conduisait son ami Charles Lamb ; Ils avaient le bonheur de trouver dans l’énigmatique poème de Christabel des beautés imprévues que des étrangers ne sont point cependant les seuls à ne pas saisir. Les poèmes de Shelley vinrent tomber, par une publication nouvelle, au milieu de cette disposition des esprits. On avait méconnu en lui, de son vivant, la richesse d’une inspiration poétique qui n’avait souvent manqué le but que pour l’avoir dépassé. Ce luxe inouï d’images et de couleurs entassées sans air et sans espace était un trésor réel pour l’expression des sentimens nouveaux, et la sauvage énergie de quelques-uns de ses poèmes servait à merveille l’inspiration furibonde de l’école romantique. Tennyson dans ses poèmes de longue haleine, Browning, Owen, Meredith (Bulwer Lytton le fils), Th. Hood, vouèrent à Shelley un culte que l’imitation rendait un peu intéressé. Que de Prométhées de tout âge et de toute grandeur, que de Cenci et de reines Mab sont sortis de cette inspiration empruntée ? Peu de poètes contemporains ont échappé à l’influence de Shelley, sauf Heber, qui s’inspirait de pensées aussi hautes, sinon aussi vastes, et Felicia Hemans, que de tendres souvenirs n’ont jamais pu entraîner complètement de ce côté.

Il ne faut point exagérer néanmoins l’importance de ce mouvement. Les seules œuvres poétiques de ce temps qui aient conquis une popularité réelle, les petits poèmes de Tennyson, chefs-d’œuvre de grâce et de style, la fameuse chanson de la Chemise, le conte tragi-burlesque de Miss Kilmansegg, par Th. Hood, inspirés, pour, le fond, des passions sociales du moment, et pour la forme, des fantaisies de Henri Heine, en un mot tout ce qui restera peut-être de cet entraînement poétique ne se rattache que faiblement à l’influence de Shelley. Ni Maud, ni Mildred, ni Clytemnestre (j’en passe et des meilleures), ne feront autant de chemin dans la postérité que les trop rares inspirations naturelles qu’a rencontrées dans son chemin le talent incontestable de Tennyson, de Hood et de mistress Browning. Les poètes de l’Angleterre comprendront bientôt, je l’espère, qu’il faut rentrer dans la grande voie de toute poésie, le cœur humain et ses sentimens éternels ; ils ne se laisseront point éblouir à jamais par de vaines théories que la postérité ne comprendra peut-être pas, si même elle essaie de les comprendre. La nature est là, toujours riche et variée, toujours vêtue avec un merveilleux éclat, et si la poésie anglaise veut chanter la nature, elle chantera ce que tout le monde en peut voir et sentir. Il n’y aura pas une nature à l’usage des poètes et une nature à l’usage des simples mortels. Ni l’étude patiente de la perfection antique, qui passionna Shelley, ni la philosophie la plus profonde, ni le naturalisme le plus vaste dans ses conceptions, le plus minutieux dans ses détails, ne valent pour la poésie une heure de ces émotions puissantes et naturelles qui vont retentir, après avoir traversé l’âme des poètes, dans le cœur des générations lointaines.

L’avenir s’occupera plus des œuvres que de la vie des deux poètes ; mais nous sommes encore trop près d’eux pour oublier ce qu’ils furent ici-bas. Un ostracisme sévère, non pas injuste, les avait rejetés d’une société où leur naissance et leurs talens leur assuraient les premiers rangs. Dieu nous garde de vouloir diviniser leurs fautes et de réclamer pour elles une indulgence que les plus petits sauraient bientôt accommoder à leur taille ! La morale les condamne, mais la critique est obligée de comprendre. Le caractère de Shelley ne peut pas être jugé ici-bas. Il a récusé la justice du monde ; le monde l’a condamné sans l’entendre : c’était son droit. Dieu seul dans sa miséricorde a pu réformer ce jugement. Quant à Byron, malgré sa misanthropie dédaigneuse, il a souffert des mêmes misères que ses semblables, et s’il a crié plus fort sous la blessure de ce monde, c’est que peut-être la douleur l’a frappé plus rudement. Il a ajouté un chapitre douloureux à cette histoire des grands artistes où se succèdent tour à tour le rire et les larmes, la splendeur et la misère, la force et la faiblesse. C’est au milieu de ces contrastes qu’est placé le berceau de toutes les grandes œuvres. Peu d’artistes ont réalisé dans leur vie cet idéal que leur esprit entrevoyait sans cesse. Est-ce à dire que le génie doit toujours marcher côte à côte avec l’immoralité, ou bien que la société ait pour le poète des exigences qu’elle brave pour son compte ? Non, ni Dieu, ni la société ne sont si injustes. Dieu borde d’un écueil le chemin de toute élévation et de toute gloire ; mais il ne prend pas plaisir à voir l’homme y tomber. Quant à la société, il est vrai qu’elle ne peut changer ses lois pour ces rares apparitions qui viennent illuminer la scène du monde. Quand les poètes les transgressent, elle leur montre un visage sévère ; mais quand le tombeau a refroidi la cendre de ceux qui l’ont égayée et charmée, elle verse des larmes sur leurs misères et leurs douleurs, elle s’accuse elle-même d’ingratitude et d’oubli, et ce qui a fait le tourment des artistes pendant leur vie devient presque le charme et la poésie de leur souvenir. Il n’y a là ni injustice ni contradiction. Ni la vie facile, ni les loisirs tranquilles ne sont la condition des grandes œuvres : elles naissent et se développent au milieu de la lutte du désir, du désespoir et de l’espérance. Sans cesse replongée dans le creuset de la douleur et de la joie, l’âme du poète bouillonne, se refroidit et bouillonne encore ; elle sent toujours l’aiguillon de la vie, et rajeunit sans cesse dans le trouble, comme sous une incantation magique. Les choses sont donc bien ainsi. Il ne faut pas qu’il y ait une morale pour les simples et une morale pour les gens d’esprit ; mais ce que nous demandons, c’est qu’on n’érige pas en loi sèche et absolue ce qui n’est qu’une nécessité douloureuses, car alors la loi devient injuste. Qu’on demande au poète de chanter tout ce qui trouble et agite l’homme ici-bas, qu’on lui demande de sentir profondément tout ce qu’il chante, et qu’après cela on exige de lui l’existence banale et prosaïque de tout le monde, c’est ce qui est injuste et insensé. L’agitation est une des conditions de la poésie. Pourquoi d’ailleurs jetterait-on sans cesse en reproche aux grands artistes d’aujourd’hui la calme et austère existence des artistes d’autrefois ? Austère, je le veux bien, mais calme, elle ne le fut jamais. Quand donc les poètes ont-ils vécu de la vie de tout le monde ? Voit-on tout le monde errer comme Homère aveugle et mendiant, mourir exilé comme Dante, fou comme le Tasse, misérable et abandonné comme Milton et Corneille ? Tout le monde achève-t-il, comme Racine, dans le cilice et la cendre une vie de passion, d’amour, de joie et de douleur ? Tout le monde sent-il passer sur son âme, pour effacer le souvenir des fureurs coupables de Phèdre, ces suaves émanations des livres saints sous lesquelles naquirent Esther et Athalie ? Ah ! sans doute, telle devrait être la fin des poètes. Quand le sourire de la jeunesse s’est fané, quand on a chanté tout ce qui est beau, tendre et éclatant ici-bas, l’idée de Dieu est seule assez grande pour remplir le cœur, et pour y résonner encore en strophes harmonieuses ; mais si l’idée de Dieu est absente du monde où nous vivons, ou si elle se voile sous de vagues et dangereuses inspirations, est-ce donc la faute des poètes ? Serait-ce d’ailleurs vivre aujourd’hui comme tout le monde que de se perdre dans la piété et dans l’oubli ? Que l’idée de Dieu soit restituée parmi nous, et les poètes seront les premiers à venir lui apporter leur hommage. Jusque-là, il ne faudra point s’étonner si leur esprit se dévoie et se perd dans tout ce qui semble avoir pris ici-bas la place de l’idée divine. L’erreur et le vague des théories valent encore mieux que l’athéisme pratique de tant de gens qui se croient des sages. On revient du doute, on revient de l’erreur : on ne revient pas du néant.


EDMOND DE GUERLE.

  1. M. Trelawny a soulevé avec plus de hardiesse que de délicatesse le voile qui couvrait encore le véritable caractère de cette infirmité. Arrivé à Missolonghi après la mort du poète et introduit dans la chambre mortuaire, il écarta le drap qui couvrait le cadavre et put s’assurer que Byron était pied-bot des deux pieds, et avait les jambes flétries jusqu’aux genoux.
  2. Nous savions déjà par Th. Moore cette aventure du lac de Genève où Byron et Shelley faillirent se noyer dans une tempête. Il avait fallu une discussion très vive pour persuader Shelley de se laisser sauver. Un autre jour, il se jeta la tête la première dans une profonde flaque d’eau pour apprendre à nager, et il fallut que M. Trelawny allât le chercher tout au fond de l’Arno, où Shelley ne remuait ni plus ni moins qu’une souche, et faisait des réflexions philosophiques sur la manière la plus commode de sortir de ce monde.