Buveurs d’âmes/Le verre de sang

Bibliothèque-Charpentier (p. 95-106).

LE VERRE DE SANG

Pour Catulle Mendès.

Debout dans une pose un peu théâtrale, le visage en avant, le bras droit pendant, comme affaissé le long d’elle-même, tandis que de l’autre elle s’appuie à la lourde draperie de la fenêtre, un craquant satin mauve tout bossué d’héraldiques chardons d’argent, du regard elle scrute et fouille la cour de l’hôtel et, derrière la grille, l’avenue encore déserte dans l’air bleu du matin, entre ses marronniers en retard cette année, au feuillage à peine vert.

Derrière elle, le haut et vaste hall aux murs tendus de blêmissantes soieries, le parquet clair, inquiétant avec ses luisants de miroir et, seule note un peu vivante de cet intérieur somptueux et glacial, presque sans meubles, sans un bibelot, posée au beau milieu d’une grande table carrée aux pieds tors, une immense conque en vieux verre de Venise, dit or fumé en argot de connaisseur, et dans cette conque une gerbe de fleurs grêles.

Des iris blancs, des tulipes blanches et des narcisses, des fleurs de nacre et de givre aux pétales de neige, aux corolles de translucide porcelaine, fleurs d’une candeur chimérique et glacée où l’or pâle du cœur des narcisses est le seul éveil de nuance et de couleur : étrange bouquet factice, immatériel et cependant d’une dureté cruelle et suggestive avec les arêtes coupantes de ces fleurs, fers de hallebarde des iris, ciboires dentelés des tulipes elles narcisses en étoiles, mettant là une mystérieuse floraison d’astres comme tombés d’un ciel de nuit d’hiver.

Et la femme, dont la fine silhouette se détache là-bas, au fond de la pièce, sur le ciel clair de la haute fenêtre, possède bien, elle aussi, la cruauté froide et la candeur hostile de ces fleurs. Tout, et sa traînante robe de velours blanc, traînante et ouverte sur d’écumantes dentelles, et la lourde ceinture de métal orfèvrerie glissée presque de ses hanches, et la cire de ses bras frêles et nus dans le satin ouaté des manches lâches, le blanc de soie de la nuque et, sous la rouille des cheveux blondis, ce profil volontaire et aigu, ces yeux d’un gris d’acier et ce demi-sourire aux lèvres minces et roses dans cette exsangue pâleur, tout enfin jusqu’à la savante harmonie du costume approprié au personnage et au décor décèle une femme du Nord, la femme raffinée et froide de race blonde, une passionnée pourtant, mais de la passion méditée et voulue et parfois un peu férocement voulue des blondes et des blonds.

Un peu nerveuse, elle vient de se retourner et voilà que machinalement ses yeux rencontrent son image reflétée là-bas, à l’autre bout de la pièce, dans le plan incliné d’un miroir : elle sourit. Juliette attendant Roméo, c’est presque le costume et c’est certes la pose.

Quinze ans, ô Roméo, l’âge de Juliette !
L’âge de vos désirs, quand le vent du matin
Sur l’échelle de soie au chant de l’alouette
Berçait vos longs adieux et vos baisers sans fin !

Et elle se revoit dans la longue robe blanche de la fille des Capulet, appuyant dans le même geste d’abandon sa tête et ses bras nus, non plus aux soieries bruissantes d’un intérieur princier, mais aux portants de carton d’une coulisse de théâtre et là, sous un jet aveuglant de lumière électrique, devant une Vérone en toile peinte, roucoulant avec des gémissements de tourterelle blessée :

Non ce n’est pas le jour, ce n’est pas l’alouette !
C’est le doux rossignol, messager des amours !

Et le duo était toujours bissé au milieu des hourras enfiévrés de la salle.

Et après le triomphe de Juliette, ça avait été le triomphe de Marguerite, puis le triomphe d’Ophélie, ce rôle d’Ophélie qu’elle avait créé et dans lequel elle était restée classique, inoubliable,

Hamlet est mon époux et je suis Ophélie


toute blanche et déjà enlinceulée de fleurs au milieu de ce joli décor de la forêt de bouleaux, puis elle avait été la Reine de la Nuit de la Flûte enchantée, et la Martha de l’œuvre de de Flotow, la fiancée du Tannhauser, Elsa dans Lohengrin, toutes les héroïnes blondes qu’elle avait personnifiées, évoquées et fait vivre avec le cristal de sa voix de soprano et la candeur de son profil de vierge, comme nimbé d’or par des cheveux d’une nuance de blond telle qu’elle avait créé une Juliette, une Rosine et une Desdémona blondes, et que Paris, Pétersbourg, Vienne et Londres non seulement les avaient acceptées blondes, mais les avaient applaudies blondes et les avaient rappelées, réclamées toujours blondes, blondes quand même et blondes encore, et cela à cause d’elle, la Barnarina, qui, petite fille, avait couru jambes nues dans la steppe, mendiante ni plus ni moins que les autres gamines de son âge, et guettant avec elles les traîneaux et les troïkas un peu avant l’entrée du hameau, un pauvre petit village de cent âmes, trente moujiks et un pope !

Fille de moujiks ! et elle était aujourd’hui marquise, marquise authentique, quatre fois millionnaire, femme légitime d’attaché d’ambassade, inscrite au livre d’or des nobles de Venise et à la quatrième page de l’almanach de Gotha.

C’est que la fille de la steppe était demeurée, comme la steppe, indomptée et sauvage ; pas plus que la neige des joues, la neige de l’âme n’avait fondu chez la Barnarina : on n’avait jamais pu citer le nom d’un amant au milieu de tant de fortunes et de couronnes princières prosternées autour d’elle : le cœur était comme la voix, sans fêlure ; et tout chez cette femme, réputation, tempérament, talent, avait le froid éclat, la dure transparence et d’un glaçon et du cristal.

Elle s’était mariée cependant, mais sans amour ; par ambition peut-être ? Et encore avait-elle enrichi son mari, un ex-beau des Tuileries sous l’empire, un cité des battues de Compiègne et des saisons de Biarritz, retombé depuis à la cour d’Italie après les désastres et Sedan.

Alors pourquoi plutôt celui-là qu’un autre ! Oh ! tout simplement parce qu’elle aimait passionnément sa fille, oui la fille du marquis ; car cet homme était veuf, veuf avec une enfant charmante, de quatorze ans à peine, une Italienne de Madrid (car la mère était Espagnole), une tête ronde d’archange de Murillo aux grands yeux noirs humides et rayonnants, une grenade ouverte sur la bouche, et dans le regard et dans le sourire toute la gaieté amoureuse, enfantine, instinctive des pays du soleil.

Mal élevée, à la diable, par ce veuf qui l’adorait et la gâtait avec cette pointe de galanterie qu’ont même pour leurs filles les anciens viveurs, l’enfant s’était toquée d’une belle passion pour la diva qu’elle avait tant de fois applaudie au théâtre. Douée d’une assez jolie voix, la fantaisie lui était venue, à cette petite, de prendre des leçons de la Barnarina : cette fantaisie d’abord contrariée était devenue un désir tyrannique, une obsession, une idée fixe, le marquis avait cédé, il avait un beau jour conduit sa fille chez la cantatrice : la pureté de ses mœurs autorisait la démarche. La Barnarina était reçue partout d’égale à égale et dans l’aristocratie russe et dans l’aristocratie viennoise, les premières aristocraties d’Europe. Le père s’attendait à un refus, mais voilà que l’enfant avec ses gentillesses de gamine, mi-grands airs de petite infante, mi-câlineries de menin amoureux, avait amusé, séduit et conquis la diva.

Rosario était devenue son élève.

Elle était sa belle-fille maintenant.

Dix mois après cette présentation, le marquis rappelé par son gouvernement à Milan pour être de là envoyé à un poste lointain, Smyrne ou Constantinople, avait voulu emmener sa fille ; la Barnarina n’avait point prévu cela. Au moment du départ, elle avait senti, au froid subit lui tombant sur le cœur, que cette séparation était chose impossible ; cette enfant était devenue sienne, son bien, son âme et sa chair. La Barnarina, la froide et l’impassible, avait trouvé son chemin de Damas, les amants méprisés d’aujourd’hui et d’hier tenaient leur vengeance.

La Barnarina était mère sans être épouse : vierge immaculée, comme les mères divines des religions d’Orient, elle gardait scellé le ciboire inviolé de ses flancs avec, dans sa chair, une ardente passion allumée pour l’enfant des entrailles d’une autre.

Rosario, elle aussi, était tout en larmes et le marquis, très ennuyé entre ces deux femmes sanglotant au bras l’une de l’autre, perdait patience et contenance, ne trouvant pas de remède à la situation, ou plutôt hésitait, ne sachant comment en formuler l’ordonnance.

— Ah ! papa, comment faire ? étouffait Rosario.

— Oui, marquis, comment faire ? dites, marquis, comment faire ? répondait la cantatrice en étreignant le front de la jeune fille.

Et alors le marquis, les deux paumes ouvertes avec un geste bonhomme de Cassandre arrangeur de dénouements.

— Ma foi, mes chers enfants, il y a bien un moyen…

Et tout à coup avec un grand salut, un vrai salut de cour à l’actrice interdite :

« Quittez la scène, épousez-moi ! »

Et elle l’avait épousé, l’ardente et passionnée créature, toute millionnaire et toute belle qu’elle fut. En pleine gloire de son talent et de sa jeunesse épanouie, elle avait quitté l’Opéra, le public, ses triomphes, ses succès, et d’étoile était devenue marquise et tout cela pour l’amour de Rosario — cette Rosario qu’elle attend, toute frissonnante d’impatience à l’angle de cette haute fenêtre, toute blanche dans ces dentelles et ce doux velours blanc, dans l’attitude un peu théâtrale et comme ressouvenue de Juliette attendant Roméo !

Roméo ! elle avait balbutié le nom de Roméo et la Barnarina est devenue toute pâle.

Dans le drame shakespearien Roméo meurt et Juliette ne survit pas à son amant : ils rendent l’âme sur le corps l’un de l’autre dans l’ombre nuptiale du même tombeau ; or la Barnarina, russe et fille de moujiks, est superstitieuse et s’en veut de sa pensée involontaire ; elle a songé à Roméo !

C’est que Rosario est, hélas ! fort souffrante. Depuis le départ de son père elle change, elle est changée et même fort changée, la pauvre petite : les traits se sont altérés, les lèvres si rouges ont pris un ton violâtre, la cernure des yeux, comme gouaches de kolh par l’ombre des cils, s’est creusée davantage : elle a perdu jusqu’à cette saine odeur de framboise qu’exhale la santé chez les adolescents. Seulement, toujours plus caressante, plus câline elle est plus que jamais la mendiante de baisers. Devant ce teint de cire tout à coup allumé de rougeurs aux pommettes, devant ces yeux de fièvre et cette bouche violacée la Barnarina s’est enfin alarmée : « Mais ce n’est rien, chérie ! » avait beau dire l’enfant ; la Barnarina a consulté.

La consultation a été expresse, ç’a été un arrêt de mort pour la mère, une énigme pour Rosario : « Vous aimez trop cette enfant, madame, et cette enfant a trop appris à vous aimer ; vous la tuez de vos caresses. »

La Barnarina a compris. Du jour au lendemain, elle a sevré l’enfant de baisers et d’étreintes ; courageuse, elle est allée de médecins en médecins, chez les obscurs et chez les célèbres, les empiriques et les homéopathes. Tous ont secoué la tête ; l’un d’eux pourtant a bien voulu signaler un remède : le verre de sang tiède de sang de veau tué à la minute même, que les phtisiques vont boire, avant l’aurore, là-bas aux abattoirs.

Les premiers jours la marquise avait tenu à y conduire l’enfant elle-même… Mais l’odeur fade du sang, le relent des échaudoirs, les beuglements des bêtes qu’on assomme, ces senteurs de carnage et d’égorgement, tout cela l’angoissait, lui retournait le cœur… Elle se serait trouvée mal.

Rosario moins nerveuse avait bravement avalé le verre de sang tiède : « Du lait rouge un peu épais, » disait la petite Espagnole. C’était la gouvernante qui maintenant la conduisait dans le coupé, de cinq à six heures du matin, tous les jours, là-bas, au diable Vauvert, tout au haut de la rue de Flandre, aux abattoirs même : échaudoir numéro 6.

Et tandis qu’un feu de résine flambe clair dans la chambre de la jeune fille, que l’eau du bain tiédit dans la baignoire de porcelaine, la Barnarina, tragique dans ses velours et ses dentelles, vient appuyer son front aux vitres du grand hall, où se meurt la candeur des narcisses de neige, des tulipes de givre et des grands iris blancs ; et là, dans une pose quelque peu théâtrale, elle scrute, elle fouille du regard et la cour de l’hôtel et, derrière la grille, l’avenue encore déserte, tout angoissée dans le fond de son être à la pensée que le premier baiser de son enfant chérie, quand elle va rentrer tout à l’heure, aura comme une odeur, un vague relent de sang… cette fade odeur qui la faisait défaillir rue de Flandre et que, chose étrange, elle ne déteste pas, au contraire…, sur les lèvres chaudes de Rosario.