[1]

Bug-Jargal (1826)
Hetzel (p. 75-77).

LII

Les noirs s’arrêtèrent en cet endroit terrible, et je vis qu’il fallait mourir.

Les noirs s’arrêtèrent en cet endroit terrible.
Les noirs s’arrêtèrent en cet endroit terrible.

Alors, près de ce gouffre dans lequel je me précipitais en quelque sorte volontairement, l’image du bonheur auquel j’avais renoncé peu d’heures auparavant revint m’assaillir comme un regret, presque comme un remords. Toute prière était indigne de moi : une plainte m’échappa pourtant.

« Amis, dis-je aux noirs qui m’entouraient, savez-vous que c’est une triste chose que de périr à vingt ans, quand on est plein de force et de vie, qu’on est aimé de ceux qu’on aime, et qu’on laisse derrière soi des yeux qui pleureront jusqu’à ce qu’ils se ferment ? »

Un rire horrible accueillit ma plainte. C’était celui du petit obi. Cette espèce de malin esprit, cet être impénétrable s’approcha brusquement de moi.

« Ha ! ha ! ah ! Tu regrettes la vie. Labado sea Dios ! Ma seule crainte, c’était que tu n’eusses pas peur de la mort ! »

C’était cette même voix, ce même rire, qui avaient déjà fatigué mes conjectures.

« Misérable, lui dis-je, qui es-tu donc ?

— Tu vas le savoir ! » me répondit-il d’un accent terrible. Puis, écartant le soleil d’argent qui parait sa brune poitrine : « Regarde ! »

Je me penchai jusqu’à lui. Deux noms étaient gravés sur le sein velu de l’obi en lettres blanchâtres, traces hideuses et ineffaçables qu’imprimait un fer ardent sur la poitrine des esclaves ; l’un de ces noms était Effingham, l’autre était celui de mon oncle, le mien, d’Auverney ! Je demeurai muet de surprise.

« Eh bien ! Léopold d’Auverney, me demanda l’obi, ton nom te dit-il le mien ?

— Non, répondis-je étonné de m’entendre nommer par cet homme, et cherchant à rallier mes souvenirs. Ces deux noms ne furent jamais réunis que sur la poitrine du bouffon… Mais il est mort, le pauvre nain, et d’ailleurs il nous était attaché, lui. Tu ne peux pas être Habibrah !

— Lui-même ! s’écria-t-il d’une voix effrayante ; et soulevant la sanglante gorra, il détacha son voile. Le visage difforme du nain de la maison s’offrit à mes yeux ; mais à l’air de folle gaieté que je lui connaissais avait succédé une expression menaçante et sinistre.

« Grand Dieu ! m’écriai-je frappé de stupeur, tous les morts reviennent-ils ? C’est Habibrah, le bouffon de mon oncle ! »

Le nain mit la main sur son poignard, et dit sourdement :

« Son bouffon… et son meurtrier. »

Je reculai avec horreur.

« Son meurtrier !… Scélérat » est-ce donc ainsi que tu as reconnu ses bontés ? »

Il m’interrompit :

« Ses bontés ! dis ses outrages !

— Comment, repris-je, c’est toi qui l’as frappé, misérable !

— Moi, répondit-il avec une expression horrible. Je lui ai enfoncé le couteau si profondément dans le cœur, qu’à peine a-t-il eu le temps de sortir du sommeil pour entrer dans la mort. Il a crié faiblement : À moi, Habibrah !… J’étais à lui. »

Son atroce récit, son atroce sang-froid me révoltèrent.

« Malheureux ! lâche assassin ! tu avais donc oublié les faveurs qu’il n’accordait qu’à toi ? tu mangeais près de sa table, tu dormais près de son lit…

— … Comme un chien ! interrompit brusquement Habibrah ; como un perro ! Va ! je ne me suis que trop souvenu de ces faveurs qui sont des affronts ! Je m’en suis vengé sur lui, je vais m’en venger sur toi ! Écoute. Crois-tu donc que pour être mulâtre, nain et difforme, je ne sois pas homme ? Ah ! j’ai une âme, et une âme plus profonde et plus forte que celle dont je vais délivrer ton corps de jeune fille ! J’ai été donné à ton oncle comme un sapajou. Je servais à ses plaisirs, j’amusais ses mépris. Il m’aimait, dis-tu ; j’avais une place dans son cœur ; oui, entre sa guenon et son perroquet. Je m’en suis choisi une autre avec mon poignard ! »

Je frémissais.

« Oui, continua le nain, c’est moi ! c’est bien moi ! regarde-moi en face, Léopold d’Auverney ! Tu as assez ri de moi, tu peux frémir maintenant. Et dis-moi, tu me rappelles la honteuse prédilection de ton oncle pour celui qu’il nommait son bouffon ! Quelle prédilection, bon Giu ! Si j’entrais dans vos salons, mille rires dédaigneux m’accueillaient ; ma taille, mes difformités, mes traits, mon costume dérisoire, jusqu’aux infirmités déplorables de ma nature, tout en moi prêtait aux railleries de ton exécrable oncle et de ses exécrables amis. Et moi, je ne pouvais pas même me taire ; il fallait, o rabia ! il fallait mêler mon rire aux rires que j’excitais ! Réponds, crois-tu que de pareilles humiliations soient un titre à la reconnaissance d’une créature humaine ? Crois-tu qu’elles ne vaillent pas les misères des autres esclaves, les travaux sans relâche, les ardeurs du soleil, les carcans de fer et le fouet des commandeurs ? Crois-tu qu’elles ne suffisent pas pour faire germer dans un cœur d’homme une haine ardente, implacable, éternelle, comme le stigmate d’infamie qui flétrit ma poitrine ? Oh ! pour avoir souffert si longtemps, que ma vengeance a été courte ! Que n’ai-je pu faire endurer à mon odieux tyran tous les tourments qui renaissaient pour moi à tous les moments de tous les jours ! Que n’a-t-il pu avant de mourir connaître l’amertume de l’orgueil blessé et sentir quelles traces brûlantes laissent les larmes de honte et de rage sur un visage condamné à un rire perpétuel ! Hélas ! il est bien dur d’avoir tant attendu l’heure de punir, et d’en finir d’un coup de poignard ! Encore s’il avait pu savoir quelle main le frappait ! Mais j’étais trop impatient d’entendre son dernier râle ; j’ai enfoncé trop vite le couteau ; il est mort sans m’avoir reconnu, et ma fureur a trompé ma vengeance ! Cette fois, du moins, elle sera plus complète. Tu me vois bien, n’est-ce pas ? Il est vrai que tu dois avoir peine à me reconnaître dans le nouveau jour qui me montre à toi. Tu ne m’avais jamais vu que sous un air rieur et joyeux ; maintenant que rien n’interdit à mon âme de paraître dans mes yeux, je ne dois plus me ressembler. Tu ne connaissais que mon masque : voici mon visage ! »

Il était horrible.

« Monstre ! m’écriai-je, tu te trompes ; il y a encore quelque chose du baladin dans l’atrocité de tes traits et de ton cœur.

— Ne parle pas d’atrocité, répondit Habibrah. Songe à la cruauté de ton oncle…

— Misérable ! repris-je indigné, s’il était cruel, c’était par toi ! Tu plains le sort des malheureux esclaves ; mais pourquoi alors tournais-tu contre tes frères le crédit que la faiblesse ton maître t’accordait ? Pourquoi n’as-tu jamais essayé de le fléchir en leur faveur ?

— J’en aurais été bien fâché ! Moi, empêcher un blanc de se souiller d’une atrocité ! Non ! non ! Je l’engageais au contraire à redoubler de mauvais traitements envers ses esclaves, afin d’avancer l’heure de la révolte, afin que l’excès de l’oppression amenât enfin la vengeance ! En paraissant nuire à mes frères, je les servais ! »

Je restai confondu devant une si profonde combinaison de la haine.

« Eh bien ! continua le nain, trouves-tu que j’ai su méditer et exécuter ? Que dis-tu du bouffon Habibrah ? Que dis-tu du fou de ton oncle ?

— Achève ce que tu as si bien commencé, lui répondis-je. Fais-moi mourir, mais hâte-toi ! »

Il se mit à se promener de long en large sur la plate-forme, en se frottant les mains.

« Et s’il ne me plaît pas de me hâter, à moi ? si je veux jouir à mon aise de tes angoisses ? Vois-tu, Biassou me devait ma part dans le butin du dernier pillage. Quand je t’ai vu au camp des noirs, je ne lui ai demandé que ta vie. Il me l’a accordée volontiers ; et maintenant elle est à moi ! Je m’en amuse. Tu vas bientôt suivre cette cascade dans ce gouffre ; sois tranquille ; mais je dois te dire auparavant qu’ayant découvert la retraite où ta femme avait été cachée, j’ai inspiré aujourd’hui à Biassou de faire incendier la forêt, cela doit être commencé à présent. Ainsi ta famille est anéantie. Ton oncle a péri par le fer ; tu vas périr par l’eau ; ta Marie par le feu !

— Misérable ! misérable ! m’écriai-je ; et je fis un mouvement pour me jeter sur lui.

Il se retourna vers les nègres :

« Allons, attachez-le ! il avance son heure. »

Alors les nègres commencèrent à me lier en silence avec des cordes qu’ils avaient apportées. Tout à coup, je crus entendre les aboiements lointains d’un chien ; je pris ce bruit pour une illusion causée par le mugissement de la cascade. Les nègres achevèrent de m’attacher, et m’approchèrent du gouffre qui devait m’engloutir. Le nain, croisant les bras, me regardait avec une joie triomphante. Je levai les yeux vers la crevasse pour fuir son odieuse vue, et pour découvrir encore le ciel. En ce moment, un aboiement plus fort et plus prononcé se fit entendre. La tête énorme de Rask passa par l’ouverture. Je tressaillis. Le nain s’écria ; « Allons ! » Les noirs, qui n’avaient pas remarqué les aboiements, se préparèrent à me lancer au milieu de l’abîme…

  1. Chapitre LII, p. 76, ligne 54, à corriger : " la faiblesse de ton maître" à la place de "la faiblesse ton maître".