Brumes de fjords/La Vieille

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Brumes de fjordsLemerre. (p. 63-65).

LA VIEILLE


Il est, au cœur de la vallée, un étang que l’on nomme l’Étang mystérieux.

Sur les eaux noires, jamais un roseau n’a frissonné, jamais un nénuphar n’a fleuri.

On le nomme l’Étang Mystérieux, car il est insondable et terrible,

Et nul n’en avait connu le fond,

Lorsque l’homme le plus audacieux des villages environnants résolut de découvrir le secret.

Il plongea dans l’onde opaque où le vent même venait s’évanouir sans jamais l’émouvoir d’un tressaillement.

Il plongea dans l’abîme dont nul n’avait jamais connu le fond.

Et, pendant trois jours et trois nuits, il tomba vertigineusement dans le vide.

Enfin il perçut une lueur d’aurore.

Et il entra dans la lumière.

Au-dessus, l’eau noire tournoyait.

L’homme était dans un jardin où les fleurs lui révélaient d’étranges dessins et des souffles inconnus.

Un lys avait la forme d’une étoile, une rose brûlait comme un soleil.

Parmi l’universelle beauté, une vieille était accroupie.

Elle étalait cyniquement la hideur des taupes et des crapauds.

Voûtée, elle semblait fléchir sous le poids des siècles.

De ses yeux éteints, elle regarda fixement l’intrus.

En vérité, elle avait la hideur des taupes et des crapauds.

Et elle lui dit :

« Je sais tous les secrets de l’amour. »

L’homme se détourna, pris de dégoût.

Mais elle reprit :

« Je sais toutes les voluptés. »

L’homme la repoussa avec horreur.

Mais elle lui dit :

« La beauté pâlit devant ma toute-puissance,

« Car je sais toutes les voluptés ! »

Et elle le baisa sur la bouche.

Elle avait la hideur des taupes et des crapauds,

Mais l’homme lui rendit son baiser…

Le plus audacieux des hommes n’a jamais reparu dans son village.

Il demeure à jamais enchaîné par le monstrueux enlacement…

Il est, au creux de la vallée, un étang que l’on appelle l’Étang Mystérieux