Bug-Jargal/éd. 1876/19

Bug-Jargal (1826)
Hetzel (p. 27-28).

XIX

Quand je me réveillai, j’étais dans la maison dévastée de mon oncle et dans les bras de Thadée. Cet excellent Thadée fixait sur moi des yeux pleins d’anxiété.

« Victoire ! cria-t-il dès qu’il sentit mon pouls se ranimer sous sa main, victoire ! les nègres sont en déroute, et le capitaine est ressuscité !… »

J’interrompis son cri de joie par mon éternelle question :

« Où est Marie ? »

Je n’avais point encore rallié mes idées ; il ne me restait que le sentiment et non le souvenir de mon malheur. Thadée baissa la tête. Alors toute ma mémoire me revint ; je me retraçai mon horrible nuit de noces, et le grand nègre emportant Marie dans ses bras à travers les flammes s’offrit à moi comme une infernale vision. L’affreuse lumière qui venait d’éclater dans la colonie, et de montrer à tous les blancs des ennemis dans leurs esclaves, me fit voir dans ce Pierrot, si bon, si généreux, si dévoué, qui me devait trois fois la vie, un ingrat, un monstre, un rival. L’enlèvement de ma femme, la nuit même de notre union, me prouvait ce que j’avais d’abord soupçonné, et je reconnus enfin clairement que le chanteur du pavillon n’était autre que l’exécrable ravisseur de Marie. Pour si peu d’heures, que de changement !

Thadée me dit qu’il avait vainement poursuivi Pierrot et son chien ; que les nègres s’étaient retirés, quoique leur nombre eût pu facilement écraser ma faible troupe, et que l’incendie des propriétés de ma famille continuait sans qu’il fût possible de l’arrêter.

Je lui demandai si l’on savait ce qu’était devenu mon oncle, dans la chambre duquel on m’avait apporté. Il me prit la main en silence, et, me conduisant vers l’alcôve, il en tira les rideaux.

Mon malheureux oncle était là, gisant sur son lit ensanglanté, un poignard profondément enfoncé dans le cœur. Au calme de sa figure, on voyait qu’il avait été frappé dans le sommeil. La couche du nain Habibrah, qui dormait habituellement à ses pieds, était aussi tachée de sang, et les mêmes souillures se faisaient remarquer sur la veste chamarrée du pauvre fou, jetée à terre à quelques pas du lit.

Je ne doutai pas que le bouffon ne fût mort victime de son attachement connu pour mon oncle, et n’eût été massacré par ses camarades, peut-être en défendant son maître. Je me reprochai amèrement ces préventions qui m’avaient fait porter de si faux jugements sur Habibrah et sur Pierrot ; je mêlai aux larmes que m’arracha la fin prématurée de mon oncle quelques regrets pour son fou. D’après mes ordres, on rechercha son corps, mais en vain. Je supposai que les nègres avaient emporté et jeté le nain dans les flammes ; et j’ordonnai que, dans le service funèbre de mon beau-père, des prières fussent dites pour le repos de l’âme du fidèle Habibrah.