Britannicus (éditions Didot, 1854)/Acte IV

Britannicus (éditions Didot, 1854)
BritannicusDidot (p. 143-147).
◄  Acte III
Acte V  ►

ACTE QUATRIÈME.





Scène première.

AGRIPPINE, BURRHUS.
BURRHUS.

Oui, madame, à loisir vous pourrez vous défendre ;
César lui-même ici consent de vous entendre.
Si son ordre au palais vous a fait retenir,
C’est peut-être à dessein de vous entretenir.
Quoi qu’il en soit, si j’ose expliquer ma pensée,
Ne vous souvenez plus qu’il vous ait offensée ;
Préparez-vous plutôt à lui tendre les bras,
Défendez-vous, madame, et ne l’accusez pas.
Vous voyez, c’est lui seul que la cour envisage.
Quoiqu’il soit votre fils, et même votre ouvrage,
Il est votre empereur. Vous êtes, comme nous,
Sujette à ce pouvoir qu’il a reçu de vous.
Selon qu’il vous menace, ou bien qu’il vous caresse,
La cour autour de vous ou s’écarte ou s’empresse.
C’est son appui qu’on cherche en cherchant votre appui.
Mais voici l’empereur.

AGRIPPINE.

Mais voici l’empereur. Qu’on me laisse avec lui.


Scène II.

NÉRON, AGRIPPINE.
AGRIPPINE., s’asseyant.

Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.
On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse.
J’ignore de quel crime on a pu me noircir ;
De tous ceux que j’ai faits je vais vous éclaircir.
Vous régnez ; vous savez combien votre naissance
Entre l’empire et vous avait mis de distance.
Les droits de mes aïeux, que Rome a consacrés,
Étaient même sans moi d’inutiles degrés.
Quand de Britannicus la mère condamnée
Laissa de Claudius disputer l’hyménée,
Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix,
Qui de ses affranchis mendièrent les voix,
Je souhaitai son lit, dans la seule pensée
De vous laisser au trône où je serais placée,
Je fléchis mon orgueil ; j’allai prier Pallas.
Son maître, chaque jour caressé dans mes bras,
Prit insensiblement dans les yeux de sa nièce
L’amour où je voulais amener sa tendresse.
Mais ce lien du sang qui nous joignait tous deux
Écartait Claudius d’un lit incestueux ;
Il n’osait épouser la fille de son frère.
Le sénat fut séduit : une loi moins sévère
Mit Claude dans mon lit, et Rome à mes genoux.
C’était beaucoup pour moi, ce n’était rien pour vous.
Je vous fis sur mes pas entrer dans sa famille ;
Je vous nommai son gendre, et vous donnai sa fille :
Silanus, qui l’aimait, s’en vit abandonné,
Et marqua de son sang ce jour infortuné.
Ce n’était rien encore. Eussiez-vous pu prétendre
Qu’un jour Claude à son fils pût préférer son gendre ?
De ce même Pallas j’implorai le secours ;
Claude vous adopta, vaincu par ses discours,
Vous appela Néron ; et du pouvoir suprême
Voulut, avant le temps, vous faire part lui-même.
C’est alors que chacun, rappelant le passé,
Découvrit mon dessein déjà trop avancé ;
Que de Britannicus la disgrâce future
Des amis de son père excita le murmure.
Mes promesses aux uns éblouirent les yeux ;
L’exil me délivra des plus séditieux ;
Claude même, lassé de ma plainte éternelle,
Éloigna de son fils tous ceux de qui le zèle,
Engagé dès longtemps à suivre son destin,
Pouvait du trône encor lui rouvrir le chemin.
Je fis plus ; je choisis moi-même dans ma suite
Ceux à qui je voulais qu’on livrât sa conduite ;
J’eus soin de vous nommer par un contraire choix,
Des gouverneurs que Rome honorait de sa voix ;
Je fus sourde à la brigue, et crus la renommée ;
J’appelai de l’exil, je tirai de l’armée,
Et ce même Sénèque, et ce même Burrhus,
Qui depuis… Rome alors estimait leurs vertus.
De Claude en même temps épuisant les richesses,
Ma main, sous votre nom, répandait ses largesses.
Les spectacles, les dons, invincibles appas,
Vous attiraient les cœurs du peuple et des soldats,

Qui d’ailleurs, réveillant leur tendresse première,
Favorisaient en vous Germanicus mon père.
Cependant Claudius penchait vers son déclin.
Ses yeux, longtemps fermés, s’ouvrirent à la fin ;
Il connut son erreur. Occupé de sa crainte,
Il laissa pour son fils échapper quelque plainte,
Et voulut, mais trop tard, assembler ses amis.
Ses gardes, son palais, son lit, m’étaient soumis.
Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse,
De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse :
Mes soins, en apparence, épargnant ses douleurs,
De son fils, en mourant, lui cachèrent les pleurs.
Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte.
J’arrêtai de sa mort la nouvelle trop prompte ;
Et tandis que Burrhus allait secrètement
De l’armée en vos mains exiger le serment,
Que vous marchiez au camp, conduit sous mes auspices,
Dans Rome les autels fumaient de sacrifices ;
Par mes ordres trompeurs tout le peuple excité
Du prince déjà mort demandait la santé.
Enfin, des légions l’entière obéissance
Ayant de votre empire affermi la puissance,
On vit Claude ; et le peuple, étonné de son sort,
Apprit en même temps votre règne et sa mort.
C’est le sincère aveu que je voulais vous faire :
Voilà tous mes forfaits. En voici le salaire :
Du fruit de tant de soins à peine jouissant
En avez-vous six mois paru reconnaissant,
Que, lassé d’un respect qui vous gênait peut-être,
Vous avez affecté de ne me plus connaître.
J’ai vu Burrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons,
De l’infidélité vous tracer des leçons,
Ravis d’être vaincus dans leur propre science.
J’ai vu favorisés de votre confiance
Othon, Sénécion, jeunes voluptueux,
Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux ;
Et lorsque, vos mépris excitant mes murmures,
Je vous ai demandé raison de tant d’injures,
(Seul recours d’un ingrat qui se voit confondu)
Par de nouveaux affronts vous m’avez répondu.
Aujourd’hui je promets Junie à votre frère ;
Ils se flattent tous deux du choix de votre mère :
Que faites-vous ? Junie, enlevée à la cour,
Devient en une nuit l’objet de votre amour ;
Je vois de votre cœur Octavie effacée,
Prête à sortir du lit où je l’avais placée ;
Je vois Pallas banni, votre frère arrêté ;
Vous attentez enfin jusqu’à ma liberté ;
Burrhus ose sur moi porter ses mains hardies.
Et lorsque, convaincu de tant de perfidies,
Vous deviez ne me voir que pour les expier,
C’est vous qui m’ordonnez de me justifier !

NÉRON.

Je me souviens toujours que je vous dois l’empire,
Et, sans vous fatiguer du soin de le redire,
Votre bonté, madame, avec tranquillité
Pouvait se reposer sur ma fidélité.
Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues
Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues
Que jadis, j’ose ici vous le dire entre nous,
Vous n’aviez, sous mon nom, travaillé que pour vous.
« Tant d’honneurs, disaient-ils, et tant de déférences,
« Sont-ce de ses bienfaits de faibles récompenses ?
« Quel crime a donc commis ce fils tant condamné ?
« Est-ce pour obéir qu’elle l’a couronné ?
« N’est-il de son pouvoir que le dépositaire ? »
Non que, si jusque-là j’avais pu vous complaire,
Je n’eusse pris plaisir, madame, à vous céder
Ce pouvoir que vos cris semblaient redemander ;
Mais Rome veut un maître, et non une maîtresse.
Vous entendiez les bruits qu’excitait ma faiblesse ;
Le sénat chaque jour et le peuple, irrités
De s’ouïr par ma voix dicter vos volontés,
Publiaient qu’en mourant Claude avec sa puissance
M’avait encor laissé sa simple obéissance.
Vous avez vu cent fois nos soldats en courroux
Porter en murmurant leurs aigles devant vous ;
Honteux de rabaisser par cet indigne usage
Les héros dont encore elles portent l’image.
Toute autre se serait rendue à leurs discours ;
Mais si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours.
Avec Britannicus contre moi réunie,
Vous le fortifiez du parti de Junie ;
Et la main de Pallas trame tous ces complots.
Et lorsque malgré moi j’assure mon repos,
On vous voit de colère et de haine animée ;
Vous voulez présenter mon rival à l’armée,
Déjà jusques au camp le bruit en a couru.

AGRIPPINE.

Moi, le faire empereur ? Ingrat ! l’avez-vous cru ?
Quel serait mon dessein ? qu’aurais-je pu prétendre ?
Quels honneurs dans sa cour, quel rang pourrais-je attendre ?
Ah ! si sous votre empire on ne m’épargne pas,
Si mes accusateurs observent tous mes pas,
Si de leur empereur ils poursuivent la mère,
Que ferais-je au milieu d’une cour étrangère ?
Ils me reprocheraient, non des cris impuissants,
Des desseins étouffés aussitôt que naissants,
Mais des crimes pour vous commis à votre vue,
Et dont je ne serais que trop tôt convaincue.
Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours ;
Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours.
Dès vos plus jeunes ans, mes soins et mes tendresses
N’ont arraché de vous que de feintes caresses.
Rien ne vous a pu vaincre ; et votre dureté
Aurait dû dans son cours arrêter ma bonté.
Que je suis malheureuse ! et par quelle infortune
Faut-il que tous mes soins me rendent importune !

Je n’ai qu’un fils. Ô ciel ! qui m’entends aujourd’hui,
T’ai-je fait quelques vœux qui ne fussent pour lui ?
Remords, crainte, périls, rien ne m’a retenue ;
J’ai vaincu ses mépris ; j’ai détourné ma vue
Des malheurs qui dès lors me furent annoncés ;
J’ai fait ce que j’ai pu ; vous régnez, c’est assez.
Avec ma liberté, que vous m’avez ravie,
Si vous le souhaitez, prenez encor ma vie,
Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité
Ne vous ravisse pas ce qui m’a tant coûté.

NÉRON.

Eh bien donc, prononcez. Que voulez-vous qu’on fasse ?

AGRIPPINE.

De mes accusateurs qu’on punisse l’audace ;
Que de Britannicus on calme le courroux ;
Que Junie à son choix puisse prendre un époux ;
Qu’ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure ;
Que vous me permettiez de vous voir à toute heure ;

(apercevant Burrhus dans le fond du théâtre.)
Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter,

À votre porte enfin n’ose plus m’arrêter.

NÉRON.

Oui, madame, je veux que ma reconnaissance
Désormais dans les cœurs grave votre puissance ;
Et je bénis déjà cette heureuse froideur,
Qui de notre amitié va rallumer l’ardeur.
Quoi que Pallas ait fait, il suffit, je l’oublie ;
Avec Britannicus je me réconcilie ;
Et quant à cet amour qui nous a séparés,
Je vous fais notre arbitre, et vous nous jugerez.
Allez donc, et portez cette joie à mon frère.
Gardes, qu’on obéisse aux ordres de ma mère.


Scène III.

NÉRON, BURRHUS.
BURRHUS.

Que cette paix, seigneur, et ces embrassements
Vont offrir à mes yeux de spectacles charmants !
Vous savez si jamais ma voix lui fut contraire,
Si de son amitié j’ai voulu vous distraire,
Et si j’ai mérité cet injuste courroux.

NÉRON.

Je ne vous flatte point, je me plaignais de vous,
Burrhus ; je vous ai crus tous deux d’intelligence ;
Mais son inimitié vous rend ma confiance.
Elle se hâte trop, Burrhus, de triompher ;
J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer.

BURRHUS.

Quoi, seigneur !

NÉRON.

Quoi, seigneur ! C’en est trop ; il faut que sa ruine
Me délivre à jamais des fureurs d’Agrippine.
Tant qu’il respirera, je ne vis qu’à demi.
Elle m’a fatigué de ce nom ennemi ;
Et je ne prétends pas que sa coupable audace
Une seconde fois lui promette ma place.

BURRHUS.

Elle va donc bientôt pleurer Britannicus ?

NÉRON.

Avant la fin du jour je ne le craindrai plus.

BURRHUS.

Et qui de ce dessein vous inspire l’envie ?

NÉRON.

Ma gloire, mon amour, ma sûreté, ma vie.

BURRHUS.

Non, quoi que vous disiez, cet horrible dessein
Ne fut jamais, seigneur, conçu dans votre sein.

NÉRON.

Burrhus !

BURRHUS.

Burrhus ! De votre bouche, ô ciel ! puis-je l’apprendre ?
Vous-même, sans frémir, avez-vous pu l’entendre ?
Songez-vous dans quel sang vous allez vous baigner ?
Néron dans tous les cœurs est-il las de régner ?
Que dira-t-on de vous ? quelle est votre pensée ?

NÉRON.

Quoi ! toujours enchaîné de ma gloire passée,
J’aurai devant les yeux je ne sais quel amour
Que le hasard nous donne et nous ôte en un jour ?
Soumis à tous leurs vœux, à mes désirs contraire,
Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire ?

BURRHUS.

Eh ! ne suffit-il pas, seigneur, à vos souhaits
Que le bonheur public soit un de vos bienfaits ?
C’est à vous à choisir, vous êtes encor maître.
Vertueux jusqu’ici, vous pouvez toujours l’être ;
Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus,
Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus.
Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,
Il vous faudra, seigneur, courir de crime en crime,
Soutenir vos rigueurs par d’autres cruautés,
Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.
Britannicus mourant excitera le zèle
De ses amis, tout prêts à prendre sa querelle.
Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,
Qui, même après leur mort, auront des successeurs ;
Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre.
Craint de tout l’univers, il vous faudra tout craindre,
Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,
Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.
Ah ! de vos premiers ans l’heureuse expérience
Vous fait-elle, seigneur, haïr votre innocence ?
Songez-vous au bonheur qui les a signalés ?
Dans quel repos, ô ciel ! les avez-vous coulés !
Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :
« Partout en ce moment on me bénit, on m’aime ;

« On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer ;
« Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer ;
« Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage ;
« Je vois voler partout les cœurs à mon passage ! »
Tels étaient vos plaisirs. Quel changement, ô dieux !
Le sang le plus abject vous était précieux :
Un jour, il m’en souvient, le sénat équitable
Vous pressait de souscrire à la mort d’un coupable ;
Vous résistiez, seigneur, à leur sévérité ;
Votre cœur s’accusait de trop de cruauté ;
Et plaignant les malheurs attachés à l’empire,
« Je voudrais, disiez-vous, ne savoir pas écrire. »
Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur
Ma mort m’épargnera la vue et la douleur ;
On ne me verra point survivre à votre gloire.
Si vous allez commettre une action si noire,

(se jetant aux pieds de Néron.)
Me voilà prêt, seigneur ; avant que de partir,

Faites percer ce cœur qui n’y peut consentir ;
Appelez les cruels qui vous l’ont inspirée ;
Qu’ils viennent essayer leur main mal assurée…
Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur ;
Je vois que sa vertu frémit de leur fureur.
Ne perdez point de temps, nommez-moi les perfides
Qui vous osent donner ces conseils parricides ;
Appelez votre frère, oubliez dans ses bras…

NÉRON.

Ah ! que demandez-vous !

BURRHUS.

Ah ! que demandez-vous ! Non, il ne vous hait pas,
Seigneur ; on le trahit ; je sais son innocence ;
Je vous réponds pour lui de son obéissance.
J’y cours. Je vais presser un entretien si doux.

NÉRON.

Dans mon appartement qu’il m’attende avec vous.


Scène IV.

NÉRON, NARCISSE.
NARCISSE.

Seigneur, j’ai tout prévu pour une mort si juste :
Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste
A redoublé pour moi ses soins officieux :
Elle a fait expirer un esclave à mes yeux ;
Et le fer est moins prompt, pour trancher une vie,
Que le nouveau poison que sa main me confie.

NÉRON.

Narcisse, c’est assez ; je reconnais ce soin,
Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin.

NARCISSE.

Quoi ! pour Britannicus votre haine affaiblie
Me défend…

NÉRON.

Me défend… Oui, Narcisse : on nous réconcilie.

NARCISSE.

Je me garderai bien de vous en détourner,
Seigneur. Mais il s’est vu tantôt emprisonner :
Cette offense en son cœur sera longtemps nouvelle.
Il n’est point de secrets que le temps ne révèle :
Il saura que ma main lui devait présenter
Un poison que votre ordre avait fait apprêter.
Les dieux de ce dessein puissent-ils le distraire !
Mais peut-être il fera ce que vous n’osez faire.

NÉRON.

On répond de son cœur ; et je vaincrai le mien.

NARCISSE.

Et l’hymen de Junie en est-il le lien ?
Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice ?

NÉRON.

C’est prendre trop de soin. Quoi qu’il en soit, Narcisse,
Je ne le compte plus parmi mes ennemis.

NARCISSE.

Agrippine, seigneur, se l’était bien promis :
Elle a repris sur vous son souverain empire.

NÉRON.

Quoi donc ? qu’a-t-elle dit ? et que voulez-vous dire ?

NARCISSE.

Elle s’en est vantée assez publiquement.

NÉRON.

De quoi ?

NARCISSE.

De quoi ? Qu’elle n’avait qu’à vous voir un moment ;
Qu’à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste,
On verrait succéder un silence modeste ;
Que vous-même à la paix souscririez le premier :
Heureux que sa bonté daignât tout oublier !

NÉRON.

Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse ?
Je n’ai que trop de pente à punir son audace ;
Et, si je m’en croyais, ce triomphe indiscret
Serait bientôt suivi d’un éternel regret.
Mais de tout l’univers quel sera le langage ?
Sur les pas des tyrans veux-tu que je m’engage,
Et que Rome, effaçant tant de titres d’honneur,
Me laisse pour tout nom celui d’empoisonneur ?
Ils mettront ma vengeance au rang des parricides.

NARCISSE.

Et prenez-vous, seigneur, leurs caprices pour guides ?
Avez-vous prétendu qu’ils se tairaient toujours ?
Est-ce à vous de prêter l’oreille à leurs discours ?
De vos propres désirs perdrez-vous la mémoire,
Et serez-vous le seul que vous n’oserez croire ?
Mais, seigneur, les Romains ne vous sont pas connus :
Non, non, dans leurs discours ils sont plus retenus.
Tant de précaution affaiblit votre règne :
Ils croiront, en effet, mériter qu’on les craigne.

Au joug, depuis longtemps, ils se sont façonnés ;
Ils adorent la main qui les tient enchaînés.
Vous les verrez toujours ardents à vous complaire :
Leur prompte servitude a fatigué Tibère.
Moi-même, revêtu d’un pouvoir emprunté,
Que je reçus de Claude avec la liberté,
J’ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée,
Tenté leur patience, et ne l’ai point lassée.
D’un empoisonnement vous craignez la noirceur !
Faites périr le frère, abandonnez la sœur ;
Rome, sur les autels prodiguant les victimes,
Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes :
Vous verrez mettre au rang des jours infortunés
Ceux où jadis la sœur et le frère sont nés.

NÉRON.

Narcisse, encore un coup, je ne puis l’entreprendre.
J’ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre.
Je ne veux point encore, en lui manquant de foi,
Donner à sa vertu des armes contre moi.
J’oppose à ses raisons un courage inutile :
Je ne l’écoute point avec un cœur tranquille.

NARCISSE.

Burrhus ne pense pas, seigneur, tout ce qu’il dit :
Son adroite vertu ménage son crédit ;
Ou plutôt ils n’ont tous qu’une même pensée.
Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée ;
Vous seriez libre alors, seigneur, et devant vous
Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous.
Quoi donc ! ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire !
« Néron, s’ils en sont crus, n’est point né pour l’empire ;
« Il ne dit, il ne fait que ce qu’on lui prescrit :
« Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit.
« Pour toute ambition, pour vertu singulière,
« Il excelle à conduire un char dans la carrière,
« À disputer des prix indignes de ses mains,
« À se donner lui-même en spectacle aux Romains,
« À venir prodiguer sa voix sur un théâtre,
« À réciter des chants qu’il veut qu’on idolâtre ;
« Tandis que des soldats, de moments en moments,
« Vont arracher pour lui les applaudissements. »
Ah ! ne voulez-vous pas les forcer à se taire ?

NÉRON.

Viens, Narcisse : allons voir ce que nous devons faire.