Buveurs d’âmes/Le buveur d’âmes

Bibliothèque-Charpentier (p. 1-82).

LE BUVEUR D’ÂMES

À Monsieur Alphonse Daudet.

I

— Oui, il en est là, le pauvre bougre. Tient-il un objet fragile, il est sûr de le laisser échapper de ses mains ; c’est plus fort que lui, les nerfs n’obéissent plus à sa volonté… et, dans la rue, c’est bien autre chose ! il n’ose plus sortir seul, le pavé s’enfonce sous ses pas, il a la sensation de marcher dans de l’ouate et, autre phénomène, les trottoirs lui semblent se rétrécir contre les maisons, ou, tout à coup, les voilà qui s’élargissent et envahissent le milieu de la chaussée. Tantôt ce sont les étages supérieurs qui surplombent, et, halluciné, terrorisé, il hâte son pas défaillant sous une chute imminente de mansardes de bonnes ou de balcons de cinquième. Ah, ce que c’est que de nous !

À quoi mon ami Serge, accoudé sous le rond doucement lumineux de la lampe, une haute lampe-phare ennuagée de souples étoffes claires et de dentelles, d’une élégance un peu trop féminine dans ce sévère et somptueux appartement de garçon, répondait d’une voix dolente :

— Oui, je connais cela, j’ai passé par là, les étreintes au cœur, douloureuses et lentes, à croire qu’une main s’est glissée sous votre côté gauche et vous y comprime et vous y serre insensiblement, peu à peu, mais d’une pression sûre, atroce, torturante, et que l’on va mourir ; l’angoisse des insomnies dans le grand lit solitaire avec la peur du retour de la crise vous martelant les tempes, la volonté de résister aux petits pincements au cœur qui vous l’annoncent, l’éther bu à pleines gorgées et toute la nuit passée frémissant, obsédé, halluciné presque, le front brûlant, la peau moite et les extrémités glacées, avec à la fois la terreur d’y rester et le vague désir que cela en finisse une bonne fois. Oui, j’ai connu tout cela. Et les troubles de l’ouïe et les troubles de la vue : les pas qu’on entend marcher dans la muraille, ceux qu’on entend s’arrêter sous la fenêtre avec la conviction que quelqu’un, qui vous en veut, est là, et les rideaux des croisées qui s’ouvrent brusquement pour laisser entrer dans la chambre agrandie l’horrible clarté de la lune, ces rideaux qu’on voit non seulement remuer, mais dont on entend la soie se déchirer et frémir sous les mains de l’invisible, cette chambre enfin que j’ai dû quitter parce que je ne pouvais plus y vivre, parce que j’y étouffais sous un plafond trop bas entre des murs hantés, cette chambre où, passé minuit, je ne pouvais plus demeurer seul, les lampes même allumées, la lumière y faisant des jeux par trop bizarres et les ombres se tassant, vraiment par trop étranges et pleines de menaces, dans les plis des draperies et l’obscurité des coins.

Et tout cela pour m’être pendant deux mois énervé dans l’imbécile attente d’une femme qui ne rentrait pas ! Tiens ! vois-tu là, au coin de la petite place, ce réverbère dont la lueur tremble et fait flaque sur le bitume mouillé du trottoir ? J’avais le même effet de lumière, le même bec de gaz dans mon appartement de la rue Saint-Guillaume, à croire qu’ils m’ont suivi jusqu’ici ! Eh bien, quand je vois cette lueur triste brûler, comme une âme captive, dans cette rue solitaire et pluvieuse de novembre, la conviction me prend que la terrible névrose m’est venue à force de regarder pendant des nuits d’automne flamber, comme d’autres pleurent, cette flamme esseulée et morne, alors si pareille à moi ; car l’ai-je attendue et ai-je été bête ! mais ça, c’est la vie. Ah ! si l’on m’avait dit, l’année dernière à pareille époque, qu’une heure viendrait où je pourrais passer un jour, une semaine sans m’enivrer du poison de son sourire et de ses yeux si profondément bleus et qui mentent si bien ! Ah ! si l’on m’avait dit cela, comme je lui aurais sauté à la gorge, à cet imprudent-là ! et voilà bientôt deux mois que je ne l’ai vue et je ne suis pas mort…, je dors bien, je mange bien, je…

— Et tu n’as pas de maîtresse !

Et comme Serge effaré avait un brusque haut-le-corps :

— Et tu n’as pas de maîtresse ? insistais-je en même temps que je le dévisageais, et tu n’es pas, toi, un de ceux qui font la noce ; ne te vante pas, tu n’es pas si bien guéri que cela.

— Moi ! si tu savais comme je m’en soucie ! je n’ai gardé d’elle qu’un affreux souvenir et il me défend de ses pareilles ; je suis cuirassé maintenant.

— Hum ! hum ! hasardai-je. Ealsie était charmante, et si tu l’as adorée, elle t’a beaucoup aimée !…

— Aimé, moi ?

— Oui, puisqu’en somme elle a abandonné une position pour toi, sacrifié un entreteneur sérieux qui lui assurait de grands avantages, et je me suis pris souvent à vous envier tous deux, malgré vos brouilles et toutes vos trahisons (car tu l’as trompée, toi aussi, malgré ton grand amour lyrique et romantique) en pleine éruption du Vésuve et de l’Etna.

— Volcan éteint, l’éruption a trop dévasté ma campagne et chat échaudé craint l’eau froide !

À quoi, parodiant le beau sonnet d’Henri Becque, je hasardais cet à peu près moqueur :

« T’étais brutal et langoureux,
Elle était lascive et cruelle,
Vous vous détestiez tous les deux.

— Tu la détestes encore, d’ailleurs, donc tu l’aimes.

— Certes oui, je la déteste, mais comme le malade opéré déteste le chirurgien qui, pour le guérir, vient de lui faire effroyablement mal. J’aurais horreur de la revoir, mais je lui suis reconnaissant de m’avoir sarclé mon champ d’illusions ; elle a été la bonne cueilleuse de mauvaises herbes et de folles-avoines. Ah ! tu crois que je désire la revoir ! Oui, à peu près comme le mouton échappé de l’abattoir désire revoir le boucher !

J’avais perdu mon temps, je prenais mon haut de forme luisant, posé au hasard sur un meuble :

— Allons, décidément, je suis mal tombé.

— Pourquoi, que veux-tu dire ?

— Après tout, jouons cartes sur table. Rien, si ce n’est que Ealsie est depuis hier de retour à Paris.

Serge s’était levé tout d’une pièce, avec une grande pâleur subitement répandue sur la face.

— Ealsie… ici…, à Paris depuis hier ; — et sa voix rauque s’étranglait dans sa gorge, tandis que ses deux yeux s’arrondissaient effarés, — alors elle n’est plus à Rouen, elle a lâché le capitaine.

— Apparemment. Arrivée hier, sa première visite a été pour moi. Désires-tu savoir ce qu’elle est venue me demander ?

— Non. Elle est descendue ?…

— Au Grand-Hôtel, mais si tu as la moindre velléité de la revoir, inutile de te déranger, car (et je risquai, ma foi, le tout) j’aime mieux te dire ce qui en est ; c’est pour toi qu’elle a quitté Rouen, elle t’aime encore, elle n’aime que toi ». Et continuant sans plus prêter attention à ses dédaigneux haussements d’épaules : — Elle est venue me demander de vouloir bien l’amener ici chez toi, toi à qui elle veut parler, s’expliquer, et je suis monté en éclaireur. Elle est dans ma voiture en bas.

— En bas, dans la rue, sous le réverbère, ah ! ah ! ah ! c’est trop fort ». Et, sur un brusque éclat de rire, il arpentait l’appartement avec des gestes fous, les yeux brillants, dardés hors de la tête, et toujours le sauvage éclat de rire venait se briser comme un verre dans le rauque étranglement de sa voix. Il avait enfin ce mot : « Eh bien ! qu’elle attende ! »

Et comme j’intervenais, alors Serge :

— Tu me la bâilles belle, et toutes les fois que j’ai attendu, moi ! Ah ! elle m’aime encore, elle n’a jamais aimé que moi ! Son capitaine l’a lâchée et elle a besoin d’argent.

— Pourquoi l’insultes-tu ? Tu sais bien que Ealsie n’est pas une femme d’argent ! Une femme d’argent n’aurait pas été ta maîtresse ; elle ne veut rien que te parler pendant une heure, tu ne peux lui refuser cela.

— Elle n’a pas besoin d’argent ! Je le regrette, j’ai toujours vingt-cinq louis à sa disposition et voilà trois jours que j’ai la veine à la partie du Cercle. Ça ne m’aurait pas gêné le moins du monde en ce moment.

Je brisais là-dessus :

— Voyons, mon ami, que dois-je répondre à Ealsie ? Je vais lui dire de monter ?

— Chez moi, ici… jamais. Je tiens à garder la tranquillité de mes nuits, c’est assez d’un déménagement à cause d’elle. Ealsie ici, pour qu’elle y apporte dans les murailles et les tentures le trouble de la rue Saint-Guillaume et son affreux envoûtement, non, non, pas de ça, Lisette, je ne veux pas, je ne veux plus ; plus de folie, plus de névrose. » Et, avec une agitation convulsive des mains, il s’était approché de la fenêtre, avait ouvert les rideaux et, le front appuyé à la fraîcheur des vitres, il regardait maintenant dans la rue où un fiacre à lanternes vertes stationnait à la porte cochère, juste sous l’assise de son balcon : » Elle est là, se murmurait-il à lui-même, victime de la duperie de vivre et croyant m’aimer comme j’ai cru l’aimer moi-même il y a dix mois », et il étouffait entre ses dents un oh ! la rosse, qui arrivait néanmoins jusqu’à moi.

— Et que dirai-je à la personne que tu traites si bien, insistais-je une dernière fois, Ealsie attend toujours la réponse on bas.

— Vous lui direz… Et il balbutiait, de nouveau retombé dans son trouble il me disait vous maintenant. Elle est descendue au Grand-Hôtel, dites-vous, eh bien… demain, au Grand-Hôtel. Voyons, trois heures, c’est de trop bonne heure… mettons quatre heures et demie. Mais pas aujourd’hui, ça me serait impossible ; pas ce soir, mais demain, au Grand-Hôtel, quatre heures et demie, mais promets-moi d’être là, Jean.

— Et toi, y seras-tu ?

— Sans faute, n’as-tu pas ma parole. » Et il éteignait entre ses cils un équivoque éclair de joie dont s’alarmait ma défiance, aussi jugeai-je bon, en prenant congé, d’appuyer cérémonieusement sur cette phrase d’adieu :

— Vous vous rendez compte, Serge, que je suis absolument responsable vis-à-vis de Ealsie de la dignité de cette entrevue. Assurez-moi bien que vous ne m’en voulez pas de ma démarche.

— Mais comment donc, cher ami, tu ne pouvais refuser cela à une femme quelle qu’elle fût. »

Et sur une cordiale poignée de mains, nous nous quittons au seuil de la pièce ; dehors, la pluie redoublait, faisant vaciller sous sa violence les volets clos dans leurs ferrures et la lanterne dans la rue.

II

Le lendemain, Serge ne vint pas : accompagné de son ancienne maîtresse, j’allais directement rue Saint-Guillaume, je m’y heurtais à une consigne inflexible : trois jours après cette dernière démarche, j’apprenais que Serge avait quitté Paris ; sans nouvelle de lui pendant près de onze mois, je recevais, ce dernier automne, dans la dernière quinzaine d’octobre, un pli cacheté contenant ce manuscrit :


JOURNAL DE SERGE


Oran, le 4 janvier. — Cinq heures : la Méditerranée, d’un bleu gris et voilé à peine différent du bleu vaporeux du ciel, fait un fond d’une douceur extrême aux fortifications, remblais et demi-lunes couronnés de feuillage, qui longent le Ravin Vert ou l’Oued Rehki, le grand ravin d’Oran, aujourd’hui tout en cultures, plantations de cactus, d’eucalyptus et de palmiers, au-dessus duquel j’écris haut perché sur mon balcon d’hôtel, dominant à la fois et la ville et la mer.

Sous mes fenêtres s’étend en éventail avec des frondaisons déjà crépusculaires le jardin du mess des officiers : au-dessus, se dresse la haute et fantasque silhouette couleur de minerai du mont de la citadelle : une ancienne citadelle arabe aux murs bas et carrés, avec à côté le frêle campanile de Notre-Dame de Santa-Cruzet, derrière alors, le reste du chaînon du Mers-el-Kebir, à cette heure d’un vert noir, le vert des sapins dont la compagnie des Eaux et Forêts vient de le reboiser.

Derrière les montagnes, l’horizon est d’un jaune paille d’une délicatesse infinie, qui strie de fines lamelles d’or le bleu mauve agonisant du ciel.

Comment ce mauve se fonce-t-il en bleu d’ardoise à l’est ? Mystère. Le ciel vu d’ensemble n’en paraît pas moins d’une unité de tons parfaite, mais déjà la mer et le ciel ne font plus qu’un, trempés de la même ombre humide ; et, de l’autre côté de la rade, les lointaines montagnes argileuses et rougeâtres ne sont plus maintenant qu’une bande violette, une barre de ténèbres au trait plus accusé dans tout ce clair-obscur.

Les allées du ravin tournantes et ombragées, leurs grands eucalyptus et leurs rosiers rouges en fleurs, tout s’est décoloré soudain ; un réverbère s’allume au pied des hauts remparts et sur la grand’route le passant devenu rare n’est déjà plus qu’une indistincte silhouette grisâtre dans l’air brun ; au loin, très loin, de lourds chariots se traînent avec des bruits de grelots, de sonnailles ; c’est la nuit, c’est le soir.

L’heure où, dans le quartier juif empuanti d’infâmes odeurs de musc et de fritures, les zouaves et les matelots commencent à battre les murs, en quête, qui, d’une soûlerie d’absinthe, qui, de quelque aventure de bouge de garnison ; dans le village nègre la débauche indigène raccroche effrontément sous le caftan et le haïk, à la porte des cafés maures bondés de grands fantômes accroupis silencieux dans des burnous blancs ; des sons de derbouka glapissent au-dessus de la ville, et je ne sais quelles exhalaisons de laine et d’épices flottent dans l’air, exhalaisons indéfinissables, écœurantes et savoureuses pourtant.

Comme on se sent ici loin de France ! Jamais nulle part je n’ai eu plus poignante au cœur l’impression de l’exil et de l’isolement. Oran est pourtant une ville française, ville de plaisirs et de commerce, un des centres du gouvernement, mais c’est cette mer que je viens de traverser, cette profondeur bleue qui désormais nous sépare et puis ce parfum d’Algérie à nul autre comparable, cette senteur à la fois exquise et barbare de charogne et de fleur violente, comme de la pourriture d’encens.

Et dire que, si je suis ici seul, abandonné, si loin de la France et des miens, c’est par lâcheté, oui, par lâcheté. C’est parce j’ai eu peur de cette femme et que j’ai senti qu’elle allait me reprendre que j’ai fui, fui comme un poltron, éprouvant tout à coup le besoin, le désir fou de mettre des centaines de lieues et la mer, et l’inconnu, et le non déjà vu entre cette femme et moi !

Oh ! comme elle me tient encore dans sa main, et comme elle le sait ! est-elle assez certaine de sa puissance ! Comment aurais-je pu croire que cette liaison rompue depuis six mois, était encore si vivace dans mon cœur ! J’avais su ne pas répondre à ses lettres, j’avais su éluder ses rendez-vous, j’avais même eu la force de ne pas la recevoir, le soir où elle m’avait envoyé de Jacquels en ambassadeur, tandis qu’elle attendait, complaisante, en bas, sous les fenêtres, dans son fiacre, j’avais évité l’entrevue du Grand-Hôtel… et voilà que pour l’avoir croisée par hasard, par cette tiède et pluvieuse soirée de décembre, dans cette morne rue Saint-Guillaume, toutes mes rancunes avec toute mon énergie s’étaient soudain fondues, liquéfiées comme cire et, la gorge étreinte dans un étau, j’étais resté cloué sur ce trottoir avec l’affreuse sensation de mon cœur brusquement décroché et flottant de ci de là, naufragé, sous mes côtes.

Et elle n’avait eu qu’à s’avancer tout simplement vers moi avec sa jolie démarche ondoyante et souple, qu’à me sourire de ce sourire un peu triste qui lui va si bien, à me regarder un peu douloureusement avec ses grands yeux bleus, couleur de nuit, qui vous entrent jusque dans l’âme, et, hypnotisé, charmé, ensorcelé, je lui avais souri, moi aussi, et lui avais donné la main.

Oh sa main à elle, longue, mais forte et nerveuse, à la paume attirante… il me sembla qu’en la mettant dans la mienne elle s’offrait nue et se donnait toute à moi ! Fût-ce la coïncidence du singulier sourire, dont toute sa bouche alors se retroussa, ou l’effet du long regard complice dont le rayonnement bleu tout à coup m’enveloppait, mais je sentis toute ma chair se soulever et aller vers elle : dans cette simple poignée de mains elle avait repris entière possession de mon être, annihilé ma volonté, étouffé ma conscience, ma haine, mes remords ; et comme un air plus pur, plus vif circulait maintenant autour de moi, activait le mouvement de mon sang, le battement de mes artères : la brise marine ou l’éther respiré à hautes doses donnent seuls cette joie de vivre et cette alacrité enivrante.

L’air vivifiant de l’Océan, oui, c’était bien ce que m’apportait sa présence ; une strophe de Baudelaire chanta dans ma mémoire et c’est de cette strophe, qu’elle connaissait bien pour l’avoir lue et relue bien souvent à haute voix ensemble, que je me mis à la saluer :

À la très chère, à la très belle
Qui remplit mon cœur de clarté,
À l’ange, à l’idole immortelle.
Salut en immortalité !

Elle se répand dans ma vie
Comme un air imprégné de sel,
Et dans mon âme inassouvie
Verse le goût de l’éternel.

Et, gagné par l’émotion de ma voix que j’entendais trembler, je mâchais presque les derniers vers ; elle souriait avec entre les cils l’humidité montante d’une larme !

— Vous ne boudez donc plus, trouvait-elle à me dire, alors c’est fini, ces accès nerveux, ces sensations d’éther !

À ce mot, j’avais un frisson. L’éther, elle me parlait d’éther, mais si j’en avais tant bu, à m’enivrer et jusqu’à compromettre mon pauvre cerveau irrévocablement malade, n’était-ce pas sa faute, à elle, la fantasque, l’oublieuse et l’infidèle dont j’avais épié, durant tant et tant de nuits, le front collé aux vitres et les yeux vrillés dans la rue pluvieuse, l’inutile et désiré retour ! Si je m’étais ainsi saturé de poison, n’était-ce pas pour endormir les angoisses affreuses de l’attente dégénérée à la longue en de poignantes étreintes au cœur ! Mais cet éther, qu’elle me reprochait maintenant avec ce joli et pardonnant sourire de grande sœur indulgente, c’est elle qui m’y avait conduit doucement, tranquillement, froidement.

Il fallait bien tromper mes insomnies, calmer mes défaillances, guérir ces terreurs nocturnes où je me sentais lentement m’en aller et mourir ; et le remède à ces transes, à ces troubles, à ces nuits visionnaires et à ces heures de détresse et d’agonie, où l’avais-je trouvé ? Dans l’éther.

Et c’est elle qui m’en parlait. Et plus je la regardais avec son teint nacré et sa pâleur de perle, ses yeux d’une eau sombre et bleutée comme un lac de glaciers, son anatomie à la fois délicate et nerveuse, l’éther, c’était elle-même, l’éther était incarné en elle ; l’éther avait son charme enveloppant et grisant, son ivresse factice qui une minute semble vous faire renaître et revivre et console ; c’était bien une griserie d’éther, immatérielle, quasi-divine que m’apportait sa rencontre, mais, comme l’éther, elle tuait en guérissant !

Un froid m’était tombé sur les épaules, et quand de sa voix chantante la très chère m’eût dit, comme un peu étonnée de mon silence : « Alors, on va pouvoir se revoir ! — Oui, quand tu voudras, répondais-je d’une voix blanche. — Hé bien, dînons ensemble, veux-tu, dis, grand lion (elle me tutoyait aussi, maintenant), et je balbutiais dans le vague, effaré ; Oui, c’est cela, demain ! »

— « Pourquoi pas ce soir… ? » pouvait-elle répondre, mais elle ne souleva pas d’objection ; nous convînmes donc d’un rendez-vous pour le lendemain ; le lendemain à cinq heures j’irais la prendre chez elle ; elle était seule et libre depuis un mois ! Et de là nous dînerions au cabaret, comme au beau temps, alors qu’on n’avait pas la peur bête de sa petite Ealsie et qu’on s’aimait ! n’est-ce pas, grand fou !

Et le lendemain, à neuf heures du matin, j’étais à la gare de Lyon, et vingt-quatre heures après à Port-Vendres, et maintenant, dans la nuit douce et toute chargée de senteurs d’Afrique je souris un peu de ma lâcheté, lâcheté inutile, car en somme… à quoi bon avoir fui si loin, à quoi bon avoir mis la mer et l’Espagne et des centaines de lieues entre elle et moi, puisque tôt ou tard je dois revenir là-bas, dans ce Paris bruyant et factice, ardent et morne, où je la retrouverai, elle ou sa pareille, car n’est-elle pas celle qu’on n’évite pas !

Au loin, au-dessus de la ville, des sons de derbouka glapissent et je ne sais quelles exhalaisons de laine et d’épices flottent dans l’air nocturne, senteurs d’Algérie à nulle autre pareilles, empestant la charogne et fleurant le poivre et le jasmin ensemble, comme de la pourriture d’encens.


Ici une lacune, des feuillets égarés ou détruits ; le journal de Serge ne reprenait qu’à la date du 29 mai, mais pour se suivre ; le pauvre garçon avait dû traverser alors quelqu’horrible crise.


29 Mai. — Décidément, l’été s’annonce mal et ce mois de juin va être plus dur à passer que je ne le craignais. Voilà que la température s’en mêle et, par cette chaleur flambante, j’ai beau m’isoler derrière les persiennes closes, dans le clair-obscur des vastes pièces fraîches, c’est le décor poudreux et ensoleillé des bords de la Seine, ou je la rencontrai il y a deux ans, qui s’impose despotiquement à ma mémoire.

Oh ! ce paysage torride et souffreteux de banlieue, avec ses arbres grêles et ses cheminées d’usine verticales sur l’horizon, était-il cette année assez en harmonie avec mon atonie et veule détresse d’âme ! et si je l’ai aimée si soudainement et comme malgré moi, si, par ces lourdes et brûlantes soirées de juin, sa silhouette par hasard apparue dans la campagne suburbaine s’est si impérieusement installée dans mon être, c’est que l’heure des irréparables faiblesses avait sonnée pour moi et que, détraqué par la vie de Paris, les nerfs ébranlés et malades, j’étais à bout de forces, sans défense, sans armes et mûr pour la pitié.

La pitié, cette éponge qui boit les moelles de l’humanité, a dit je ne sais plus quel philosophe allemand, la pitié, de tous les sentiments le plus impitoyable, c’est bien par pitié que je l’aimai.

Et en effet qu’avait-elle pour elle, à part ses larges yeux aux paupières un peu meurtries et comme demeurés étonnés d’avoir déjà tant souffert ? Ce regard épeuré et cependant naïf, ce regard qui semblait demander grâce aux menaces de l’avenir et aux chagrins de la vie, douloureusement instruit qu’il était déjà par le passé, ce regard et la douceur pardonnante du sourire, un sourire un peu las, mais qui n’avait point renoncé à espérer, tout cela, je l’avoue, m’alla jusqu’à l’âme, et c’est par l’âme même, qui pleurait dans ses prunelles bleues et priait sur ses lèvres, que je fus pris, conquis et enchaîné. Oh ! cette première rencontre sur le chemin de halage entre Achères et Poissy, les luisances de miroir de la Seine, comme en fusion, sous les arches cintrées du vieux pont et les hautes futaies des coteaux de Villènes aux frondaisons dormantes se détachant en clair sur un ciel bas et jaune, où flottait ce soir-là je ne sais quel accablant malaise, quelle atmosphère d’orage ; et là, parmi les hautes herbes de la berge, les maigres reines-des-prés et les bouillons, la silhouette de l’inconnue, un peu raide dans sa robe de toile violâtre, l’ombrelle rouge à pois blancs appuyée sur l’épaule et la tête invisible, engloutie sous le tulle froncé de la capeline anglaise… ! Deux enfants jouaient autour d’elle, deux petites créatures aux jambes gantées de hâle, aux cous dorés et aux bras nus.

Elle était leur institutrice ou du moins passait pour telle dans le pays. Institutrice chez cet homme veuf à la mine jouisseuse et bien portante, bookmaker ou maquignon ? Elle habitait avec lui dans la villa du bord de l’eau, à côté de l’usine, et commandait en maîtresse absolue à l’écurie comme à l’office, était en réalité l’âme et la volonté de la maison.

Pourquoi le dimanche suivant allai-je à la messe, moi qui, à peine entré dans une église, m’y sens bêtement défaillir, le cœur décroché par la fade odeur des cires et de l’encens ?

Ce n’était point pour la revoir, puisque d’elle je ne connaissais que la silhouette, la démarche à peine entrevue, et ne savais pas plus la couleur de ses yeux que les lignes de son profil, pas plus les lignes de son profil que le son de sa voix.

Et c’est pourtant bien pour elle que j’y retournais, et ce dimanche-là j’aurais dû être à Aix.

On n’évite pas sa destinée, il faut croire que tout ce qui arrive est écrit.


3 Juin

Écoute ce que dit le chagrin dans ton âme,
N’étouffe pas sa voix, il parle, écoute-le.
N’essaie pas d’apaiser la redoutable flamme,
Tes maladroites mains attiseraient le feu ;
Tu le noieras mieux dans les larmes,
Plains dans ton cœur les autres malheureux.
Songe à tous ceux qu’étreignent tes alarmes,
Pleure sur toi, pleure sur eux
Et la pitié, qui fait mal et console,
Et la foi, qu’elle engendre et ravive à son tour.
Te donneront peut-être, âme esseulée et folle.
Le repos dans la grâce et la paix dans l’amour.

La pitié qui fait mal et console ! ai-je été assez la dupe de cette impitoyable pitié et, pour avoir voulu consoler et guérir, je me suis blessé, meurtri et infecté moi-même.

Oh ! la reconstitution des vieux rêves et la guérison des jeunes cœurs, tâche entre toutes délicate et périlleuse à qui veut l’entreprendre ! Comme il faut être sûr de soi pour oser descendre dans un passé de souffrance et d’amour !

Oh ! contagieuse émotion des larmes ! on ne revit pas impunément les tristesses et les regrets d’une femme de vingt-huit ans et, pour m’être penché avec une tendresse un peu curieuse et perverse peut-être dans son apitoiement sur une vie qu’on me voulait cacher, voilà que cette existence inconnue est entrée maintenant dans la mienne, que ses regrets sont devenus les miens, que ses détresses ont pris corps dans mes angoisses et que je suis à jamais rivé au destin d’une étrangère, d’une imposteuse, dont je ne sais rien de rien et qui sait tout de moi, qui m’a volé ma pitié, comme mon amour, ma confiance et la sécurité de ma vie ; car elle mentait et elle a toujours menti, comme elle ment encore aujourd’hui dans son absence, son absence qui est à la fois une lâcheté, un mensonge et un défi, puisqu’elle est partie sans me laisser d’adresse et que je ne sais même pas où elle est et avec qui.

Il y a des heures où je préférerais la savoir morte.


4 Juin. — Le soir tombait, soulignant d’un trait rouge les lointains coteaux de Triel, et dans l’île de pêcheurs, où nous étions venus dîner en tête-à-tête, relativement sûrs de ne rencontrer en semaine âme qui vive dans ce restaurant de canotiers, dévastes pelouses de folle-avoine ondulaient devant nous, pareilles à des vagues avec, au bord des berges, des frissons argentés de roseaux et de saules.

Du côté de Migneaux, un grand rideau de peupliers, de ces peupliers d’Italie au feuillage éternellement inquiet, jalonnait ses hautes quenouilles à la fois grises et vertes sur la profondeur orangée du ciel ; au loin, de l’eau luisait.

C’était comme un soir des temps antiques, un soir de légende ou d’idylle, comme en ont noté dans d’impérissables rythmes des poètes amoureux inspirés de jadis ; une fraîcheur montait des berges en même temps qu’un vent léger s’élevait dans les feuilles et, délicieusement ému, je gardais le silence, les yeux attachés sur les siens, comprenant que l’instant que nous vivions était irréparable, unique et que la fuite de l’heure n’en amènerait jamais plus le retour. Elle avait, ce soir-là, une joie répandue sur la face, comme une extase heureuse sur les lèvres, et de sa voix un peu voilée et dont j’aimais les brisures profondes (il y avait une âme dans cette voix), elle, l’inconnue, me parlait, m’interrogeant sur le Tonkin, sur ses paysages exotiques d’eaux et de rizières, ses forêts bruissantes de cannes à sucre où s’embusquent les pavillons noirs, et sur la couleur qu’affecte là-bas la splendeur des soleils couchants et des aubes.

Et moi je l’écoutais sans lui répondre, bercé par le timbre caresseur et prenant de sa voix ; et que lui aurais-je répondu ? En fait de colonies, je ne connais que l’Afrique, je n’ai jamais été au Tonkin, et le peu que j’en sais, je l’ai puisé dans les récits de voyages et les romans de Loti ; mon silence ne l’inquiétait guère d’ailleurs, car elle continuait ses questions, comme se parlant à elle-même, comparant les pelouses d’avoine aux lointaines rizières et les coteaux déjà estompés de Triel aux fantasques montagnes de Lang-Son.

La lune venait d’apparaître dans le ciel et son fin croissant, pareil à un mince bracelet d’argent brisé, luisait doucement au-dessus du haut rideau de trembles et, comme épanoui dans la nuit, tout le visage de l’adorée était devenu lumineux, dégageait une réelle clarté en même temps que la voix s’alentissait, heureuse, en douce mélopée, comme une voix de récitante : on eût dit qu’elle se contait quelque conte à elle-même.

J’ai su depuis à quelle voix elle prêtait l’oreille en s’étourdissant ainsi de questions dans la nuit. Cette transfiguration de toute sa face, c’était le resplendissement du mensonge ; cette nuit-là, dans la solitude de l’île moirée de lune et frissonnante de saules, c’est à l’autre qu’elle songeait ; près de moi, devant moi c’est lui, le premier amant, le seul qu’elle ait aimé, le seul qu’elle aime encore malgré son abandon et ses vices crapuleux d’ancien marin retour des colonies, c’est cet homme qu’elle évoquait dans ce verbiage de petite fille curieuse du Tonkin, et c’est sa voix, sa voix de médaillé racontant ses campagnes qu’elle écoutait chanter dans la sienne, prise au charme certain des mots de plantations, de maïs.


7 JUIN. — On ne se console de rien, le temps passe et l’on oublie.

(barbey d’aurevilly)

J’ai passé une nuit affreuse, toute la nuit mon âme a flotté à la dérive, emportée sous je ne sais quels ciels livides au courant mort et stagnant de je ne sais quelles eaux mornes !

Au pays de l’amour misérable et splendide…

Où ai-je lu ce vers ? je ne le sais même plus, tant la mémoire me trahit, mais c’est bien là le pays d’où je viens, misérable et splendide, ensoleillé et morne.

La tristesse de la vie, c’est la déprimante certitude que l’on a du recommencement de tout, du manque absolu d’imprévu, de nouveau et d’aventure, et du perpétuel ressassement des mêmes stupides ennuis. C’est cette désespérante certitude, dis-je, jointe à l’expérience acquise que les rares heures de passion vécue, douleur ou joie, ne se revivront jamais plus, que tenter de les évoquer est folie et que tout est cendre et poussière dans la bouche, sous les dents demeurées gourmandes des sensations à jamais disparues. Vivre comme je le fais depuis trois mois, ce n’est pas vivre, mais se survivre. Il y a des heures où je suis las de veiller un cadavre.


23 Juin. — Il faut que je m’en aille. Hier matin, j’étais allé la voir comme je le fais souvent, attiré parle voisinage, par flânerie, et là, dans son petit jardin abandonné aux poules et aux ébats de ses deux chiens, un jardin sans fleurs, envahi de grandes herbes avec, dans un angle, l’inattendue floraison de tout un plan de lys, de grands lys blancs à l’odeur entêtante et douce et mettant là, contre le mur aveuglant de soleil, l’ombre élancée de leurs tiges vertes, je l’ai trouvée assise, nu-tête, avec sa chevelure garçonnière et brune emmêlée sur son front rond, en train d’étudier un rôle pour le Théâtre-Libre.

Elle s’est levée pour me tendre la main avec le « comment va le cœur aujourd’hui ? » dont elle accueille mes visites, car elle est au courant de mes peines et j’ai vu alors qu’elle avait les pieds nus dans des babouches de fine paille tressée, toutes brodées de perles bleues et vertes ; elle était vraiment charmante ainsi dans le sans-façon et la cordialité à la fois pitoyable et ironique de sa bienvenue : une robe de crêpe gris, d’un gris de cendre très doux, ornée à l’échancrure du col d’arabesques d’or mat, la moulait tout entière, et je la devinais nue sous l’étoffe, rien qu’à l’harmonie des plis. Ses grands yeux gris, du gris de l’Océan sous l’ondée, et qui, eux aussi, semblent avoir tant souffert, avaient une douceur familière, et dans sa robe de nuance neutre que la nudité du corps devinée dessous faisait sans époque, elle avait l’air, au milieu de ce petit jardin de banlieue ensoleillée, d’une princesse barbare, d’une de ces héroïnes mendiantes, qu’on rencontre, le lendemain des défaites, suivant la panique des armées dans les récits mérovingiens.

D’une princesse chassée de son palais et fuyant, angoissée et pieds nus, les hordes ennemies qui battent la campagne, elle avait bien la chevelure en révolte, embroussaillée et comme ignorante du peigne. Cette jolie tête effarée et souriante avait dû reposer certainement en plein vent, dans les feuilles sèches des forêts et dans le foin des meules, à la lueur des étoiles ; son jeune corps lui-même exhalait comme un parfum sauvage d’herbes roussies par les midis, senteurs mêlées de menthe et de muguets des bois, mais ma princesse errante avait trouvé refuge dans un cloître, et le mur blanc de soleil, sur lequel elle se profilait svelte et souple, était celui du monastère où je venais la visiter moi, prince mérovingien vaincu fuyant aussi l'invasion, et la grande touffe de lys mystiques pâmés sous le ciel bleu était bien la note complémentaire et pieuse de ce doux rêve épique, rêve d’un matin d’un autre âge éclos dans un jardin de villa d’Auteuil.

Ma voisine sait pourquoi je suis venu, car, disparue un instant dans le rez-de-chaussée obscur, la voici qui revient un livre broché de vert pâle à la main ; elle s’est assise dans l’ombre de la maison à chaque instant diminuée par le soleil qui monte, et me voilà installé auprès d’elle, les coudes aux genoux et le front dans les mains, tout au charme troublant et puissant de sa voix.

Je songe aux autres......
Qu’est-il advenu de leurs soirs, là-bas, dans l’ombre, là-bas,

Qu’est-il advenu de leurs pas ?
De sa face hautaine ou de son âme haute,
De l’orgueil d’un ou du rire d’un autre,
Où les ont menés le malheur ou la faute ?
Qu’est-il advenu d’eux, dans leurs soirs, là-bas,
De leur douleur, de leur tristesse, de la vôtre,
Vous l’un de ceux-là et vous l’autre,
Qu’est-il advenu de vos pas ?

La tristesse et la nostalgie de ces mélancoliques vers d’Henri de Régnier, jamais je ne les avais si bien vécues et ressenties ; sa voix fragile et grave s’altérait tout à coup en des intonations rauques qui les rendaient plus touchants encore ; pauvre et charmante actrice, elle s’émotionnait elle-même en écoutant sa voix et c’est cette émotion montante et croissante en elle, dont pénétrait en moi le choc en retour. Où donc avais-je déjà entendu cette voix ?

On heurte là-bas à des portes.
Et j’entends qu’on mendie au coin des carrefours ;
Mon soir est inquiet de vos jours :
J’entends des voix basses et des voix fortes.
Celle qui prie et qui gourmande, et tour à tour,
Comme vivantes et comme mortes,
Au fond des jours !

Cette voix aux brisures profondes, cette voix d’âme je la connaissais, c’était la sienne, celle de l’autre, celle qui s’est en allée je ne sais où, très loin, là-bas, sans même me laisser un mot d’adieu, celle qui pendant deux ans a été ma vie, ma souffrance et ma joie, celle dont le départ m’a vidé le cœur de tout mon sang comme un coup de couteau, de celle enfin que je ne puis ni ne veux oublier et c’est elle que j’écoutais en prêtant l’oreille aux beaux vers récités par mon amie l’actrice, la princesse barbare du jardin de banlieue, dont la chantante et douce mélopée évoque en ma mémoire les heures d’autrefois.

En fermant les yeux, il me semble que je la vois !

Je l’ai trop vue, car mon amie vient de fermer le livre ; deux bêtes de larmes roulant sur mes joues l’ont avertie d’avoir à cesser ce jeu cruel : « Assez pour aujourd’hui », me dit-elle ; elle me regarda elle-même avec de grands yeux pleins d’eau qu’elle voulait ironiques et qui n’étaient qu’attendris. « Je ne me prêterai plus à ce manège, si vous n’êtes pas plus raisonnable. J’aggrave votre état au lieu de vous guérir, et cela va de mal en pis. »

De mal en pis, en effet, je sors de ces vigiles le cœur chaviré et la gorge sèche, le front dans un étau, prêt à toutes les folies. Il faut que je m’en aille, je partirai ce soir, il est temps, il le faut.

28 Juin. Saint-Phaland-en-Caux. — Sous mes fenêtres un grand terrain vague, semé çà et là de plates-bandes, un semblant de jardin planté de géraniums, où broute une chèvre attachée au piquet, des baraquements et puis des baraquements, plus loin de vieilles palissades et, suspendu au balcon d’un chalet à tourelle hexagone, cet écriteau : Villa Casino ; au-dessus de tout cela poudroie un ciel d’un bleu intense, coupé dans le bas par une bande d’un bleu dur, comme un pavage de lapis dressé sur l’horizon : la mer.

La plage est déserte : dans le terrain vague, propriété de l’hôtel, deux vieilles anglaises en robe d’Oxford se promènent mélancoliques, l’une, un pliant sous le bras, l’autre abritée sous une large ombrelle verte, accompagnées toutes deux d’un gentleman imbécile en complet moutarde depuis le pantalon jusqu’à la casquette de voyage ; ce sont, avec moi, les seuls voyageurs descendus dans l’hôtel ; le Casino n’ouvrira que le quinze juillet. Le quinze juillet, pas avant, les baraquements se transformeront en boutiques, étalant à leurs devantures leurs pacotilles de galets peints et de coquillages ; le quinze juillet seulement, l’écriteau de la villa à louer disparaîtra du balcon et l’orphéon du pays inaugurera la saison.

D’ici là la ville est morte, ensommeillée dans sa torpeur au pied de ses falaises pelées, sous ce soleil qui brûle et semble durcir les vagues d’un bleu éclatant d’émail ; et de ces rues provinciales, poussiéreuses et mornes, de ces quais silencieux de port de pêche animé seulement pendant trois mois d’hiver émanent une si accablante tristesse, un tel navrement et une telle atmosphère de mort, que je me crois dans une ville au lendemain d’une peste, une ville vidée par la panique et dont la terreur a chassé le dernier habitant survivant.

La bleue immobilité de l’Océan ajoute encore à cette impression ; au pied de sa falaise, le Casino désert a des faux airs de lazaret avec son double rang de cabines aux bois fendillés de chaleur.

Ce pays est pourtant celui de mon enfance, mais une enfance si grise et si lourde d’ennui, aux yeux toujours tournés vers ailleurs, que je n’ai même pas le courage de la revivre. Je n’ai même pas été revoir la maison où je suis né. À quoi bon ? d’autres l’habitent.

Il y a vingt ans, une manière d’étang luisait dans la vallée, bordé à l’ouest par un grand rideau d’arbres et coupé dans toute sa largeur par les pilotis moussus d’un vieux pont ; les nuits de lune, les clochers de deux églises et la masse énorme d’une ancienne abbaye s’y dédoublaient dans une eau comme maillée d’argent ; les Ponts-et-Chaussées m’ont gâté mon paysage. Que suis-je venu faire ici, dans cette petite ville assoupie où, hormis dans le cimetière, je n’ai plus rien, rien qui me tienne au cœur ?

Oublier que je vis, puisque je n’ai même plus conscience de ma souffrance ! je m’y sens comme engourdi, grisé d’opium, lourd de torpeur.

Il faut que je m’en aille ; l’atmosphère de cette ville morte est comme un philtre, je n’y sens pas battre mon cœur.

29 Juin. — Je ne suis pas parti, j’ai rencontré Madame B… Elle est veuve, je lui ai fait jadis une cour assez pressante, il y a bien dix ans de cela, et avec la belle audace du fat que j’étais alors, dans les premiers mois de son mariage. Aujourd’hui elle est libre, maîtresse d’une jolie fortune et promène dans les villes du littoral sa beauté mûre et reposée de femme de trente ans et la santé débordante de joie de son fils, un petit garçon que j’ai connu frêle et délicat. Madame B… est embellie, jamais je ne l’ai vue si fraîche. Un très beau gars aux yeux d’un bleu profond et doux, deux yeux qui m’en rappellent d’autres, l’accompagne. Son cousin, dit-elle, ici on chuchotte : son amant. Que m’importe ! Ils sont tous deux jeunes, agréables à regarder et donnent une sensation de bonheur partagé et de destins accomplis. Madame B… m’a reconnu de suite et y a mis de la complaisance, car Dieu sait si je suis changé ! Avec son instinct de femme elle a deviné mon chagrin ; la pitié qu’elles ont toutes pour les choses d’amour l’a sans doute avertie, elle m’a présenté au cousin, fait embrasser son fils et m’a emmené avec eux à la campagne ; nous nous sommes donc empilés à quatre dans une voiture découverte et nous voilà partis.

Ici, il faut l’avouer, la campagne est merveilleuse, les récoltes encore sur pied mettent sur les plateaux une houle verte de seigles frissonnants et de bruissantes avoines, d’où les grands arbres des fermes émergent en îlots ; ici les blés sont encore verts, ils sont mûrs aux environs de Paris.

En traversant Mounetôt, un petit village aux rues désertes, tous les habitants aux champs ou cueillant le varech aux pieds des falaises, Madame B… a eu la fantaisie d’entrer dans l’église : une pauvre petite église de campagne, sans ornements et sans style, au clocher de pierre grise coiffé d’ardoises jaunies, et presque effondrée de vieillesse dans la terre grasse de son cimetière ; nous n’avons pu nous empêcher de nous récrier, le cousin et moi : Qu’allait-elle faire dans cette ruine ? Mais Madame B… avait son idée, et il a fallu arrêter la voiture : d’un bond elle a été à terre et, d’un autre, enjambant les croix branlantes et les tombes moussues, elle est entrée dans sa grange : cinq minutes après, elle était remontée auprès de nous et, comme je la plaisantais sur cette dévotion pareille à une crise : « Vous n’y entendez rien, me disait-elle, j’avais une prière à faire au bon Dieu de cette église. »

— « De cette église et non d’une autre, » ne pouvais-je m’empêcher de sourire. — « Certainement, m’était-il répliqué, vous ne savez donc pas ? La première fois que l’on entre dans une église, dans une église où l’on n’était jamais entré, on peut demander ce qu’on veut à Dieu, et Dieu vous l’accorde toujours. » — «  Vraiment, comme un regret me prenait de l’occasion manquée. Et est-il indiscret de chercher à savoir ce que vous avez demandé ? » Alors, elle tout à coup sérieuse :

— Oh ! une chose bien simple, allez, je me suis signée et j’ai dit tout bas : « Mon Dieu, faites-moi la grâce d’aimer toujours ceux que j’aime aujourd’hui ».

Et voilà que, sans savoir pourquoi, je me suis senti remué, mais remué jusqu’aux larmes et, parole d’honneur, il en est tombé une sur la petite main que j’avais prise pour la serrer ; alors j’ai vu dans son regard qu’elle me plaignait et qu’elle, aujourd’hui si heureuse, avait eu certainement autrefois sa part d’épreuves à subir.

18 Juillet. — Le Havre. — Un fourmillement de vergues et de mâts, bâtiments de guerre et vaisseaux marchands, comme une forêt mouvante dressée sur l’horizon encrassé de fumée par les transatlantiques, avec çà et là le papillottement blanc des voiles ensoleillées au large : les neufs bassins du port.

Et, sur toutes ces fines et lointaines silhouettes une atmosphère lumineuse et dorée, poussière des balles de coton et des sacs de blé qu’on décharge, un halo particulier empestant à la fois le guano, le cuir et le poivre, et, dans cet ambre fluide, des torses nus de portefaix, allant et se démenant, biceps bronzés et reins moirés de sueur, et puis sur cette activité en fête, cette gaieté de mouvement et de travail, mille et un bruits divers, de hiements de poulies et des grincements de grues, toute la vie bruyante, industrieuse et grouillante des quais traversée tout à coup par un sourd beuglement de détresse (des bestiaux qu’on embarque) ou d’un grand cri presque fatidique : le cri de la sirène, la sirène des steamers s’engageant dans le port.

C’est là l’amusant et brillant décor que j’ai sous les yeux, dans ce petit restaurant dit au Port de Bahia, au dessus duquel j’ai pris une chambre meublée, préférant pour cette fois, au simili-luxe des hôtels modernes, le pittoresque d’une auberge des quais.

Au Port de Bahia, au Départ, aux Antilles, au Bateau de Honfleur, j’aime d’un amour un peu puéril ces petits restaurants exotiques et leurs enseignes chantantes, leurs titres nostalgiques comme une invitation aux voyages ; j’y retrouve, dans ces petits restaurants étroits et proprets aux plafonds bas et aux boxes obscurs, où de grosses mains d’anciens matelots maintenant assagis vous servent d’étranges salades de tourteaux et de poivrons confits, j’y retrouve le charme angoissé et le malaise un peu opprimant de l’heure d’un départ, un départ pour très loin, au-delà des Océans, pour des pays neufs et pour une vie neuve, là-bas, très loin, aux colonies. Les colonies ! ce sont bien, en effet, leurs rivages de chaleur et leurs profonds ciels bleus qu’évoquent dans mon esprit ces enseignes chantantes de maritimes gargotes, au Port de Bahia, au Départ, aux Antilles.

Oh ! les étincellements des maisons de chaux blanches sur les jaunes plages de sable, ce serait peut-être la guérison qu’un exil dans ces lointains pays.

Je voudrais oublier qui j’aime !
Emportez-moi loin d’ici,
En Flandre, en Norwège, en Bohême
Si loin qu’en chemin reste mon souci !
Que restera-t-il de moi-même,
Quant à l’oublier j’aurai réussi !

Oublier qui ? je ne sais plus, et que suis-je venu faire ici ? Est-ce la mer de mon enfance, cet Océan si souvent écouté aux heures d’ennui vague, plus souvent regardé avec des yeux de convoitise à l’époque de la puberté et de l’éveil des premiers rêves, ou bien la voix de la race qui parle en maîtresse en moi et m’a repris tout entier à son charme ? Mais je suis comme un homme ivre ; le sens de la douleur s’est-il émoussé ? mais, à la fois indifférent et dans l’extase, je marche dans un recul de visions tel que, sur ce vieux quai de l’Amirauté où j’habite, tout me parle d’une ville d’un autre âge ; la réalité des choses m’échappe et, devant ces vieilles maisons aux façades d’ardoises, aux étroites fenêtres sans contre-vents, je me surprends à songer d’un Havre de vieille estampe, d’un beau Havre de Grâce du temps de la Régence, à l’époque des Angot de Dieppe et des Indes galantes ; et des noms chantent dans ma mémoire : Pondichéry, Bombay et Lally-Tollendal.

L’hôtel de la Marine, avec ses entablements de pierre poussiéreux de trois siècles, aide à la reconstitution de mon rêve, et ce sont des femmes en paniers de gros de Tours jonquille, à la taille amincie comme un corset de guêpe, que fixent mes yeux visionnaires au lieu des pratiques excursionnistes rencontrées sur ces quais, longues et droites comme des parapluies anglais dans leur manteau caoutchouté de voyage.

Où les belles madames promenant leurs hanches et leur ennui joli sur les quais du vieux Havre, tandis qu’un négrillon, retroussant haut leur robe, les abritait d’un large parasol, et qu’un vieux matelot à mine de pirate leur offrait un perroquet des îles ou quelque babouin affublé de soieries et de plumes d’autruche ? Où donc ai-je vu la très charmante estampe dans laquelle était ainsi peuplé et figuré le beau Havre ?

Là-bas, sur un ciel délicatement rose les vergues très fines et les toits du quartier Saint-François montent en dents de scie, silhouettés en gris-bleu dans l’air incandescent du soir.

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.


Mais je cherche vainement en moi le violon frémissant comme un cœur qu’on afflige de la belle pièce de Baudelaire.

Et je ne songe pas une minute à elle ; mon indifférence me fait peur : décidément je dois être ivre.

Oh ! cet air saturé de poivre et de goudron, oh ! l’atmosphère d’ambre et d’oubli de ce Havre crépusculaire !


20 juillet. — Je suis rentré à Paris et je suis encore atterré par ce qui m’arrive. Toute la région comprise entre Médan et Maisons-Laffitte, tout ce coin de grande banlieue, où j’ai vécu il y a deux ans les premiers mois de cette liaison douloureuse et dont j’étais arrivé à redouter l’évocation même en souvenir, je viens de la traverser en chemin de fer, le bras nonchalamment pendu à l’embrasse de la portière, la cigarette aux lèvres ; et devant ces paysages connus, si souvent parcourus ensemble et pour ainsi dire tout remplis d’elle, je n’ai pas eu un heurt, pas un tressaillement. Rien, rien n’a remué en moi et ces rives familières, ces berges, où parmi ces frissonnements de trembles viennent mourir des pelouses de grands parcs, ces parcs eux-mêmes si souvent visités avec elle durant les longues journées de juillet et hier apparus dans la rapidité d’un éclair, au-dessus de leurs murs en contre-bas de la voie, je les ai regardés fuir et défiler devant moi, curieux d’une émotion que j’attendais et qui n’est pas venue, et je rentre ici plus morne et plus las que jamais sans la cruelle et délicieuse déchirure au cœur, dont j’escomptais presque la catastrophe et par laquelle auraient suinté goutte à goutte et ma veulerie et mon ennui.

21 juillet. — Ces environs de Poissy ensoleillés et comme ensommeillés sous la chaleur lourde, au bord de cette eau lente qui ne s’anime que le samedi soir sous le va et vient des yoles des canotiers du dimanche, et qui toute la semaine semble couler entre les hautes frondaisons dormantes de je ne sais quel pays enchanté, dire que j’ai pu traverser avant-hier sans une secousse au cœur leur énervante mélancolie, mélancolie des plaines fuyant à perte de vue le long des grandes routes bordées de peupliers, mélancolie des parcs délaissés de leurs hôtes et retournant à l’état de nature dans l’embroussaillement de feuillages et de fleurs folles des propriétés à l’abandon. Un entr’autres aurait dû cependant au passage me soulever tout droit de ma banquette et me jeter frémissant, les deux mains à la portière : ce vieux parc de Villennes avec ses immenses pelouses de blés verts et d’avoines, où les massifs d’arbustes rares semblent aujourd’hui d’autant d’îlots sombrés.

Villennes, la folie et le désastre d’une fortune de parvenu fondue entre les mains d’une bande noire d’architectes, Villennes et ses merveilleuses serres, fantaisie d’un financier obsédé de Ferrières et dont l’armature seule aujourd’hui debout accote une carcasse hideusement industrielle de gare de chemin de fer au fronton enguirlandé de nœuds et d’attributs Louis XVI d’un délicieux château de style.

Vieux domaine seigneurial épargné par la Révolution, respecté même par l’horrible goût bourgeois de 1830 et dont les hautes pièces, gâtées par la prodigalité de peinture et d’empâtements dorés d’un banquier de l’Empire, bâillent maintenant, leurs portes-fenêtres grandes ouvertes, au soleil et à la pluie avec un À vendre inutile, depuis deux ans déjà tombé d’un balcon, qui s’effondre au beau milieu d’un grand perron aux marches ébréchées, ancien perron d’honneur.

Comme elle est déjà loin, la journée qu’elle consentit à me donner dans ce parc ! C’était au début de notre liaison et la première fois qu’elle trouvait le moyen de s’évader de ces fonctions de maîtresse de maison et d’institutrice, maîtresse de maison du père, institutrice des enfants.

Elle avait vingt-quatre heures à elle, la journée et la nuit entières à me donner et, comme une écolière en vacances, toute rose dans sa robe d’organdi bleu pâle, elle avait surgi devant la grille du vieux parc… presque surnaturelle en vérité, tant elle semblait lumineuse, plus claire que la lumière elle-même de cette chaude journée d’été avec ses cheveux soyeux en nimbe sur son front, son teint de lait presque trop blanc et le sourire inaccoutumé de sa bouche. Ce sourire démenti ce jour-là, comme toujours hélas ! par le rêve attristé de ses grands yeux profonds et bleus, mais combien déjà confuse et brouillée cette vision ! Et de cette inoubliable journée, suivie d’une soirée plus inoubliable encore, j’ai beau faire, je ne puis rien tirer, rien évoquer ; ma mémoire est engourdie, mes souvenirs absents, en allés… où ! je ne puis le dire, et de ce passé obstrué de fumée, de cette journée dont toutes les minutes ont vécu jadis rythmées aux sourds battements de mes artères et martelées par le sang de mon cœur, je n’ai rien conservé qu’une impression de bien-être accablé dans la chaleur et les grandes herbes immobiles, sous un ciel implacablement bleu, au fond d’un parc à l’abandon, comme endormi de vieillesse et de fatigue heureuse au milieu de cette campagne.

Si, un détail me revient : on entendait un bruit de faux très loin, derrière les murs, et c’était là même le seul bruit du silence avec, de temps à autre, la chute mate dans l’herbe d’une prune trop mûre qui se détachait, chute invisible, dont l’odeur chaude évoquait à nos yeux la chair ambrée, fendue et juteuse du fruit.

Et c’était comme le goût de ses lèvres ; ce détail seul me reste, tous les autres ont fui.


Valmont, 28 août. — Valmont avec ses collines boisées, son château historique dont le haut donjon et les toits ardoisés dominent aujourd’hui un parc à l’anglaise descendant en pentes douces jusqu’à des pâtures entourées de claires-voies ; Valmont et ses eaux vives murmurant à tous les coins de haies et mettant en mouvement à travers deux lieues de vallée les roues moussues de vingt moulins ; Valmont et son vivier solitaire, reflétant les arceaux en plein cintre et les piliers rongés d’une abbaye en ruines ; Valmont dont le nom romanesque et le paysage arrangé de keepsake ont charmé et fait si longtemps rêver les heures de trouble et de curiosité vague de ma lointaine enfance, à l’époque de la puberté !

Valmont, dont je devais retrouver le nom dans le plus mauvais livre, le plus cruel et le plus dangereux du dix-huitième siècle, et dont le mélancolique et doux souvenir fait de grands arbres, d’eaux de source et de lentes et silencieuses promenades sous des chemins couverts au bord d’un étang, où nageaient des cygnes, s’est toujours confondu dans ma mémoire avec les chromo-lithographies romantiques, lacs d’Écosse entourés de forêts et châteaux d’outre-Rhin dominant des vallées, des morceaux de musique traînant il y a vingt ans sur le piano de ma mère ! Comment me suis-je échoué là, dans ce petit bourg ignoré de Normandie et si proche d’un pays que je hais, en compagnie de cette folle et joyeuse miss Holly.

Elle n’a pourtant rien de l’autre, celle-là, avec son profil heurté au nez trop court, son œil bleu un peu saillant où n’a jamais passé une ombre de tristesse. Oh ! non, elle n’a rien de l’autre avec ses épaules carrées de garçon, sa silhouette d’androgyne et l’éclat insolent de son teint épanoui comme une fleur de sang.

Et je suis venu pourtant passer deux jours avec elle dans ce petit coin poétique et démodé au titre de romance, et cela pour l’avoir vue, grande et découplée comme un novice dans son jersey bleu de mathurin, courir à Trouville avec ses deux griffons écossais sur la plage et, la jupe de serge collée aux hanches, ses brodequins jaunes trempés jusqu’à la cheville, patauger dans la vague où elle baignait ses chiens ?

Non, mais pour deux ou trois mots échangés avec elle, qui m’ont presque découvert une âme ou plutôt une femme (car âme est un bien grand mot) dans cette belle fille aux allures de garçon.

Je l’avais croisée deux ou trois fois en hiver, dans des cercles d’amateurs où l’on donnait des pantomimes ; souple et leste dans la blouse flottante de Pierrot, le front barré du serre-tête noir, je lui avais trouvé une figure toute drôle dans son enfarinement de mitron funambulesque ; je la retrouvais à Trouville en pleine semaine des courses, entrain de révolutionner la plage par sa tenue et ses manières brusques de matelot bon enfant (un matelot avec des perles roses de dix mille francs aux oreilles, car miss Holly est chèrement cotée et possède, en plus de rentes viagères, quelques maisons de rapport au soleil) ; il était près de midi, la reconnaissance était vite faite. Comme nous remontions tous deux vers les planches, avant de nous séparer, elle pour regagner sa villa d’Hennequeville et moi pour rejoindre les Roches-Noires, nous entrions prendre le vermouth dans le petit bar en planches vis-à-vis le Casino. Les chiens ruisselants d’eau de mer frétillaient de la queue, gravement assis sur leur train de derrière, à deux pas de la table où miss Holly achevait de manger voracement cinq gâteaux.

Les yeux suppliants des deux chiens me touchaient, je faisais un signe à la marchande : « Des gâteaux pour mes chiens, faisait la belle mangeuse qui devinait mon intention, ah ça ! est-ce que vous êtes fou, des gâteaux pour les chiens quand les gens n’ont pas de pain, vous ne voudriez pas ? » Et elle se levait brusquement, donnait le signal du départ.

Cette boutade dans la bouche d’une fille m’étonnait et me charmait ; au lieu de la quitter, je faisais encore quelques pas auprès d’elle, pris d’une soudaine curiosité. « Ah ! c’est que je sais, moi, ce que c’est que la misère, reprenait miss Holly en me plantant droit les yeux dans les yeux ; je suis la fille d’un maçon, plutôt d’un manœuvre, car il faisait tous les métiers, mon père, et quand on nous l’a rapporté à moitié tué à la maison, nous étions sept à danser devant la huche, quatre garçons et trois filles dont l’aînée avait seize ans, et sans mère. Moi j’avais tué maman en naissant ». Elle avait dit cela franchement, simplement ; son grand œil limpide brillait un peu plus peut-être avec une soudaine rougeur aux joues et aux oreilles, qui faisait plus roses dans leurs lobes de chair ses deux perles de dix mille francs.

— « En effet, la misère de Londres, » trouvais-je bêtement.

— De Londres, vous voulez rire, interrompit miss Holly, je suis anglaise comme vous. Mon nom, c’est un nom de guerre, un caprice de mon second amant, celui qui m’a lancée, je n’ai pas besoin de faire rougir mes frères, si moi, j’ai mal tourné. Anglaise ! vous me croyez Anglaise, elle est bien bonne. Moi je suis de ce pays, de l’autre côté de la Seine, à douze ou quinze lieues du Havre, et d’un joli pays, ma foi, connaissez-vous cela, Valmont ? »

— « Valmont, vous êtes de Valmont ? » Et comme je la buvais des yeux, je ne sais pourquoi bêtement attendri. — « Eh bien ! ça vous étonne, qu’est-ce qui vous prend donc, mon ami ? » Et quand je lui eus expliqué que j’étais né, moi aussi, dans la même vallée et le même pays, à deux lieues l’un de l’autre, moi dans la ville, elle dans le village, séparés par les vingt moulins à eau échelonnés le long de la rivière qui prend sa source à Valmont même pour se jeter dans la Manche, devant la maison où j’ai grandi, voilà qu’une émotion nous a saisis, nous a mis les mains l’une dans l’autre avec dans les yeux des regards que nous ne nous étions jamais vus ; et miss Holly m’a tout à coup paru charmante et il faut bien croire qu’à ce moment là je ne lui ai pas déplu, puisque d’une voix de petite fille : » Quel âge avez-vous donc, vous, trente ans, hein ? » — « Non, plus. » — Vous n’avez pas quarante ? » — « Non, moins. » — « Bah, ça ne fait rien, moi, j’en ai vingt-sept, et bien sûr que nous nous sommes vus, étant enfants, mais vous étiez déjà un petit riche et un petit riche de la ville. Savez-vous ce que nous devrions faire ; en quittant d’ici pour les courses de Dieppe ? Aller passer deux jours ensemble au pays, ça me ferait plaisir de revoir avec vous ce coin de ma première enfance, la chaumière où je suis née, le chemin de l’école, l’église, si c’est encore debout, et la carrière où s’est tué papa. Oh ! elle n’a pas bougé, vis-à-vis le vivier, auprès de la Neuf-Terre. Le voulez-vous ? » Et comme je lui objectais les rencontres possibles d’une famille restée là-bas et la jalousie probable de son entreteneur : « Mes frères, » faisait-elle en secouant doucement la tête « pas de danger, je n’ai plus personne là-bas, et puis, qui est-ce qui me reconnaîtrait ? Il y a dix ans que j’ai quitté Valmont, quant à l’autre ! et avec un joli geste d’insouciance à l’intention de son amant, « l’autre, j’en fais mon affaire. »


Saint-Phaland-en-Caux, le 31 Août. — Et j’ai fait le périlleux voyage, j’ai maintenant la curiosité de la souffrance et des larmes. C’est l’autre, la disparue qui m’a donné cette triste et cruelle sensualité ; j’ai voulu voir comment se comporterait l’âme paysanne de la jolie entretenue, qu’est miss Holly, aux prises avec les souvenirs d’enfance et du pays.

Il n’y a pas à dire, miss Holly a été charmante… Pour dérouter tout soupçon, je suis parti d’avance, j’ai pris par Honfleur ; elle s’est embarquée tout simplement à la Jetée-Promenade et nous nous sommes retrouvés à la gare du Havre, comme par le plus grand des hasards.

Là miss Holly a fait mille enfantillages… Au moment de monter dans le compartiment de première, elle en a avisé un de troisième où les lampes éteintes faisaient les stalles toutes noires ; il a fallu absolument y monter. Heureusement il n’y avait personne, et nous avons fait le voyage, étroitement tassés l’un contre l’autre dans l’obscurité, les yeux perdus sur le confus paysage nocturne de fermes et de bois fuyant à la portière, les doigts enchevêtrés, sans échanger une parole.

À Beuzeville, où nous devions passer la nuit, autre fantaisie ! Ma compagne a voulu pousser jusqu’à Saint-Phaland, la morne et dévote petite ville de ma jeunesse, et y coucher dans le quartier des couvents et des églises, dans une auberge de curés et de paysans, où ses parents prenaient leurs repas les jours de marché quand ils venaient à la ville, sans doute assis au bout de la table de cuisine avec les domestiques ; et là s’est placé le récit de sa première visite à la ville, les deux lieues qui séparaient Valmont de Saint-Phaland dévorées en chantant par son bonhomme de père, une espèce de colosse normand, portant ce jour-là dans ses bras trois de ses petits, elle et deux de ses frères, dont l’aîné à califourchon sur ses épaules de géant.

C’est le bourdon de l’abbaye qui le matin nous a éveillés. Miss Holly a tenu à prendre la patache sonnante de ferraille, qui fait le service de la poste, et c’est juchés sur la banquette du haut, entre nos bagages et des sacs de pommes de terre, que nous avons vu émerger un à un des brumes matinales traînant sur la rivière les toits pointus et veloutés de mousse de Saint-Valery, de Saint-Ouen, Colleville et Rouxmenil, tous pays à moulins… et, le long du chemin, des histoires et des histoires.

À Valmont, la gaîté d’oiseau mouillé secouant éperdûment ses ailes au soleil de ma gazouillante compagne s’est soudain apaisée, et son babil éteint. Je lui en ai su gré. C’est à pas lents et en silence, que nous avons visité le vivier et ses dessous-bois. Miss Holly est une marcheuse émérite, elle m’a fait faire deux lieues dans la vallée, arrêter trois minutes devant un petit jardinet planté de fèves et de tournesols avec, adossée à un talus, une longue et basse chaumière, celle de ses parents, et elle a même paru réfléchir un moment, le coude appuyé à la barrière, tout à coup devenue pâle dans le rose de sa batiste à pois. Elle a eu un joli sourire à la rencontre de trois petits loqueteux, trottinant pieds nus sur la route, des fagots de bois mort brinqueballant aux reins, et me les désignant du doigt : « Moi, à dix ans, m’a-t-elle murmuré à l’oreille, on m’envoyait au bois, mes frères et moi ». Elle a voulu également me conduire à la carrière, celle où son père s’est tué en extrayant de la marne, une carrière aujourd’hui à l’abandon au milieu de laquelle des éboulements de terre et des jets de ronces sauvages font maintenant un fouillis de verdure et de hautes herbes folles avec, çà et là, des ombelles de ciguës et des grosses mûres des bois ; mais elle a hâté le pas devant le cimetière, refusant d’entrer. « À quoi bon, nous étions pauvres… Je ne retrouverais pas la place. » Et, durant toute cette mélancolique promenade à travers le passé, je l’ai suivie pas à pas, épiant une larme au coin de son œil bleu, désirant, appelant une altération de sa voix.

Mais miss Holly est demeurée calme ; attendrie, certes, elle l’était, mais sa nature de santé et de force est rebelle aux sursauts nerveux, aux subites défaillances de la voix et du regard, à ces brusques effusions pâmées, faites d’étreintes et de larmes, à travers lesquelles le douloureux passé de l’autre, ce passé qu’elle n’a jamais voulu dire, tressaillait et vibrait si délicieusement, nous ébranlant tous les deux à la fois.

Elle a pourtant eu de bien jolies histoires au bout des lèvres, miss Holly, durant ces deux journées passées avec elle à Valmont, dans le recueillement ensoleillé de ces pâtures et de ces grands bois, et il y a des coins curieux dans son enfance : et l’allée couverte entre deux murs de propriété, deux murs de vieux parcs, où fillettes et garçons se réunissaient en troupe pour passer à cause d’une statue de nymphe…, la Dame Blanche, apparue entre les arbres d’un de ces parcs sur une pelouse aujourd’hui de seigles et d’avoines, et les paniques irraisonnées de toute cette marmaille n’osant, certains soirs ou matins d’octobre, s’aventurer dans le chemin de la Dame et faisant le grand tour pour aller à l’école ; et la grange où un vieux berger un peu sorcier faisait voir les marionnettes à tous ces yeux écarquillés de petits paysans accourus de trois lieues à la ronde, chacun avec leur chandelle et leur sou d’entrée, et les filles déjà grandes embrassées et fouaillées par les garçons dans l’obscurité de la salle de spectacle improvisée, dans la tiédeur des bottes de foin, et le petit bois de sapins sur la colline, au-dessus de la maison, où, petite fille, elle aimait aller s’asseoir durant des heures sous les hautes branches bruyantes, pour écouter chanter le vent.

Étendue près de moi dans un champ de bruyères, sous un petit bois de frênes et de chênes verts, elle parle comme en rêve, et c’est bien du rêve parlé en effet que les souvenirs d’enfance décousus et charmants, qu’elle se récite à haute voix pour elle-même ; à nos pieds se creuse la vallée avec son étang solitaire, ses pâtures entourées de haies où errent des bœufs, son abbaye en ruines et son enceinte de grands bois. Je l’écoute et, le front caché dans les mains, les mains appuyées sur le sol, je fais semblant de dormir, je songe à l’autre et je pleure.


Saint-Phaland, 3 septembre.

Ils reposent : la vie ardente et triste, alarmes,
Chagrins, ne hante plus leur paisible oreiller ;
L’aube chaque matin les baigne de ses larmes.
La vie est une tombe au tournant d’un sentier.

Appuyé du coude au grillage enlierré d’une tombe, je relis cette épitaphe que je composai il y a sept ans au lendemain de la mort de mon père, et dans le tréfonds de ma pensée j’en arrive à envier les êtres disparus, ensevelis là dans ce petit cimetière de province, au versant d’une côte ; et, tout en m’abandonnant à leur regret, c’est moi que je regrette, sur moi-même apitoyé à l’idée du repos du cœur, que je n’ai jamais possédé et que je ne connaîtrai jamais ici-bas, j’en ai peur, puisque je porte en moi-même, hélas ? l’incurable et douloureuse cause de ma peine.

Ils reposent.

Le ciel est gris, chargé d’ondées, et de l’allée, où je suis, je domine et le mur blanc du cimetière et la petite ville de Saint-Phaland encaissée entre ses hautes falaises avec ses bassins absolument déserts en été, et ses tristes maisons coiffées d’ardoises se silhouettant en bleu grisâtre sur la glauque étendue, toute moutonnée d’écume, de la mer. Il a plu toute la matinée, autour de moi des cyprès et des saules pleurent des gouttes, et les touffes de lierre, où je m’appuie du coude, ont des perles liquides dans le creux de leurs feuilles.

Oh ! cette mer inquiète et perpétuellement soulevée sous ce ciel bas et balayé de vent, et la fuite effarée de ces nuages !

Ils reposent.

Pourquoi certains êtres ne peuvent-ils aimer qu’une fois, tandis que tant d’autres !… et, tout remué par l’idée de cette souveraine injustice, voilà que je me prends, au milieu de ce petit cimetière en larmes, à songer malgré moi à mes adieux à miss Holly que je n’ai pas voulu accompagner à Dieppe et que j’ai quittée l’avant-veille.

J’ai là sur moi une lettre d’elle, une lettre reçue le matin même, une pauvre et naïve lettre de petite fille dont je n’ai pu m’empêcher de sourire en la lisant :

« Mon cher ami,

« Je suis arrivée hier soir à Dieppe, encore toute pleine des émotions que j’ai éprouvées en visitant mon pays. Je ne sais vraiment comment vous remercier des bontés que vous avez eues pour moi, je me rappellerai toute ma vie ce voyage et surtout cet admirable bois de Franqueville que nous avons parcouru ensemble. C’est vous qui avez eu cette idée de me conduire dans cet endroit. Savez-vous que j’aimerais beaucoup demeurer toujours avec vous dans les bois ! Vous êtes si bon, et puis vous ne ressemblez à personne, et puis vous êtes triste, et moi qui suis gaie, j’adore cela. Pourquoi les gens tristes sont-ils toujours meilleurs que les autres ?

« Je vais avoir du mal à reprendre la vie de Paris après ces deux jours passés avec vous, déjà Dieppe m’ennuie : au fond je déteste les grandes villes, je suis une paysanne et puis je me sentais meilleure à Valmont, avec vous.

« Demeurez-vous à Saint-Phaland quelques jours ? Moi, je suis ici pour une huitaine. Comme ce serait gentil à vous, mon ami, de m’attendre au retour et d’aller encore passer quelques jours ensemble, tous les deux, à Franqueville ou à Valmont.

« Je ne vous embrasse pas, car je vous sais un homme étrange et sauvage, mais je me serre très fort contre vous, mon petit Serge.

« Je vous aime bien. »

Pauvre et charmante fille, est-ce qu’elle aussi se serait prise au charme dangereux de la pitié ?  ; Est-ce que cette éternelle sympathie qui sommeille dans le cœur des femmes pour la misère et le malheur, cette douloureuse volupté de la souffrance, qui fait les saints et les sœurs de charité, aurait en ma compagnie pénétré cette franche et vigoureuse santé d’âme et de corps qu’est miss Holly ?

Elle aurait alors deviné mon chagrin, et ces deux journées passées ensemble auraient suffi pour la contaminer ! Serais-je vraiment aussi contagieux que cela, et ne suis-je pas plutôt un peu coupable ?

Ne me suis-je pas trop souvenu auprès de ce beau brin de Normande de l’inoubliable vers des « Litanies de Satan » de Baudelaire ?


Toi qui mets dans les yeux et dans le cœur des filles
Le culte de la plaie et l’amour des guenilles.


et n’aurai-je pas pris un malicieux plaisir à étaler ma plaie et mes guenilles morales sous les regards tranquilles et jusque là sans trouble de ma compatriote miss Holly !

Et jusqu’à cette dernière promenade de Franqueville, dans cette espèce de forêt de hêtres et de pommiers sauvages poussée on ne sait comment hors de l’enceinte d’un vieux parc, sur un coteau planté de sapinières, et dévallant en un échevèlement éperdu de verdure dans le creux à la fois lumineux et obscur de deux étroits ravins ! N’y a-t-il pas eu de ma part dans le choix de ce décor, pour y encadrer nos adieux, une intention un peu perverse et n’ai-je pas obéi à un secret désir d’attrister et de mélancoliser l’âme de mon amie en la conduisant, au moment de me séparer d’elle, dans un paysage à souhait pour aggraver l’impression d’irréparable et d’indicible détresse inhérente à tout départ !

« Tout paysage est un état d’âme. » Littérateur aux moelles viciées de littérature, je me suis trop souvenu de mes auteurs et c’est certainement en mémoire des lentes et mélancoliques promenades à cheval de mes vingt ans, quand, jeune homme tenu très à court par un père économe et forcé, faute d’argent, d’habiter la province, je venais égarer là, durant d’interminables et mortelles journées, d’impatientes rêveries de captif, c’est certainement en mémoire de ces mornes chevauchées de ma jeunesse, que j’ai conduit avant-hier miss Holly dans ces hautes futaies de Franqueville, ces profondes et sonores hêtrées, où tant de fois j’ai, le cœur révolté et poigne de tristesse, écouté ma monture s’ébrouer et hennir à grand bruit dans le vent.

Le vent, comme autrefois, y faisait bruire et chuchoter les bouleaux et les hêtres, un petit vent aigre et froid venu de l’Est où l’on sentait pourtant l’humidité de la mer ; et, debout dans une grande allée couverte, comme tapissée de vert par le velours des mousses, nous regardions, miss Holly et moi, des grappes de sorbier s’allumer toutes rouges entre des feuilles, au dessus d’un fouillis de branchages et de cimes, et sur le plus triste ciel ! sur un ciel ce jour-là maussade et gris, un vrai ciel de fin d’octobre et qui faisait les bois sans gaieté, sans soleil !

Derrière nous, les ombrages dormants du parc émergeant au-dessus des murailles d’enceinte, de place en place, de grands sapins aux ramures énormes, et puis des champs, des landes de hautes, hautes fougères… Tout à coup une saute de vent secouait plus fort les cimes de la sapinière, une plainte courait le long du mur du parc, et miss Holly avait un petit accès de toux qui la forçait à s’arrêter : elle était vraiment charmante ainsi, la face tout à coup empourprée par la quinte, avec dans les yeux deux grosses larmes ; les palmes des fougères la submergeaient jusqu’à mi-corps… Je détachais de ma taille les trois mètres de foulard noir qui me servaient de ceinture, et les lui enroulait autour du cou en écharpe. Elle me remerciait d’un regard. « Je la garde, vous savez, trouvait-elle à travers un sourire, c’est beau ici, et dire que nous n’y reviendrons peut-être jamais ! »

Jamais !

Au pied de la côte, sur la grande route, la voiture nous attendait avec les bagages !

Je regardais miss Holly de côté. Que n’aurais-je pas donné, il y a dix ans, pour la rencontrer et l’avoir là, à moi, quand j’errais à cheval, si désemparé et si morne dans la clarté de ces vertes sapinières ! avant d’avoir connu l’autre, l’autre dont le fantôme, revenu plus tenace et plus implacable, souligne chaque geste, accompagne chaque pas de la pauvre miss Holly.


Que ne vous ai-je rencontrée,
Ma chère âme, une année avant !
Je vous eus sans doute adorée,
Vous que j’ai subie en rêvant.


Oh ! quand j’écrivais ces vers, il y a huit ans, avant d’avoir passé par toutes ces épreuves, je ne me doutais pas que je prophétisais si vrai, poète de mauvais augure, prophète de malheur et de mon malheur à moi, triste et douloureux prophète ?


Paris, 8 septembre. — Je reviens de Sèvres, je viens d’y passer la journée, chez mes amis Lostin ; j’aime d’une affection presque reconnaissante ce petit ménage d’artistes, l’homme graveur et la femme peintre, vivant si loin de ce siècle et des préoccupations du boulevard, sur ce bord de Seine, tous deux épris des Primitifs et imprégnés de lectures mystiques, dont l’atmosphère a fini par les nimber tous deux comme d’une auréole et par leur faire des yeux d’extase et des fronts lumineux d’archanges de Gozzoli : la femme surtout est extraordinairement curieuse avec ses regards d’au-delà, noyés d’eau et comme en allés dans le bleu intense des prunelles, tandis que la bouche à la fois sensuelle et sauvage lui fait un sourire de bacchante mystique ; et puis j’aime son art, un art visionnaire et morbide, et la couleur dolente et le faire précieux et somptueusement rare de ses pastels ; j’aime les navrantes têtes de décollées et de martyres qu’elle évoque, inévitablement posées sur le revers d’un plat ou baignant, comme des fleurs coupées, dans l’eau sanglante d’un verre en forme de calice ; j’adore enfin le bleu transparent et froid des yeux de ces pitoyables têtes, ces yeux pardonnants et las, où je retrouve ses prunelles à elle, pareilles à deux translucides émaux, et puis il se dégage de leur intérieur un tel parfum de simplicité et de foi. L’homme et la femme sont certes deux cerveaux compliqués, mais leurs âmes sont fraîches ; la situation modeste est chez ces deux êtres si vaillamment acceptée, il règne chez eux une telle netteté, un tel ordre, et avec cela un tel amour du beau et du bien révélé à tous les coins par quelque imprévu bibelot religieux, que j’ai fini par considérer leur petite hospitalière maison de Sèvres comme un havre, un port, une rade sûre et salutaire pour mon chagrin et mon ennui.

Je sors toujours meilleur et comme rasséréné, sinon guéri, de leur petit atelier décoré de poteries vernissées et vertes et de vieux grès fleuris Sont-ce les reproductions des Botticelli pendues aux murs, les Donatello en faïence peinte de l’antichambre, les vieilles chasubles traînant sur les divans ou la lampe d’église et la grande croix d’autel, dont l’argent clair apothéose leur glace ? mais je reviens toujours de Sèvres plus calme, moins fiévreux, la plaie dec mon côté pansée et rafraîchie !

Pourquoi n’ai-je pas cette impression de bien-être et de fraîcheur au cœur en les quittant aujourd’hui ?


12 septembre, le soir. — Autre lettre de miss Holly… Je n’ai pas répondu à la première, je trouve celle-ci à Auteuil en rentrant de Paris, elle est encore datée de Dieppe ; quelques fragments :

« Mon cher ami,

« Voilà bientôt dix jours que je vous ai écrit et vous ne m’avez pas répondu ; je ne me croyais pourtant pas assez votre amie pour mériter une réponse, il paraît que je me suis trompée… L’auriez-vous retrouvée, elle, celle pour qui je vous ai surpris, à Valmont, sanglotant et pleurant près de moi comme un enfant, et Dieu sait que ce jour-là je ne vous en ai pas voulu… Si c’est elle, tant mieux, je n’en suis pas jalouse, car vous l’aimez trop pour pouvoir l’oublier ; mais si c’est une autre, tant pis, car je vais être forcée de vous considérer comme ne valant pas mieux que le tas des autres hommes, et cela va m’être un gros chagrin, car je me plaisais à vous mettre dans un coin à part… Pareil aux autres, vous à qui j’ai vu des larmes dans les yeux au seul souvenir de…

« Avez-vous des ennuis ? Êtes-vous malade ? Non, n’est-ce pas ? En tous cas, répondez-moi, cela me fera plaisir ; je saurai à quoi m’en tenir et ferai mon possible pour vous oublier. Cela me sera bien difficile quand je me rappellerai nos belles promenades de Franqueville et de Valmont dans les bois.

« Je vous aime bien quand même. »

Pauvre miss Holly, je froisse entre mes doigts le mince papier mauve et je crois, ma parole ! que je souris un peu en le froissant ; je n’ai pas la moindre pitié pour le petit cri de douleur qui gémit dans cette lettre. Au fond, mon expérience me met en garde, et c’est mon égoïsme qui me défend.

À quoi bon recommencer avec celle-là l’éternelle aventure des méprises et des traîtrises !… Miss Holly est charmante pourtant, et elle a l’air d’avoir une âme… si toutefois les femmes en ont ! Mais je n’ai pas le courage de tenter encore une fois les risques d’une liaison.

Pourquoi vouloir inscrire d’éternelles pensées sur du sable et bâtir de la durée avec du vent ? C’est notre besoin de sentir et de vivre qui nous fait oublier


Le jeu des destinées
Et le hasard des années
Qui veulent toutes fleurs fanées,


comme l’a si mélancoliquement chanté un poète ami de chevet, Henri de Régnier, et je n’ai plus l’énergie de penser autrement.

Que faire alors ? s’en aller, toujours partir, promener son incurable misère dans des décors nouveaux, devant d’imprévus horizons de montagnes et d’océans, au travers de populeuses et grouillantes villes lointaines, dont notre curiosité s’émerveille et s’étonne ; essayer au cours de ses voyages de faire tenir une minute d’infini dans d’irréparables et brèves aventures, rencontres sans lendemain, se disperser à tous les vents… ! voilà où la dure expérience en arrive à mener les fidèles et les tendres, au libertinage du cœur, ce pis-aller du sentiment !

Oh ! le triste savant que je suis devenu dans l’art de vivre… qui est aussi l’art de souffrir… nécessairement.

Quand on sait s’y prendre, il paraît qu’on y trouve une sorte de sensualité triste dont les psychologues ont fait le dilettantisme, et voilà comment finit la comédie… Par des petits sanglots, des petites chansons !

… Ici finissait le Journal.

III

— « Eh bien ? interrogeai-je en m’accoudant au dossier du fauteuil où il venait de se laisser tomber avec un geste excédé d’homme suprêmement las. »

— « Eh bien ! l’épreuve n’a pas réussi, mon ami. Certainement, cette petite est charmante ; au point de vue physique c’est bien le plus joli animal qu’on puisse souhaiter dans une alcôve, elle est jeune, elle a de l’adresse, de la souplesse, de l’entrain même et sa peau sent bon ; mieux, je crois que je ne lui suis pas indifférent, car voici en quinze jours trois nuits qu’elle me donne, et chaque fois je suis sorti de ses bras aussi pleinement satisfait et rassasié de caresses que peut le désirer un amoureux fervent ; mais, que veux-tu ? la joie qu’elle me donne est toute physique et ne va pas plus loin. J’ai le cœur plus vide et plus désemparé que jamais en la quittant, et quand elle me donne ses lèvres, il y a des moments où j’ai envie de pleurer ; pis, quand elle m’appelle par mon petit nom et qu’il lui arrive de traîner en câlinant sur les deux syllabes de Serge, je me tiens à quatre pour ne point la battre, car l’autre avait parfois de ces intonations, et, au fond, c’est l’autre que je regrette et c’est l’autre que j’aime ; et voilà ! »

Et, s’étant levé d’un bond de son fauteuil, il allait coller son front à la glace sans tain de la haute fenêtre et regardait maintenant obstinément la pluie d’automne ruisseler en averse sur les fiacres de la station, arrêtés à la file à l’angle de la petite place.

Le pauvre garçon, il me faisait mal à voir avec ses sourcils contractés, ses yeux tout à coup devenus durs, comme reculés sous les paupières lourdes et le mutisme voulu de toute sa face de méchanceté têtue et de rageuse obstination.

— « Alors, ce n’est pas encore fini ? » hasardai-je d’une voix timide, et je m’asseyais sur le coin de la table, presque derrière lui.

— « Fini ! quand je serai crevé… et encore, est-ce qu’on sait ? on souffre peut-être dans la tombe, et il y a des morts qui font des drôles de gueule, quand il arrive de les déterrer, à croire qu’ils se souviennent là-bas de toutes les ordures de cette vie. Ah ! mon ami, mon pauvre ami ! »

Et avec l’abandon d’un enfant m’ayant mis un bras autour du cou :

Les amants des prostituées
Sont heureux, dispos et repus,
Quant à moi, j’ai les bras rompus
Pour avoir étreint des nuées.

Et comme brusquement attendri par cette citation de Baudelaire : « Ce qu’il y a d’affreux dans mon cas, disait-il, c’est que ce n’est pas pas précisément elle que je regrette, car auprès des autres femmes ce n’est ni l’odeur de sa peau, ni le soyeux de ses cheveux, si particulièrement doux pourtant, qui me hantent et m’obsèdent, mais d’imperceptibles signes à peine saisissables, tels que l’expression pardonnante et souffrante de son regard, la fatigue endolorie de son sourire, en un mot tout le pitoyable et le meurtri de sa misérable existence de femme aimante et trahie ; c’est tout ce passé, dont elle n’a jamais voulu me dire un mot et que j’ai connu tout entier depuis, c’est toute cette vie de douleur et de résignation, dont j’aimais le reflet en elle, et la vérité est que c’est d’une âme dont je suis amoureux. »

— « Mais puisque cette âme était à un autre, c’est un jeu de dupe que tu as joué là, mon cher, et t’y attacher encore…

— « Eh ! je le sais bien, mais si elle n’avait pas eu dans sa vie ce premier amant adoré, aurais-je connu auprès d’elle ces frénésies de passion et de larmes qui me l’ont rendue inoubliable. Ah ! la première nuit qu’elle m’a accordée dans cette petite auberge du bord de l’eau, où nous avions dîné en tête à tête, avec les fenêtres de notre chambre ouvertes sur les pelouses du parc, un vieux parc à l’abandon qui nous avait vus tout le jour rôder à l’ombre de ses massifs et de ses quinconces ! Oh ! la première minute qui suivit la possession ! Comme je revenais lentement de l’espèce de petite mort qui accompagne le spasme, je m’aperçus que j’avais les joues tout humides de larmes, comme une pluie chaude qui se serait abattue sur ma face et dont l’amertume salait délicieusement nos lèvres et ses baisers. C’était elle qui pleurait silencieusement, la tête noyée dans ses longs cheveux de soie, la joue sur l’oreiller, ses deux mains frémissantes appuyées à mes épaules, et secouée de la nuque aux talons par de tels sanglots d’angoisse que le contre-coup, comme un battement de cloche, m’en martelait délicieusement le cœur. J’essayai de la calmer, elle pleurait toujours sans discontinuer ; je l’avais attirée plus près, sur ma poitrine et tandis qu’involontairement, inconsciemment et cependant ravi, je buvais une à une ses larmes, je me sentais envahi d’une compassion voluptueuse faite de douleur et de pitié. Elle se plaignait toujours comme un enfant, toute à sa peine ; mais il y avait de la reconnaissance dans son étreinte, et dans la façon dont elle balbutiait mon nom, une adoration suppliante telle que j’en défaillais à la fois de sensualité et d’orgueil. J’ai su depuis que toute cette belle frénésie de sanglots et de larmes s’adressait à un autre, que je n’étais que le mannequin de sa douleur. Amusée d’une ressemblance, elle avait cédé en devenant ma maîtresse à une curiosité maladive, au désir de revivre avec un vague Sosie les minutes d’angoisse et de passion d’un passé irréparable. Depuis, j’ai eu l’explication de certains regards, de certains gestes ; depuis, j’ai connu le pourquoi des brusqueries et des caprices survenant tout à coup après d’indicibles heures de tendresse et presque d’extase, les yeux perdus dans le vague et les mains agrafées aux miennes comme si elle revoyait et voulait retenir en moi un fantôme prêt à lui échapper. Pendant les dix-huit mois qu’a duré notre liaison, j’ai toujours été pour elle un autre et ce qu’elle a aimé en moi, c’était un étranger. C’est lui, d’ailleurs, qui depuis l’a reprise et n’a eu qu’à paraître pour la reprendre. Dès qu’elle l’a eu revu, je n’ai plus eu de raison d’exister, cela est logique et mathématique comme l’amour qui est, au fond, une chose exacte et féroce ; mais grâce à cet autre, à ce rival anonyme qui a fait le désert dans ma vie, j’ai connu l’illusion de l’amour, que dis-je ! j’ai connu l’amour même, et ce sont de vraies larmes que j’ai bues sur ses lèvres, de la douleur vraie que j’ai tenue sur ma poitrine, c’est une âme enfin toute saignante et meurtrie dont j’ai savouré l’agonie et la résurrection amoureuse quand elle sanglotait si désespérément, le cœur contre mon cœur, dans cette petite auberge de la grande banlieue, par cette chaude et lumineuse nuit de juillet. Ah ! cette journée dans le parc de Villennes et cette nuit d’abandon et de larmes dans cette hôtellerie de canotiers ! »

Il s’était emparé de mes deux mains et les pétrissait à me faire mal, avec des yeux devenus tout pâles, des yeux aux prunelles coulées dans les coins des paupières demi-closes et mettant dans leurs fentes comme une lueur d’acier.

— « Si tu savais comme il faisait beau, cette nuit-là, et la magie du clair de lune sur les grands arbres ensommeillés du parc, les bouquets se tassant en grandes masses d’ombre sur un ciel d’une pureté de nacre avec, au loin, les luisances de la Seine serpentant dans les prés.

« Oh ! la bonne humidité qui montait des berges et sous nos fenêtres, comme la respiration même du parc, cette entêtante odeur de foin fauché ! L’avons-nous regardé longtemps, cette nuit là, tous les deux debout à la croisée ouverte, ce vieux parc de Villennes aux pelouses d’avoines si doucement clair-de-lunées ! Il n’y avait de vent (je m’en souviens comme si j’y étais encore) que dans le sommet bruissant d’un haut peuplier, un peuplier tout blanc, isolé et poussé, tel un cierge, devant le perron du château désert.

« Oh ! la caresse de ses bras nus et frais jetés autour de mon cou, l’éclat laiteux de son sourire souriant au travers de ses larmes et la soie molle de ses cheveux devenus couleur de lune dans l’ombre lumineuse de cette nuit d’été ! Je sentais toute la chaleur de son sang affluer sous mes lèvres et, toute frissonnante dans sa claire batiste, elle se serrait, se blottissait, s’appuyait contre moi de toute sa force, comme si elle eût voulu imprimer dans mon cœur l’éternel souvenir de ces heures heureuses ; et le fait est que cette nuit là, elle me l’a bien entrée au cœur, la menteuse… Jamais, vois-tu, je ne pourrais oublier. »

Je regardais Serge s’exalter ; une sorte de béatitude détendait et transfigurait ce visage tout à l’heure inquiet et crispé ; je commençais à voir clair dans l’espèce d’amour morbide qu’il avait voué à cette fille indigne ; sa psychologie (un bien gros mot dont je rends responsable Bourget) m’apparaissait enfin ; chez lui, comme chez certains êtres d’élite un peu las et trop affinés, la concupiscence était sœur de la pitié. S’il aimait la souffrance, c’était plus pour le contre-coup sensuel qu’il en éprouvait dans sa chair que pour lui venir en aide et la soulager : il s’était trahi en exaltant la nuit passionnée de Villennes, cette nuit faite de transports désespérés, de reconnaissantes étreintes et de baisers trempés de larmes dont il vantait avec des yeux amincis de luxure la saveur chaude et salée. J’avais enfin le secret de cette âme compatissante et férocement bonne : les tristesses, les sanglots, les regrets, les détresses de cœur, voilà l’atmosphère où se complaisait cette cruauté sensuelle et fine, si facilement apitoyée.

Cléopâtre buvait bien des perles. Pourquoi n’aurait-il pas bu, lui, le sang d’une âme ? Et des détails me revenant de la vie qu’il avait fait mener près de deux ans à sa maîtresse, la condamnant à des auditions de pièces tragiquement amoureuses et mélodramatiques, dont la pauvre fille revenait bouleversée avec des regards éperdus de suppliciée : le cher ami au courant de l’aventure de la malheureuse se plaisait à la faire revivre ses angoisses d’amour et les tortures de son passé.

Le cas, d’ailleurs, n’est pas isolé et l’espèce on est assez nombreuse de ces modernes saint Vincent-de-Paul du sentiment, toujours à la recherche d’âmes souffrantes, prêts à tous les dévouements pour les guérir et consoler. Cette passion de charité un peu effrayante n’est, au fond, qu’un sadisme délicat et pervers de raffiné épris de tortures et de larmes.

Oh ! ces amoureux des souffrants ; oh ! ces tendres apitoyés, quels dilettanti, au fond, et quels roués.

Je regardais Serge fixement, et mes yeux ayant enfin rencontré ses yeux, je le frappais au plat de l’épaule et lui chuchotais en souriant : « Buveur d’âmes. »