à elle. Le séducteur apprend qu’il lui reste encore des chances, et, appelant à son aide une parente à lui dont les talens pour l’intrigue paraissent être de premier ordre, il parvient à compromettre Mildred, toujours innocente, et à élever ainsi de nouvelles barrières entre elle et son époux. Malgré tous les artifices dont il use pour la détourner de son devoir, la jeune femme lui échappe mais cela ne suffit pas pour rétablir une parfaite harmonie dans le ménage qu’il a voulu troubler. Lord Alresford a de bonnes raisons pour se méfier de sa femme. Celle-ci en a de beaucoup moins bonnes, mais de suffisantes cependant, pour croire lord Alresford épris d’une jeune et charmante pupille dont il a dirigé l’éducation. De là nouveaux malentendus, nouvelles difficultés, nouvelles, bouderies, nouvelles piques, et la réconciliation finale n’arrive qu’aux dernières pages du troisième volume, à ces pages qu’il suffirait, disions-nous, de traduire pour résumer le roman.

Simple Histoire est le prototype des romans de ce genre. Helen, de miss Edgeworth, appartient encore à la même famille, famille étiolée à mesure que les générations se succèdent, et qui ne saurait offrir à la curiosité du lecteur, — si facile qu’elle puisse être à exciter, à satisfaire, — qu’une pâle série de types toujours affaiblis, de personnages toujours moins nets, moins caractérisés moins distincts. Nier cependant qu’on puisse trouver dans le nouveau roman dont nous parlons quelques portraits finement exécutés, quelques observations bien faites, quelques dialogues spirituels, serait une fort grande injustice. Tout cela s’y rencontre, et en outre une peinture assez exacte de la vie de comté, telle que la mènent les riches propriétaires, voisinant de châteaux à châteaux. Les mœurs y sont bien étudiées, le ton général des causeries est reproduit dans toutes ses nuances, depuis le papotage du boudoir jusqu’aux caquets de salon ; mais il faut convenir que, somme toute, on achète un peu cher la très exacte et très minutieuse connaissance que l’on peut acquérir, en lisant Pique, de ce qui se passe derrière les portes, closes, les rideaux épaissis, les blends abaissés qui protègent les mystères d’un intérieur aristocratique.

Ouvrir un livre pareil à celui-ci, c’est mettre le pied dans un salon, c’est se condamner à ne voir que parures brillantes, fleurs épanouies aux parfums artificiels, sourires apprêtés, physionomies composées, lèvres en cœur, yeux en coulisse ; — la vérité s’y farde, la nature s’y déguise, les passions ne s’y montrent qu’à la dérobée, encore n’y ont-elles pas leur libre allure : on les dirait chaussées à la chinoise, tant elles se tiennent mal sur leurs pieds comprimés. Cette dernière comparaison nous remet en mémoire les romans qu’on nous a rapportés, en bien petit nombre, du Céleste Empire : Iu-kao-li, Blanche et Bleue, la Femme accomplie, etc. Il y a plus de rapports qu’on ne saurait l’imaginer entre ces fictions et celles qui nous arrivent des hautes régions britanniques. C’est le même respect des convenances, la même attention scrupuleuse aux menus détails de la vie, le même vernis de civilité décorant les actes bons ou mauvais, la même importance apportée par des êtres également oisifs à toutes les variations de leur humeur, à tous les caprices de leur imagination, à toutes les infirmités de leur intelligence, sans cesse préoccupée de microscopiques intérêts. Et cependant, au premier coup d’œil, quelle différence entre les deux races ! quel abîme entre les deux civilisations : l’une, immobile, figée, rebelle à tout progrès, enfouie dans le néant de son érudition subtile et : surannée ; l’autre, au contraire, pleine de sève et d’activité, réalisant par les hardiesses de l’exécution les hardiesses de la pensée, les témérités calculées de la science au vol d’aigle ! Mais quoi, n’existe-t-il donc de rapports entre les Chinois et les Anglais que le style de leurs romans, les formes de leur littérature élégante ? Ne trouve-t-on pas dans la race chinoise les aptitudes industrielles et mercantiles de la race anglo-saxonne ? Les Anglais n’ont-ils pas en revanche quelques traits du caractère chinois, le formalisme, le culte de la routine, la tendance hiérarchique, l’esprit de caste, l’idolâtrie du souverain, et, sous des formes graves, un très vif penchant à la perpétuelle satisfaction des appétits physiques. Il ne faut donc s’étonner qu’à moitié de voir, dans les romans des deux peuples, s’exprimer à peu près de même la femme du mandarin lettré et celle du très honorable pair. L’humanité, qu’on retrouve partout assez identique, se modifie de même sous des influences et dans des circonstances analogues. Si donc vous admettez que la vie de ces deux femmes se compose, à peu de chose près, des mêmes élémens, que toutes deux doivent placer en première ligne les soins de leur parure, puis les relations de société, puis, toujours en descendant l’échelle de proportion, les intérêts de cœur, fort mêlés et compliqués de considérations d’amour-propre ; si leur temps, à l’une et à l’autre, se consume en visites, en longs bavardages, en médisances, en petites luttes de vanité ; si toutes deux, dès l’enfance, ont été tenues, pour ainsi dire, en serre chaude, acquérant, aux dépens de leur développement naturel, une grace factice, une élégance de convention ; si les soins excessifs dont elles ont été l’objet les ont habituées à se considérer comme un centre d’adoration, à s’adorer elle-mêmes, à diviniser leur fantaisie, à lui donner le pas sur les conseils de la raison et du bon sens, — comment voulez-vous qu’elles ne se ressemblent point ? Revenons à notre sujet. Pique n’est certes pas un roman de premier ordre, et, le dégageât-on des longueurs qui l’encombrent, il n’offrirait encore qu’une lecture facile, sans intérêt très puissant ; mais n’est-ce rien que cela ? et ne peut-on savoir gré à l’auteur de trois volumes, lorsqu’on y trouve, de ci de là, cent cinquante à deux cents pages écrites avec un charme incontestable ? C’est au public de résoudre la question que nous venons de poser.


Forgues.