Revue Blanche (p. 107-126).


CHAPITRE V


Louis Buisson habitait au cinquième étage, quai du Louvre, une petite chambre carrée. On y voyait un lit de fer avec quatre boules de cuivre, une bibliothèque en bois léger, une commode-toilette, une table recouverte d'un tapis rouge, une chaise et deux « fauteuils arméniens » qui avaient coûté douze francs au bazar de l'Hôtel de Ville. Un tapis de linoléum recouvrait le plancher, deux affiches et quelques gravures ornaient les murs. C'était la vie bien rangée d'un garçon qui fait sa chambre lui-même et la revêt simplement, à l'image de son esprit. La fenêtre ouvrait sur un grand bras de fleuve, à côté du pont Neuf et de son petit square où l’air, la lumière et l’eau formaient un spectacle mobile et rafraîchissant. Sommes-nous à Paris ? Nous sommes en haut des airs, dans un pays d’eau, mais dont l’air gronde comme des voitures qui roulent.

Ce soir-là, Louis Buisson faisait son café : Ce sont ces besognes simples : faire sa chambre ou préparer son café, qui calment notre esprit et qui ordonnent nos idées comme des meubles bien en place… D’ailleurs, il avait ses principes pour la préparation du café. Il n’utilisait pas le marc et versait l’eau bouillante goutte à goutte sur le café fraîchement moulu. L’opération est un peu plus longue, mais pour avoir de bonnes choses il faut prendre beaucoup de peine.

Quand Pierre Hardy frappa à la porte, on n’attendait plus que lui pour verser le café. Louis Buisson disait :

— Je suis désorienté. Je t’avais parlé d’une petite bonne avec laquelle j’entretenais une correspondance et j’espérais en elle arrêter mes désirs. Les femmes du peuple sont simples et toutes les femmes sont malléables. Je lui prêtais quelques livres pour la façonner à mon gré. Elle aimait lire. Je me disais : « Elle saura comprendre les choses délicates qui sont l’ordre et le bonheur d’une maison. Le soir, je travaillerai chez nous. Elle coudra en se reposant et je la sentirai à mon côté comme une petite flamme qui brûle. » Voici ce qui est arrivé : avant-hier et hier nous sommes sortis ensemble, sa patronne étant en voyage. Ma petite bonne aime tous les plaisirs et souffre parce qu’elle ne va pas s’amuser au café-concert, danser au bal ou voir les lumières des rues. Il a fallu que je la mène un peu partout et ensuite elle voulait aller au bal Bullier. Alors j’ai compris, moi qui voulais être un homme du peuple, que le peuple aimait trop les plaisirs mauvais. Je ne dois pas être du même peuple que les autres, c’est pourquoi personne ne saurait me comprendre et goûter du plaisir en vivant ma vie. J’ai rompu. Moi qui croyais avoir trouvé la femme, je suis tout seul à présent.

Louis Buisson était un peu dogmatique et causait longuement. On lui disait au bureau : « Oh ! vous, vous voulez toujours avoir raison. Vous faites des discours. »

Ils buvaient leur café en fumant un mauvais cigare et chacun d’eux, assis dans un « fauteuil arménien », semblait un jeune bureaucrate timide et maladroit. Ils n’étaient heureux ni l’un ni l’autre à cause de l’amour qui remue les hommes à vingt ans, et à cause de Paris, qui est dur aux pauvres. Pierre Hardy disait :

— Je commençais à m’habituer à ma petite amie Berthe et à ses cent sous. Voici qu’elle est malade à l’hôpital.

Louis Buisson dit :

— J’ai connu des filles publiques quand j’habitais en hôtel meublé. Leur gaieté a des éclats comme des enfants qui crient pour ne pas avoir peur.

Pierre Hardy chez son ami avait beaucoup à apprendre. Ils vivaient d’une vie commune dont Louis Buisson était l’interprète. Il analysait avec force les événements et parfois, s’il découvrait quelque erreur ancienne ou quelque vérité nouvelle, il était désorienté lorsqu’il voulait mettre sa conduite d’accord avec ses idées. L’analyse n’est pas une science froide, elle qui passe par nos cœurs et les trouble. Les émotions de Louis éveillaient des émotions chez Pierre parce que leur vie était commune et parce que leurs âmes étaient sincères. Pierre se disait : C’est drôle comme il a toujours raison ! » Il pensait comme son ami, mais il pensait beaucoup plus bas.

Pierre Hardy ajouta :

— Je l’aime bien plus depuis qu’elle est malade. Elle m’écrit des lettres malhabiles, mais où l’on devine qu’elle souffre et qu’elle devient délicate. Elle dit : « Je t’embrasse de tout mon petit cœur d’enfant malade. » Je lui envoie un peu d’argent. Il me semble, lorsqu’elle sera guérie, que nous nous serons rapprochés l’un de l’autre.

Louis Buisson partait dans ses grandes histoires. Il souriait en pensant : Je vais faire un discours. Puis il dit :

— Il faut aimer les filles qui souffrent. J’ai toujours cru que, si nous ne pouvions pas les sauver, c’est parce que nous ne savions pas assez les aimer. J’ai connu autrefois une débutante. À quatorze ans, chez sa mère, qui était remariée, et dont le second mari tenait un commerce de marchand de vin, elle fit connaissance d’un garçon aux yeux violents. Son regard la dominait comme une force puissante. Elle le suivit un jour à l’hôtel meublé où, docilement, elle devint sa femme. Elle m’a raconté que, toute nue, il l’avait prise ensuite dans ses bras et l’avait posée au milieu de l’édredon. Elle était si petite que l’édredon la débordait, elle ne bougea plus et, toute lasse, s’endormit là avec sa virginité perdue. J’ignore pourquoi ses parents ne la firent pas rechercher. Ils vécurent quatre mois sans qu’elle travaillât, mais peu à peu il la détournait de l’honnêteté. Il la mena lui-même sur les Grands Boulevards et lui choisit son client. Elle fit quinze francs et elle en éprouva une sorte de bonheur naïf.

Quand je la connus, elle n’avait pas seize ans. Je n’ai jamais vu de femme aussi courageuse. Elle avait fini par trouver du travail et cousait des paillettes. Mon cher ami, elle en cousait le jour, puis elle en cousait la nuit. Elle n’avait pas seize ans. Elle ne put jamais gagner cinquante sous par jour. Et l’Autre était là, derrière elle, avec ses deux poings et avec ses mâchoires. Il fallait bien parfois qu’elle descendît dans la rue, lorsqu’elle devait payer sa chambre. Je la connus. Il y avait des matins où elle venait me demander deux sous.

Le temps passa pour elle en lui apportant d’autres misères. Sa mère finit par s’inquiéter, la découvrit et la fit enfermer pendant un an au couvent des Dames-Saint-Michel, où l’on met des jeunes filles ayant de mauvaises dispositions. Quand elle en sortit, son amant la demanda en mariage et sa mère donna son consentement. C’est la folie qui règne sur le monde. Alors le passé recommença. Et puis il la trompait, il s’amusait à la tromper. Un jour de Carnaval, ils se promenaient ensemble dans la foule, lorsque passa une femme à suivre. Il la suivit et resta trois jours sans rentrer.

Plus tard ils se séparèrent, mais il venait de temps à autre la voir et il avait besoin d’argent. C’est alors qu’elle eut pour ami un jeune homme de dix-neuf ans : « Quand je devrais devenir bien vieille, me disait-elle, jamais je n’oublierai ce garçon-là. Ce n’est pas parce qu’il était riche, mais c’est à cause de ce qu’il faisait pour moi. » Il l’aimait avec un bon cœur d’adolescent. Une nuit qu’elle était fatiguée, il la porta dans ses bras depuis la place de la Bastille jusqu’au bout de l’avenue Daumesnil. Il aimait aller chez elle lorsqu’elle était absente parce qu’il mettait sur la table quelque jolie surprise et qu’il pouvait entendre son cri de joie quand elle rentrait. Mon cher ami, ce garçon, servi chez lui par des domestiques, et dont la mère avait une femme de chambre, allait voir sa petite amie, et lorsqu’elle n’était pas là, faisait sa chambre et cirait ses souliers. Leur histoire eut une triste fin parce que le mari battit le jeune homme qui dut garder le lit pendant six semaines.

Il n’y a pas longtemps que je connais ces choses, mais chaque jour je les comprends davantage. Il y eut un jeune homme de tant d’amour qu’il entra dans le cœur d’une pauvre fille. Et moi aussi, j’aurais dû entrer dans ce cœur. Quand vint le jeune homme, il était bien trop tard, mais moi il eût été temps. Il y a trois ans déjà. Elle n’était pas mariée et j’aurais pu la sortir des bras d’un souteneur. J’aurais dû la prendre et la mettre chez moi et combattre. J’aurais dû la sauver. Comprends-tu cela : J’aurais pu la sauver ! Ah ! pourquoi ne l’ai-je pas assez aimée ? J’aurais dû faire sa chambre et cirer ses souliers, j’aurais dû consentir à garder le lit pendant six semaines. Une femme existe au monde, que j’aurais pu sauver !

Quand Louis Buisson eut fini son histoire, il mit sa tête entre ses mains et il y eut un silence pendant lequel chacun s’aperçut qu’il n’y avait plus de café dans sa tasse. On entendit rouler les voitures en bas du cinquième. Louis Buisson revint à la conversation :

— Tu me parlais de ton amie Berthe, mais tu ne m’as pas dit dans quel hôpital…

Pierre répondit :

— C’est à l’hôpital Broca.

Louis Buisson eut un mouvement.

— Mais, mon cher ami, tu ne connais pas l’hôpital Broca. J’ai vu tout cela et je te dis qu’à l’hôpital Broca l’on voit des filles. Elles sont bien malades, elles ont la syphilis.

Alors Pierre Hardy sentit l’histoire de de Louis Buisson comme un feu dans son cœur. Véritablement il sentit des choses, mille choses le frapper ensemble, monter et noyer sa voix comme un débordement de maux. Puis il eut la sensation du bonheur dans la paix, parce qu’il avait fait un pas d’amour, une pauvre danse, un soir, qui, maintenant, avait des airs de syphilis et d’hôpital Broca. Il eut cette sensation du bonheur dans la paix, revit la façade de sa petite maison de province et la syphilis à son seuil. Il comprit que la vie lui avait semblé jusqu’ici trop facile.

Louis Buisson faisait ses discours :

— J’allais autrefois à l’hôpital Broca où l’un de mes anciens camarades de lycée était externe en médecine. J’ai vu passer au spéculum toutes les filles, avec leurs maladies. J’ai vu passer les petites femmes du Quartier qui ont un chancre et qui rient parce qu’on leur a dit : « La vérole n’est rien. Pendant trois ans on prend des pilules. » J’ai vu passer les femmes qui ont dix-huit mois de vérole et qui pleurent. Elles mettent leur tête sous leur bras et pleurent en disant : « Jamais je ne guérirai. » Les médecins les consolent en éclatant de rire. J’ai vu passer les vieilles. Comme des bêtes elles écartent les jambes. Elles sont un pauvre gibier que l’on blesse et qui se laisse faire sans une plainte, ayant l’habitude des blessures.

C’est ainsi que parlait Louis Buisson, ne pensant pas à Pierre. Puis il lui vint comme un éclair : mais Berthe, Pierre et Berthe !… Il regarda son ami qui, les deux mains jointes sur ses genoux, ne pensait pas, lui, à faire des discours. Cette pauvre fille à la vérole, il la voyait toute en larmes, avec les larmes des véroles, et c’était si triste qu’il ne pouvait pas lui adresser un reproche. Le caractère des hommes, à vingt ans, se compose des paroles de leurs amis autant que des mouvements de leur cœur. Pierre pensait à toutes les idées d’amour qu’exprimait Louis et, sa générosité naturelle s’y mêlant, avait pitié de la vérole de Berthe en même temps qu’il avait peur de la sienne. Mais il avait bien peur. Il ne la connaissait pas assez pour oser la regarder en face, il savait qu’on en cause comme de la Honte et du Mal.

Alors Louis Buisson se leva, s’approcha de Pierre et, lui prenant les deux mains, il les pressait. D’ordinaire il était discret dans sa tendresse. Mais j’ai fait mal, Seigneur, avec mes discours. Il se révoltait contre lui-même, contre ses paroles, contre la vérité, contre l’hôpital Broca. Cela ne peut pas être, puisque cela fait mal et que mon cœur est bon. Il se leva, vint à Pierre et dit :

— Mais non, Pierre. Mais non, mais non…

Il criait et il avait envie de crier par-dessus les toits :

— Mais non, mais non, mais non…

Rentré chez lui, Pierre écrivit à Berthe :

Ma chère petite Amie,

J’ai bien de la peine en t’écrivant cette lettre parce que tu auras bien de la peine quand tu la liras. Tu es malade, ma petite Berthe, moi je voudrais être à ton côté pour te consoler et te montrer que je souffre à cause de tes souffrances. Pourtant il y a des choses que je dois te dire.

Avant ce soir je ne connaissais pas l’hôpital Broca. Je sais maintenant pour quelle maladie l’on t’y soigne. Tu dois être bien triste, mais ne va pas croire que je t’abandonne. Je n’abandonne jamais les miens et tu fais partie des miens puisqu’il y a déjà trois mois que nous nous connaissons, Je l’envoie un mandat-poste de trois francs.

Voici ce que je voulais Le dire : nos relations doivent changer parce que je ne veux pas attraper ton mal. Je n’hésite jamais à faire le sacrifice de moi-même, mais ici ce sacrifice me ferait du mal sans te faire du bien. Nous continuerons à nous voir, n’est-ce pas ? Nous nous promènerons ensemble quand Lu le voudras et nous serons deux amis, l’ami Pierre et l’amie Berthe.

Tu comprends bien que je ne puis pas courir après ta maladie. Je crois y avoir échappé, puisque je n’en vois pas les signes, mais je ne suis pas encore hors de danger. Un de mes amis, qui est médecin, me l’a dit. Il faut attendre une quinzaine de jours.

Berthe, si j’étais malade, je te pardonnerais. Je suis d’une famille où l’on n’a jamais eu ces maladies-là. Je ne voudrais pas la donner à d’autres. D’ailleurs nous allons nous écrire comme par le passé. J’espère bien ne jamais me repentir de t’avoir connue.

Je te quitte, ma chère petite amie ; en pensant bien à toi. J’attends ta réponse avec une grande impatience pour savoir si tu n’es pas trop triste à cause de ce que je t’écris. Je t’aime toujours et je t’aime davantage parce que tu es malade.

Ton ami qui t’embrasse,

Pierre,

Deux jours après, il reçut la lettre suivante :

Pierre,

J’ai reçu ta lettre qui m’a rendu malade il fallait que je m’y attende à cette audace que tu ferais passé cela sur mon dos mais tu croyais peut-être que ça se passerai comme cela mais tu te trompe, je n’ai jamais sesser de croire que c’était toi qui m’avait donné cette affreuse maladie. Mais tu as raison je n’ai jamais rien dis parce que tu m’aidais mais maintenant tu trouve que j’en ai assez comme cela mais je souffre et j’ai un chagrin a mourir et toi tu es heureux de ce que tu as fait et bien d’autres encore des jeunes filles a qui tu donne quelques francs et que pour la peine quelle se sont donné a toi tu les pourris. Peut-être ses filles se sont-elles tué car moi si je n’avais pas songé à ma famille et j’ai penssé que mon père avait bien assez souffert avec la mort de ma mère sans apprendre ma mort suivante. Puis je ne croyait pas qu’un jour je rencontrerai mon bourreau boulevard Sébastopol le 15 juillet. Que j’ai pleurer depuis ce jour pourtant il est trop tard il faut bien que je m’y résigne aussi je te cause comme cela parce que je suis sûr que c’est toi qu’il me l’a donné et qui aura fait mon malheur pour la vie. Puis des jours de souffransse vont sécoulés encore pour moi et encore pour d’autre qui souffriront que je les plains ses gens doivent souffrir à cause de toi car moi les gens qui savent que tu m’as causer ce mal t’en veulent plus que moi encore mais je n’écoute le conseil de personne et c’est pourquoi je souffre en silence. Tu dois savoir que je ne suis pas une salle fille car si je voulait je pourrai aussi moi a mon tour pourrir d’autres hommes mais je préfère me faire soigner puis quand je serai guéri je verrai ce que j’ai à faire mais je ne te pardonnerai jamais. Tu ne le mérite pas un homme qui ma fait tant de mal que je ne méritai pas non plus et je ne matendai pas un jour de passer au suplice car tu sais pour l’instant je souffre beaucoup de la gorge de se moment. Je sais bien que tu ten moque mais cela me soulage puis tu dois le savoir mieux que moi ce que l’on ressent pour avoir la tête en cette état et puis la charpie que j’ai ramasser un jour par terre tu ne te lave pas les pieds avec et puis l’onguent qui est sur la table toilette en dessous la cuvette tu te fais des frixtions avec pour la vérole ça fait du bien pas pour autre chose aussi… mais c’est la maladie qui l’exsige ou tu aurais plus d’accident que tu as et alors la femme qui irais avec toi le chaufferai tout de suite mais ce qui est embêtant c’est que quand on excite un accident vient et on le donne aux autres alors on la plaque et puis au tour à une autre puis tu es jaloux de savoir que les autres n’en ai pas autant, que toi. Mais Pierre je t’en prie soingne toi comme moi et comme cela tu ne la donnera plus ou quelque fois tu pourrais tombé pire et te faire du mal c’est un petit conseil. Tant qua ton ami médecin ce n’est qu’une pure blague car tu en as assez de moi et pas davantage.

J’espère que tu ne m’en voudra pas de trop mais remarque que je ne suis pas trop méchante je ne désire qune seule chose c’est de ne jamais te rencontré car tu n’est pas un ami comme tu le dis tu es pour moi moin que rien ou le trotoir ou je marche tous les jours mais tu garderas mon souvenir dans ta mémoire comme je garderai le tien mais en homme pas digne d’avoir eu une fille comme moi car je suis ententu la meilleure fille que l’on puisse trouvé à Paris et c’est toujours comme ça. Enfin je daigne te répondre à ta lettre et te dire ce que je pense de toi malgré la haine que j’ai pour toi.

Mademoiselle Berthe.
la fille et pauvre malheureuse qui n’a que de la haine pour celui quil la pourri.

Quinze jours plus tard, le médecin reconnut que Pierre avait la syphilis.