parmi nous par les beaux vers de Voltaire, est devenu l’emblème de l’héroïsme chrétien et chevaleresque. En 1164, la Palestine vit accourir pour visiter et défendre les saints lieux des guerriers de l’Anjou, ayant à leur tête Hugues le Brun, qui emmenait avec lui ses deux fils, Geoffroy et Guy de Lusignan. On sait comment Guy, par son mariage avec Sibylle, fille du roi Amaury et comtesse de Jaffa, obtint la couronne de Jérusalem, et comment, après un an environ de règne, il fut détrôné par Saladin, qui prit la cité sainte en 1187. Vers cette époque, un prime grec de la maison de Comnène, Kyr Isaac, s’était emparé de Chypre qu’il gouvernait sous le titre d’empereur.

Le roi d’Angleterre Richard-Cœur-de-Lion, se rendant en Palestine (1191) à la tête de sa flotte, voulut aborder dans cette île, au port de Limassol ; mais « li Grifon (les Grecs) qui gardoient la marine, dit un vieux chroniqueur, lor défendirent lo descendre. » Après quelques pourparlers, les Anglais et les Grecs en vinrent aux mains, et ceux-ci, n’ayant pu résister au premier choc, se débandèrent et s’enfuirent dans les montagnes. Kyr Isaac fut pris et chargé de chaînes d’argent. Richard, resté maître de Chypre, la vendit aux chevaliers du Temple, au prix de 100,000 besans sarasinas, qui correspondent à peu près, suivant les calculs de M. de Maslatrie, à 9,600,000 fr. de notre monnaie actuelle. 40,000 besans furent payés comptant. Les templiers, embarrassés de leur nouvelle possession, la cédèrent à Guy de Lusignan, qui les remboursa de leurs avances, et s’engagea à acquitter, sur les revenus de l’île, les 60,000 besans qui restaient dus. Ce prince fut la tige des souverains d’origine française qui régnèrent à Chypre jusqu’au moment où Catherine Cornaro, femme du dernier de ces souverains, Jacques III, se vit forcée d’abdiquer, en 1489 ? en faveur des Vénitiens. Ceux-ci se maintinrent à Chypre jusqu’en 1598, époque où ils en forent dépouillés par les Turcs.

La période de l’histoire de cette île pendant laquelle elle fut soumise à la dynastie des Lusignan, et qui embrasse un intervalle de trois siècles, n’avait point encore été étudiée et était fort peu connue, lorsqu’en 1841 l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en fit le sujet de l’un de ses prix annuels. Le très remarquable mémoire que présenta au concours M. de Maslatrie fut couronné. Encouragé par le suffrage de cette illustre et savante compagnie, l’auteur, avant de livrer son travail à la publicité, voulut lui donner de nouveaux et plus amples développement. Dix années ont été consacrées par lui à des recherches poursuivies avec une activité et une persévérance infatigables, non-seulement en France, dans nos grands dépôts publics, mais à Chypre même et dans les archives de tous les pays d’Europe avec lesquels les Lusignans furent en rapport. Dès la fin du XIIIe siècle, lorsque les dernières places de la côte de Syrie eurent été enlevées aux chrétiens par les sultans d’Égypte, toute la politique, toutes les préoccupations des princes cypriotes et de leurs sujets se tournèrent vers le commerce. Ces vues les conduisirent à conclure des alliances tour à tour avec Venise, Gênes et les autres républiques italiennes, avec l’Aragon, Rhodes et l’Arménie, avec les Arabes d’Égypte et les Turcs de l’Asie Mineure. Les villes italiennes surtout, dont les navires ne cessèrent de sillonner la Méditerranée pendant tout le moyen âge, eurent des communications très étroites et très fréquentes avec Chypre, et tout porte à croire qu’elles avaient dû en conserver de nombreux et précieux souvenirs.

M. de Maslatrie a fouillé à plusieurs reprises dans les archives des Frari à Venise, dans celles de la cour à Turin ; à Gênes, dans les archives de la Banque de Saint-George, cessionnaire de la Mahoue, compagnie formée dès le XIVe siècle pour le commerce avec Chypre. À Rome, la traduction italienne du texte grec, qui n’a pas été retrouvé, de la chronique de Strambaldi ; à Venise, la chronique italienne dite de François Amadi ; à Londres, au British Muséum, la chronique grecque de George Bustron et celle de Florio Bustron ; à Paris, les poésies de Guillaume de Machault, le Songe du vieux Pèlerin de Philippe de Maizières, chancelier de Chypre, que possède la Bibliothèque impériale, ainsi que les cartons des archives de l’empire, ait fourni à l’auteur de quoi reconstituer d’une manière complète le tableau du régime politique et administratif de la société cypriote et la narration des faits qui s’accomplirent dans son sein sous la domination de la maison de Lusignan. Ces documens, choisis et transcrits avec soin, et éclaircis par une suite de notes où une érudition sobre en général laisse apercevoir néanmoins les vastes recherches qu’elle a coûtées, ont été répartis en deux volumes, dont le premier vient de paraître. Plusieurs de ces notes offrent un attrait assez piquant de curiosité. Pour en donner une idée, je citerai une de celles qui nous font connaître les immenses richesses que le commerce faisait affluer dans les villes italiennes au moyen âge. À Florence, il existait deux compagnies, les Peruzzi et les Baldi, qui étaient en relations d’affaires avec la plupart des contrées de l’Europe, surtout avec la France, la Flandre, le Brabant et l’Angleterre, et aussi avec les royaumes de Chypre et d’Arménie. Ces négocians qui s’étaient faits les banquiers d’Edouard III dans sa guerre contre Philippe de Valois, n’ayant pu être à temps remboursés de leurs avances, faillirent en 1337 et laissèrent une dette qui s’éleva, pour les deux maisons réunies, à 1,365,000 florins d’or, représentant aujourd’hui près de 99 millions, la valeur d’un royaume ! dit tristement l’historien Villani, chez qui l’on peut voir la perturbation qu’occasionna cette catastrophe dans les affaires de Florence. Le troisième volume de M. de Maslatrie comprendra une série de mémoires sur la géographie historique ou physique de Chypre, les tribunaux et cours de justice, la hiérarchie des grands officiers de la couronne, L’organisation ecclésiastique, la condition des personnes, l’état des terres et des impositions publiques, la généalogie de la famille royale des Lusignans et celle des principales familles du royaume, d’origine française, grecque, arménienne, vénitienne, génoise et catalane, etc. Enfin le quatrième volume sera consacré au récit des évènemens dont l’île fut le théâtre pendant la période des Lusignans, et résumera tous les faits contenus dans les documens et les mémoires. Ce quatrième, volume, qui est en réalité le premier de l’ouvrage, ne viendra qu’en dernier lieu dans l’ordre de publication. L’auteur a judicieusement pensé que dans une matière neuve, et pour ainsi dire inconnue, comme celle qui forme l’objet de sa publication, il fallait avant tout donner les pièces justificatives et assurer ainsi le sol sur lequel doit reposer l’édifice qu’on a entrepris d’élever.

ED. DULAURIER.


V. DE MARS