Bug-Jargal/éd. 1876/03

Bug-Jargal (1826)
Hetzel (p. 5-6).

III


Tel était l’homme sur le compte duquel s’engagea la conversation suivante quand il fut sorti de la tente,

« Je parierais, s’écria le lieutenant Henri en essuyant sa botte rouge, sur laquelle le chien avait laissé en passant une large tache de boue, je parierais que le capitaine ne donnerait pas la patte cassée de son chien pour ces dix paniers de madère que nous entrevîmes l’autre jour dans le grand fourgon du général.

— Chut ! chut ! dit gaiement l’aide de camp Paschal, ce serait un mauvais marché… Les paniers sont à présent vides : j’en sais quelque chose ; et, ajouta-t-il d’un air sérieux, trente bouteilles décachetées ne valent certainement pas, vous en conviendrez, lieutenant, la patte de ce pauvre chien, patte dont on pourrait, après tout, faire une poignée de sonnette. »

L’assemblée se mit à rire du ton grave dont l’aide de camp prononçait ces dernières paroles. Le jeune officier des hussards basques, Alfred, qui seul n’avait pas ri, prit un air mécontent.

« Je ne vois pas, messieurs, ce qui peut prêter à la raillerie dans ce qui vient de se passer. Ce chien et ce sergent, que j’ai toujours vus auprès de d’Auverney depuis que je le connais, me semblent susceptibles de faire naître quelque intérêt. Enfin cette scène… »

Paschal, piqué et du mécontentement d’Alfred et de la bonne humeur des autres, l’interrompit.

« Cette scène est très-sentimentale. Comment donc ! un chien retrouvé et un bras cassé !

— Capitaine Paschal, vous avez tort, dit Henri en jetant hors de la tente la bouteille qu’il venait de vider ; ce Bug…, autrement dit Pierrot, pique singulièrement ma curiosité… »

Paschal, prêt à se fâcher, s’apaisa en remarquant que son verre, qu’il croyait vide, était plein. D’Auverney rentra ; il alla se rasseoir à sa place sans prononcer une parole. Son air était pensif, mais son visage était plus calme. Il paraissait si préoccupé, qu’il n’entendait rien de ce qui se disait autour de lui ; Rask, qui l’avait suivi, se coucha à ses pieds en le regardant d’un air inquiet.

« Votre verre, capitaine d’Auverney. Goûtez de celui-ci…

— Oh ! grâce à Dieu, dit le capitaine, croyant répondre à la question de Paschal, la blessure n’est pas dangereuse, le bras n’est pas cassé. »

Le respect involontaire que le capitaine inspirait à tous ses compagnons d’armes contint seul l’éclat de rire prêt à éclore sur les lèvres d’Henri.

« Puisque vous n’êtes plus aussi inquiet de Thadée, dit-il, et que nous sommes convenus de raconter chacun une de nos aventures pour abréger cette nuit de bivouac, j’espère, mon cher ami, que vous voudrez bien remplir votre engagement, en nous disant l’histoire de votre chien boiteux et de Bug… je ne sais comment, autrement dit Pierrot, ce vrai Gibraltar ! »

À cette question, faite d’un ton moitié sérieux, moitié, plaisant, d’Auverney n’aurait rien répondu, si tous n’eussent joint leurs instances à celles du lieutenant.

Il céda enfin à leurs prières.

« Je vais vous satisfaire, messieurs ; mais n’attendez que le récit d’une anecdote toute simple, dans laquelle je ne joue qu’un rôle très-secondaire. Si l’attachement qui existe entre Thadée, Rask et moi, vous a fait espérer quelque chose d’extraordinaire, je vous préviens que vous vous trompez. Je commence. »

Alors il se fit un grand silence. Paschal vida d’un trait sa gourde d’eau-de-vie, et Henri s’enveloppa de la peau d’ours à demi rongée, pour se garantir du frais de la nuit, tandis qu’Alfred achevait de fredonner l’air galicien de mala-perros.

D’Auverney resta un moment rêveur, comme pour rappeler à son souvenir des événements depuis longtemps remplacés par d’autres ; enfin il prit la parole, lentement, presque à voix basse et avec des pauses fréquentes.