Buveurs d’âmes/Sur un dieu mort

Bibliothèque-Charpentier (p. 165-173).

SUR UN DIEU MORT

Conte pour Lucienne.

C’était une singulière descente de croix, en effet et, bien que sa facture à la fois précieuse et naïve décelât un primitif, un sentiment de paganisme affiné imprégnait toute la pieuse peinture de je ne sais quel charme délicatement sensuel, qui dans cette église étonnait.

C’était pourtant bien là le corps exsangue et de souffrance exténué du Sauveur, glissant avec des mollesses d’étoffe entre les bras du bien-aimé disciple et des saintes femmes attentives ; c’était bien là sa nudité divine au flanc béant ourlé de sang rosâtre avec les plaies de ses pieds tuméfiés, ses tristes mains trouées aux paumes et son lourd ruissellement de gouttelettes rouges aux tempes. Le gibet, au pied duquel les deux femmes affaissées recueillaient ce pauvre corps martyr, était bien la croix du Golgotha, et c’était bien l’extase de la Passion qui noyait à la fois leurs grands yeux d’amertume et détendait leurs lèvres en sourire attendri ; mais, chose étrange, malgré les glorieux stigmates des clous et du fer de lance, malgré même la meurtrière couronne d’épines, je ne reconnaissais point le corps du Christ. Cette nudité saignante gardait à travers les sanies du supplice des transparences de chair, des souplesses de contours et des grâces fuyantes qui n’étaient pas d’un homme de trente ans ; il avait, ce crucifié, des rondeurs et des gracilités d’éphèbe, et jusque dans son doux visage d’Asiatique imberbe aux lourdes paupières de bistre et aux lèvres sinueuses d’un dessin à la fois méprisant et cruel, il avait, ce Jésus, comme un charme équivoque, une attraction perverse qui m’intriguait ; et m’étant curieusement approché de la toile, je vis, détail tout au moins inquiétant, que deux tronçons d’ailes coupées au ras du torse vibraient à ses épaules, deux pauvres petits moignons lamentables et sanglants.

Suprême et déconcertant caprice de l’artiste, il avait enfin, ce Christ ailé comme un Éros, des anneaux d’émail aux chevilles et très haut, autour de ses bras frêles, des bracelets bossués d’améthystes et de rubis brasillants.

Et, m’étant enquis alors du paysage, je vis que ces plants d’oliviers bornés à l’horizon par des bois de sapins et des glaciers bleuâtres n’étaient point de Judée, mais de la plaine Lombarde, et je compris quelle mystérieuse allégorie avait voulu fixer le peintre.

C’était la descente de croix, non plus du Christ, mais de l’Amour que représentait un pastiche sacrilège.

Et cependant les figures en prière autour de ce Jésus aux grâces efféminées d’Adonis étaient bien celles du nouveau Testament. Cette femme déjà vieille, au profil amer et ravagé dans une capuce de drap sombre, avait bien pour le douloureux cadavre les gestes enveloppants et le sourire en larmes d’une Pieta au cœur sept fois cruellement transpercé ; le lourd manteau bleu qui la drapait et sa robe d’un ton rougeâtre étaient bien ceux que tous les peintres religieux prêtent à la mère du Sauveur.

De même pour l’autre figure de femme comme tombée, elle, sur les genoux sous le poids d’une surhumaine douleur, le visage enfoui sous une torrentielle chevelure couleur de rouille, incendiée çà et là de tous les ors d’une automnale forêt. Ces adorations délirantes et ces frénésies de caresses aux lèvres promenées sur des trous de plaies, ces appuiements de front contre ces chairs déjà froides et ces prosternements éperdus d’amoureuse vautrée, les mains tâtonnantes, sur un idolâtré cadavre, tout cela était d’une Marie de Magdala, d’une courtisane divine, folle de l’amour d’un Dieu.

De la Vierge et de la Magdeleine, l’artiste avait respecté et le costume et l’attitude ; la beauté de la courtisane baignée d’essences rares et nourrie de mets délicats éclatait, selon la tradition, dans la fraîcheur des chairs frottées d’ombres vermeilles et fleuries, telles des roses, entre de longs voiles noirs ; et depuis la foisonnante crinière, griffée çà et là d’escarboucles, jusqu’aux tendres orteils de ses pieds nus d’un rose humide de fleur, tout criait la volupté, l’opulence et je ne sais quelle sensuelle mollesse dans cette belle fille rousse hurlante de douleur ; et pourtant le souple et blanc cadavre, qu’elles et une hautaine silhouette de saint Jean attristé détachaient du gibet, comme on cueille un fruit mûr, n’était point le pur et sublime rédempteur des hommes, mais je ne sais quelle équivoque et troublante divinité d’Asie, presque androgyne avec son torse mince et ses bras graciles cerclés de lourds joyaux, ses paupières fardées et son cou blanc comme celui d’une femme.

Suprême impiété, derrière ce front languide, une auréole de plumes de paon s’irradiait, comme autour d’un petit miroir de flabellum ; et c’était comme une mitre à ses tempes déchirées d’épines, une mitre ondoyante et nuancée qui, corrompant et travestissant le caractère du dieu, en faisait je n’ose dire quelle délicieuse et condamnable idole.

Oui, c’était bien l’Amour avec toutes ses ambiguïtés, ses perversions coupables, ses trahisons, ses mortelles langueurs, ses divines faiblesses et son charme adorable et faux de dieu de meurtre et de caresses, subtilement et voluptueusement cruel…

Mais l’Amour enfin mort, supplicié, crucifié par les hommes cette fois révoltés contre leur tyran et devenus les bourreaux justiciers de l’infatigable artisan de leurs peines.

Et j’admirais l’ingéniosité du peintre en même temps que j’aimais sa hardiesse pour avoir osé clouer sur la sublime croix le féroce et joli tourmenteur de notre race, et j’approuvais en moi que celui qui a perdu le monde fût sacrifié par lui.

Mais alors pourquoi ces dolentes et miséricordieuses figures au pied du bois de justice ? et quand tout l’univers gronde encore, le cœur gros de rancunes et mal guéri des anciens maux soufferts, pourquoi la pitié de ces deux femmes en larmes et la présence attristée de ce disciple auprès de ce cadavre criminel ?

Et comme je cherchais à deviner le symbole de ces trois personnages absolument respectés, eux, par l’indépendance du peintre et demeurés ceux de l’Évangile, l’amie, qui ce jour-là m’accompagnait, par hasard entrée avec moi dans cette petite église et qui, elle aussi, avait vite démêlé dans ce jeune Christ ailé le supplice de l’Amour, se penchait curieusement par dessus mon épaule et d’une voix presque de reproche : « Comment, vous ne devinez pas, vous n’avez donc jamais aimé ! » Et comme je la regardais un peu surpris, elle balbutiait tout à coup rougissante : « Je veux dire, vous n’avez donc pas eu dans votre vie une aventure digne d’un souvenir ? » Et tout aussitôt avertie par une ombre de tristesse descendue sur mon front. « Eh bien, puisque vous aussi, balbutiait-t-elle avec d’enfantines réticences, vous devriez savoir, ne fût-ce que par vous-même, mon ami, quels sentiments peuvent survivre et s’attacher à un amour mort ».

— La liste n’en est pas bien longue et vous n’aurez pas à chercher longtemps.

— Comment, vous n’y êtes pas encore ? Et me désignant du doigt la Pieta encapuchonnée de sombre : « Voyons, cette figure âgée aux yeux de compassion et d’attitude si douloureusement poignante, cette mère au désespoir et cependant attendrie, mais c’est la Résignation et, si le peintre l’a faite déjà vieille, c’est que la jeunesse ne sait point endurer la souffrance et que l’expérience seule apprend à accepter la vie. Voyez plutôt si la figure de la Magdeleine se résigne ! elle est jeune, elle, et comme elle adore avec toute la fougue de sa jeunesse, elle ne veut pas croire à la mort de l’Amour. C’est comme une bête qu’elle s’est jetée sur ce cadavre, buvant ses plaies, essayant de réchauffer sous ses baisers cette chair inerte, presque certaine en sa folie de ressusciter ce corps supplicié, de ranimer à sa chaleur ces lèvres froides et le vitreux de ces yeux éteints ! Elle se sait une telle ardeur, un si beau sang !

« Cette insatiable amoureuse acharnée après ce cadavre et convaincue de sa puissance, faut-il vous la nommer ? Cette veuve au cœur embrasé de confiance et qui, devant l’Amour tué, ne veut pas croire à la Mort de l’Amour, mais c’est la Fidélité ou la Foi !

« L’Amour n’est plus, que lui importe !… Elle se sait assez forte pour desceller les tombes et en faire surgir les dieux et les serments défunts !

« Quant au Saint-Jean, d’allure à la fois si recueillie et si triste, solide d’épaules et qui aurait l’air d’un paysan sans la douceur angélique du regard, vous ne le connaissez pas, cet homme au buste de portefaix demeuré seul debout au pied de la croix et dominant de sa haute stature l’écroulement de cheveux et d’étoffes des deux saintes femmes affaissées ? Ses grosses mains noueuses qui soutiennent et retiennent la descente du doux cadavre ailé, vous ne les bénissez pas au passage… mais ce disciple aimé, cher, c’est le Dévouement ! »

Et sans un mot je serrai lentement la main de mon amie : c’était assurément une singulière Descente de Croix.