Buveurs d’âmes/L’homme aux têtes de cire

Bibliothèque-Charpentier (p. 123-133).

L’HOMME AUX TÊTES DE CIRE

À Henry Bauër.

Elle me poursuivait comme une obsession. C’était une figure de femme en vérité d’une étrange expression de mutisme avec ses yeux d’un bleu dur profondément enfoncés sous l’arcade sourcilière, son nez droit et, sous ses cheveux blonds ramenés en couettes près des tempes, son front barré d’obstination.

Ils la coiffaient ainsi d’un casque, ses cheveux d’un jaune brillant et lisse, et mettaient à sa nuque comme des plaques de métal ; mais de cette tête obstinément muette le grand charme, comme le vrai mystère, en était le sourire, un écarlate sourire aux lèvres renflées et sinueuses, comme scellées par je ne sais quel serment farouche, le sourire impérieux d’une âme qui se refuse, un sourire qui ne souriait pas.

Modelée en pleine cire, elle était d’une délicatesse de tons et de détails infinie et dans la pénombre de l’atelier, où je venais d’entrer sur les pas de Gormas, cette tête disait non, immobile sur son socle, presque surnaturelle par l’intensité de la bouche orgueilleuse et des yeux de lapis. Était-ce l’heure crépusculaire ? mais, dans l’équivoque décor du hall encombré] de bibelots, d’étoffes anciennes et de blanches nudités de statues que la nuit animait vaguement, un imperceptible froncement de narines dû sans doute à quelque jeu de lumière semblait accentuer encore son indomptable expression de défi.

Symphonica heroïca », la symphonie ! héroïque, me soufflait Gormas à l’oreille. Je m’étais approché près du socle, cherchant à déchiffrer les caractères bizarres qui y étaient inscrits.

« Oui, la symphonie héroïque de Beethoven, tout simplement, mais le curieux, c’est que la femme de cette tête existe, ce sourire qui ne veut pas et ce profil de walkure rodent, du soir au matin, par les rues d’Auteuil et vous l’y rencontrez journellement.

— Un modèle, hasardais-je intrigué.

— Non pas. Elle a consenti pour une fois à monter sur la table à modèle et cela n’a pas été sans mal, elle ne voulait pas devenir déesse, mais nous l’avons tant suppliée. Avouez qu’il eût été dommage qu’une pareille femme ne consentît pas à laisser évoquer une pareille vision. »

Les mains croisées derrière le dos, Gormas attachait comme moi sur la cire peinte deux yeux devenus lointains de rêve et d’admiration.

— Oui, cela réconcilie avec la vie, reprenait-il en poursuivant sa pensée, et cela console presque de l’ennui d’y marcher. On peut y rencontrer de semblables créatures, et encore les rencontre-t-on ? Non, car vous croiseriez Rayon-d’Aube dans la rue (c’est ainsi que nous l’appelons), que vous ne la reconnaîtriez pas. La meilleure preuve en est que vous l’avez déjà cent fois vue et qu’elle ne vous a pas frappé. Une jolie femme qui passe, c’est une nuit possible ou parfois impossible, à cinq ou vingt louis près, qu’on désire à vingt ans et qu’à notre âge, hélas ! on regarde avec un soupir de regrets et on la laisse aller ailleurs. On est si las, si revenu de loin, des autres et de soi-même : le cœur a peur. À quoi bon recommencer ? Il n’y a de vrai dans les femmes que l’idée qu’on s’en fait, nous chantons des romances à des poupées et, quand le chanteur a quelque chose dans le ventre, la poupée devient statue. Voyez cette cire, Rayon-d’Aube est une belle fille rose et blonde dont Paris a fait une entretenue, Ringel, lui, l’a rencontrée et en a tiré cette tête mystérieuse d’héroïsme et de refus.

— C’est donc Ringel qu’il faut remercier. » Et comme je demandais : « Quel est donc ce Ringel ? »

— Ringel, me répondait Gormas, un méconnu, un artiste très curieux qui vous intéressera et que je vous ferai connaître…

… Il habite à deux pas, avenue du Point-du-Jour. Venez me prendre un matin, je vous mènerai dans son atelier, mais laissez-moi le prévenir. C’est un garçon susceptible, ombrageux et un peu sauvage. Consigné à la porte du Champ de Mars, comme des Champs-Élysées, après y avoir obtenu jadis la médaille d’honneur, il se croit persécuté, victime d’une cabale ou tout au moins d’une injustice et ne laisse pas facilement franchir son seuil. D’ailleurs violent, un vrai tempérament d’aventurier, au physique un vrai condottiere de la Renaissance, il vous intéressera prodigieusement. Mais voici la nuit, permettez que j’allume. » — « Inutile », lui disais-je et je prenais congé.

Un hangar à la toiture vitrée au fond d’une petite cour fermée par une barrière à clairevoie : un anneau attaché à une corde met en branle une sonnette rouillée, un grand gars svelte et musclé dans un tricot bleu, qui le moule, entrebâille la porte du hangar. « Entrez ! nous crie-t-on.

C’est Ringel, et maintenant qu’assis dans son atelier peuplé de monumentales statues d’une blancheur crayeuse avec çà et là, posé sur des tablettes, le sourire inquiétant et figé de cires peintes, je regarde ce souple et long garçon à la carnation de blond hâlé, comme rissolée et recuite, s’activer autour d’une terre mouillée qu’il ébauche, avec des agilités de clown et des souplesses attentives de chat guetteur, je ne puis m’empêcher de contrôler dans ma mémoire toutes les histoires plus ou moins absurdes et folles qui m’ont été contées sur ce Ringel. La tête expressive et tenace, la bouche sardonique, sensuelle et jusqu’à la coloration du teint chaud plus sombre que la moustache d’un blond pâle, sont bien celles d’un homme d’aventures et d’audace, d’un de ces hardis compagnons, moitié Lorrains, moitié Allemands, que les Guise amenèrent à la Cour des Valois et qu’on est tout surpris de retrouver, dans les chroniques du temps, nonchalamment accoudés, une dague à la main, un bilboquet dans l’autre, sous les plafonds à caissons fleurdelisés du Louvre, le sourire aiguisé par la corruption de l’époque, dangereux affinés devenus Italiens dans les intrigues florentines d’un Henri III et d’une Catherine.

Presque vis-à-vis moi un plâtre, une grande figure de femme nue au sourire équivoque hanchait, à demi penchée vers un petit miroir qu’elle tenait à la main. Ses cheveux en ondes, traversés de fils de perles, étaient bien ceux d’une Mme de Sauve ou de quelqu’une de ces demoiselles d’honneur perverties et pervertissantes à la solde de madame Catherine pour fondre l’énergie et délier les serments des partisans du Béarnais ou du Lorrain ennemis du roi. Si la théorie des avatars est vraie, c’est dans quelque couloir tendu de tapisseries des châteaux de Blois ou d’Amboise que Ringel avait dû rencontrer jadis cette insidieuse et souriante créature. Elle sentait le piège, l’embûche et la luxure, et dans la nuit de la Saint-Barthélémy elle avait dû certainement, comme beaucoup de femmes d’alors, étreindre rageusement le meurtrier du jour dans le lit tiède encore du parpaillot de la veille, toute heureuse de retrouver le goût du sang de l’assassiné sur les lèvres de l’amant adoré de la minute présente. La Perversité, comme s’intitulait la statue ; et le souvenir me revenait du scandale qu’elle avait soulevé en 1878 au Salon, et des clameurs et des pudeurs ameutées autour de la chaude transparence de ses chairs, du poli de ses genoux et de la rose humidité de ses lèvres ; car la figure était de cire tout entière, et tout entière palpitait dans sa pose équivoque et charmeuse d’une telle vie, qu’elle énervait comme un danger tout en exaspérant le désir. La foule s’y était portée comme à une indécence, si bien qu’on s’en était ému en haut lieu, et ordre était venu d’avoir à ôter la statue scandaleuse, mais l’artiste ne l’entendait pas ainsi. Admis par le jury, il ne reconnaissait qu’au jury le droit de supprimer son œuvre, et, avec la violence d’un homme d’une autre époque, il avait deux nuits durant monté la garde, le revolver au poing, devant sa cire peinte, tel un chevalier des siècles héroïques au pied du donjon de sa dame, prêt à tout pour la protéger, et quand les commissionnaires dépêchés par l’autorité étaient venus pour enlever la statue, mon homme avait bravement engagé la lutte aux pieds de sa Perversité, qui, ébranlée et secouée de toutes parts, se brisait et s’effondrait sur son socle, symbole étrange d’une œuvre ne voulant pas survivre à l’affront infligé à son créateur.

Cette aventure à la Benvenuto Cellini lui ressemblait bien en effet et, plus je le regardais avec son profil hardi, son crâne tondu ras et sa nuque violente sous la lueur frisante de sa toison, mieux je me le représentais fièrement campé devant sa statue et, les bras croisés sur la poitrine, tenant tête à la foule et défiant les gens de toucher à son œuvre. Et pourquoi cette Perversité s’était-elle effondrée subitement ? Était-ce là un pur hasard, n’y avait-il pas en cet homme du magicien ?

Il avait dû rapporter de Florence ou tout au moins de cette cour des Valois où il avait vécu entre Mme Catherine et René le Florentin, dans une société adonnée tout entière à la science des philtres et des envoûtements, il avait dû, certes, en rapporter quelques secrets mystérieux d’art occulte et captivant ; car, au milieu des bustes de plâtre et des masques de glaise, elles vivaient étrangement, les deux têtes de cire où mon œil s’attardait maintenant : deux têtes de modèle arrangées dans le goût florentin avec la chevelure lourde et auréolant le front, comme d’un nimbe, des figures de la Renaissance. L’une, celle d’un garçon de vingt à vingt-cinq ans au profil brusque, aux lèvres épaisses et imberbes, les maxillaires développés, avec au menton le coup de pouce du modelage, rappelait vaguement le Laurent de Médicis des musées ; le hausse-col du reître, le bombement de la cuirasse et sur les boucles brunes les plaques d’acier du casque en complétaient l’agencement ; c’était une œuvre vigoureuse et hardie. L’autre, au contraire, tête de femme ou de jeune garçon, à la fois obstinée et endolorie avec ses lèvres d’un rose fané, la transparence de ses chairs un peu fiévreuses et la terreur de ses yeux fixes, vivait et souffrait d’une intense souffrance, et je ne sais quel charme cruel émanait de cette jeune tête épouvantée et muette.

La tête douloureuse, ardente et maladive
A dans le morne attrait de sa grâce native
Le charme d’une vierge et d’un garçon pervers.

Favori de prélat ou savante Ophélie,
Son énigme est souffrance, enivrement, folie
Et comme un philtre noir coule dans ses yeux verts.

Certes, ces yeux meurtris et cette pâleur en disaient long dans leur silence ; elle avait souffert dans sa chair et dans son âme. À quelles horribles voluptés l’avait-on initiée ? Mais une pitié vous prenait, relevée de je ne sais quelle curiosité malsaine, devant ces yeux d’enfant devenus des yeux de femme à force de fixer quelque atroce cauchemar. C’est dans le château des Tiffauges, dans la bauge de Gilles de Rais, que j’évoquais la sinistre aventure de cette tête coupable, et puis de mystérieuses histoires me revenaient sur les ciriers du moyen âge et la réprobation publique attachée à leur métier. Ne vivaient-ils pas dans des caves, dans un éternel clair-obscur propice aux enchantements et aux apparitions ? Leur art visionnaire (qui jamais plus qu’eux n’évoqua l’image réelle de la vie) était proche parent de celui des magiciens : les envoûtements se faisaient par les figures de cire, les procès de sorcellerie en sont pleins, et une légende me hantait entre toutes, celle du modeleur d’Anspach soutirant lentement l’âme et la vie de son modèle pour en animer sa cire peinte et, son chef-d’œuvre terminé, attendant la nuit close pour aller ensevelir un cadavre dans les fossés du rempart.

Ringel avait-il deviné ma pensée ? « La jolie tête, hein ? disait-il en me désignant la cire comme pétrie d’épouvante, c’est un petit Italien qui me l’a posée et les artistes d’aujourd’hui prétendent qu’il n’y a plus de modèles, ils ne savent pas voir. J’ai rencontré celui-là dans la rue, un soir de décembre, grelottant, hâve et mendiant presque. Il me prenait pour un agent et avait une peur…, c’est sa terreur que j’ai saisie, il était délicieux d’épouvante » — « Et qu’est-il devenu ? interrogeai-je un peu troublé.

— Bah ! est-ce qu’on sait ce qu’ils deviennent tous, quand ils posent trop jeunes et roulent, enfants, la misère à Paris ? Je crois qu’il est mort phtisique. » — « Vous en êtes certain ? » insistai-je. — « Oui, il est bien mort, le petit Antonio Monforti et à Beaujon, n’est-ce pas, Gormas ? » Et Gormas ayant fait signe que oui, j’entendis une voix qui me susurrait à l’oreille :

— « C’est cette cire-là qu’il faut avoir. »