Britannicus (éditions Didot, 1854)/Acte I

Britannicus (éditions Didot, 1854)
BritannicusDidot (p. 129-133).
Acte II  ►

ACTE PREMIER.




Scène première.

AGRIPPINE, ALBINE.
ALBINE.

Quoi ! tandis que Néron s’abandonne au sommeil,
Faut-il que vous veniez attendre son réveil ?
Qu’errant dans le palais, sans suite et sans escorte,
La mère de César veille seule à sa porte ?
Madame, retournez dans votre appartement.

AGRIPPINE.

Albine, il ne faut pas s’éloigner un moment.
Je veux l’attendre ici : les chagrins qu’il me cause
M’occuperont assez tout le temps qu’il repose.
Tout ce que j’ai prédit n’est que trop assuré :
Contre Britannicus Néron s’est déclaré.
L’impatient Néron cesse de se contraindre ;
Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.
Britannicus le gêne, Albine ; et chaque jour
Je sens que je deviens importune à mon tour.

ALBINE.

Quoi ! vous à qui Néron doit le jour qu’il respire.

Qui l’avez appelé de si loin à l’empire ?
Vous qui, déshéritant le fils de Claudius,
Avez nommé César l’heureux Domitius ?
Tout lui parle, madame, en faveur d’Agrippine :
Il vous doit son amour.

AGRIPPINE.

Il vous doit son amour. Il me le doit, Albine :
Tout, s’il est généreux, lui prescrit cette loi ;
Mais tout, s’il est ingrat, lui parle contre moi.

ALBINE.

S’il est ingrat, madame ? Ah ! toute sa conduite
Marque dans son devoir une âme trop instruite.
Depuis trois ans entiers, qu’a-t-il dit, qu’a-t-il fait
Qui ne promette à Rome un empereur parfait ?
Rome, depuis trois ans par ses soins gouvernée,
Au temps de ses consuls croit être retournée :
Il la gouverne en père. Enfin Néron naissant
A toutes les vertus d’Auguste vieillissant.

AGRIPPINE.

Non, non ; mon intérêt ne me rend point injuste :
Il commence, il est vrai, par où finit Auguste ;
Mais crains que, l’avenir détruisant le passé,
Il ne finisse ainsi qu’Auguste a commencé.
Il se déguise en vain : je lis sur son visage
Des fiers Domitius l’humeur triste et sauvage ;
Il mêle avec l’orgueil qu’il a pris dans leur sang
La fierté des Nérons qu’il puisa dans mon flanc[1].
Toujours la tyrannie a d’heureuses prémices :
De Rome, pour un temps, Caïus fut les délices[2] ;
Mais sa feinte bonté se tournant en fureur,
Les délices de Rome en devinrent l’horreur.
Que m’importe, après tout, que Néron, plus fidèle,
D’une longue vertu laisse un jour le modèle ?
Ai-je mis dans sa main le timon de l’État
Pour le conduire au gré du peuple et du sénat ?
Ah ! que de la patrie il soit, s’il veut, le père ;
Mais qu’il songe un peu plus qu’Agrippine est sa mère.
De quel nom cependant pouvons-nous appeler
L’attentat que le jour vient de nous révéler ?
Il sait, car leur amour ne peut être ignorée,
Que de Britannicus Junie est adorée :
Et ce même Néron, que la vertu conduit,
Fait enlever Junie au milieu de la nuit !
Que veut-il ? Est-ce haine, est-ce amour qui l’inspire ?
Cherche-t-il seulement le plaisir de leur nuire ;
Ou plutôt n’est-ce point que sa malignité
Punit sur eux l’appui que je leur ai prêté ?

ALBINE.

Vous leur appui, madame ?

AGRIPPINE.

Vous leur appui, madame ? Arrête, chère Albine.
Je sais que j’ai moi seule avancé leur ruine ;
Que du trône, où le sang l’a dû faire monter,
Britannicus par moi s’est vu précipiter.
Par moi seule, éloigné de l’hymen d’Octavie,
Le frère de Junie abandonna la vie,
Silanus, sur qui Claude avait jeté les yeux,
Et qui comptait Auguste au rang de ses aïeux.
Néron jouit de tout : et moi, pour récompense,
Il faut qu’entre eux et lui je tienne la balance,
Afin que quelque jour, par une même loi,
Britannicus la tienne entre mon fils et moi.

ALBINE.

Quel dessein !

AGRIPPINE.

Quel dessein ! Je m’assure un port dans la tempête.
Néron m’échappera, si ce frein ne l’arrête.

ALBINE.

Mais prendre contre un fils tant de soins superflus !

AGRIPPINE.

Je le craindrais bientôt, s’il ne me craignait plus.

ALBINE.

Une juste frayeur vous alarme peut-être.
Mais si Néron pour vous n’est plus ce qu’il doit être,
Du moins son changement ne vient pas jusqu’à nous,
Et ce sont des secrets entre César et vous.
Quelques titres nouveaux que Rome lui défère,
Néron n’en reçoit point qu’il ne donne à sa mère.
Sa prodigue amitié ne se réserve rien :
Votre nom est dans Rome aussi saint que le sien ;
À peine parle-t-on de la triste Octavie.
Auguste votre aïeul honora moins Livie :
Néron devant sa mère a permis le premier
Qu’on portât les faisceaux couronnés de laurier.
Quels effets voulez-vous de sa reconnaissance ?

AGRIPPINE.

Un peu moins de respect, et plus de confiance.
Tous ces présents, Albine, irritent mon dépit :
Je vois mes honneurs croître et tomber mon crédit.
Non, non, le temps n’est plus que Néron, jeune encore,
Me renvoyait les vœux d’une cour qui l’adore ;
Lorsqu’il se reposait sur moi de tout l’État ;
Que mon ordre au palais assemblait le sénat ;
Et que derrière un voile, invisible et présente,
J’étais de ce grand corps l’âme toute-puissante,
Des volontés de Rome alors mal assuré,
Néron de sa grandeur n’était point enivré.
Ce jour, ce triste jour, frappe encor ma mémoire,
Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire,
Quand les ambassadeurs de tant de rois divers
Vinrent le reconnaître au nom de l’univers.

Sur son trône avec lui j’allais prendre ma place :
J’ignore quel conseil prépara ma disgrâce ;
Quoi qu’il en soit, Néron, d’aussi loin qu’il me vit,
Laissa sur son visage éclater son dépit.
Mon cœur même en conçut un malheureux augure.
L’ingrat, d’un faux respect colorant son injure,
Se leva par avance ; et courant m’embrasser,
Il m’écarta du trône où je m’allais placer.
Depuis ce coup fatal le pouvoir d’Agrippine
Vers sa chute à grands pas chaque jour s’achemine.
L’ombre seule m’en reste ; et l’on n’implore plus
Que le nom de Sénèque, et l’appui de Burrhus.

ALBINE.

Ah ! si de ce soupçon votre âme est prévenue,
Pourquoi nourrissez-vous le venin qui vous tue ?
Allez avec César vous éclaircir du moins.

AGRIPPINE.

César ne me voit plus, Albine, sans témoins :
En public, à mon heure, on me donne audience.
Sa réponse est dictée, et même son silence.
Je vois deux surveillants, ses maîtres et les miens,
Présider l’un ou l’autre à tous nos entretiens.
Mais je le poursuivrai d’autant plus qu’il m’évite :
De son désordre, Albine, il faut que je profite.
J’entends du bruit ; on ouvre. Allons subitement
Lui demander raison de cet enlèvement :
Surprenons, s’il se peut, les secrets de son âme.
Mais quoi ! déjà Burrhus sort de chez lui !


Scène II.

AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE.
BURRHUS.

Mais quoi ! déjà Burrhus sort de chez lui ! Madame,
Au nom de l’empereur j’allais vous informer
D’un ordre qui d’abord a pu vous alarmer,
Mais qui n’est que l’effet d’une sage conduite,
Dont César a voulu que vous soyez instruite.

AGRIPPINE.

Puisqu’il le veut, entrons : il m’en instruira mieux.

BURRHUS.

César pour quelque temps s’est soustrait à nos yeux.
Déjà par une porte au public moins connue
L’un et l’autre consul vous avaient prévenue,
Madame. Mais souffrez que je retourne exprès…

AGRIPPINE.

Non, je ne trouble point ses augustes secrets ;
Cependant voulez-vous qu’avec moins de contrainte
L’un et l’autre une fois nous nous parlions sans feinte ?

BURRHUS.

Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d’horreur.

AGRIPPINE.

Prétendez-vous longtemps me cacher l’empereur ?
Ne le verrai-je plus qu’à titre d’importune ?
Ai-je donc élevé si haut votre fortune
Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ?
Ne l’osez-vous laisser un moment sur sa foi ?
Entre Sénèque et vous disputez-vous la gloire
À qui m’effacera plus tôt de sa mémoire ?
Vous l’ai-je confié pour en faire un ingrat,
Pour être, sous son nom, les maîtres de l’État ?
Certes, plus je médite, et moins je me figure
Que vous m’osiez compter pour votre créature,
Vous dont j’ai pu laisser vieillir l’ambition
Dans les honneurs obscurs de quelque légion ;
Et moi qui sur le trône ai suivi mes ancêtres,
Moi, fille, femme, sœur et mère de vos maîtres !
Que prétendez-vous donc ? Pensez-vous que ma voix
Ait fait un empereur pour m’en imposer trois ?
Néron n’est plus enfant : n’est-il pas temps qu’il règne. ?
Jusqu’à quand voulez-vous que l’empereur vous craigne ?
Ne saurait-il rien voir qu’il n’emprunte vos yeux ?
Pour se conduire, enfin, n’a-t-il pas ses aïeux ?
Qu’il choisisse, s’il veut, d’Auguste ou de Tibère ;
Qu’il imite, s’il peut, Germanicus mon père.
Parmi tant de héros je n’ose me placer ;
Mais il est des vertus que je lui puis tracer ;
Je puis l’instruire au moins combien sa confidence
Entre un sujet et lui doit laisser de distance.

BURRHUS.

Je ne m’étais chargé dans cette occasion
Que d’excuser César d’une seule action ;
Mais puisque sans vouloir que je le justifie
Vous me rendez garant du reste de sa vie,
Je répondrai, madame, avec la liberté
D’un soldat qui sait mal farder la vérité.
Vous m’avez de César confié la jeunesse,
Je l’avoue ; et je dois m’en souvenir sans cesse.
Mais vous avais-je fait serment de le trahir,
D’en faire un empereur qui ne sût qu’obéir ?
Non. Ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde :
Ce n’est plus votre fils, c’est le maître du monde.
J’en dois compte, madame, à l’empire romain,
Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.
Ah ! si dans l’ignorance il le fallait instruire,
N’avait-on que Sénèque et moi pour le séduire ?
Pourquoi de sa conduite éloigner les flatteurs ?
Fallait-il dans l’exil chercher des corrupteurs ?
La cour de Claudius, en esclaves fertile,
Pour deux que l’on cherchait en eût présenté mille,
Qui tous auraient brigué l’honneur de l’avilir :
Dans une longue enfance ils l’auraient fait vieillir.
De quoi vous plaignez-vous, madame ? On vous révère :
Ainsi que par César, on jure par sa mère.
L’empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour
Mettre à vos pieds l’empire, et grossir votre cour ;
Mais le doit-il, madame ? et sa reconnaissance
Ne peut-elle éclater que dans sa dépendance ?

Toujours humble, toujours le timide Néron
N’ose-t-il être Auguste et César que de nom ?
Vous le dirai-je enfin ? Rome le justifie.
Rome, à trois affranchis si longtemps asservie,
À peine respirant du joug qu’elle a porté,
Du règne de Néron compte sa liberté.
Que dis-je ? la vertu semble même renaître.
Tout l’empire n’est plus la dépouille d’un maître.
Le peuple au champ de Mars nomme ses magistrats ;
César nomme les chefs sur la foi des soldats ;
Thraséas au sénat, Corbulon dans l’armée,
Sont encore innocents, malgré leur renommée ;
Les déserts, autrefois peuplés de sénateurs,
Ne sont plus habités que par leurs délateurs.
Qu’importe que César continue à nous croire,
Pourvu que nos conseils ne tendent qu’à sa gloire ;
Pourvu que dans le cours d’un règne florissant
Rome soit toujours libre, et César tout-puissant ?
Mais, madame, Néron suffit pour se conduire.
J’obéis, sans prétendre à l’honneur de l’instruire.
Sur ses aïeux, sans doute, il n’a qu’à se régler ;
Pour bien faire, Néron n’a qu’à se ressembler.
Heureux si ses vertus, l’une à l’autre enchaînées,
Ramènent tous les ans ses premières années !

AGRIPPINE.

Ainsi, sur l’avenir n’osant vous assurer,
Vous croyez que sans vous Néron va s’égarer.
Mais vous qui, jusqu’ici content de votre ouvrage,
Venez de ses vertus nous rendre témoignage,
Expliquez-nous pourquoi, devenu ravisseur,
Néron de Silanus fait enlever la sœur ?
Ne tient-il qu’à marquer de cette ignominie
Le sang de mes aïeux qui brille dans Junie ?
De quoi l’accuse-t-il ? Et par quel attentat
Devient-elle en un jour criminelle d’État :
Elle qui, sans orgueil jusqu’alors élevée,
N’aurait point vu Néron, s’il ne l’eût enlevée ;
Et qui même aurait mis au rang de ses bienfaits
L’heureuse liberté de ne le voir jamais ?

BURRHUS.

Je sais que d’aucun crime elle n’est soupçonnée ;
Mais jusqu’ici César ne l’a point condamnée,
Madame. Aucun objet ne blesse ici ses yeux :
Elle est dans un palais tout plein de ses aïeux.
Vous savez que les droits qu’elle porte avec elle
Peuvent de son époux faire un prince rebelle :
Que le sang de César ne se doit allier
Qu’à ceux à qui César le veut bien confier ;
Et vous-même avoûrez qu’il ne serait pas juste
Qu’on disposât sans lui de la nièce d’Auguste.

AGRIPPINE.

Je vous entends : Néron m’apprend par votre voix
Qu’en vain Britannicus s’assure sur mon choix.
En vain, pour détourner ses yeux de sa misère,
J’ai flatté son amour d’un hymen qu’il espère :
À ma confusion, Néron veut faire voir
Qu’Agrippine promet par delà son pouvoir.
Rome de ma faveur est trop préoccupée :
Il veut par cet affront qu’elle soit détrompée,
Et que tout l’univers apprenne avec terreur
À ne confondre plus mon fils et l’empereur.
Il le peut. Toutefois j’ose encore lui dire
Qu’il doit avant ce coup affermir son empire ;
Et qu’en me réduisant à la nécessité
D’éprouver contre lui ma faible autorité,
Il expose la sienne ; et que dans la balance
Mon nom peut-être aura plus de poids qu’il ne pense.

BURRHUS.

Quoi ! madame, toujours soupçonner son respect !
Ne peut-il faire un pas qui ne vous soit suspect ?
L’empereur vous croit-il du parti de Junie ?
Avec Britannicus vous croit-il réunie ?
Quoi ! de vos ennemis devenez-vous l’appui
Pour trouver un prétexte à vous plaindre de lui ?
Sur le moindre discours qu’on pourra vous redire
Serez-vous toujours prête à partager l’empire ?
Vous craindrez-vous sans cesse ; et vos embrassements
Ne se passeront-ils qu’en éclaircissements ?
Ah ! quittez d’un censeur la triste diligence ;
D’une mère facile affectez l’indulgence ;
Souffrez quelques froideurs sans les faire éclater ;
Et n’avertissez point la cour de vous quitter.

AGRIPPINE.

Et qui s’honorerait de l’appui d’Agrippine,
Lorsque Néron lui-même annonce ma ruine,
Lorsque de sa présence il semble me bannir,
Quand Burrhus à sa porte ose me retenir ?

BURRHUS.

Madame, je vois bien qu’il est temps de me taire,
Et que ma liberté commence à vous déplaire.
La douleur est injuste : et toutes les raisons
Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons.
Voici Britannicus. Je lui cède ma place.
Je vous laisse écouter et plaindre sa disgrâce.
Et peut-être, madame, en accuser les soins
De ceux que l’empereur a consultés le moins.


Scène III.

BRITANNICUS, AGRIPPINE, NARCISSE, ALBINE.
AGRIPPINE.

Ah ! prince, où courez-vous ? Quelle ardeur inquiète
Parmi vos ennemis en aveugle vous jette ?
Que venez-vous chercher ?

BRITANNICUS.

Que venez-vous chercher ? Ce que je cherche ? Ah ! dieux !

Tout ce que j’ai perdu, madame, est en ces lieux.
De mille affreux soldats Junie environnée
S’est vue en ce palais indignement traînée.
Hélas ! de quelle horreur ses timides esprits
À ce nouveau spectacle auront été surpris ?
Enfin on me l’enlève. Une loi trop sévère
Va séparer deux cœurs qu’assemblait leur misère :
Sans doute on ne veut pas que, mêlant nos douleurs,
Nous nous aidions l’un l’autre à porter nos malheurs.

AGRIPPINE.

Il suffit. Comme vous je ressens vos injures ;
Mes plaintes ont déjà précédé vos murmures.
Mais je ne prétends pas qu’un impuissant courroux
Dégage ma parole et m’acquitte envers vous.
Je ne m’explique point. Si vous voulez m’entendre,
Suivez-moi chez Pallas, où je vais vous attendre.


Scène IV.

BRITANNICUS, NARCISSE.
BRITANNICUS.

La croirai-je, Narcisse ? et dois-je sur sa foi
La prendre pour arbitre entre son fils et moi ?
Qu’en dis-tu ? N’est-ce pas cette même Agrippine
Que mon père épousa jadis pour ma ruine,
Et qui, si je t’en crois, a de ses derniers jours,
Trop lents pour ses desseins, précipité le cours ?

NARCISSE.

N’importe. Elle se sent comme vous outragée ;
À vous donner Junie elle s’est engagée :
Unissez vos chagrins, liez vos intérêts :
Ce palais retentit en vain de vos regrets :
Tandis qu’on vous verra d’une voix suppliante
Semer ici la plainte et non pas l’épouvante,
Que vos ressentiments se perdront en discours,
Il n’en faut pas douter, vous vous plaindrez toujours.

BRITANNICUS.

Ah, Narcisse ! tu sais si de la servitude
Je prétends faire encore une longue habitude ;
Tu sais si pour jamais, de ma chute étonné,
Je renonce à l’empire où j’étais destiné.
Mais je suis seul encor : les amis de mon père
Sont autant d’inconnus que glace ma misère,
Et ma jeunesse même écarte loin de moi
Tous ceux qui dans le cœur me réservent leur foi.
Pour moi, depuis un an qu’un peu d’expérience
M’a donné de mon sort la triste connaissance,
Que vois-je autour de moi, que des amis vendus
Qui sont de tous mes pas les témoins assidus,
Qui, choisis par Néron pour ce commerce infâme,
Trafiquent avec lui des secrets de mon âme ?
Quoi qu’il en soit, Narcisse, on me vend tous les jours :
Il prévoit mes desseins, il entend mes discours :
Comme toi, dans mon cœur il sait ce qui se passe.
Que t’en semble, Narcisse ?

NARCISSE.

Que t’en semble, Narcisse ? Ah ! quelle âme assez basse…
C’est à vous de choisir des confidents discrets,
Seigneur, et de ne pas prodiguer vos secrets.

BRITANNICUS.

Narcisse, tu dis vrai ; mais cette défiance
Est toujours d’un grand cœur la dernière science ;
On le trompe longtemps. Mais enfin je te croi,
Ou plutôt je fais vœu de ne croire que toi.
Mon père, il m’en souvient, m’assura de ton zèle :
Seul de ses affranchis tu m’es toujours fidèle ;
Tes yeux, sur ma conduite incessamment ouverts,
M’ont sauvé jusqu’ici de mille écueils couverts.
Va donc voir si le bruit de ce nouvel orage
Aura de nos amis excité le courage ;
Examine leurs yeux, observe leurs discours ;
Vois si j’en puis attendre un fidèle secours.
Surtout dans ce palais remarque avec adresse
Avec quel soin Néron fait garder la princesse :
Sache si du péril ses beaux yeux sont remis,
Et si son entretien m’est encore permis.
Cependant de Néron je vais trouver la mère
Chez Pallas, comme toi l’affranchi de mon père :
Je vais la voir, l’aigrir, la suivre, et s’il se peut,
M’engager sous son nom plus loin qu’elle ne veut.



  1. Agrippine était petite-fille de Claudius Drusus Néron, fils de Tibérius Claudius Néron et de Livie. La famille des Claudiens était une des plus anciennes et des plus illustres de Rome. (G.)
  2. Agrippine, suivant l’usage des Romains, dans le discours familier, appelle ici par le prénom de Caïus celui qui dans l’histoire est plus connu sous le nom de Caligula. Quelques vers plus haut, elle appelle également son fils Domitius, au lieu de Néron.