Bug-Jargal/éd. 1876/45

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Bug-Jargal (1826)
Hetzel (p. 67-68).

XLV

Il recommença à me conduire, Rask, qui pendant notre entretien avait fréquemment essayé de se remettre en marche, qui était revenu chaque fois vers nous, nous demandant en quelque sorte du regard pourquoi nous nous arrêtions, Rask reprit joyeusement sa course. Nous nous enfonçâmes dans une forêt vierge. Au bout d’une demi-heure environ, nous débouchâmes sur une jolie savane verte, arrosée d’une eau de roche, et bordée par la lisière fraîche et profonde des grands arbres centenaires de la forêt. Une caverne, dont une multitude de plantes grimpantes, la clématite, la liane, le jasmin, verdissaient le front grisâtre, s’ouvrait sur la savane. Rask allait aboyer, Pierrot le fit taire d’un signe, et, sans dire une parole, m’entraîna par la main dans la caverne.

Une femme, le dos tourné à la lumière, était assise dans cette grotte, sur un tapis de sparterie. Au bruit de nos pas, elle se retourna… Mes amis, c’était Marie !

Elle était vêtue d’une robe blanche comme le jour de notre union, et portait encore dans ses cheveux la couronne de fleurs d’oranger, dernière parure virginale de la jeune épouse, que mes mains n’avaient pas détachée de son front. Elle m’aperçut, me reconnut, jeta un cri et tomba dans mes bras mourante de joie et de surprise. J’étais éperdu.

Marie jeta un cri et tomba dans mes bras.
Marie jeta un cri et tomba dans mes bras.

À ce cri, une vieille femme qui portait un enfant dans ses bras accourut d’une dernière chambre pratiquée dans un enfoncement de la caverne. C’était la nourrice de Marie, et le dernier enfant de mon malheureux oncle. Pierrot était allé chercher de l’eau à la source voisine. Il en jeta quelques gouttes sur le visage de Marie : leur fraîcheur rappela la vie ; elle ouvrit les yeux.

« Léopold ? dit-elle, mon Léopold !

— Marie !… » répondis-je ; et le reste de nos paroles s’acheva dans un baiser.

« Pas devant moi au moins ! » s’écria une voix déchirante. »

Nous levâmes les yeux ; c’était Pierrot. Il était là, assistant à nos caresses comme à un supplice. Son sein gonflé haletait, une sueur glacée tombait à grosses gouttes de son front. Tous ses membres tremblaient. Tout à coup il cacha son visage de ses deux mains, et s’enfuit hors de la grotte en répétant avec un accent terrible : « Pas devant moi ! »

Marie se souleva de mes bras à demi, et s’écria en le suivant des yeux :

« Grand Dieu ! mon Léopold, notre amour paraît lui faire mal. Est-ce qu’il m’aimerait ? »

Le cri de l’esclave m’avait prouvé qu’il était mon rival ; l’exclamation de Marie me prouvait qu’il était aussi mon ami.

« Marie ! répondis-je, et une félicité inouïe entra dans mon cœur en même temps qu’un mortel regret, Marie ! est-ce que tu l’ignorais ?

— Mais je l’ignore encore, me dit-elle avec une chaste rougeur. Comment ! il m’aime ! Je ne m’en étais jamais aperçue. »

Je la pressai sur mon cœur avec ivresse.

« Je retrouve ma femme et mon ami ! m’écriai-je ; que je suis heureux et que je suis coupable ! j’avais douté de lui.

— Comment ! reprit Marie étonnée, de lui de Pierrot ! Oh oui, tu es bien coupable. Tu lui dois deux fois ma vie, et peut-être plus encore, ajouta-t-elle en baissant les yeux. Sans lui le crocodile de la rivière m’aurait dévorée ; sans lui les nègres… C’est Pierrot qui m’a arrachée de leurs mains, au moment où ils allaient sans doute me rejoindre à mon malheureux père ! »

Elle s’interrompit et pleura.

« Et pourquoi, lui demandai-je, Pierrot ne t’a-t-il pas renvoyée au Cap, à ton mari ?

— Il l’a tenté, répondit-elle, mais ne l’a pu. Obligé de se cacher également des noirs et des blancs, cela lui était difficile. Et puis, on ignorait ce que tu étais devenu. Quelques-uns disaient t’avoir vu tomber mort, mais Pierrot m’assurait que non, et j’étais bien certaine du contraire, car quelque chose m’en aurait avertie ; et si tu étais mort, je serais morte aussi en même temps.

— Pierrot, lui dis-je, t’a donc amenée ici ?

— Oui, mon Léopold ; cette grotte isolée est connue de lui seul. Il avait sauvé en même temps que moi tout ce qui restait de la famille, ma bonne nourrice et mon petit frère ; il nous y a cachés. Je t’assure qu’elle est bien commode ; et sans la guerre qui fouille tout le pays, maintenant que nous sommes ruinés, j’aimerais à l’habiter avec toi. Pierrot pourvoyait à tous nos besoins. Il venait souvent ; il avait une plume rouge sur la tête. Il me consolait, me parlait de toi, m’assurait que je te serais rendue. Cependant, ne l’ayant pas vu depuis trois jours, je commençais à m’inquiéter, lorsqu’il est revenu avec toi. Ce pauvre ami, il a donc été te chercher ?

— Oui, lui répondis-je.

— Mais comment se fait-il avec cela, reprit-elle, qu’il soit amoureux de moi ? En es-tu sûr ?

— Sûr maintenant, lui dis-je. C’est lui qui, sur le point de me poignarder, s’est laissé fléchir par la crainte de t’affliger ; c’est lui qui te chantait ces chansons d’amour dans le pavillon de la rivière.

— Vraiment ! reprit Marie avec une naïve surprise, c’est ton rival ! Le méchant homme aux soucis est ce bon Pierrot ! Je ne puis croire cela. Il était avec moi si humble, si respectueux, plus que lorsqu’il était notre esclave ! Il est vrai qu’il me regardait quelquefois d’un air singulier ; mais ce n’était que de la tristesse, et je l’attribuais à mon malheur. Si tu savais avec quel dévouement passionné il m’entretenait de mon Léopold ! Son amitié parlait de toi presque comme mon amour. »

Ces explications de Marie m’enchantaient et me désolaient à la fois. Je me rappelais avec quelle cruauté j’avais traité ce généreux Pierrot, et je sentais toute la force de son reproche tendre et résigné : Ce n’est pas moi qui suis ingrat !

En ce moment Pierrot rentra. Sa physionomie était sombre et douloureuse. On aurait dit un condamné qui revient de la torture, mais qui en a triomphé. Il s’avança vers moi à pas lents et me dit d’une voix grave, en me montrant le poignard que j’avais placé dans ma ceinture :

« L’heure est écoulée.

— L’heure ! quelle heure ? lui dis-je.

— Celle que tu m’avais accordée ; elle m’était nécessaire pour te conduire ici. Je t’ai supplié alors de me laisser la vie, maintenant je te conjure de me l’ôter. »

Les sentiments les plus doux du cœur, l’amour, l’amitié, la reconnaissance, s’unissaient en ce moment pour me déchirer. Je tombai aux pieds de l’esclave, sans pouvoir dire un mot, en sanglotant amèrement. Il me releva avec précipitation.

« Que fais-tu ? me dit-il.

— Je te rends l’hommage que je te dois ; je ne suis plus digne d’une amitié comme la tienne. Ta reconnaissance ne peut aller jusqu’à me pardonner mon ingratitude. »

Sa figure eut quelque temps encore une expression de rudesse ; il paraissait éprouver de violents combats ; il fit un pas vers moi et recula, il ouvrit la bouche et se tut. Ce moment fut de courte durée ; il m’ouvrit ses bras en disant :

« Puis-je à présent t’appeler frère ? »

Je ne lui répondis qu’en me jetant sur son cœur.

Il ajouta après une légère pause :

« Tu es bon, mais le malheur t’avait rendu injuste.

— J’ai retrouvé mon frère, lui dis-je ; je ne suis plus malheureux, mais je suis bien coupable.

— Coupable ! frère. Je l’ai été aussi, et plus que toi. Tu n’es plus malheureux ; moi, je le serai toujours ! »

  1. Chapitre XLV, p. 67, ligne45, à corriger : "de lui ! de Pierrot !" à la place de "de lui de Pierrot !".