Brummell (the Life of Brummell, by captain Jesse)



BRUMMELL.

THE LIFE OF BRUMMELL,
BY CAPTAIN JESSE.

L’auteur du célèbre dictionnaire de la langue anglaise, Johnson, eut pour compagnon inséparable, pendant presque toute sa vie, une sorte de sténographe, qui s’attacha à ses pas comme son ombre, qui recueillit les moindres syllabes qui tombèrent de ses lèvres, comme si c’eût été des rubis ou des perles et qui finit par mettre au jour dix volumes dans lesquels le portrait de son illustre ami fut reproduit aussi exactement qu’il l’eût été par le daguerréotype. Ce que Boswell fit pour Johnson, le capitaine Jesse vient de le faire pour une célébrité d’un autre genre, et il est parvenu à composer deux volumes sur un homme qui passa la plus grande partie de sa vie à mettre sa cravate. George Brummell est probablement peu connu en France ; en Angleterre même, il n’existe déjà plus que dans le souvenir de quelques-uns de ses contemporains. Et cependant ce singulier personnage exerça long-temps dans un certain monde une véritable royauté, celle de la mode. Il fut en Angleterre le roi des dandies, ce que nous appellerions ici, par corruption, le roi des lions. En empruntant à nos voisins cette dénomination, nous en avons complètement altéré le sens. Il n’est pas absolument nécessaire, pour être un lion, d’avoir des danseuses, et de se promener sur le boulevard des Italiens, de Gand, si vous voulez, avec des moustaches ou des gilets excentriques. Ce n’est pas l’habit qui fait le lion. Le véritable lion, c’est la chose remarquable du moment, c’est la curiosité du jour. Chodruc-Duclos, avec ses haillons, a été un lion ; Abd-el-Kader, s’il venait à Paris, serait un lion ; les Bédouins, les Bayadères, Listz, ou Mlle Taglioni, tout ce qui fait courir la cour et la ville, voilà ce qui constitue véritablement le lion. Il y a un siècle, ceux qui donnaient le ton à la mode s’appelaient, en Angleterre, des macaronis, plus tard ils s’appelèrent des dandies ; mais dans tous les temps, on les désigna par le mot français de beaux. En France, l’empire de la mode est un peu une république : nous avons beaucoup d’hommes élégans ; mais il n’y a pas de chef d’école. Que voulez-vous ? c’est le malheur de notre temps ! Il n’y a de doctrine nulle part, ni dans la politique, ni dans les arts, ni dans les lettres, ni dans la cravate. En Angleterre, au contraire, ce pays de la discipline, la mode est une institution monarchique et héréditaire ; il y a toujours un prince régnant. Celui d’aujourd’hui est bien connu : nous ne le nommerons pas, parce que cela ne nous regarde pas ; mais son prédécesseur appartient à l’histoire.

Le capitaine Jesse, avec la sollicitude naturelle aux biographes, et particulière aux biographes anglais, se livre à beaucoup de recherches sur la généalogie de son héros. Nous nous contenterons de dire que le grand-père de Brummell était ce qu’on appelle en anglais un confectioner, c’est-à-dire un pâtissier-confiseur, et que son père, protégé par lord Liverpool et par lord North, successivement ministres, et secrétaire particulier du dernier, fit une assez belle fortune, et laissa à ses trois enfans environ 1,600,000 francs. C’est à peu près tout ce que l’on sait des ancêtres de George Brummell ; ils furent moins célèbres, mais plus honnêtes et plus heureux que leur descendant, et eurent l’avantage de faire un meilleur métier que le sien.

Brummell (George Bryan) était né le 7 juin 1778. Son père le mit au collége d’Eton, où est élevée toute la jeune aristocratie britannique. Il paraît qu’il y manifesta, dès son plus jeune âge, les qualités qui devaient plus tard le rendre si célèbre, et que s’il ne se distinguait pas par la supériorité de ses études classiques, il était absolument sans rival dans l’art de se coiffer et de ne pas crotter ses bas quand il pleuvait. On l’appelait dès-lors buck Brummell (lapin Brummell). Le mot dandy n’était pas encore inventé. Un de ses condisciples affirmait qu’il n’avait jamais été fouetté. « Or, ajoutait-il, un homme qui n’a jamais été fouetté ne vaut pas le diable. » Brummell passa ensuite à l’université d’Oxford, où il continua de cultiver les relations aristocratiques qu’il avait formées à Eton ; il y resta peu de temps, et à l’âge de seize ans il fut nommé cornette dans le 10e hussards, alors commandé par l’homme qui devait exercer le plus d’influence sur toute sa vie, son illustre ami et ennemi, le prince de Galles. Le prince avait à cette époque trente-deux ans, et il se prit d’une prédilection toute particulière pour le jeune cornette dont l’esprit vif et caustique, les manières élégantes et la bonne tenue le mirent d’emblée au premier rang dans la jeunesse dorée qui entourait l’héritier du trône. Il faisait, du reste, son métier en amateur ; il ne reconnaissait sa troupe, disait-il, que grace à un de ses hommes doué d’un nez bleu qui lui servait d’enseigne. Il ne brillait qu’à table, où il avait toujours en réserve un fonds inépuisable d’histoires et de chroniques. Quoiqu’il eût les chances les plus heureuses d’avancement, et qu’il eût été fait capitaine à dix-huit ans, Brummell quitta subitement la carrière militaire, qui, en effet, ne lui convenait guère ; car nous ne voyons pas que, dans tout le cours de sa vie, il ait jamais manifesté un excessif amour du danger. Ce qui contribua aussi beaucoup à sa détermination, ce fut le désir de s’affranchir de l’usage de la poudre que l’on ne conservait plus que dans l’armée. La grandeur et la décadence de la poudre formeraient un chapitre assez plaisant de l’histoire de l’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. On n’imagine pas la part que prit la politique à la révolution qui s’opéra alors dans les chevelures des trois royaumes. En 1795, M. Pitt, le grand ministre tory, pour subvenir aux besoins de son échiquier, frappa d’une taxe l’usage de la poudre. Tout aussitôt, la jeune Angleterre de ce temps-là, dont le foyer était la maison du duc de Bedford, mit la poudre au ban de la mode et de la fashion. Tous les dandies et macaronis du parti whig entrèrent dans une sainte alliance contre cette branche nouvelle du budget, et s’engagèrent, sous peine d’amende, à porter leurs cheveux au naturel. Au mois de septembre 95, il y eut à l’abbaye de Woburn, la résidence héréditaire des Russell, un lavement solennel des cheveux de l’opposition, et une répétition générale du massacre des Innocens, représentés par les queues de l’ancien régime. Parmi les familiers de cette inquisition d’un nouveau genre, on comptait le marquis d’Anglesea, lord Jersey, lord William Russell, M. Lambton, le père de lord Durham, et d’autres encore qui occupaient un rang considérable dans leur pays, et qui donnaient le ton à la mode. Le ministre tory se vit ainsi privé d’une source de revenu sur laquelle il avait compté : on lui prêta un instant l’idée de faire face à ce déficit en taxant l’usage des faux cheveux ; mais il paraît que M. Pitt recula devant l’indignation des toupets et des tours, et cette audacieuse atteinte à l’habeas corpus resta l’état de projet.

Il se trouva, du reste, que les whigs, en faisant une œuvre d’opposition, firent presque une œuvre de patriotisme, car l’usage universel de la poudre, dans ces temps de guerre, menaçait de réduire l’Angleterre à la disette. Les Anglais, qui, entre autres manies, ont au suprême degré celle de la statistique, ont calculé ce que, dans l’armée seulement, il se consommait de farine pour l’entretien de la tête. Les forces militaires du royaume se montaient alors à 250,000 hommes, dont chacun usait une livre de farine par semaine, ce qui faisait par an la somme de 6,500 tonnes pesant, c’est-à-dire une quantité suffisante pour faire 3 millions 59,353 pains de quatre livres, ou la nourriture de 50,000 hommes. La disette devint telle en l’année 1800, que dans la maison du roi l’emploi de la farine pour la pâtisserie fut défendu et remplacé par le riz, et que les pâtissiers firent faire des murailles de bois pour servir de croûtes. Si l’anti-corn law League et M. Cobden avaient existé à cette époque, sans doute nous aurions vu ces singuliers calculs occuper une grande place dans la question des céréales.

Il semblerait donc que Brummell quitta l’armée parce qu’il n’aimait pas la poudre, de toute façon. Une dernière catastrophe le détermina. Son régiment fut envoyé à Manchester, la métropole du commerce, la patrie du coton. « Votre altesse dit-il au prince de Galles, sent combien ce serait désagréable pour moi. Songez donc un peu ; Manchester ! » Brummell donna donc sa démission. Un an après, il devint majeur et entra en possession de sa fortune, qui, s’étant accumulée pendant sa minorité, se montait alors à 30,000 livres, ou 750,000 fr. C’était peut-être assez pour vivre à Calais, presque à Paris ; ce n’était rien pour vivre à Londres dans la compagnie de la plus riche aristocratie du monde et dans la familiarité d’un prince qui dépensa 2,500,000 fr. pour sa garde-robe. Brummell administra d’abord son petit patrimoine, son auream mediocritatem avec une certaine prudence. Il ne fit point de folies, car, comme tous les hommes sincèrement corrompus, il apportait beaucoup d’ordre et de régularité dans ses passions, si toutefois des goûts de cette espèce peuvent être honorés du noble nom de passions. Si plus tard il se ruina, ce fut au jeu. Il prit une petite maison dans le West-End, deux chevaux et un cuisinier, et reçut raisonnablement ses amis. En peu de temps, il devint l’arbitre de la mode, le patron des tailleurs et des dandies, de ceux qui faisaient les habits et de ceux qui les portaient. Sa principale ambition fut d’être l’homme le mieux mis de Londres, et sous ce rapport il montra toujours beaucoup de goût et apporta infiniment d’esprit dans sa toilette. Comme tous les hommes d’une véritable élégance, il évitait toute excentricité et ne se distinguait que par un soin extrême. Le matin, des bottes et des pantalons, une redingote et un gilet de couleur claire ; le soir, un habit bleu, un gilet blanc, des pantalons noirs boutonnés très serrés sur la cheville, des bas de soie et le claque. Quant à la cravate ; oh ! la cravate, c’était l’article important de Brummell, son exegi monumentum. Il y avait, disait-on à cette époque, trois hommes dans le monde : Napoléon, Byron et Brummell. Il serait injuste de nier que les deux premiers n’aient exercé une certaine influence sur leurs contemporains, mais aucun d’eux n’accomplit dans l’ordre politique ou littéraire une révolution aussi radicale que celle que Brummell effectua dans le domaine de la cravate. Lors de son avénement, on portait encore la cravate tout simplement roulée autour du cou, avec un nœud d’une insouciance scandaleuse. Enfin Malherbe vint, et le premier à Londres, George Brummell introduisit l’empois dans les cravates. Nous n’entreprendrons point de décider si la postérité lui doit beaucoup de reconnaissance pour cette innovation ; des goûts et des couleurs il ne faut disputer. C’est avec le même sentiment de réserve que nous nous contenterons de traduire, d’après son biographe, la manière dont ce grand homme procédait à la cérémonie solennelle de la mise de sa cravate. Nous regretterions de priver tous ceux qui s’adonnent à cet exercice de la connaissance d’un seul des élémens de cet important système. « Brummell, dit le capitaine Jesse, ne mettait point sa cravate à l’épreuve en essayant s’il pouvait en soulever les trois-quarts en la tenant par un coin sans la faire plier ; mais quand le nœud n’était pas fait convenablement du premier coup, il la jetait immédiatement. La méthode à l’aide de laquelle il atteignait cet important résultat m’a été communiquée par un de ses amis, qui avait souvent été témoin oculaire de cette amusante opération. Le col, qui était fixé à la chemise était si grand, qu’avant qu’il fût replié, il cachait complètement sa tête et sa figure ; et la cravate blanche avait au moins un pied de haut. Le premier coup d’archet était donné au col de chemise, que Brummell repliait à la mesure convenable ; puis alors, debout devant la glace, et le menton élevé le plus haut possible, par la pression douce et graduelle de la mâchoire inférieure, il rabaissait la cravate à des dimensions raisonnables, la forme de chaque pli successif étant donnée par la chemise qu’il venait de rabattre. »

Tout le monde sait l’histoire, apocryphe ou non, de ce marquis émigré qui fit sa fortune à Londres en accommodant la salade. Brummell aurait pu faire la sienne en donnant des leçons dans l’art de mettre sa cravate. Il posait chez lui pour ses illustres amis, et souvent, dit-on, le prince de Galles allait le regarder s’habiller, et s’instruire à cette école de l’élégance et du bon goût. On sait que le prince était le plus magnifique gentleman de son temps ; quand il mourut, la vente de sa garde-robe produisit à elle seule 15,000 liv. ou 375,000 francs. Lord Chesterfield paya 5,500 francs un manteau qui en avait coûté 20,000.

Brummell, en outre, réunissait toutes les qualités qui rendent un homme aimable dans le monde. Il dessinait passablement, faisait un peu de musique et des vers, et il dansait en perfection. Il avait de plus une ressource précieuse dans son inépuisable bonne humeur, qui faisait de lui un très gai compagnon. Aussi était-il toujours le bien-venu dans la société la plus élégante et la plus exclusive, à Brighton, chez le prince de Galles ; à Belvoir, chez le duc de Rutland ; à Woburn, chez le duc de Bedford ; à Chatsworth, chez le duc de Devonshire. Il n’était pas grand sportsman, n’aimant pas sans doute à déranger sa cravate, mais il était un très convenable rider. Ses chevaux étaient toujours aussi bien tenus que leur maître. Cette partie de sa maison était entièrement abandonnée à la discrétion de son groom, qui achetait, vendait et changeait ses chevaux sans même le consulter. Brummell ne s’en occupait pas, pourvu qu’il fût toujours bien monté.

Brummell a déjà servi de type à plusieurs personnages de roman. M. Edward Bulwer lui a fait beaucoup d’emprunts pour son Pelham. Le personnage de Trebeck, dans Granby, était celui que Brummell considérait lui-même comme le moins chargé. C’est dans ce roman qu’il est dit de lui et de sa manière de ridiculiser les gens : « Un gardien de ménagerie n’aurait pas mieux montré un singe qu’il ne montrait les originaux. Il avait l’art de faire poser le malheureux objet de son expérience de manière à faire briller ses absurdités, tout en paraissant le flatter de la façon la plus aimable. » Brummell, en effet, entendait admirablement bien l’impertinence ; il excellait dans le sarcasme à froid. Son biographe a recueilli une foule de traits qui donnent une idée assez originale de son caractère. Deux dames dont les noms avaient une certaine ressemblance, une Mme Thompson et une Mme Johnson, donnaient l’une et l’autre un bal le même jour. Le prince de Galles avait annoncé l’intention de paraître au bal de Mme Thompson, et comme c’était peu de temps après la rupture du prince avec Brummell, celui-ci avait naturellement été exclus de la liste des invités. Voici que le soir, au moment où Mme Thompson attendait à sa porte son royal hôte, entourée d’un cercle nombreux, elle voit soudainement apparaître Brummell, armé de son plus aimable sourire. Comprimant difficilement sa colère, elle lui donne à entendre qu’il n’a pas été invité. « Pas invité ! dit Brummell en continuant de sourire ; il faut donc qu’il y ait eu erreur. » Et cherchant lentement dans toutes ses poches pour prolonger l’anxiété de la malheureuse Mme Thompson, qui tremblait de voir survenir le prince, il finit par tirer une carte d’invitation, qu’il lui présente. « Eh ! monsieur, s’écrie-t-elle, mais c’est la carte de Mme Johnson ; mon nom est Thompson, monsieur ! — Vraiment, madame ! reprend Brummell de l’air de la surprise la plus innocente ; mon Dieu, quel malheur ! En vérité, madame Johns… Thompson, veux-je dire, je suis bien fâché de cette méprise ; mais vous savez, Johnson et Thompson, Thompson et Johnson, cela se ressemble tant. Madame Thompson, j’ai bien l’honneur de vous souhaiter le bonsoir. Et il se retire en faisant un profond salut, au milieu des rires mal dissimulés de la société de Mme Thompson. Mais ce qui distinguait surtout Brummell, c’était une imperturbable assurance, c’était ce genre de fatuité dont tout le sel est dans l’excès même de l’affectation, et qui devient spirituelle et inoffensive à force d’exagération. Un jour, on lui dit au club : « Brummell, où donc avez-vous dîné hier ? — Ah ! dit-il, j’ai dîné chez un individu du nom de R… Je présume qu’il désire que je fasse attention à lui, c’est pour cela qu’il m’a donné à dîner. Je m’étais chargé des invitations, j’ai prié Alvanley, Pierrepoint et quelques autres. Le dîner était parfait, mais, mon cher, concevez-vous mon étonnement quand j’ai vu que M. R… avait l’effronterie de s’asseoir et de dîner avec nous ! »

On sait qu’à Londres il y a la démarcation la plus tranchée entre le West-End, le quartier comme il faut, et la Cité, le quartier des boutiques. Il y a entre ces deux pôles une bien plus grande distance encore qu’entre la rue de la Paix et la rue Saint-Denis. Quand on a quelques prétentions à la fashion, on n’avoue pas la Cité. Pour Brummell, c’était une terre inconnue. Il demandait où on changeait de chevaux sur la route. Un jour qu’un riche marchand l’avait invité à y venir dîner : « Je le veux bien, dit-il, mais promettez-moi de ne le dire à personne. » Cependant, dans ce genre de plaisanteries, Brummell n’avait pas toujours le dernier mot, et la Cité se vengeait quelquefois par des réparties à brûle-pourpoint qui dérangeaient les feux d’artifice du dandy. Un brasseur célèbre, dont le nom peut se lire encore à Londres sur tous les murs, l’alderman Combes, jouait un jour avec lui au club, et perdit successivement vingt-cinq ponies (un pony veut dire vingt-cinq guinées). Brummell se leva, salua gravement son adversaire, et lui dit en empochant les guinées : « Merci, alderman, à l’avenir je ne boirai plus d’autre porter que le vôtre. — Je voudrais, monsieur, répondit froidement l’alderman, que tous les autres vauriens de Londres en fissent autant. » Brummell, à ce qu’il paraît, ne trouva rien à dire ; il se promit sans doute de ne plus se compromettre avec la roture.

D’après tout ce qu’on connaît déjà de Brummell, on n’aura pas de peine à croire qu’il n’avait pas l’organe de la tendresse fort développé. Son biographe en convient. Il avoue qu’il ne fut jamais bien sérieusement amoureux, et qu’il ne songea jamais à s’asphyxier. Il aimait trop son précieux individu pour avoir de la tendresse de reste. Cependant le capitaine Jesse assure que Brummell avait, en affaires d’amour, une vanité et une honnêteté également extraordinaires, et il raconte à ce propos l’aventure que voici : « Brummell entra un matin dans la chambre d’un de ses nobles amis, chez lequel il était en visite, et lui dit avec beaucoup de chaleur et d’apparence de sincérité, qu’il était fâché, très fâché, de le quitter, mais qu’il fallait absolument qu’il partît. Eh mais ! dit son hôte, vous deviez rester un mois. — C’est vrai, mais il faut absolument que je parte. — Mais pourquoi ? — C’est que, voyez-vous, je suis amoureux de votre femme. — Qu’est-ce que cela fait, mon cher ? J’ai été comme vous. Mais est-elle amoureuse de vous ? — Le beau hésita, et finit par répondre à demi-voix : Je crois que oui. — Oh ! alors, dit le mari, prenez la poste. »

C’est ce trait qui serait de la fatuité la plus impertinente, s’il n’avait pas plutôt l’air d’une mauvaise plaisanterie que le biographe de Brummell nous donne pour un exemple de l’honnêteté de son héros. Brummell, il faut le reconnaître, avait trop de goût pour commettre sérieusement de pareilles bévues ; son excessive vanité ne se faisait supporter que parce qu’il savait la rendre plaisante et en rire tout le premier. Mais, pour en revenir à ses amours, il est évident que le rôle qu’il jouait dans le monde s’opposait, autant que son caractère, à ce qu’il eût des passions sérieuses. Malgré ce culte exclusif qu’il avait pour lui-même, il ne s’appartenait pas. Il était l’esclave de la mode ; il était la propriété, la chose de cette abstraction qu’il s’était donnée pour maîtresse unique et jalouse. Il fut peut-être homme à bonnes fortunes ; mais, comme l’assure son biographe, et comme nous le croyons sans peine, il ne fut jamais tenté de s’asphyxier.

Précisément parce qu’il n’était pas amoureux, Brummell était très agréable dans le monde. Il était généralement le bien-venu auprès des femmes, avec lesquelles il faisait des madrigaux et de la tapisserie. Il était un habitué de la maison de cette belle et célèbre duchesse de Devonshire, qui joua à cette époque un si grand rôle dans la société politique de son pays. Lady Georgiana Spencer, duchesse de Devonshire, est certainement une des figures les plus originales et les plus éclatantes de ce temps extraordinaire. Mariée à l’âge de dix-sept ans, et à la tête de la société anglaise par sa beauté, son esprit, le rang et l’immense fortune de son mari, elle devint bientôt comme le foyer autour duquel se groupèrent les hommes les plus illustres : Fox, Wyndham, Burke, lord Townshend, Sheridan et d’autres. Elle fit fureur ; ses caprices devinrent des lois ; et son nom fut donné à tout ce que la mode voulut inventer. Elle recevait dans Devonshire-House avec une splendeur qui éclipsait complètement celle de la cour ; on y jouait avec l’entraînement qui caractérisait ce temps révolutionnaire. Fox et Sheridan étaient, comme on sait, des joueurs impénitens, et la belle duchesse était elle-même passionnée pour les jeux de hasard. On se souvient encore de la part active qu’elle prit aux affaires publiques, au milieu d’un mélange de scandale et d’enthousiasme. Quand la guerre d’Amérique éclata, on la vit parcourir les camps avec l’uniforme de la milice de Derby. Quand la guerre fut déclarée à la France, elle se mit à l’ouvrage avec toutes ses amies pour faire des gilets de flanelle pour les troupes. Mais ce qui est resté plus célèbre, ce fut le rôle qu’elle joua dans l’élection de Fox en 1784. À cette époque, les élections ne se faisaient pas en un seul jour comme depuis le bill de réforme ; le poll restait ouvert des semaines entières, et chaque jour voyait de nouvelles batailles. L’élection de Westminster (un des quartiers de Londres), où Fox se portait, se prolongea pendant un mois et dix-sept jours. Durant ces six semaines, il régna dans Londres une véritable fièvre. Les femmes, comme les hommes, portaient des faveurs et des cocardes à la couleur du candidat. Les plus grandes dames s’oublièrent, dit-on, jusqu’à s’arracher mutuellement leurs insignes en criant : Vive Fox ! ou, Pas de Fox ! À un dîner chez le prince de Galles, on attacha secrètement avec une épingle les couleurs de Fox sur la tête de lady Talbot, qui était une violente tory, et qui, lorsqu’elle s’aperçut du tour, arracha la cocarde et la foula aux pieds, au milieu des rires des assistans. La duchesse de Devonshire brilla par-dessus toutes. On l’appelait et on l’appelle encore la duchesse de Fox. Accompagnée de sa sœur, lady Duncannon, presque aussi belle qu’elle, elle alla bravement tous les jours aux hustings en brillant équipage, avec des faveurs sur son chapeau et d’autres sur la poitrine, portant le nom de Fox. Elle allait quêter des voix pour son candidat dans toutes les boutiques, et entraînait les électeurs éblouis et émerveillés de sa grace et de sa beauté. Quelquefois elle en emmenait dans sa voiture. Un charbonnier qui la regardait avec admiration s’écria : J’allumerais ma pipe à vos yeux ! Tout le monde connaît cette autre histoire, très vraie, d’un boucher qui lui demanda pour prix de son vote la permission de baiser sa joue patricienne. On sait aussi que la belle enthousiaste accepta le marché. Ce mémorable exploit excita la verve de tous les poètes des trois royaumes. Dans un volume qui fut publié quelques mois après, il n’y a pas moins de cent trente sonnets ou pièces de vers inspirés pour l’accolade du boucher de Westminster. La duchesse de Devonshire faisait elle-même des vers en anglais, en français et en italien.

Au milieu de sa vie dissipée, elle se montra constamment bonne et généreuse. Elle avait toujours la main ouverte et donnait sans compter. La fascination qu’elle exerçait venait moins, à ce qu’il paraît, de la régularité de ses traits que du charme et de la grace que respirait toute sa personne. Un contemporain a dressé un tableau arithmétique et comparatif des beautés régnantes de cette époque. Les qualités distinctives de chacune de ces divinités éphémères y sont désignées et évaluées par des chiffres. Le chiffre le plus élevé est 20. La duchesse de Devonshire a 20 pour la grace, 18 pour l’amabilité, 17 pour l’élégance, 16 pour l’expression, 15 pour le teint, 16 pour la taille, et seulement 14 pour les traits. Dans ce dictionnaire des graces, nous voyons figurer la princesse Marie, duchesse de Gloucester, qui avait alors dix-sept ans, et passait pour la plus aimable jeune fille d’Angleterre. Son altesse royale avait le pied et la cheville sans défaut, ce que trahissaient heureusement les jupes courtes que l’on portait alors. Les autres sont la duchesse de Rutland, la duchesse de Montrose, lady Stormont, lady Anne Fitzroy, lady Anne Lambton, lady William Russell la femme de celui qui fut si tristement assassiné il y a deux ans par son valet de chambre ; lady Erskine Saint-Clair, lady Webster, lady Caroline Campbell, lady Elisabeth Lambert, Mme Tickell, belle-sœur de Sheridan, Mme Law, miss Ogilvie, et Paméla, la femme de lord E. Fitzgerald, désignée comme fille du duc d’Orléans et de Mme de Genlis. Lady Fitzgerald a le chiffre 20 pour l’amabilité, 16 pour la taille, 18 pour l’élégance, 18 pour la grace, 18 pour l’expression, 14 pour le teint, 16 pour les traits.

Au milieu de ces hommes de forte trempe et de ces femmes d’élite qui prenaient héroïquement leur part des grandes passions de leur temps, Brummell se trouve un peu à l’ombre ; au milieu de cette société pleine de vie, pleine d’action, pleine de drame, qui mêlait les crises nerveuses des jeux de hasard aux émotions plus ardentes encore dont la révolution française enflammait le monde, ce personnage tiré à quatre épingles fait une assez modeste figure. Pour lui rendre justice, il ne faut pas le tirer de sa sphère. Le bon moment de sa vie est celui qui suivit sa rupture avec son illustre et puissant patron, le prince de Galles. On n’est pas bien d’accord sur les causes qui amenèrent sa disgrace. Brummell l’attribua toujours à l’influence de Mme Fitzherbert, la maîtresse du prince, qu’il avait grièvement blessée par quelques sarcasmes. Et puis, le prince prenait du ventre, ce qui l’indisposait beaucoup contre son ami, qui avait l’indiscrétion de rester toujours jeune. Quoiqu’il en soit, Brummell se vit fermer ce palais de Carlton où il avait régné si long-temps. La manière dont il supporta sa disgrace lui fait certainement le plus grand honneur. En aucune circonstance de sa vie, il ne montra plus d’esprit et plus de verve, autant de courage et de dignité. Il prouva alors ce dont on aurait pu douter, qu’il était quelque chose par lui-même, et qu’il n’était la créature ni de son protecteur ni de son tailleur. Loin de reculer devant son royal ennemi, il le poursuivit de respectueuses impertinences, et lui fit une guerre impitoyablement spirituelle. « C’est moi qui l’ai fait, disait-il, je saurai bien le défaire. » Il prétendit avec la gravité la plus amusante qu’il mettrait le vieux roi à la mode, et du salon du prince de Galles il passa dans celui du duc d’York. Le côté sensible du prince, son embonpoint, devint pour le favori disgracié un texte inépuisable de sarcasmes. À cette époque, Brummell et trois de ses amis, lord Alvanley, M. Henri Pierrepoint, et sir Henri Mildmay, la fleur des pois de Londres, donnèrent un bal célèbre connu sous le nom de bal des dandies. Ils venaient d’avoir une veine, et avaient gagné au jeu une somme considérable ; ils résolurent d’en faire royalement les honneurs. Le bal fit évènement ; on en parla long-temps à l’avance, et le prince de Galles manifesta le désir d’y être invité. « Quand l’approche du prince fut annoncée, dit le narrateur, les quatre dandies prirent chacun une bougie et allèrent le recevoir dans toutes les formes. Pierrepoint, qui connaissait le prince, se tint le plus près de la porte ; Mildmay comme le plus jeune, était vis-à-vis, Brummell et Alvanley à côté. Le prince entra, parla poliment à Pierrepoint, à Mildmay et à Alvanley, puis il se tourna du côté de Brummell, le regarda, et passa sans avoir l’air de le connaître. Ce fut alors que Brummell, saisissant avec infiniment d’esprit et de promptitude l’hypothèse qu’ils étaient inconnus l’un à l’autre, dit tout haut à son vis-à-vis : « Alvanley, qui est ce gros homme de vos amis ? » Ceux qui virent en ce moment le prince disent qu’il fut piqué au vif par le sarcasme. »

Brummell ne perdait plus une seule occasion de blesser le prince, avec l’air du monde le plus innocent, Un autre jour, il passait devant un monument public au moment où la voiture du prince s’arrêtait à la porte. Les sentinelles présentèrent les armes ; Brummell, avec le plus grand sérieux, prit le salut pour lui, et ôta gravement son chapeau, en ayant l’air de ne pas voir qui était dans la voiture. Le prince, à ce qu’il paraît, rougit de colère, mais il ne dit rien.

Cette lutte entre l’héritier de la couronne d’Angleterre et un homme qui n’avait pourtant aucun des avantages de la naissance ou de la richesse, se prolongea quelque temps encore. Ce ne fut pas le succès, ce fut l’argent qui manqua à Brummell. Le nerf de la guerre lui fit défaut.

Une fois exclu de Carlton-House, il se montra beaucoup plus assidu au club et il y joua. Il eut d’abord un très grand bonheur au jeu ; il paraît qu’il gagna un jour 26,000 livres, ou 650,000 francs. Ses amis lui conseillaient d’en rester là et de s’acheter des rentes ; il continua et perdit tout. Il emprunta à des usuriers, à des taux ruineux. Il empruntait aussi à des gens qui payaient ainsi l’honneur de faire sa connaissance. Brummell les considérait comme ses obligés. L’un d’eux le pria un jour de le rembourser. « Je vous ai déjà payé, répondit le dandy. — Quand donc, monsieur ? — Quand ? eh ! l’autre jour, lorsque vous passiez devant la fenêtre du club et que je vous ai crié : Bonjour, Jemmy, comment cela va-t-il ? » Cependant, comme il ne pouvait payer toutes ses dettes de cette manière, il vit bientôt sa liberté compromise, et il lui fallut songer à se mettre à l’abri. Ce fut le 16 mai 1816 qu’il disparut subitement de la scène de ses triomphes. Le matin même, il écrivit à l’un de ses amis cette petite note : « Mon cher Scrope, prêtez-moi 200 louis ; la banque est fermée, et tout mon argent est dans le 3 p. 100. Je vous rendrai cela demain matin. » Son ami lui répondit non moins laconiquement : « Mon cher George, c’est bien malheureux, mais tout mon argent est dans le 3 p. 100. » Après cette tentative infructueuse, le beau Brummell parut le soir à l’Opéra ; il sortit de bonne heure et, sans retourner chez lui, il monta dans une chaise de poste qu’il avait commandée. En doublant les guides, il arriva le matin à Douvres, loua un petit bâtiment, et quelques heures après il était sur le sol français.

Ici commence pour Brummell une nouvelle période, le récit en est triste ; le biographe ne nous fait plus assister qu’au spectacle d’une décadence successive. Avec une patience qui ferait honneur à un antiquaire, le capitaine Jesse a recherché et recueilli ce qui restait de ces ruines d’un dandy ; il a suivi les traces de Brummell à Calais, où il passa quatorze ans, puis à Caen, où il mourut. À Calais, le premier soin de Brummell fut de s’arranger comfortablement dans son nouveau logis. Il avait, dit le capitaine Jesse, une passion de douairière pour les meubles de Boulle ; il faisait venir tous ses meubles de Paris par un courrier qui, en douze ans, gagna 30,000 francs à ce métier. Brummell avait emporté de Londres 25,000 francs ; il dépensa le tout pour meubler ses trois chambres. Les dons volontaires de ses anciens amis devinrent, dès ce moment, sa seule ressource, et il fit ainsi jusqu’à la fin de sa vie, car le traitement du consulat qu’il obtint plus tard fut toujours pris à l’avance. La duchesse d’York lui envoyait souvent de ces petits cadeaux qui entretiennent l’amitié ; soit une bourse, soit un carnet, et toujours l’un ou l’autre était garni de quelques bank-notes. Parmi les personnes qui donnèrent encore à Brummell des témoignages semblables de bienveillance, on comptait les ducs de Wellington, de Rutland, de Beaufort, de Richmond, de Bedford, les lorsd Selton, Jersey, Willougby d’Eresby, Craven, Ward, et Stuart de Rothesay. Lord Alvanley fut le plus fidèle de tous. Comme Brummell était sur la route, ses amis ne passaient jamais sans s’arrêter pour l’inviter à dîner. Le capitaine Jesse nous apprend que le grand homme avait réglé sa vie avec une exactitude mathématique. Il se levait à neuf heures, déjeunait avec du café au lait, lisait le Morning-Chronicle. À midi, il commençait sa toilette, qui durait deux heures ; puis il tenait son lever comme M. de Talleyrand. À quatre heures, il allait se promener dans la rue Royale comme il faisait autrefois dans Saint-James’s Street ; à cinq heures, il rentrait s’habiller pour dîner, et à sept heures et demie il s’en allait au théâtre où il avait sa loge. Comme tout gentleman, il avait une profonde antipathie pour la société de ses compatriotes en pays étranger, et il ne voyait que ceux qui étaient de passage. Le grand évènement de sa vie de Calais fut le voyage de son ancien ami le pince de Galles, devenu George IV : c’était en septembre 1821. Le roi d’Angleterre allait en Hanovre, et M. le duc d’Angoulême vint le recevoir à Calais. Ce fut un moment de crise dans la vie de Brummell. Il alla s’écrire à l’hôtel Dessin, où était descendu son souverain, mais il ne se présenta pas, ne voulant pas s’exposer à un refus. Il y avait grand dîner à l’hôtel. Brummell donna son valet de chambre pour faire le punch ; mais George IV partit sans avoir appelé son ancien favori. Quand il revint, il passa sans s’arrêter. L’hôte de Brummell, à Calais, raconte autrement la chose. « J’étais, dit-il au capitaine Jesse, sur le devant de ma porte, et je vis M. Brummell qui cherchait à rentrer ; mais la foule l’en empêcha. Quand la voiture du prince passa, tout le monde se découvrit, et j’entendis le roi dire tout haut : « Dieu ! Brummell ! » M. Brummell put alors traverser la rue. Il était pâle comme la mort, et entra sans me dire un mot. »

Quoi qu’il en soit, les deux amis ne se réconcilièrent pas. Brummell était cependant en grand besoin d’argent ; il en était de plus en plus réduit aux expédiens. Les présens de ses amis de Londres le firent encore vivre à Calais quelques années ; mais le personnage coûtait cher. Enfin, on réussit à le faire nommer consul d’Angleterre à Caen. Avant de quitter Calais, il dut y régler son budget. Ses dettes étaient considérables ; pour les payer, il vendit ses meubles de Boulle et son vieux Sèvres. Cela ne fut pas suffisant, et son banquier resta encore son créancier de 12,000 fr. Il devait à son valet de chambre plus de 6,000 fr. pour les dépenses de sa maison, et 3,400 francs à l’hôtel d’où on lui apportait à dîner. Il eut besoin de tous ses moyens de persuasion pour déterminer son banquier à lui avancer encore 12,000 francs, et pour garantie, il lui céda 8,000 fr. de son traitement, qui était de 10,000. Il lui resta donc 2,000 francs par an pour aller vivre à Caen. Il quitta Calais à la fin de septembre 1830, et, avant d’aller s’enterrer dans sa nouvelle résidence, il courut se retremper dans l’air de Paris. Pendant les huit jours qu’il y passa, il se retrouva dans son élément, vit le plus grand monde, et se dédommagea des quatorze années d’ennui qu’il avait tuées à Calais. Mais, hélas ! il fallait partir, et le 5 octobre 1830 la ville de Caen vit arriver dans ses murs le consul de S. M. britannique. Nous ne devons pas oublier de dire qu’avant de quitter Paris, Brummell, s’était commandé une tabatière qui lui coûta 2,500 francs, plus d’une année de son revenu. Par suite du même système, il fit son entrée à Caen avec quatre chevaux de poste, descendit au meilleur hôtel, et se fit servir immédiatement le meilleur dîner. Au bout de six mois, il était aussi endetté qu’à Calais.

Dès que la vie de Brummell cesse d’être mêlée à celle des personnages historiques de son temps et de son pays, elle n’offre plus le même intérêt. Nous nous dispenserons donc de suivre le capitaine Jesse dans tous les détails de blanchissage de son illustre ami. Cependant, comme la personnalité de Brummell consistait surtout dans ses manières, et comme on pouvait dire de lui à juste titre : La tournure, c’est l’homme, nous reproduirons encore ici le portrait du beau, tel qu’il était à cette époque, et nous laisserons parler le biographe :

« Brummell, dit-il, garda les couleurs whigs jusqu’à la fin. Le soir, il avait un habit bleu avec un collet de velours, un gilet jaune, un pantalon noir, et des bottes. Il est difficile de savoir pourquoi il avait adopté cette dernière innovation dans son costume du soir, à moins que ce ne fût à cause de l’altération des proportions de sa jambe, l’excuse ordinaire aujourd’hui. Le nœud de sa cravate était toujours irréprochable. En fait de bijoux, il n’avait qu’une bague unie, et une chaîne d’or massif pour sa montre. Il n’en laissait passer que deux chaînons, de son gilet à sa poche. Un claque et des gants qu’il tenait à la main complétaient un costume qui, par sa simplicité, n’était pas de nature à appeler l’attention sur tout autre que lui. Le matin, il portait constamment une redingote de couleur brune, avec un collet un peu plus foncé, et un gilet de cachemire qui devait avoir coûté une centaine de louis. Le fond était clair, et quoiqu’il eût déjà subi plusieurs hivers, il était aussi bien conservé que lui-même, peut-être parce que la redingote était toujours boutonnée. Il avait un pantalon bleu foncé, des bottes très pointues, un chapeau noir, et des gants clairs. Dans l’été, il portait un gilet de valencia clair… Chaque cheveu bien à sa place, le chapeau un peu sur le côté, bien ganté, et son parapluie sous le bras, le corps un peu penché, et le nœud de sa cravate se mirant dans des bottes brillantes, il sortait de l’hôtel, marchant sur la pointe des pieds. Dans les premiers temps de son séjour à Caen, le beau portait généralement une canne ; mais comme dans ce pays le baromètre est souvent au variable, et comme la chance seule de la pluie l’alarmait extraordinairement, il prenait presque toujours un parapluie, qui était protégé par un étui en soie aussi symétriquement adapté que son habit. La tête du parapluie était un portrait de George IV en ivoire (le prince de Galles) ; il n’était pas flatté, et c’est peut-être pour cela que Brummell le portait. Dans la rue, il n’ôtait jamais son chapeau à personne, pas même à une dame ; il aurait eu trop de peine à le remettre bien en place, car il le posait invariablement avec le plus grand soin ; de plus, son toupet aurait pu être dérangé, catastrophe qu’il fallait éviter à tout prix. Quand il faisait beau, il rendait le salut de ses amis par une légère inclination de tête ou par un signe de la main. Quand le temps était mauvais, il était trop occupé à choisir les pavés pour voir autre chose. Quand je sortais avec lui, et que la rue n’était pas propre, il ne manquait jamais de me prier de me tenir à distance, consigne que j’avais appris à exécuter mécaniquement. »

Brummell, une fois placé, fut beaucoup moins riche qu’il ne l’était avant d’avoir un traitement. Ses amis le crurent pourvu avec ses 10,000 francs, et ils suspendirent leurs envois d’argent. De plus, Caen était une ville perdue, où ses amis devaient l’oublier avec le temps. « Calais, au contraire, dit le capitaine Jesse, étant sur la grande route de Paris à Londres, était la meilleure place pour un mendiant de sa trempe, car là du moins il pouvait lever un impôt sur ceux qui avaient autrefois cheminé avec lui sur la chaussée de la vie fashionable. Il tomba au bout de quelques mois dans l’état de dépendance le plus abject, et fut réduit à solliciter et à emprunter d’hommes qu’en d’autres temps il aurait tenus à une incommensurable distance. »

Brummell n’eut bientôt plus à Caen, pour unique ressource, que les services d’un de ses compatriotes appelé Armstrong, qui faisait toutes sortes de commerces. Il était réduit à lui faire des emprunts de 100 francs. « Mon cher Armstrong, lui écrivait-il un jour, envoyez-moi 70 francs pour payer ma blanchisseuse, je ne puis pas obtenir d’elle une chemise et elle meurt de faim à cause de moi. Je n’ai pas de quoi payer mon médecin ni mes ports de lettres. » Pour comble de malheur, le consulat anglais à Caen fut aboli. Il paraît que lord Palmerston, alors ministre, fit demander à Brummell si le consulat était absolument nécessaire. Brummell, qui espérait se faire envoyer en Italie, répondit qu’il n’y avait rien à faire à Caen. Lord Palmerston profita de l’avis, supprima le consulat, et ne donna à Brummell que des promesses. Tout-à-fait sans ressources, le malheureux beau fit appel à ses amis de Londres, et à l’automne de 1832, il envoya Armstrong en Angleterre pour faire une quête. La démarche réussit ; le duc de Wellington, lord Willougby, lord Burlington, lord Pembroke, M. Standish, et, le premier de tous, lord Alvanley, couvrirent la souscription, et l’ambassadeur de Brummell revint avec une somme suffisante pour payer les dettes courantes ; mais, naturellement, c’était toujours à refaire. Le plus fort créancier, d’ailleurs, le banquier de Calais, n’était pas payé. Il se lassa, et au printemps de 1835, il fit arrêter son infortuné débiteur. Brummell était au lit, et dormait quand on vint le prendre. Brusquement réveillé, et se voyant entre les mains de la justice, il s’abandonna au plus violent chagrin. Il demanda qu’on le laissât seul un instant pour s’habiller, et ne put l’obtenir. « Ceux qui ont connu Brummell, dit son biographe, imagineront quel effet cela dut produire sur sa vanité et sur sa recherche habituelle. Pour la première fois de sa vie peut-être, il fut obligé de s’habiller à la hâte. »

Dans les premiers jours qu’il passa en prison, il tomba dans le plus profond découragement. Toutes ces superfluités de la vie, qui lui étaient devenues de plus en plus nécessaires avec l’âge, lui manquèrent à la fois. Il ne commença à se remettre que lorsqu’on lui eut rendu ses savons, ses pommades, son eau de Cologne, tout ce qu’il appelait ses « comestibles. » Il reprit alors ses habitudes, et un de ses compagnons de prison raconte « qu’il consacrait trois heures à sa toilette, se rasait tous les jours, et faisait des ablutions complètes de toutes les parties de son corps. Pour cette opération de propreté, inouie dans les fastes de la prison, douze à quinze litres d’eau et deux litres de lait lui étaient régulièrement apportés. » Le créancier de Brummell avait probablement compté que la mesure de rigueur qu’il avait prise déterminerait les amis du vieux dandy à liquider sa dette. Il ne s’était pas trompé. Armstrong partit encore en mission pour Londres. Il alla quêter de porte en porte, en faisant un tableau lamentable des malheurs du ci-devant roi de la mode. Le duc de Beaufort et lord Alvanley ouvrirent de nouvelles souscriptions. Le duc de Devonshire, le général Upton, le général Grosvenor et d’autres donnèrent chacun 25 louis ; lord Palmerston y ajouta 200 louis comme indemnité de la suppression du consulat. Enfin, Armstrong put encore revenir avec assez de fonds pour éteindre non-seulement la dette de Calais, qui était de plus de 15,000 francs, mais aussi les dettes de Caen. De plus, quelques-uns des amis de Brummell s’engagèrent à lui envoyer tous les ans 3,000 francs pour le mettre à l’abri du besoin.

Brummell sortit de prison, et le même jour, parut au bal. Il avait recouvré sa bonne humeur : « C’est aujourd’hui, disait-il gravement, le plus beau jour de ma vie, car je suis sorti de prison et j’ai mangé du saumon. » Cependant, à dater de ce moment, il baissa rapidement. Il avait conservé son goût pour la bonne chère ; et, ne pouvant plus bien dîner à ses dépens, dînait sans scrupule aux dépens d’autrui. Il était devenu une des curiosités de l’endroit et un meuble indispensable de la table d’hôte. Lui, autrefois si exclusif, ne répugnait plus à accepter d’un étranger une bouteille de vin de Champagne. Il dépensait d’ailleurs une bonne partie de sa pension en eau de Cologne et en vernis pour ses bottes, qu’il faisait venir de Paris. Armstrong, son chargé d’affaires, fut obligé d’annoncer dans toute la ville qu’il ne payerait plus que les mémoires qui seraient réglés par lui. Cependant Brummell effectua à cette époque une grande réforme dans son train de vie ; il se résigna à porter des cravates noires ! Ce fut un évènement dans son monde, une véritable abdication ; mais ce fut aussi le commencement de la fin. Le vieux dandy arriva bientôt à négliger les soins extérieurs qui avaient été la principale occupation de toute sa vie ; c’était un signe irrécusable que son esprit s’altérait. Il n’avait plus d’autre instinct que celui de l’appétit, et mangeait avec une voracité telle qu’il fallut lui interdire la table d’hôte. Bientôt sa raison s’égara au point qu’on fut forcé de lui donner une garde. Le spectacle de sa folie était profondément triste. « Quelquefois, dit son biographe, il se mettait dans l’idée de donner une fête, et il invitait tous les compagnons de sa vie brillante d’autrefois, dont beaucoup étaient déjà morts. Ces jours-là, il faisait ranger sa chambre, mettre la table du whist, et allumer des bougies (qui n’étaient que de la chandelle). À huit heures, le domestique, auquel il avait donné ses instructions, ouvrait la porte toute grande, et annonçait la duchesse de Devonshire. Le beau se levait de son fauteuil, et il s’avançait jusqu’à la porte pour recevoir la belle Georgiana. Son salut était presque aussi gracieux que trente cinq ans auparavant. « Ah ! ma chère duchesse, disait-il en grasseyant, que je suis heureux de vous voir. ! Je vous en prie, ensevelissez-vous dans ce fauteuil. Savez-vous bien qu’il m’a été donné par la duchesse d’York, une très bonne amie à moi ? Pauvre femme, elle n’est plus maintenant ! Ici les yeux du vieillard se remplissaient de larmes, et se laissant tomber lui-même dans son fauteuil, il regardait vaguement le feu jusqu’à ce que lord Alvanley, ou lord Worcester, ou tout autre, fût annoncé, et alors il recommençait la même pantomine. À dix heures, on annonçait les voitures, et la farce était finie.

Enfin ses amis n’eurent plus d’autre ressource que de le mettre à l’hospice. Il fallut l’y porter de force ; il croyait qu’on le menait encore en prison. Le vieux beau mourut dans la maison du Bon-Sauveur, à Caen, le 30 mars 1840, à l’âge de soixante-douze ans.

L’histoire de George Brummell porte avec elle son propre enseignement. Sa mort fut triste ; sa vie fut-elle plus enviable ? nous ne le croyons pas. Elle manque de dignité et de vérité. Le sentiment de l’égoïsme y absorbe tous les autres. Brummell eut des amis qui le logèrent, le nourrirent, le vêtirent pendant vingt-cinq ans, et le jour où il perdit son caniche, il dit qu’il avait perdu son meilleur ami. Il n’eut point la grande et la plus légitime excuse de tous les écarts, la passion. On ne voit point qu’il ait eu les saintes faiblesses du cœur ; il n’eut que celles de la vanité. Ce ne fut point pour une maîtresse qu’il se perdit ; ce fut pour de l’huile antique, de l’eau de Cologne, et des bains de lait. Assurément, celui qui, sans aucun des avantages de la naissance ou de la fortune, sut se créer une espèce de dictature sur la plus fière et la plus opulente aristocratie du monde, ne fût pas un homme ordinaire ; mais il montra seulement comment il est possible d’unir beaucoup d’esprit et un goût exquis à un manque à peu près absolu de sens moral. Nous n’avons point la prétention de faire du puritanisme : tout au contraire, nous croyons que la délicatesse des soins extérieurs est une présomption très réelle et très sérieuse en faveur de la délicatesse de l’esprit ; mais si nous apprécions infiniment un homme qui sait se bien mettre, c’est à la condition que la préoccupation de son habit ne l’empêche pas de voir qu’il y a autre chose en ce monde et dans l’autre. Après tout, un nœud de cravate n’est pas la chose dont on puisse dire : Porrò unum est necessarium.


John Lemoinne.