LES POETES FRANCISCAINS EN ITALIE AU XVIIIe SIECLE, par A.-F. Ozanam[1]

Ce petit livre, dit l’auteur, n’est point un livre de science. — M. Ozanam, à qui sa santé n’a que trop rendu nécessaires les séjours en Italie, en avait rapporté plusieurs documens inédits qui intéressaient l’histoire des temps barbares. « Avec ces épis il avait, ce sont ses paroles, cueilli quelques fleurs de poésie, comme le liseron mêlé au blé mûr. » Ces fleurs, c’étaient des chants religieux composés par d’humbles disciples de saint François ; leur pieux admirateur s’est plu à les assortir autour des naïfs récits qui forment la légende du saint, et portent le nom de fioretti, petites fleurs, de saint François ; il nous donne encore les fioretti eux-mêmes, choisis et mis en français par une main, dit-il, plus délicate que la sienne, et qu’il a été heureux de trouver si près de lui.

Je me souviens que, voyageant en Sicile avec quelques amis, nous fîmes rencontre d’un capucin qui, à nos marteaux, nous jugeant plus grands géologues que nous n’étions, offrit de nous mener voir une excavation faite près de son couvent, et dans laquelle, avec la vive intelligence de leur pays, ces bons pères avaient remarqué la différence des couches de terrain Si des coquilles fossiles dont elles étaient remplîtes. En arrivant au couvent, nous fûmes charmés de voir les colonnes du cloître entourées de jasmins en fleur. Cette décoration élégante et parfumée, chez des capucins, nous surprit un peu. On éprouve une surprise agréable du même genre en lisant les Poètes Franciscains de M. Ozanam : on ne s’attendait pas à trouver chez des moines cette fleur et ce parfum de poésie ; mais il faut dire aussi que l’auteur a encadré avec beaucoup de goût et, je lui en demande bien pardon, beaucoup de savoir, les cantiques de ces moines dans un aperçu de l’art chrétien et de la poésie chrétienne en Italie au moyen âge. Il les suit l’un et l’autre depuis les peintures des catacombes et les deux cents vers latins qui accompagnent les mosaïques le Saint-Marc, où ils forment comme un poème mural à côté de la décoration monumentale de l’édifice, jusqu’aux œuvres fraternelles de Giotto et de Dante, sur son chemin, il rencontre les poésies de ses chers franciscains animées du souffle qui, après avoir inspiré les peintres ignorés des catacombes, les auteurs des vers un peu barbares du dôme de Saint-Marc, est venu se répandre dans les fresques d’Assise et les chants de la Divine Comédie.

Il n’y a pas lieu de s’étonner que la poésie ait visité l’humble cellule des franciscains : elle va partout où il y a de l’enthousiasme. Or l’enthousiasme religieux le plus vrai respire dans le Cantique du Soleil, quand saint François, emporté par une extase qui embrasse sympathiquement tous les êtres, un peu à la manière des poêles indiens, s’écrie :

« Loué soit Dieu, mon Seigneur, à cause de toutes les créatures et singulièrement pour notre frère messire le soleil qui nous donne le jour et la lumière.

« Loué soyez-vous, o mon Seigneur, pour notre sœur la lune et les étoiles ; vous les avez formées dans les deux claires et belles.

« Loué soyez-vous, ô mon Dieu, pour mon frère le vent, pour l’air et les nuages, et la sérénité et tous les temps, quels qu’ils soient.

« Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre sieur l’eau, qui est très utile, humble et chaste.

« Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre frère le feu ; par lui, vous illuminez la nuit : il est beau et agréable à voir, indomptable et fort. »

Mais ce que n’auraient point trouvé les poètes indiens, c’est ce qui suit : « Loué soyez-vous, mon Seigneur, à cause de ceux qui pardonnent pour l’amour de vous. »

Ce chant était connu ; mais M. Ozanam a eu le mérite de découvrir deux poèmes d’un franciscain nommé Jacomino, l’un sur l’enfer, l’autre, sur le paradis. On y trouve, certaines analogies avec les conceptions de Dante que M. Ozanam relève et qui viennent s’ajouter à toutes celles que lui-même a signalées dans son savant et ingénieux travail sur les sources poétiques de la Divine Comédie. La veine grotesque, effleurée par Dante ne fait pas défaut chez son obscur devancier, mais on y rencontre aussi des données dont le grand poète eût, ce semble, pu tirer parti ; telle est cette scène vraiment terrible : « Le fils rencontre le père. — Père, dit le fils, que le Seigneur qui porte couronne au ciel te maudisse dans ton corps, et dans ton âme, car tant que je fus au monde, tu ne me châtias point ; mais tu m’encourageas dans le mal, et je me rappelle encore comment tu me poursuivais, le bâton au poing, si je manquais de tromper le voisin ou l’ami de la maison. — Le père lui répond : Fils maudit, c’est pour t’avoir voulu trop de bien que je me vois en ce lieu ; pour toi, j’ai abandonné Dieu, m’enrichissant d’usure et de rapines. Nuit et jour j’endurais de grandes peines pour acquérir les châteaux, les tours et les palais, les coteaux et les plaines, les bois et les vignes, afin que tu fusses plus à l’aise. Mon beau doux fils, que le ciel te maudisse ! Car je ne me souvenais pas des pauvres de Dieu qui mouraient de faim et de soif dans les rues. — Les deux réprouvés se précipitent l’un sur l’autre comme pour se donner la mort, et s’ils pouvaient en venir aux dents, ils se rongeraient le cœur dans la poitrine. »

Le poète le plus extraordinaire de la famille séraphique et populaire de saint François, c’est le frère Jacopone de Todi. Celui-ci, sorti de l’université de Bologne ; jurisconsulte renommé, riche, heureux de tous les biens du monde, ayant perdu par une catastrophe soudaine sa jeune femme, qu’il adorait, renonça subitement aux joies et aux gloires du siècle, et se mit à parcourir les rues, couvert de méchans baillons, poursuivi par les enfans qui l’appelaient Jacques l’insensé. Il commence par prêcher la multitude, accompagnant d’actions grotesques ses paroles véhémentes. Puis le fou devient poète ; il chante sa folie, qui est celle de la croix. « Je prétendais, dit-il comme Faust, savoir la métaphysique et la théologie, » et de même il renonce à rien savoir ; mais l’ignorance, qu’il accepte, le fait mystique au lieu de le faire sceptique. Le pauvre moine du XIIIe siècle exprime à sa manière l’abandon et le mépris de la science humaine, ce coup de désespoir du génie de Pascal, de Pascal qui, lui aussi, a été appelé fou, non par les enfans de Todi, mais par les philosophes français du XVIIIe siècle, et dont le vigoureux esprit a du moins touché à une véritable hallucination. Du reste, fra Jacopone n’était point un Pascal, il était plutôt un Bridaine dans ses prédications étranges et, dans ses effusions mystiques, un précurseur de saint Jean de la Croix et de sainte Thérèse ; malade aussi de l’amour divin, il s’écriait : « Je pleure, parce que l’amour n’est pas aimé. » Comme plusieurs autres mystiques et ici encore analogue, de bien loin sans doute, à Pascal, Jacopone s’abandonne avec ardeur à cette sévérité d’un zèle sincère qui ne craint point de frapper l’église pour la corriger, et ne mesure pas ses coups. Dans la querelle du rigorisme et du relâchement qui partagea de son temps l’ordre des franciscains, Jacopone embrassa passionnément le parti des frères spirituels, dont l’ascétisme représentait alors ce qui fut depuis l’austérité janséniste. On sait jusqu’où Port-Royal porta la hardiesse et la résistance. Dans sa fougue évangélique, Jacopone parla en tribun à la chaire de saint Pierre, pour la prémunir contre les corruptions ou même les lui reprocher. Il disait à Célestin V : « Défie-toi des bénéficiers allâmes de prébendes, leur soif est telle qu’aucun breuvage ne l’éteint ; — garde-toi des concussionnaires… si tu ne sais t’en défendre, tu chanteras un triste chant. »

Lorsque Boniface VIII eut succédé à Célestin, Jacopone s’écriait : « O pape Boniface, tu as joué beaucoup au jeu de ce monde ; je ne pense pas que tu en sortes content : comme la salamandre vit dans le feu, ainsi dans le scandale tu trouves ta joie et ton plaisir ! Tu tournes ta langue contre toute règle religieuse et tu profères le blasphème au mépris de toute loi. » M. Ozanam, qui condamne ce langage, montre ensuite Jacopone mis au cachot par Boniface, s’écriant avec une tendresse de cœur singulière au milieu de tant d’emportemens : « Frappe tant qu’il te plaira, je m’assure de vaincre à force d’aimer, » demandant seulement au pontife insulté non d’adoucir sa punition corporelle, mais de lever l’excommunication dont il l’a frappé, et terminant ses jours agités au milieu des plus ardentes effusions de l’amour divin.

Quand M. Ozanam parle de saint François, comme Beato Angelico, il s’est agenouillé avant de peindre ; mais il juge fra Jacopone avec l’indépendance que son sujet comporte. Je citerai cette remarquable appréciation : « Nous aurions voulu tirer de l’ombre la figure de ce poète, qui se détache si bien de la foule, qu’il faut aller chercher sous des haillons et dans un cachot ; de ce poète tout brûlant d’amour de Dieu et de passions politiques, humble et téméraire, savant et capricieux, capable de tous les ravissemens quand il contemple, de tous les emportemens quand il châtie, et lorsqu’il écrit pour le peuple, descendant à des trivialités incroyables, au milieu desquelles il trouve tout à coup le sublime et la grâce… » Le jugement qui suit sur le XIIIe siècle me semble aussi fort remarquable : « Époque plus douée d’inspiration que de mesure, plus prompte à concevoir de grandes pensées que persévérante à les soutenir, qui commença tant de monumens et en acheva si peu, qui poussa si vigoureusement la réforme chrétienne et qui laissa subsister tant de désordres, capable de tout, en un mot, hormis de cette médiocrité sans gloire dont se contentent volontiers les siècles faibles. »

On pourrait multiplier les citations, elles montreraient que dans le cadre restreint que M. Ozanam a choisi, il a fait preuve des qualités solides qu’il a déployées, soit dans des compositions plus étendues, soit, dans sa chaire, où l’on ne s’accoutume pas à ne plus l’entendre, et surtout de cette alliance de la science et de l’enthousiasme qui distingue à un si haut degré sa parole et ses écrits.


J.-J. AMPÈRE.


V. DE MARS.


  1. Paris, Jacques Lecoffre, et Cie, rue du Vieux Colombier.