Bug-Jargal/éd. 1876/54

Bug-Jargal (1826)
Hetzel (p. 78-79).

LIV

Pressé d’arriver à ce rendez-vous et de savoir par quel merveilleux bonheur mon sauveur m’avait été ramené si à propos, je me disposai à sortir de l’effrayante caverne. Cependant de nouveaux dangers m’y étaient réservés. À l’instant où je me dirigeai vers la galerie souterraine, un obstacle imprévu m’en barra tout à coup l’entrée. C’était encore Habibrah. Le rancuneux obi n’avait pas suivi les nègres comme je l’avais cru ; il s’était caché derrière un pilier de roches, attendant un moment plus propice pour sa vengeance. Ce moment était venu. Le nain se montra subitement et rit. J’étais seul, désarmé ; un poignard, le même qui lui tenait lieu de crucifix, brillait dans sa main. À sa vue, je reculai involontairement.

« Ha ! ha ! maldicho ! tu croyais donc m’échapper ! mais le fou est moins fou que toi. Je te tiens, et cette fois je ne te ferai pas attendre. Ton ami Bug-Jargal ne t’attendra pas non plus en vain. Tu iras au rendez-vous dans la vallée, mais c’est le flot de ce torrent qui se chargera de t’y conduire. »

En parlant ainsi, il se précipita sur moi le poignard levé.

« Monstre ! lui dis-je en reculant sur la plate-forme, tout à l’heure tu n’étais qu’un bourreau, maintenant tu es un assassin !

— Je me venge ! » répondit-il en grinçant des dents.

En ce moment, j’étais sur le bord du précipice ; il fondit brusquement sur moi, afin de m’y pousser d’un coup de poignard. J’esquivai le choc. Le pied lui manqua sur cette mousse glissante, dont les rochers humides sont en quelque sorte enduits : il roula sur la pente arrondie par les flots. « Mille démons ! » s’écria-t-il en rugissant : il était tombé dans l’abîme…

Je vous ai dit qu’une racine du vieil arbre sortait d’entre les fentes du granit, un peu au-dessous du bord. Le nain la rencontra dans sa chute, sa jupe chamarrée s’embarrassa dans les nœuds de la souche, et, saisissant ce dernier appui, il s’y cramponna avec une énergie extraordinaire. Son bonnet aigu se détacha de sa tête ; il fallut lâcher son poignard, et cette arme d’assassin et la gorra sonnante du bouffon disparurent ensemble en se heurtant dans les profondeurs de la cataracte.

Habibrah, suspendu sur l’horrible gouffre, essaya d’abord de remonter sur la plate-forme : mais ses petits bras ne pouvaient atteindre jusqu’à l’arête de l’escarpement, et ses ongles s’usaient en efforts impuissants pour entamer la surface visqueuse du roc qui surplombait dans le ténébreux abîme. Il hurlait de rage.

La moindre secousse de ma part eût suffi pour le précipiter ; mais c’eût été une lâcheté, et je n’y songeai pas un moment. Cette modération le frappa. Remerciant le ciel du salut qu’il m’envoyait d’une manière si inespérée, je me décidais à l’abandonner à son sort, et j’allais sortir de la salle souterraine, quand j’entendis tout à coup la voix du nain sortir de l’abîme, suppliante et douloureuse.

« Maître ! criait-il, maître ! ne vous en allez pas, de grâce ! au nom du bon Giu, ne laissez pas mourir, impénitente et coupable, une créature humaine que vous pouvez sauver, Hélas !… les forces me manquent, la branche glisse et plie dans mes mains, le poids de mon corps m’entraîne, je vais la lâcher ou elle va se rompre… Hélas ! maître ! l’effroyable gouffre tourbillonne au-dessous de moi ! Nombre santo de Dios ! n’aurez-vous aucune pitié pour votre pauvre bouffon ? Il est bien criminel ; mais ne lui prouverez-vous pas que les blancs valent mieux que les mulâtres, les maîtres que les esclaves ? »

Je m’étais rapproché du précipice presque ému, et la terne lumière qui descendait de la crevasse me montrait sur le visage repoussant du nain une expression que je ne lui connaissais pas encore, celle de la prière et de la détresse.

Señor Léopold, continua-t-il, encouragé par le mouvement de pitié qui m’était échappé, serait-il vrai qu’un être humain vit son semblable dans une position aussi horrible, pût le secourir, et ne le fit pas ? Hélas ! tendez-moi la main, maître. Il ne faudrait qu’un peu d’aide pour me sauver. Ce qui est tout pour moi est si peu de chose pour vous ! Tirez-moi à vous, de grâce ! Ma reconnaissance égalera mes crimes… »

Je l’interrompis.

« Malheureux ! ne rappelle pas ce souvenir !

— C’est pour le détester, maître ! reprit-il. Ah ! soyez plus généreux que moi ! Ô ciel ! ô ciel ! je faiblis ! je tombe !… Ay desdichado ! La main ! votre main ! tendez-moi la main ! au nom de la mère qui vous a porté. »

Je ne saurais vous dire à quel point était lamentable cet accent de terreur et de souffrance ! J’oubliai tout. Ce n’était plus un ennemi, un traître, un assassin, c’était un malheureux qu’un léger effort de ma part pouvait arracher à une mort affreuse. Il m’implorait si pitoyablement ! Toute parole, tout reproche eût été inutile et ridicule ; le besoin d’aide paraissait urgent. Je me baissai, et, m’agenouillant le long du bord, l’une de mes mains appuyée sur le tronc de l’arbre dont la racine soutenait l’infortuné Habibrah, je lui tendis l’autre… Dès qu’elle fut à sa portée, il la saisit de ses deux mains avec une force prodigieuse, et, loin de se prêter au mouvement d’ascension que je voulais lui donner, je le sentis qui cherchait à m’entraîner avec lui dans l’abîme. Si le tronc de l’arbre ne m’eût pas prêté un aussi solide appui, j’aurais été infailliblement arraché du bord par la secousse violente et inattendue que me donna le misérable.

« Scélérat ! m’écriai-je, que fais-tu ?

— Je me venge, répondit-il avec un rire éclatant et infernal. Ah ! je te tiens enfin ! Imbécile ! tu t’es livré toi-même ! Je te tiens ! Tu étais sauvé, j’étais perdu ; et c’est toi qui rentres volontairement dans la gueule du caïman, parce qu’elle a gémi après avoir rugi ! Me voilà consolé, puisque ma mort est une vengeance ! Tu es pris au piège, amigo ! et j’aurai un compagnon humain chez les poissons du lac.

— Ah ! traître ! dis-je en me roidissant, voilà comme tu me récompenses d’avoir voulu te tirer du péril !

— Oui, reprenait-il, je sais que j’aurais pu me sauver avec toi, mais j’aime mieux que tu périsses avec moi. J’aime mieux ta mort que ma vie ! Viens ! »

En même temps, ses deux mains bronzées et calleuses se crispaient sur la mienne avec des efforts inouïs ; ses yeux flamboyaient, sa bouche écumait ; ses forces, dont il déplorait si douloureusement l’abandon un moment auparavant, lui étaient revenues, exaltées par la rage et la vengeance ; ses pieds s’appuyaient ainsi que deux leviers aux parois perpendiculaires du rocher, et il bondissait comme un tigre sur la racine, qui, mêlée à ses vêtements, le soutenait malgré lui ; car il eût voulu la briser afin de peser de tout son poids sur moi et de m’entraîner plus vite. Il interrompait quelquefois, pour la mordre avec fureur, le rire épouvantable que m’offrait son monstrueux visage. On eût dit l’horrible démon de cette caverne cherchant à attirer une proie dans son palais d’abîmes et de ténèbres.

Un de mes genoux s’était heureusement arrêté dans une anfractuosité du rocher ; mon bras s’était en quelque sorte noué à l’arbre qui m’appuyait ; et je luttais contre les efforts du nain avec toute l’énergie que le sentiment de la conservation peut donner dans un semblable moment. De temps en temps, je soulevais péniblement ma poitrine, et j’appelais de toutes mes forces : Bug-Jargal ! Mais le fracas de la cascade et l’éloignement me laissaient bien peu d’espoir qu’il pût entendre une voix.

Cependant le nain, qui ne s’était pas attendu à tant de résistance, redoublait ses furieuses secousses. Je commençais à perdre mes forces, bien que cette lutte eût duré bien moins de temps qu’il ne m’en faut pour vous la raconter. Un tiraillement insupportable paralysait presque mon bras ; ma vue se troublait, des lueurs livides et confuses se croisaient devant mes yeux ; des tintements remplissaient mes oreilles ; j’entendais crier la racine prête à rompre, rire le monstre prêt à tomber, et il me semblait que le gouffre hurlant se rapprochait de moi.

Avant de tout abandonner à l’épuisement et au désespoir, je tentai un dernier appel ; je rassemblai mes forces éteintes, et je criai encore une fois : Bug-Jargal ! Un aboiement me répondit… J’avais reconnu Rask, je tournai les yeux. Bug-Jargal et son chien étaient au bord de la crevasse. Je ne sais s’il avait entendu ma voix ou si quelque inquiétude l’avait ramené. Il vit mon danger.

« Tiens bon ! » me cria-t-il.

Habibrah, craignant mon salut, me criait de son côté en écumant de fureur :

« Viens donc ! viens ! » et il ramassait, pour en finir, le reste de sa vigueur surnaturelle.

En ce moment, mon bras fatigué se détacha de l’arbre. C’en était fait de moi ! quand je me sentis saisir par derrière : c’était Rask. À un signe de son maître il avait sauté de la crevasse sur la plate-forme, et sa gueule me retenait puissamment par les basques de mon habit. Ce secours inattendu me sauva. Habibrah avait consumé toute sa force dans son dernier effort ; je rappelai la mienne pour lui arracher ma main. Ses doigts engourdis et roides furent enfin contraints de me lâcher ; la racine, si longtemps tourmentée, se brisa sous son poids ; et, tandis que Rask me retirait violemment en arrière, le misérable nain s’engloutit dans l’écume de la sombre cascade, en me jetant une malédiction que je n’entendis pas, et qui retomba avec lui dans l’abîme.

Je me sentis saisir par derrière.
Je me sentis saisir par derrière.

Telle fut la fin du bouffon de mon oncle.