Bulletin bibliographique - août 1849

Anonyme
Bulletin bibliographique - août 1849


Histoire de la Jeune Allemagne, études littéraires, par M. Saint-René Taillandier[1]. — L’histoire littéraire de l’Allemagne depuis Goethe se partage en deux périodes bien distinctes. Dans l’une, qui commence du vivant même de l’auteur de Faust et qui se prolonge jusqu’aux approches de 1830, l’Allemagne se recueille en elle-même, interroge son passé avec un mystique enthousiasme, et c’est parmi les naïfs chantres du moyen-âge que la poésie du XIXe siècle croit retrouver ses vrais ancêtres. Puis, à ce pieux élan, dont l’école souabe est la dernière expression, succède un mouvement non moins fougueux vers les plus vivantes réalités de notre époque. Ce difficile passage de la fantaisie au réalisme, comment s’est-il accompli ? et qu’a gagné l’Allemagne à cet échange si brusquement opéré de la poésie contemplative contre la poésie militante ? C’est ce qu’a examiné M. Saint-René Taillandier dans une suite d’études que les lecteurs de cette Revue n’ont pas oubliées. L’ensemble de ces études forme aujourd’hui tout un tableau précis et animé du mouvement littéraire de l’Allemagne depuis 1830. La petite phalange littéraire qui s’est appelée la jeune Allemagne, et dont M. Saint-René Taillandier s’est fait l’historien, représente en effet ce mouvement dans sa période la plus curieuse et la plus féconde. C’est, d’une part, le groupe des critiques, M. Gervinus, M. Gustave Kuhne, M. Wienbarg, prêchant tous la fusion de la littérature et de la politique, les uns avec le charme d’une vive éloquence, les autres avec l’autorité de l’étude et de la réflexion. À côté d’eux se placent les poètes, ceux-ci transformant, comme Herwegh et Freiligrath, l’ode et la ballade en armes de guerre ; ceux-là, comme M. Gutzkow, promenant du théâtre au roman, et jusqu’au pamphlet, une verve capricieuse et infatigable. M. Saint-René Taillandier n’omet, dans son Histoire de la Jeune Allemagne aucune des faces, aucun des incidens de la campagne littéraire qu’il a entrepris de raconter. Sans prétendre apprécier ici un livre sorti de cette Revue, nous dirons que la critique allemande a souvent rendu justice au sentiment de bienveillante impartialité, à la curiosité sympathique et pénétrante que M. Saint-René Taillandier porte dans ses études sur l’Allemagne. Un tel résultat nous dispense de beaucoup insister. Il est fort rare, on le sait, de satisfaire nos voisins d’outre-Rhin, même en faisant leur éloge.


Now and Then, par Samuel Warren[2]. — Ce furent d’heureux débuts que ceux de M. Warren. Publiée sans nom d’auteur, sa première œuvre eut tout d’abord un brillant succès en France comme en Angleterre, et bien des lecteurs sans doute, se souviennent encore de s’être attendris sur les pages des Mémoires d’un Médecin (Diary of a Physician). À proprement parler, l’ouvrage du jeune écrivain n’était point un roman, mais plutôt une suite de scènes, de simples tableaux plus pathétiques que dramatiques, et tout empreints du charme qui s’attache à ce qui coule de source. De fait, il y avait tant de naturel dans ces épisodes qu’ici du moins on ne douta guère de l’authenticité du médecin dont ils se donnaient pour les confidences anonymes. Et cependant M. Warren n’était pas un médecin, mais un avocat, et, qui plus est, un avocat fort au fait de la procédure anglaise, comme il sut du reste bientôt le prouver. Ten Thousand a year (Dix mille livres sterling de rente), qui suivit le Diary of a Physician, ne fit qu’ajouter à la réputation de son auteur. À l’instar des contes sur l’économie politique qui ont fait un nom à miss Martineau, on sait que, dans ces dernières années, un jeune légiste, M. Liardet, a publié à Londres un recueil de nouvelles judiciaires sous le titre de Tales of a barrister. Sans être précisément un roman de ce genre, nous voulons dire, sans être systématiquement composé en vue de développer ou de combattre certaines particularités du droit anglais, Ten Thousand a year ne nous offre pas moins une sorte de tableau daguerréotypé des études d’avoués et des cours de justice de la Grande-Bretagne. C’est l’histoire d’une noble famille réduite à la misère par les menées d’un trio de procureurs qui ont frauduleusement découvert un point attaquable dans ses titres de propriété, et qui se sont ingéniés à faire passer ses biens à un ex-commis en nouveautés, dans l’espoir d’exploiter plus tard leur protégé. Le procès d’où dépend le sort des Aubreys est, pour ainsi dire, disséqué à la loupe, et, en le suivant à travers toutes ses péripéties, le romancier a su faire de ses moindres incidens autant de moyens pour émouvoir ses lecteurs et mettre en lumière ses caractères. En composant son Ten Thousand a year, il est clair que M. Warren avait voulu produire une œuvre complexe, un roman de toutes pièces, et il y avait réussi. Ses nombreux personnages avaient tous des physionomies nettement dessinées, et les épisodes du drame étaient bien les résultats naturels du conflit de leurs passions et de leurs tendances. Sous un rapport peut-être, le succès des Mémoires d’un Médecin n’avait pas été tout-à-fait favorable au romancier. Dans ses Dix mille livres sterling de rente, on sentait davantage l’auteur qui écrivait pour le public, bien plus l’auteur qui se souvenait de la manière de Dickens ; en un mot, on s’apercevait que M. Warren avait quelque peu violenté ses instincts en s’imposant une fable aussi compliquée. Toutefois, l’émulation avait certainement doublé ses forces, et, si la forme de son œuvre n’était pas très originale, en tout cas, il avait révélé beaucoup plus d’étude et de puissance intellectuelle que dans ses premiers essais. Jusqu’ici même, Ten Thousand a year reste toujours le monument de M. Warren. Dans son dernier ouvrage, le romancier est franchement revenu à sa propre nature. Now and Then est plutôt un épanchement qu’une œuvre longuement combinée. Les incidens y sont simples comme dans le Diary of a Physician ; le livre tout entier n’est que l’exposition dramatique d’une seule idée, d’un seul sentiment plutôt. Quelques mots suffiront pour en indiquer la fable. Le jeune lord Alkmond, l’unique héritier du seigneur de Milverstoke, est assassiné, une nuit, dans le voisinage du château paternel, et les circonstances les plus accablantes concourent à désigner comme son meurtrier le fils d’un petit propriétaire des environs. Adam Ayliffe a beau protester de son innocence ; malgré le respect dont est entouré son vieux père, malgré l’excellente réputation dont il a joui lui-même jusque-là, il est jugé et condamné à mort. Cependant le vicaire de Milverstoke est convaincu que le crime n’a point été commis par lui. À force de démarches, il parvient à faire commuer sa peine, et, après vingt ans d’exil, le malheureux déporté voit enfin son innocence reconnue, car il était innocent. Un critique anglais avait attribué à M. Warren l’intention d’attaquer la peine de mort en faisant ressortir les erreurs auxquelles est exposée la justice humaine. Dans la préface de sa dernière édition, l’auteur de Now and Then se défend de tout parti pris de ce genre, et nous croyons qu’en effet rien n’était moins dans sa pensée. Son but véritable, c’était de nous peindre la résignation du vieil Ayliffe courbant respectueusement la tête sous la volonté du ciel ; c’était de nous montrer le digne pasteur amenant peu à peu le condamné lui-même à accepter son sort sans murmure, à monter innocent sur l’échafaud sans douter de la justice inscrutable de Dieu, même à son égard ; c’était enfin de placer en regard de ces humbles croyans, de ces raisons soumises, le caractère noble, mais hautain, de lord Milverstoke, caressant obstinément sa haine contre le meurtrier supposé de son fils ; ame aigrie, cœur révolté, vaincu cependant à la fin par la foi, et arrivant, lui aussi, à s’humilier devant la Providence. Les intentions de l’écrivain sont assez clairement résumées dans son titre : Now and Then, c’est-à-dire maintenant et plus tard. Maintenant, nous ne voyons qu’à travers un verre obscurci, suivant l’expression de l’Écriture ; plus tard, nous verrons à œil nu. Maintenant, notre raison reste confondue devant toute souffrance et tout désordre qui s’écartent de l’idée qu’elle se fait de la justice, du but de la création, de ce qui devrait être ; mais l’inexplicable d’ici-bas s’expliquera plus tard. Plus tard, nous comprendrons comment ce qui était en contradiction avec notre idéal avait un rôle providentiel à accomplir pour contribuer à réaliser l’idéal de Dieu. Telle est la pensée de M. Warren. Assurément, nul ne s’étonnera qu’elle ait pu servir de texte à un romancier, car la raison conduit, comme la foi, à une semblable philosophie ; mais, ce qu’il serait difficile de s’expliquer sans connaître le public auquel s’adressait l’auteur anglais, ce sont les développemens tout mystiques qu’il donne à son idée. Chaque scène est comme une minutieuse étude de l’état religieux des ames de ses personnages, et souvent le récit s’attarde dans une paraphrase du dogme. Toutefois, la sincérité respire à chaque page du romancier, et donne à ses peintures un charme particulier qui ne peut guère manquer de gagner la sympathie.


— L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a tenu sa séance annuelle le 17 de ce mois, sous la présidence de M. Magnin. Plusieurs lectures y ont été faites ; mais l’honneur de cette séance revient tout entier à M. Naudet. L’honorable académicien a lu sur le Prêt à intérêt chez les Romains un mémoire non-seulement excellent comme érudition et comme science, mais encore plein d’à-propos. Les traits contre les théories financières du socialisme y abondent, et surtout contre la théorie du crédit gratuit et réciproque. Il est curieux de retrouver, sous la république romaine, les fameuses théories de M. Proudhon sur la gratuité du crédit et des services, dans les lois émanées de l’initiative des tribuns du peuple. On voit que l’espèce n’a pas changé. Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en mettant sous leurs yeux ces pages où l’érudition s’est dévouée autant qu’il était en elle au service et à la défense de la société.

Dans l’histoire du prêt à intérêt chez les Romains, l’époque de la succession de l’empire à la république marque le passage de l’état de guerre au régime d’ordre et de paix entre les débiteurs et les créanciers. Jusque-là du conflit de leurs prétentions exorbitantes, cupidité impitoyable d’une part, ingratitude frauduleuse de l’autre, ici des hommes d’argent rançonnant à merci les nécessiteux, là des emprunteurs ne songeant qu’à secouer la contrainte des obligations solennellement consenties, il ne pouvait résulter qu’injustice et que violence : et le désespoir de cette situation, c’est que le mal venait de la source même où l’on aurait dû puiser le remède, je veux dire le pouvoir judiciaire, troublé, compromis, fourvoyé par un conflit toujours imminent entre le droit et l’équité, entre la jurisprudence d’usage et la jurisprudence de légalité.

Trop prompts à subir individuellement les conditions les plus dures dans les transactions privées, les emprunteurs devenaient tyranniques, intraitables, quand ils étaient assemblés en comices pour faire des plébiscites contre les gens qui prêtaient, et, de réforme en réforme, d’améliorations en améliorations, on en vint un jour à l’interdiction absolue du trafic de l’argent, sous la sanction d’une répression plus sévère que pour le vol. On oubliait de décréter en même temps qu’il n’y aurait plus personne désormais qui eût besoin d’emprunter, où qu’il y aurait toujours des prêteurs désintéressés. Ce fut l’an 414 de Rome que le tribun Genucius fit cette merveille.

Mais, comme toutes les lois excessives, contraires à la nature des choses et aux nécessités sociales, la loi Genucia souffrit sans cesse des infractions la plupart du temps impunies. Quelques jeunes édiles, pour se signaler eux-mêmes, autant et plus peut-être que pour défendre un principe de droit, accusèrent plusieurs fois au tribunal du peuple et firent condamner à de grosses amendes des capitalistes pris en contravention. Cependant la loi, sans être formellement abrogée, avait fini par tomber dans un profond oubli, lorsque, après plus d’un siècle de sommeil, elle causa en se réveillant une sanglante tragédie.

L’an 665, des débiteurs qui ne voulaient pas payer, poursuivis par des créanciers trop pressans, se retournèrent contre eux en s’armant de l’ancien plébiscite. Le préteur de la ville, Sempronius Asellio, ne savait auquel entendre, et ne voulait mécontenter personne. Comme les malheureux honnêtes gens sans caractère, qui flottent entre deux partis, au lieu de prendre cette ferme assiette par laquelle on se maintient égal entre tous avec indépendance, et l’on maintient les autres avec soi dans l’équilibre du droit et de la raison, il permit d’intenter des procès, tantôt selon la coutume qui tolérait l’intérêt de l’argent prêté, tantôt selon la loi qui le prohibait. Les créanciers l’égorgèrent au milieu de la place publique, pendant une cérémonie religieuse.

Désormais les magistrats se le tinrent pour dit, et il n’y en eut plus un seul assez osé pour s’élever à l’encontre de gens qui avaient en main de si forts argumens. Les choses reprirent leur cours ordinaire : silence d’une législation surannée, acquiescement de la juridiction au commerce de l’argent, le fait continuant à prévaloir, et la loi restant suspendue en l’air comme une menace.

Un sénatus-consulte de l’an 701 vint compliquer encore des circonstances si embarrassées, en permettant l’intérêt de 12 pour 100, quoiqu’un sénatus-consulte n’eût point la vertu d’abolir un plébiscite.

Il ne faut pas croire que ce taux énorme fût la règle usuelle des contrats ; il y aurait eu trop de gens ruinés en peu de temps. De fait, la proportion de l’abondance des capitaux avec les besoins de la place restait modératrice de l’usure. Ainsi l’on avait vu, Cicéron nous l’apprend, le prix de l’argent monter soudain de 4 à 8 pour 100 à l’approche d’une élection. C’est qu’en de pareilles occasions l’argent était fort recherché. Les suffrages ne se donnaient pas pour rien, et il y avait un si grand nombre d’électeurs à persuader !

Quatre ans après le sénatus-consulte, César entrait à Rome par l’effet d’une révolution populaire, et la révolution populaire le faisait dictateur.

Les tempêtes du Forum et les guerres civiles avaient grandement dérangé les affaires privées, comme celles de l’état. Il régnait un malaise profond dans Rome et dans l’Italie. Des milliers de voix, celles qui se faisaient entendre le plus haut en ce moment, n’avaient qu’un cri, l’abolition des dettes, en d’autres termes, l’autorisation de faire banqueroute.

Le dictateur essaya de composer ; il ordonna de faire l’estimation des biens fonds selon la valeur qu’ils avaient eue avant la guerre, et les créanciers les recevraient à ce prix, en retranchant au préalable de la totalité de chaque dette les sommes payées ou promises à titre d’intérêts depuis des années ; le quart de la créance y périssait. C’était faire revivre l’ancien plébiscite contre le prêt lucratif, moins la peine qui assimilait l’usurier au voleur.

On a jugé diversement cet acte dictatorial. Quelques-uns l’ont regardé comme une sage conciliation dans un procès épineux et terrible. D’autres l’ont blâmé comme une mesure arbitraire, tyrannique, rétroactive, par conséquent dangereuse. Annuler des transactions souscrites de part et d’autre volontairement, conformément soit aux lois en vigueur, soit à la jurisprudence reçue, imposer de force des conditions différentes, qu’on n’avait pas dû prévoir, qu’on n’a pas en la liberté de refuser ou d’accepter, c’est le moindre mal de la rétroactivité. Elle peut avoir quelquefois de très bonnes intentions, mais elle blesse tout le monde, ceux mêmes qu’elle veut soulager ; elle sacrifie l’avenir au présent.

Il est évident que César ne légiférait point de sa pleine et libre volonté. Sa toute-puissance obéissait aux nécessités du principe d’où elle était sortie. Née de la violence, elle était violente. Une invasion militaire avait poussé le vainqueur dans Rome à la suite d’une réaction tribunitienne. Il chassait devant lui l’élève de Sylla, et il venait succéder à Marius. La multitude dominait.

Il fallait contenter ses anciens et ses nouveaux amis, dévoués à sa fortune, au moins autant qu’à lui-même. Il força les portes du trésor public, et il secourut les débiteurs aux dépens des créanciers.

Ce sont des hommes pour qui d’ordinaire on se sent très peu de sympathie que les trafiquans d’argent ; mais il serait bon aussi, non pas par considération pour eux, mais dans l’intérêt de tout le monde, qu’on ne fût pas trop disposé, en représailles de leurs duretés et de leurs méchantes ruses, à les dépouiller arbitrairement. Il y aurait moins de mal encore à les laisser détenteurs de biens injustement acquis qu’à répandre l’opinion que ceux qui tiennent le commandement peuvent, un beau jour, se donner le droit d’enlever aux gens ce qu’ils possèdent, sous prétexte de redresser leurs torts.

À Rome en particulier, les débiteurs n’étaient pas tous, il s’en fallait bien, de malheureux propriétaires, cultivateurs ou artisans, ruinés par des accidens imprévus, par des crises commerciales. C’étaient, pour la plupart, des oisifs, qui, après avoir mangé leur patrimoine, ou à bout de fainéantise intrigante, achetaient sans payer, ou empruntaient pour dépenser. On rencontrait à tous les degrés de la société romaine des hommes de plaisir, dont la première et la dernière ressource était l’emprunt, l’emprunt dévorant, parce que l’usure croissait pour eux en raison de leur discrédit, et qu’il n’y avait point d’usure qui effrayât l’urgence de leurs besoins et la fureur de leurs passions. Eussent-ils d’ailleurs été plus dignes de pitié, jamais gouvernement ne fit renaître la prospérité en dépouillant les uns pour donner aux autres et en mettant à néant les contrats.

Le pouvoir qui fait la loi dispensera bien les débiteurs de leurs obligations, mais ce qu’il ne saurait faire, c’est que la foi du commerce n’ait pas été violée, et que le crédit ne s’en trouble et n’en souffre, et la fortune publique avec lui. Les maladies du crédit ne se traitent pas par des moyens violens. Il est facile de le tuer, impossible de le contraindre. C’est une nature délicate et farouche, timide autant qu’aventureuse, qui meurt d’une atteinte, d’une alarme ; et ensuite, pour qu’il renaisse, il faut des miracles de patience et d’habileté, et les gens qui font des miracles sont si rares ! presque autant que ceux qui en promettent sont communs.

Les abus de pouvoir engendrent toujours après eux d’autres abus ; c’est une propagation fatale. Après l’édit de César, on se plaignit que les riches cachaient leur argent. César fuit obligé de faire encore défense d’avoir chez soi plus de soixante mille sesterces (environ onze mille francs) en or ou en argent. À peine le nouvel édit eut-il paru, qu’on poussa au Forum des cris de joie, et, au milieu de ces cris, on demanda des récompenses pour les esclaves qui dénonceraient leurs maîtres. Les gouvernans qui se mêlent d’accommoder les affaires privées devraient toujours bien considérer, outre l’application immédiate, les effets ultérieurs de leurs ordonnances sur les mœurs publiques.

On aurait pu croire que l’expérience de César serait la dernière réminiscence des plébiscites contre le prêt à intérêt. Tibère, qui n’affectait pas autant que lui la popularité, renouvela néanmoins sa loi pour les arrangemens entre les créanciers et les débiteurs. Il s’ensuivit une confusion énorme, une effroyable multiplication de débats et de plaintes.

Cependant Auguste lui avait donné un tout autre exemple ; mais son génie l’avait porté tout d’abord à préférer la rigueur tranchante du dictateur, sans être pressé par les mêmes nécessités. Toutefois il avait une remarquable intelligence des affaires, quand ses soupçons et ses vengeances ne troublaient pas sa politique, et il ne tarda pas à comprendre qu’il y avait profit à être humain et libéral. De même que son père adoptif, il ouvrit une banque de prêt sans intérêt, au capital de cent millions de sesterces (environ dix-huit millions de francs) ; dix-huit mois de crédit, si l’on hypothécait une valeur double en immeubles. L’argent reparut avec la confiance, et en même temps la facilité du commerce et de la vie.

Il est vrai que ces princes trouvaient de merveilleuses ressources pour se montrer généreux. Les dépouilles du monde leur appartenaient, et ils n’avaient pas à compter avec les contribuables.

La législation des Césars, répudiant l’antique préjugé des plébiscites, reconnut l’indispensable besoin des transactions d’intérêts pour la société civile, et par conséquent leur légitimité. Tout l’échafaudage usé des prohibitions et des pénalités s’écroula. Seulement nous avons peine à comprendre aujourd’hui comment la sagesse des jurisconsultes, qui éclairait les constitutions impériales, consacra par ses décisions l’usure de 12 pour 100, cette centésime[3] sanglante, comme l’appelaient les historiens et les philosophes. Nous l’avons déjà dit, ce n’était pas la règle proposée pour l’usage, mais comme une limite extrême, qu’on ne pourrait atteindre que bien rarement, qu’on ne dépassait point sans encourir une déchéance de tout le loyer de son argent. Il n’arrivait au magistrat d’ordonner le paiement de cet intérêt que par une condamnation contre les dépositaires ou les gérans infidèles des deniers publics ou particuliers, obligés de restituer.

Les Antonins et Alexandre Sévère, plus charitables qu’Auguste et que son successeur, prêtèrent sans gages aux pauvres à 4 pour 100, le plus faible intérêt qu’on eût coutume d’exiger, ajoute l’historien. Ce mont-de-piété des empereurs avait un établissement plus précaire et moins constant, mais aussi beaucoup moins cher que les monts-de-piété de nos jours.

Il y avait ainsi un maximum légal et un minimum de fait, et, entre ces deux extrémités, l’intérêt moyen, le plus ordinairement stipulé, celui que Pline appelle honnête, et que Perse le satirique trouve modéré, 5 ou 6 pour 100. En cela, comme en beaucoup d’autres parties de l’administration, il y avait une infinie variété de tarifs selon les pays. C’était une maxime de tolérance du gouvernement impérial de respecter, dans la vie intérieure, les coutumes particulières des nations diverses réunies sous son obéissance.

Une chose qui mérite aussi d’être remarquée, le revenu des capitaux ne dépassait point ou que de très peu le produit des terres. Les écrits des agronomes de l’antiquité, ainsi qu’une foule de contrats pour des biens engagés, ne laissent aucun doute sur ce point. D’où venait une telle différence avec les temps modernes ? Chez les Romains, moins d’entreprises de commerce, et l’industrie presque entièrement aux mains des esclaves.

Le christianisme, qui faisait tant de changemens et de si grands dans les mœurs et dans les lois romaines, ne parvint pas à en déraciner l’antique centésime pendant plus d’un siècle encore après le premier empereur chrétien, et Théodose-le-jeune l’admettait dans son code, avec le décret qui avait réglé à 50 pour 100 l’intérêt du prêt en nature dans les campagnes. Le paysan qui empruntait deux boisseaux de blé pour ensemencer son champ devait en rendre trois. Ainsi l’avait ordonné Constantin.

C’est par Justinien que s’opéra la vraie réforme chrétienne. Il fit sa loi pour tout l’empire, et supprima les coutumes locales qui pouvaient en contrarier l’universelle application. Cette loi établit une échelle de prix différens pour l’argent prêté d’après les rangs et les états des prêteurs, qu’elle distribue en trois catégories, et la mesure des profits licites croît en raison inverse de la dignité des personnes. Les grands et les nobles ne pourront pas exiger plus de 4 pour 100 ; les négocians et gens de métiers pourront élever leurs prétentions jusqu’à 8 ; il n’est accordé que 6 aux particuliers non commerçans ; on ne doit pas exiger plus de 5 lorsqu’on prête aux paysans. Justinien croyait favoriser beaucoup les petits agriculteurs. Comment ne voyait-il pas que, s’il n’y avait pas assez de piété dans les cœurs pour conseiller le prêt à bon marché, sa loi fermait la bourse des prêteurs endurcis ?

Ce système, si nouveau par son unité et par sa domination exclusive, sanctionnait d’ailleurs plusieurs idées qui n’étaient pas tout-à-fait nouvelles. Déjà l’empereur Alexandre-Sévère avait contredit l’opinion romaine qui fondait les prérogatives de la hiérarchie sociale sur la fortune. Il avait voulu que l’argent profitât moins en proportion des grandeurs de ceux qui le plaçaient, et il défendit aux sénateurs de prêter à intérêt, ne leur laissant que la faculté de recevoir un présent de reconnaissance. Pourtant il se ravisa dans la suite, et leur permit de prendre 6 pour 100 d’intérêt ; plus de présens. On peut croire que les sénateurs avaient fait contracter aux indigens des habitudes de munificence excessive.

Justinien, en multipliant et resserrant les liens de l’usure, diminuait la peine des délits. Les menaces d’amendes du quadruple et de marques d’infamie en certains cas disparurent de la législation du prêt, et les délinquans n’eurent plus à craindre que la perte de la somme prêtée.

Je ne pousserai pas plus loin cet aperçu des constitutions impériales sur cette matière. Désormais la loi romaine va cesser, la loi ecclésiastique régnera sans partage. Et alors, en suivant un chemin différent, avec des intentions plus pures, on revient au même point où les choses étaient dans l’ancienne république savoir : la proscription absolue du prêt à intérêt, et toujours, par une conséquence inévitable et diamétralement opposée au dessein du législateur, un redoublement d’astuces et d’avarice inexorable de la part des usuriers, et de misère pour les pauvres emprunteurs. La charité chrétienne malentendue faisait, à dix siècles d’intervalle, ce qu’avait fait la philanthropie démagogique. Ainsi roule perpétuellement l’espèce humaine dans un cercle d’illusions. Souvent ce qu’on prend pour un progrès n’est que le retour à une vieille erreur qui a changé de signalement.

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V. de Mars.
  1. Un vol. in-8o, chez A. Franck, 67, rue Richelieu.
  2. Un vol. in-8o, troisième édition. W. Blackwood, Edinburgh.
  3. La centième partie du capital, 1 pour 100 par mois ; les échéances des intérêts étaient mensuelles, soit au kalendes, soit aux ides.