soixantaine de volumes, dont les uns sont d’excellentes éditions rectifiées et annotées d’ouvrages déjà connus, tels une les histoires et les chroniques de Grégoire de Tours, d’Éginhard, de Guillaume de Nangis, de Richer, etc. ; les autres, des documens publiés pour la première fois. Sagement éclectique dans ses investigations, la Société de l’Histoire de France, fidèle à son titre, ne s’enferme point dans les sujets d’archéologie ou de pure érudition ; elle les embrasse, mais en les dépassant, et elle s’attache surtout de préférence à ce qu’on pourrait appeler la partie humaine et vivante. Partie de l’époque mérovingienne avec Grégoire de Tours, elle est arrivée, avec l’avocat Barbier, aux jansénistes, aux convulsionnaires et aux traitans, après nous avoir fait connaître dans ses moindres détails, grâce aux recherches de M. Quicherat, le procès et le martyre de Jeanne d’Arc, et plus tard les mazarinades et l’Hôtel-de-Ville de Paris sous la Fronde. Tout récemment encore, elle vient d’ajouter à cette collection si variée deux volumes relatifs au règne de Louis XIV ; ces volumes contiennent les souvenirs de Daniel de Cosnac, archevêque d’Aix, et forment un curieux appendice à ces mémoires autobiographiques qui sont sans contredit l’une des branches les plus importantes et les plus originales de la littérature du XVIIe siècle.

Les Mémoires de l’archevêque d’Aix ont été édités avec beaucoup de soin et une connaissance très exacte de l’époque à laquelle ils se rattachent par l’un des membres de sa famille. M. le comte Jules de Cosnac. Le premier volume s’ouvre par une notice de l’éditeur, notice qui se distingue par une grande impartialité, et dans laquelle sont résumés, à côté des faits purement biographiques, les événemens auxquels l’archevêque a été mêle comme acteur ou comme spectateur. Né en 1630, dans le Limousin, d’une famille qui avait donné dans le XIVe siècle un cardinal à l’église, Daniel de Cosnac entra de bonne heure dans les ordres et fut placé auprès du prince de Conti en qualité de premier gentilhomme de la chambre, il le suivit à Bordeaux, et resta dans cette ville aussi longtemps que le prince y séjourna lui-même, avec la duchesse de. Longueville et la princesse de Condé, pour surveiller et diriger, dans les provinces du midi, les affaires de la fronde, pendant que Condé combattait en Flandre à la tête des Espagnols. La paix ayant été conclue en 1653 entre les frondeurs et les généraux de l’armée royale, Cosnac se retira avec son protecteur au château de La Grange, près Pézénas, et ce fut là qu’il reçut, en 1654, le brevet d’évêque de Valence ; mais au XVIIe siècle, les évêchés n’obligeaient point toujours à la résidence, et le nouveau prélat, qui savait s’avantager, ainsi que le dit Saint-Simon, acheta la charge de premier aumônier de Monsieur, Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV. Il y avait, on le voit, dans la conduite de l’évêque de Valence un certain fonds d’ambition mondaine qu’il ne tarda point, du reste, à expier par des tracas de toute espèce. Forcé de vendre sa charge, il se retira dans son diocèse, pour s’y livrer exclusivement à ses fonctions épiscopales ; mais un arrêt d’exil le relégua bientôt à l’île Jourdain, en Languedoc. Cet exil finit en 1673 ; il revint alors à Valence, fit partie en 1682 et 1688 des assemblées générales du clergé, et fut promu en 1687 à l’archevêché d’Aix. Il mourut dans cette ville le 18 janvier 1708, après cinquante-quatre ans d’épiscopat.

Daniel de Cosnac, mêlé jeune aux troubles de la fronde et lié avec des personnages importans, fut en position, sinon de bien juger les événemens, du moins de les étudier de près. Comme la plupart des hommes, il commença par l’ambition pour finir par le désenchantement, et de la sorte sa vie se partagea en deux périodes distinctes, l’une mondaine et même un peu turbulente parfois, l’autre sévère et absorbée par les devoirs de l’épiscopat. Il en résulte qu’il touche par ses souvenirs aux choses les plus opposées, à Molière, à Mme Henriette d’Angleterre, à la révocation de l’édit de Nantes, au siège de Bordeaux par le duc de Vendôme, et à la réforme des couvens du diocèse d’Aix. L’anecdote qui concerne Molière rectifie quelques erreurs relatives aux premières années de la carrière dramatique de ce grand écrivain, alors qu’il n’était encore que directeur d’une troupe ambulante. Dans un ordre de faits tout différent, les détails qui se rapportent à la mort de Mme Henriette d’Angleterre complètent la relation écrite par un chanoine de Saint-Cloud, M. Feuillet, qui assista la princesse dans ses derniers momens. Les pages consacrées par Daniel de Cosnac au récit de cette mort si éloquemment pleurée par Bossuet, et dont le mystère ne sera jamais éclairci, ces papes, disons-nous, sont très touchantes. Le 29 juin 1670, à cinq heures du soir, Madame fut saisie de douleurs atroces. Elle comprit, par la violence du mal, le danger de sa situation, et son premier soin fut de demander le crucifix sur lequel la reine, sa belle-mère, avait rendu le dernier soupir. Elle y attacha ses lèvres, et bientôt, mêlant ses prières et ses larmes, elle exprima en termes simples et pleins d’onction ses regrets de n’avoir pas mis en Dieu seul toute sa confiance. Le roi vint la visiter, mais il avait le cœur si serré qu’il put à peine lui adresser quelques mots. — Ah ! monsieur, dit-elle, ne pleurez pas, vous m’attendririez. Vous perdez une fort bonne servante. — À onze heures du soir, M. Feuillet lui administra les secours de la religion. « Il lui parla, dit l’auteur des Mémoires, avec beaucoup de force, l’exhortant à s’humilier sous la puissante main de Dieu, qui allait anéantir toute cette trompeuse grandeur. — Vous n’êtes, lui disait-il, qu’une misérable pécheresse, qu’un vaisseau de terre qui va tomber et qui se cassera en pièces. — Monsieur, pendant ce temps, avait fait prévenir Bossuet. — Madame, l’espérance ! dit le prélat en entrant dans la chambre. — Je l’ai tout entière, répondit-elle, je suis soumise à Dieu. » Bossuet se prosterna pour prier, et ne cessa de consoler et d’exhorter la princesse jusqu’au moment où sa main glacée laissa tomber le crucifix. « Ainsi, dit l’auteur des Mémoires, ainsi mourut à l’âge de vingt-six ans, qu’elle avait accompli depuis quelques jours, cette princesse plus grande par son esprit et par son cœur que par sa naissance, sans avoir jamais témoigné dans une telle surprise aucun trouble, aucune faiblesse, non plus qu’aucune ostentation. Tout ce qu’elle disait venait naturellement et sans effort, et on ressentait en la voyant et en l’écoutant que c’était son cœur qui parlait. Toute la France, qui la regretta au dernier point, fut édifiée de sa piété et étonnée de la grandeur et de la fermeté de son courage. »

La partie des Mémoires de Cosnac relative aux rigueurs exercées contre les protestans après la révocation de l’édit de Nantes présente quelques détails nouveaux. En ne prenant les choses que du point de vue politique, on se demande comment un gouvernement qui avait donné tant de preuves d’habileté a pu commettre de pareilles fautes, rappeler sur le champ de bataille des hommes soumis et désarmés depuis longtemps, appauvrir le pays de bras et d’argent, soulever des haines implacables, pour la simple satisfaction d’arracher de force ou à prix d’argent des conversions qui, obtenues par de pareils moyens, ne pouvaient pas être sincères ; ce n’était pas seulement de la cruauté, c’était de la folie ; et à la façon dont en parle Daniel de Cosnac, il est facile de voir qu’il était loin d’approuver ce prosélytisme violent. Il convient que s’il y eut des conversions nombreuses dans son diocèse, la crainte des dragons y contribua beaucoup plus que ses propres efforts, et, dans tous les cas, il se montra fort accommodant. Quelque suspectes que lui parussent les abjurations, il se hâtait de les recevoir, et, par cette tolérance, il eut le bonheur de sauver la vie à plus de deux mille personnes. Du reste, il faut rendre cette justice aux membres du clergé français, qu’ils montrèrent au milieu de toutes ces persécutions beaucoup moins d’animosité que les fonctionnaires laïques, la plupart de ces derniers ayant presque toujours exagéré la rigueur de leurs ordres en même temps qu’ils trompaient le roi par de faux rapports.

Comme tous les hommes qui dans le grand siècle de notre littérature ont tenu la plume sans faire métier d’écrire, l’archevêque d’Aix a le style ferme et net, la phrase de pleine venue, le mot vif et pénétrant ; il excelle à tracer le portrait, sans doute avec moins de verve et d’éclat que Saint-Simon, — car ce grand peintre n’a point de rival dans notre langue. — mais avec plus de vérité peut-être, parce qu’il a moins de préjugés, moins de passion, et qu’il sait, par une longue pratique des affaires, qu’en fait de vertus publiques ou privées il ne faut demander aux hommes que ce qu’ils peuvent donner. Ce qu’il dit, entre autres, du prince de Conti, du chevalier de Lorraine, d’Henriette d’Angleterre, d’Anne et de Marie-Thérèse d’Autriche, de Mazarin, de Monsieur, mérite d’être recueilli par l’histoire.

À la suite des souvenirs autobiographiques de l’archevêque d’Aix, on trouve comme appendice des pièces détachées qui forment la seconde partie du deuxième volume ; ce sont des lettres, des factums, des harangues prononcées soit dans les assemblées du clergé de France, soit dans les réunions des états de Provence. On remarquera dans le nombre le discours sur les limites du pouvoir des papes. L’orateur y développe, avec une vivacité singulière, les théories suivantes, à savoir, 1° que les rois ne doivent reconnaître que Dieu seul comme ayant autorité sur leur temporel ; 2° que la connaissance et la domination des affaires de ce monde ayant été défendues aux apôtres, les papes, qui sont apostoliques, ne doivent pas s’en mêler ; 3° que le concile est supérieur au pape. Pour appuyer cette doctrine, Cosnac invoque tous les grands noms du catholicisme français, saint Bernard, Hugues de Paris, Richard de Saint-Victor, et nous pensons, pour notre part, qu’il est facile d’en établir la constante filiation à travers notre histoire. Au XVIIe siècle, le clergé était unanime sur ce point ; mais de nos jours une réaction très vive s’est opérée dans certains esprits, et dans ce débat, aussi bien que dans les persécutions qui ont suivi la révocation de l’édit de Nantes, ce sont les laïques qui se sont montrés les plus excessifs et les plus ardens. Les pragmatiques, la déclaration de 1682, le concordat qui les confirme et les couronne, ne sont, aux yeux de ces défenseurs attardés des théories de Grégoire VII sur la suprématie universelle du saint-siège, que des hérésies mitigées. Aussi la publication des Mémoires de Cosnac a-t-elle donné lieu à une prise l’armes de l’opinion ultra-catholique. Un journal qui s’en est fait l’organe a frémi en voyant se dresser devant lui le fantôme du gallicanisme dans la personne d’un membre de l’assemblée de 1682, et aussitôt, pour ruiner la doctrine, il s’est mis à attaquer l’homme qui la défendit si vivement dans cette assemblée célèbre. Lorsqu’il s’agit d’un évêque contre lequel, malgré quelques ambitions mondaines, ses contemporains n’ont jamais élevé le moindre reproche, il faut du moins, avant d’en venir aux accusations, vérifier les faits, et c’est précisément ce qu’on a oublié de faire. Ainsi l’on reproche à Daniel de Cosnac de s’être attaché à madame d’Angleterre uniquement pour s’avancer dans les faveurs du roi, et il se trouve précisément qu’à l’époque où le prélat appartint, comme on le disait au XVIIe siècle, à cette princesse, elle expiait, par une disgrâce complète, le désir trop vivement manifesté de faire prendre au duc d’Orléans, son époux, une attitude digne de son rang. On reproche encore à Daniel de Cosnac, après sa promotion à l’archevêché d’Aix, d’avoir administré son diocèse sans être préconisé, et on insinue que ce fait constitue une véritable prévarication ; or, il se trouve que l’archevêque d’Aix fut préconisé en 1693. S’il prit possession de son siège avant que les formalités de la préconisation fussent remplies, il agit en cela comme tous les évêques promus à la même époque, qui tous administraient leurs diocèses, en attendant que les difficultés qui existaient entre la cour de Rome et le gouvernement français fussent aplanies. Ceci posé, nous ferons encore remarquer que ceux qui présentent ce fait comme une prévarication mettent en cause la cour de Rome elle-même, puisqu’ils lui reprochent implicitement d’avoir reconnu des prélats indignes, et nous ajouterons que si l’on s’est trompé sur les détails, on a également fait fausse route en ce qui touche la principale question, car si l’on s’était donné la peine d’étudier le gallicanisme du XVIIe siècle, on aurait vu que cette doctrine, présentée comme un corollaire rationaliste de l’hérésie et une négation de la suprématie religieuse du souverain pontife, n’est en réalité à cette date qu’une simple question de politique internationale. Quelque peu fondées que soient les attaques dont nous venons de parler, elles ont eu cependant un certain écho ; mais nous ne doutons pas que les lecteurs sérieux qui s’occuperont des Mémoires de Cosnac, au lieu d’y voir un sujet de scandale, n’y trouvent qu’un document historique intéressant, écrit avec une sincérité parfaite par un homme qui a tenu dignement sa place dans l’épiscopat. Nous ne doutons pas non plus que, malgré la censure du parti ultra-catholique, ils ne sachent gré à M. le comte Jules de Cosnac d’avoir mis en lumière, en l’éclairant de notes savantes et impartiales, un manuscrit qui ne peut manquer d’intéresser les amis de notre histoire nationale, sans compromettre le moins du monde le clergé du XVIIe siècle.


CHARLES LOUANDRE.

HOMES OF AMERICAN AUTHORS[1]. - Ce brillant volume contient des notices sur dix-sept auteurs célèbres des États-Unis, la description de leurs demeures et des paysages au sein desquels ils vivent. Un volume, qui paraîtra prochainement, complétera cette Intéressante série de biographies descriptives. Des gravures d’après des dessins esquissés sur les lieux mêmes, à deux ou trois exceptions près, reproduisent les charmantes demeures des auteurs américains, avec les sites et les paysages environnans. Les portraits des écrivains sont malheureusement trop peu nombreux, et nous faisons des vœux pour qu’au volume suivant ou à une seconde édition de cet ouvrage, le portrait de chaque auteur accompagne sa biographie. Puisqu’on nous montre les palais et les ermitages, qu’on nous montre donc en même temps les grands seigneurs et les solitaires qui les habitent. Une collection de portraits compléterait l’intérêt du livre et en ferait un des documens les plus précieux qu’on pût se procurer à l’avenir pour l’histoire littéraire contemporaine de l’Amérique,. Ceux que contient ce volume nous font vivement regretter qu’ils ne soient pas plus nombreux. La dignité calme de M. Everett, la physionomie charmante et heureuse de M. Washington Irving, vraie physionomie de dilettante, où respire la volupté intellectuelle, le désir d’admirer ; la figure un peu sombre, triste, presque mystérieuse de M. Hawthorne, expliquent parfaitement la nature du tatent de ces écrivains. Les demeures des écrivains américains sont réellement des plus agréables, et méritaient bien d’être reproduites à côté des portraits de leurs propriétaires. Ces demeures, à l’exception d’une ou deux, de celle de M. Irving, qui a un caractère oriental où se révèle bien l’admirateur de l’Alhambra et de l’Espagne, et de celle de Fenimore Cooper, qui a un faux air de bâtisse romaine, ont toutes le même caractère, une élégance et un bon goût rustique : on dirait les demeures de héros d’idylles, ou, mieux encore, de fermiers lettrés et artistes. Les notices, rédigées par des écrivains célèbres eux-mêmes, parmi lesquels nous citerons MM. Curtis, Bryant, Rufus Griswold, amis et collègues des auteurs dont ils nous entretiennent, sont faites avec talent et contiennent des détails intéressans et quelquefois précieux. C’est un livre qu’il y aura lieu de rappeler plus d’une fois, quand on parlera de la littérature de l’Amérique ; bornons-nous pour aujourd’hui à féliciter les auteurs américains d’être si bien logés.


E. MONTEGUT.


V. DE MARS.


  1. Un vol. in-8o ; New-York, George Putnam, 1853.