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Brumes de fjordsLemerre. (p. 44-49).
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LES DEUX AMOURS

I


Un pâtre errait sur la route qui côtoie les abîmes…

La brume estompait les montagnes et les solitudes buvaient le crépuscule,

Lorsqu’il vit s’avancer la Forme de son Rêve.

Son visage pâlissait à travers les voiles,

Elle avait le sourire des mortes amoureuses.

Et l’Ombre lui dit : «  Me suivras-tu au royaume des Ombres ?

« Tu règneras à mon côté sur un peuple éternellement beau. »

La brume estompait les montagnes et les solitudes buvaient le crépuscule.

Au fond du soir, souriaient les visages lointains des Ombres.

Mais le pâtre répondit à la Forme de son Rêve :

« J’épouse demain ma fiancée.

« Ses yeux sont troubles comme les glaciers.

« Pour toi, je n’ai pu entrevoir la couleur de tes yeux.

« Ses lèvres ont la fraîcheur sauvage des roses dans les vallées.

« Je n’ai pu entrevoir le mystère de tes lèvres.

« Et sa chair virginale est pareille aux neiges attiédies du printemps.

« Je n’ai pu entrevoir l’inconnu de ta chair.

« J’épouse demain ma fiancée… »

La brume estompait les montagnes et les solitudes buvaient le crépuscule.
II


Il a repris le chemin qui côtoie les abîmes.

Il n’a pu oublier la Forme de son Rêve.

Les caresses de l’épouse lui laissaient une saveur grossière…

Il a repris le chemin qui côtoie les abîmes

Et l’Ombre amoureuse l’attendait dans le soir ;

Elle lui dit : « Ô toi qui ne sais choisir,

« Ô toi qui hésites éternellement,

« Me suivras-tu sans crainte dans le royaume du songe ? »

Et le pâtre répondit à la Forme de son Rêve :

« Je n’ose abandonner à tout jamais la terre des vivants,

Je ne puis abandonner à tout jamais l’Épouse,

Mais, à l’heure du soir, je descendrai avec toi dans le royaume des Ombres,

Et, pendant une heure, je t’aimerai. »
III


Égaré dans la brume et trompé par le crépuscule, un vivant s’est épris d’un fantôme.

À l’heure du soir, le pâtre descendit avec l’Amoureuse mystique dans le royaume des Ombres,

Où les roses même ont d’étranges pâleurs, où les oiseaux ne chantent plus, où les lèvres n’ont point de baisers,

Mais où les reflets, plus beaux que les couleurs, et les échos, plus doux que les sons, ne heurtent jamais la paresse du Rêve.

Égaré dans la brume et trompé par le crépuscule, un vivant s’est épris d’un fantôme.

Pendant une heure, il fut Roi dans le royaume des Ombres.

Le trône de cristal incrusté d’émeraudes illuminait la salle du festin.

Sur le sol, autour des murs d’ivoire, parmi les coupes et les aiguières, des fleurs de neige étaient répandues.

Auprès de la Forme voilée, le pâtre songeait avec mélancolie que les vins du festin royal n’accordaient point l’ivresse,

Et que les lèvres des Ombres amoureuses ignoraient les baisers.

Il se souvenait des étreintes de l’épouse,

Étant de ceux qui ne savent point choisir, de ceux qui hésitent éternellement.

La brume estompait les montagnes et les solitudes buvaient le crépuscule.