Brest à deux époques


BREST
À DEUX EPOQUES[1].

Quoique située à l’extrémité de la Bretagne, la ville de Brest n’est pas une ville bretonne : c’est une colonie maritime composée de transfuges de toutes les provinces de la France, et dans laquelle s’est formée je ne sais quelle race douteuse sans caractère propre et sans aspect spécial. L’observateur attentif peut bien découvrir, dans cette population habillée de toile cirée et de cuir bouilli, qui vit les pieds dans l’eau et la tête dans les brumes, quelque chose des durs garçons de l’Armorique[2] ; mais ce n’est qu’une trace fugitive. La ville n’a guère mieux conservé son air matelot. On sent bien encore un peu le goudron dans le premier port de France ; on entend bien encore des marteaux de calfats sous les bassins couverts ; on rencontre bien encore, dans la rue des Petits-Moulins, quelque vaillant maître au teint bistré, à la chique proéminente, aux escarpins enrubannés, venant de manger en trois jours la paie de quinze mois, et cherchant d’un œil curieux un pousse-cailloux à éreinter ; mais, à part ces quelques traits maritimes, répandus çà et là comme des vestiges d’antique beauté sur un visage décrépit, le grand port n’offre plus à l’œil rien de saillant ni d’animé. On sent que le vent de la faveur a cessé de souffler sur ce Versailles maritime, et que ses jours de splendeur sont passés. Ses longues files de vaisseaux désarmés dorment sous leurs toits peints ; ses quais, presque déserts, sont couverts d’ancres gigantesques que rouille l’eau du ciel, de canons numérotés, et de piles de boulets verdis par la mousse. À peine si, de loin en loin, quelques coups de marteaux, quelques grincemens de fer, quelques chants de travail s’élèvent rares et solitaires dans d’immenses ateliers. De vieux gardiens, en cheveux blancs et en livrées, se promènent devant les magasins fermés, et des escouades de forçats passent lentement, avec leur cliquetis de chaînes, traînant quelques débris de navires démolis, tandis que le long du canal encombré glissent silencieusement des bateaux de passage, délavés par la mer, et conduits par des chalandous en sabots. Rien ne peut rendre la sèche et monotone tristesse de ce tableau. Cela n’a même pas la poésie des ruines ; c’est la décadence dans sa désolante laideur. En vain voit-on s’étaler sur les deux montagnes des lignes immenses d’édifices bien entretenus, des calles, des usines, des machines somptueusement décorées de fer, de cuivre ou de plomb ; je ne sais quoi de languissant perce à travers cette magnificence arrangée. Ce qui manque au port de Brest, ce n’est ni le soin ni l’opulence, c’est le bruit, c’est le mouvement, c’est la vie. Brest rappelle la régularité de ces vieilles femmes qui, une fois leurs sourcils repeints et leur corset lacé, ont encore un faux air de vigueur et de sève. Mais, regardez dans leurs yeux : la vie y est éteinte, l’enveloppe fraîche et jeune couvre un cadavre.

Non pourtant qu’il faille regarder le port breton comme condamné sans retour. Mais quelque changement que le temps apporte à ce grand port, nul ne le verra jamais tel que je l’ai vu autrefois : Brest, ce vaisseau à l’ancre sur la plus belle rade du monde, pourra bien cesser d’être un ponton délaissé ; il pourra regréer ses mâts, reprendre son air marin et guerrier ; il ne retrouvera plus les anciens équipages que j’ai vus sur ses gaillards : on ne retrouvera plus le vieux Brest royaliste ni le vieux Brest républicain. La physionomie morale du grand port a changé avec les hommes et les idées, et c’est seulement par les récits que l’on pourra désormais connaître ce qu’il était. Moi qui l’ai connu à ces deux époques, et qui ai vécu au milieu des populations d’alors, si différentes de celles de nos jours, j’ai voulu réunir mes souvenirs d’autrefois et raconter le passé, afin de faire mieux aimer le présent.

i.
BREST AVANT LA RÉVOLUTION. — LE GRAND CORPS. — LES GARDES DE MARINE.

J’étais encore jeune lorsque je fis mon premier voyage à Brest, en 89. Quoique je n’eusse point vu jusque-là de port militaire, je fus peu frappé de celui que j’avais sous les yeux. Je le trouvai petit, étroit, mesquin. Mais si la vue du port de Brest n’éveilla point chez moi l’admiration qu’il méritait, en revanche, l’aspect de sa population me causa une singulière surprise. Je trouvais là un peuple sans nom, chez lequel je cherchais en vain un type national, et qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais connu jusqu’alors. Ce n’étaient ni des Européens, ni des Asiatiques, ni des Africains ; c’était quelque chose de tout cela à la fois. Brest avait tant reçu dans son port de ces grandes escadres sur lesquelles naviguaient des renégats de toutes les nations, que le libertinage y avait confondu tous les sangs de la terre. Son peuple présentait je ne sais quel indéfinissable mélange de toutes les couleurs et de toutes les natures, depuis le Lapon huileux jusqu’au nègre de la côte de Feu, depuis le Chinois vernissé jusqu’au Mohican des grands lacs. Les classes supérieures elles-mêmes, quoique restées à l’abri de cette promiscuité brutale, en avaient ressenti le contre-coup. L’Inde, dont nos navires couvraient alors les mers, avait habitué notre marine à ses sensualités orientales, et tous, officiers et matelots, en avaient rapporté je ne sais quelle soif de volupté, quelle fièvre licencieuse qui s’était communiquée de proche en proche, et avait bientôt envahi tous les rangs. La noblesse, qui occupait exclusivement les positions élevées, donnait l’exemple à cet égard. On trouvait encore chez elle tout le débordement licencieux du siècle précédent : c’était la régence avec des passions plus sauvages, plus sincères ; la régence avec d’ardens marins calcinés par les tropiques, au lieu de pâles roués en jabots de dentelles ; la cabine de six pieds et le hamac africain, au lieu de la petite maison et du sopha à frange de soie.

Du reste, ce n’était pas seulement par son libertinage que Brest rappelait une époque passée. Il n’existait point, en 89, dans toute la France, une autre ville qui eût conservé aussi intactes les traditions de la monarchie féodale et les préjugés nobiliaires. Les idées révolutionnaires avaient commencé à y germer vigoureusement comme partout, mais sans pouvoir détruire l’aristocratique despotisme de la marine. Ce corps se partageait alors en deux catégories bien distinctes : l’une, nombreuse, riche, influente, recrutée dans la noblesse, formait ce que l’on appelait le grands corps ; l’autre, presque imperceptible, pauvre et méprisée, était composée des officiers de fortune que le hasard ou un mérite supérieur avait tirés de la classe des pilotes et que l’on désignait sous le nom d’officiers bleus. Avant de faire partie du grand corps, les cadets des familles titrées passaient par l’école des gardes de pavillon, qui, à de très rares exceptions près, leur était exclusivement réservée. Cette école, soumise à une discipline fort relâchée, était pour Brest une cause perpétuelle de désordres. Rien n’arrêtait cette jeunesse gâtée et vaine, accoutumée dans le manoir paternel à la servilité complaisante de vassaux tremblans, et qu’on lançait tout à coup sans frein, avec un uniforme et une épée, au milieu des licences de la vie de mer. Chez les vieux officiers, du moins, l’expérience et le bon sens assouplissaient l’orgueil héréditaire ; le frottement du monde en émoussait le tranchant ; l’âge, en assoupissant la turbulence des passions, les rendait moins effrénées : mais, chez ces enfans, rien n’en adoucissait la grossière manifestation. Leur vanité s’exerçait dans toute sa naïveté ; ils se faisaient un point d’honneur de leur insolence ; ils mettaient leur amour-propre à se rendre insupportables, et ne se trouvaient jamais assez affronteurs, assez odieux. Aussi avaient-ils pris possession de la ville et s’y conduisaient-ils en conquérans. Tout ce qui ne portait pas, comme eux, la culotte et les bas rouges leur était ennemi. Ce n’était pas seulement l’expression d’un orgueil insolent que le bourgeois avait à supporter ; c’étaient les taquineries tracassières d’écoliers effrontés ; c’étaient des impertinences assez adroites, assez multipliées pour trouver les jointures de la patience la plus solide. Et nul moyen de se préserver de ces attaques, car elles venaient vous chercher partout, sur les promenades, au spectacle, dans votre maison. La nuit surtout nul ne pouvait s’en croire à l’abri. Souvent, au milieu de votre sommeil, vous étiez réveillé par une voix lamentable qui vous appelait par votre nom : vous couriez ouvrir votre fenêtre, et à peine aviez-vous passé la tête dehors, qu’une brosse insolente vous peignait la figure à l’huile, aux grands éclats de rire des gardes de marine qui tenaient l’échelle du barbouilleur. Un autre jour, en vous levant, vous ne trouviez plus ni portes ni fenêtres à votre rez-de-chaussée, tout avait été muré pendant la nuit. Ici c’étaient des enseignes dont on avait changé la place, de telle sorte que l’affiche d’une sage-femme se trouvait sous le balcon d’un pensionnat de jeunes filles ; là le réverbère que l’on s’était amusé à descendre dans le puits banal, tandis que le seau avait été hissé à la potence du réverbère.

Et qu’on ne croie pas que l’insolence des gardes de pavillon se bornât à ces insultes anonymes et individuelles. Parfois elle s’adressait à la population entière. Un jour, par exemple, ils se disaient : Il n’y aura pas de spectacle ce soir ; et quand vous arriviez avec votre fille ou votre femme pour voir la pièce nouvelle, vous trouviez deux de ces messieurs à la porte du théâtre, le chapeau sur l’oreille, l’épée à la main, qui vous disaient tranquillement : — On n’entre pas, — en vous mettant la pointe au visage, et il vous fallait rebrousser chemin. Un autre jour, c’était une promenade qui était ainsi mise en interdit. À ceux qui se présentaient, on criait de loin : — Les gardes de marine se promènent, monsieur ! — Et il fallait se retirer. Anciennement cette audacieuse licence était allée plus loin, et les officiers supérieurs eux-mêmes en avaient donné l’exemple. On tendait des filets dans les carrefours ; on prenait au piége les jeunes servantes qui sortaient, le fanal à la main, pour aller chercher leurs maîtresses, et on ne les relâchait que le lendemain. Les bourgeoises elles-mêmes ne pouvaient se montrer dans les rues, une fois la nuit close, sans s’exposer à être insultées. La fille d’un marchand de la rue des Sept-Saints (alors fort différente de ce qu’elle est aujourd’hui) fut enlevée, en sortant des prières du soir, et quand, huit jours après, on la rendit à son père, elle était folle ! Cette fois l’affaire fit du bruit ; le peuple murmura : on trouva l’espièglerie trop forte, et les chefs voulurent faire un exemple sur les quatre officiers coupables de l’enlèvement. Ils furent mis aux arrêts et condamnés à placer à leurs frais la fille du marchand à l’hôpital ! Ce fut à la même époque qu’un capitaine de frégate, partant pour l’Inde, réunit ses créanciers à bord, fit lever l’ancre, et ne consentit à les débarquer qu’a vingt lieues de Brest, et après avoir exigé quittance de chacun d’eux. Cette escroquerie ne lui attira aucun châtiment.

Si la conduite des officiers était telle, on conçoit quelle devait être celle des matelots. La licence des chefs servait de modèle et d’excuse à celle de leurs inférieurs. Quand des équipages arrivaient de mer, ils s’emparaient de la ville comme du pont d’un navire pris à l’abordage. Alors il fallait faire rentrer les enfans et les femmes, fermer les fenêtres et baisser les rideaux ; car le regard ne pouvait tomber dans la rue sans rencontrer une image sanglante ou obscène. Mais, la nuit venue, c’était bien autre chose : ce n’étaient plus que clameurs furieuses, cris de meurtre et hurlemens d’ivrogne ; la ville, qui avait été tout le jour un lupanar, devenait alors un coupe-gorge. Les matelots et les soldats s’assassinaient dans chaque carrefour, sans que personne songeât à s’y opposer, et sans que le paisible habitant prit garde à une chose aussi vulgaire. Le lendemain seulement les laitières de la campagne, en parcourant les rues encore solitaires, s’arrêtaient un instant autour des cadavres que l’orgie avait laissés après elle, puis passaient en disant tranquillement : — Il paraît qu’il y a des navires du roi en rade ; tandis que le bourgeois devant la porte duquel l’homme était tombé en faisait débarrasser le seuil, laver le pavé, et rentrait pour déjeuner.

Comme je l’ai déjà dit, cet état de choses s’était modifié en 89. Sans avoir perdu son orgueilleuse suffisance, le corps de la marine était forcément plus circonspect à l’égard des habitans, qui se montraient moins patiens que par le passé ; cependant des rixes fréquentes avaient encore lieu, et je me rappelle avoir été forcé deux fois de mettre l’épée à la main, en pleine promenade, pour faire respecter des dames que je conduisais. Ces faits d’ailleurs étaient journaliers. Quant au dédain que le grand corps avait toujours témoigné aux officiers sans naissance, il restait le même qu’autrefois. C’étaient toujours les officiers bleus ou les intrus, comme ils les appelaient ! Hommes de fer qui, malgré les mépris, étaient allés droit devant eux, dont le courage et le talent avaient grandi au bruit des risées, et qui étaient entrés dans le corps aristocratique comme sur le gaillard d’un vaisseau anglais, le pistolet au poing et la hache à la main. Du reste, la hauteur injurieuse que les privilégiés affectaient à leur égard avait une autre source que la cause avouée. L’orgueil couvrait de son pavillon les sentimens de haine et de jalousie que l’on n’aurait osé étaler au grand jour. Les nobles sentaient que la seule présence de ces hommes dans leurs rangs était une violation de leurs droits héréditaires. C’était une protestation vivante du talent contre la naissance, un cri sourd d’égalité, jeté par la nature au milieu des inégalités consacrées. Puis, les officiers bleus avaient l’impardonnable tort d’être habiles. On pouvait les humilier, mais non s’en passer. Il fallait donc leur faire payer le plus chèrement possible leurs indispensables services. Aussi rien n’était-il épargné à cet égard. L’insolence envers un intrus était non-seulement permise, c’était un devoir sacré qu’on ne pouvait oublier sans s’exposer soi-même au mépris de ses camarades. Lorsque je visitai Brest, on me montra un vieux capitaine qui, dans sa vie, avait fait amener pavillon à soixante navires anglais de toute force, qui comptait trente-deux blessures reçues dans quarante combats ; ses deux fils, sortis depuis peu des gardes de marine, avaient tout à coup cessé de le voir : surpris et affligé de cet abandon, le vieillard leur en avait fait un tendre reproche ; les jeunes gens avaient baissé les yeux avec embarras ; enfin, pressés par les questions du vieux marin : — Que voulez-vous, mon père, avait répondu l’un d’eux, on nous a fait sentir que nous ne pouvions plus vous voir !… vous êtes un officier bleu !

Et ne croyez pas que la haine des officiers du grand corps contre les intrus s’arrêtât à ces cruelles insultes ; parfois elle descendait jusqu’aux plus lâches guet-à-pens. Le capitaine Charles Cornic en fournit un exemple.

Ce nom est peu connu, et, puisqu’il est tombé sous notre plume, nous dirons quelque chose de celui qui le portait. Ce sera pour nous le moyen le plus infaillible de faire connaître ce qu’était la marine d’alors, et en même temps l’occasion de ramasser à terre une de ces gloires ignorées, pièces d’or perdues dans la poussière, et sur lesquelles un siècle marche sans les voir.

CHARLES CORNIC. — MESSE DU PEUPLE BRETON.

Charles Cornic était né à Morlaix[3]. Tout jeune, il commanda les corsaires de son père, et parcourut les mers de l’Inde, battant les Anglais et ruinant le commerce de la Compagnie. C’était ainsi que commençaient alors tous ces vaillans hommes de mer qui, comme Jean Bart, Duguay-Trouin et Desessarts, n’avaient à faire graver dans leur écusson roturier qu’une boussole et une crosse de pistolet. Charles Cornic se rendit si redoutable dans ses croisières, que le ministre de la marine, qui entendait sans cesse répéter ce nom, consentit à l’essayer. Mais le faire ainsi de prime abord officier de la marine royale, sans autre titre que de sa gloire, eût été une énormité capable de soulever toute la noblesse. Le ministre n’osa se permettre un tel abus de pouvoir. Il donna à Cornic le commandement de la frégate la Félicité, avec une simple commission de lieutenant de frégate, qui le laissait en dehors du corps de la marine. Cornic s’en inquiéta peu. Il avait un navire sous ses pieds et le pavillon de France à sa drise ; il n’en demandait pas davantage. Il part pour escorter le Robuste qui se rendait à la Martinique, rencontre le corsaire anglais l’Aigle, fort de vingt-huit canons, l’attaque, l’aborde, le prend après une demi-heure de combat. De retour en France, et prêt à entrer à Brest, il trouve l’Iroise bloquée par une escadrille anglaise. Cornic assemble son équipage, composé tout entier de Bretons. — Garçons, leur dit-il dans leur langue, nous avons là sous notre vent un vaisseau, une frégate et une corvette qui ne veulent pas nous faire place ; mais la mer et le soleil sont à tout le monde. Vous devez être pressés d’embrasser vos mères et de faire danser vos bonnes amies aux pardons : nous allons passer droit notre chemin, comme de vaillans gars et sans regarder derrière. Derrière c’est la mer, et devant c’est le pays.

Au plus faible d’abord : mettez la barre sur la corvette, et nous allons voir.

Un joyeux hourra s’éleva de tous les points du navire, et chacun prit son poste. La Félicité rencontra d’abord la frégate la Tamise, qui lui envoya ses deux bordées auxquelles elle riposta ; puis, passant outre, elle essuya le feu du vaisseau l’Alcide, y répondit et tomba, toutes voiles dehors, sur la corvette le Rumbler. Surpris ainsi et coupé de ses deux compagnons, le Rumbler envoya ses bordées, puis voulut manœuvrer pour se mettre derrière les feux des navires anglais ; mais avant qu’il eût pu les rallier, la Félicité laissa arriver sur lui, presque bord à bord, et lui envoya ses deux volées à bout portant. Un horrible fracas, suivi d’un grand cri, se fit entendre, et quand la frégate française, emportée un instant par son air, vira sur elle-même, le nuage de fumée qui avait entouré la corvette se dégageait, et la laissa voir démâtée de ses trois mâts et s’enfonçant lentement dans les flots. Cependant l’Alcide arrivait au secours du Rumbler qui sombrait ; Cornic profita du moment de trouble et de retard qu’entraînait cette manœuvre pour tomber sur la frégate ennemie qu’il couvrit de son feu. Il l’aurait coulée comme la corvette, si l’Alcide, qui avait mis ses embarcations à la mer pour sauver l’équipage du Rumbler, virant de bord subitement, n’était venu longer à bâbord la Félicité, qui se trouva ainsi prise entre deux feux. Alors ce ne fut plus un combat, mais un massacre. Le vaisseau anglais, dominant la frégate française de toute la hauteur de ses batteries, semblait un volcan en éruption, et l’inondait d’une pluie de mitraille. On respirait dans une atmosphère de soufre, de feu, de fer et de plomb. La fumée et le fracas de l’artillerie ne permettaient ni de voir ni d’entendre. Le vent, abattu par tant d’explosions, ne se faisait plus sentir ; les voiles fasseyaient le long des mâts ; la mer, comme épouvantée, avait laissé retomber ses vagues, et le navire n’obéissait plus au gouvernail. Tout à coup le feu se ralentit, puis s’arrête. Cornic étonné regarde autour de lui ; un maître accourt :

— Capitaine, on ne reçoit plus d’ordre ; tous les officiers sont tués.

Le capitaine s’élance de son banc de quart. En ce moment, un boulet coupe la drise du pavillon français, qui disparaît.

— Nous avons amené ! crie un matelot.

Ce cri se répète dans la batterie, et les canonniers français jettent leurs mèches à la mer. De leur côté, les Anglais, qui n’entendent plus les canons de la Félicité et ne voient plus flotter son pavillon, croient qu’elle s’est rendue et cessent de tirer. Mais Cornic a tout vu : il court à la chambre, reparaît avec un nouveau drapeau, monte lui-même sur la dunette pour le hisser, et tirant ses deux coups de pistolet sur les canons qui sont près de lui :

— Feu, garçons ! s’écrie-t-il ; votre capitaine et votre pavillon sont à leur poste : à vos pièces, et feu tant qu’il y aura un homme à bord !

Les marins obéissent avec un hourra, et le combat recommence plus acharné et plus terrible ; mais il dura peu de temps. Las d’une lutte si longue, écrasés, vaincus, les Anglais cédèrent. Les deux navires qui restaient regagnèrent Plymouth, coulant bas d’eau, et sous leurs voiles de fortune, tandis que la Félicité entrait à Brest, noire de poudre, ses épares brisés, mais toutes voiles déployées, fendant légèrement les flots, et avec le pavillon blanc fièrement cloué à son mât.

En récompense de ce merveilleux combat, Cornic fut nommé lieutenant de vaisseau, malgré les réclamations des officiers de marine, qui, pour se venger de ses succès, le mirent en quarantaine[4].

Vers cette époque, l’amiral Rodney bloqua le Hâvre-de-Grace avec une escadre considérable. Ce port manqua bientôt de munitions. Pour lui en apporter, il fallait traverser la flotte anglaise avec deux navires ; c’était une entreprise qui offrait mille chances de mort contre une de réussite. Cornic fut désigné pour la tenter, et cette fois les officiers du grand corps se turent : ils espéraient être enfin délivrés de cet aventurier audacieux dont les triomphes les empêchaient de dormir. Mais Cornic devait encore tromper leur attente. Il partit de Brest après avoir pris toutes ses mesures, arriva avant le point du jour au milieu de l’escadre ennemie, portant le pavillon d’Angleterre et poursuivant l’Agathe ; qui fuyait devant lui sous pavillon français ; il passa ainsi librement au milieu des Anglais, qui le prirent pour un des leurs, et lorsqu’il fut à la hauteur de leur dernière ligne, il hissa son drapeau blanc, lâcha ses deux bordées et entra au Hâvre.

Ce nouveau succès devait faire espérer à Cornic quelque récompense : elle ne se fit pas attendre. Il apprit, huit jours après, que le commandement de sa frégate lui était retiré. Aigri et indigné, il revint dans son pays en jurant de ne plus mettre le pied sur un vaisseau du roi. Cependant il était trop jeune pour interrompre une carrière si brillamment commencée. Les négocians de la Bretagne voulurent le dédommager des injustices du gouvernement ; ils firent construire et armer à leurs frais le vaisseau le Prométhée, dont ils lui donnèrent le commandement. Cornic part pour l’Inde, rencontre le vaisseau l’Ajax, fort de soixante-quatre canons, et s’en empare. Douze officiers de marine, parmi lesquels se trouvait M. de Bussy, étaient prisonniers à bord du navire anglais. On juge de leur surprise et de leur dépit quand ils se rencontrèrent face à face avec l’intrus qui venait de les délivrer. Ils voulurent pourtant balbutier quelques mots de félicitations ; Cornic s’inclina, et répondit froidement que c’était en effet beaucoup d’honneur pour lui, pauvre capitaine de corsaire, d’avoir châtié l’Anglais qui avait eu l’audace de faire prisonniers des officiers de sa majesté.

— J’espère que ces messieurs me le pardonneront, ajouta-t-il, et il se retira.

Cette fierté amère indigna les compagnons de M. de Bussy, et ils en gardèrent un ressentiment profond.

Leur arrivée à Brest produisit une grande sensation. Le peuple, si bon appréciateur des actions d’éclat, portait aux nues le capitaine du Prométhée. Il ne parlait pas seulement de son courage et de son habileté, il vantait aussi sa loyauté, sa bienfaisance, sa brusquerie même ; car le peuple aime autant les défauts qui rapprochent de lui l’homme supérieur, que les vertus qui font sa gloire. Les bourgeois, de leur côté, vantaient son désintéressement, et répétaient qu’il avait laissé aux armateurs du Prométhée, sans vouloir en prendre sa part, tous les diamans trouvés à bord de l’Ajax, dont la valeur s’élevait à cinq millions. Ces éloges blessaient au vif l’orgueil du grand corps. Les plaintes des prisonniers délivrés par Cornic accrurent l’irritation contre lui ; les privilégiés s’indignèrent d’entendre sans cesse ce nom les poursuivre comme un remords. Ils avaient eu trop de torts envers cet homme pour ne pas le haïr mortellement ; ils résolurent de s’en débarrasser.

Cependant le capitaine du Prométhée n’avait entendu parler que vaguement du complot qui se formait contre lui, lorsqu’un jour, en descendant à terre, il trouva au haut de la cale un groupe d’officiers de marine qui l’attendaient. À leur attitude, à leurs regards, Cornic comprend aussitôt ce dont il s’agit. Il s’avance vers eux.

— Est-ce à moi que vous voulez parler, messieurs ? dit-il ; je suis à vos ordres.

Encore plus irrités de cette audace, les officiers déclarent au jeune marin qu’ils ont juré d’avoir sa vie, et qu’il faudra qu’il leur donne satisfaction à tous, l’un après l’autre.

— Soit ! répond Cornic, et il les conduit lui-même dans une des carrières voisines du cours d’Ajot.

Les fers se croisent, et le capitaine du Prométhée renverse son adversaire.

— À un autre, messieurs, dit-il froidement.

Un autre se présente, et tombe également ; un troisième, un quatrième, un cinquième, ne sont pas plus heureux. Il n’en restait plus que deux, qui hésitent. Ils veulent objecter l’absence de témoins, dont ils s’aperçoivent alors pour la première fois.

— Ces messieurs nous en serviront, dit Cornic en montrant les blessés.

Et il attaque les deux derniers officiers, qu’il blesse comme les autres.

Cette affaire mit le comble à sa popularité ; mais elle porta l’exaspération du grand corps à un tel point, que l’intendant de la marine, pour éviter de nouvelles rencontres, et peut-être un assassinat, fut obligé de donner au capitaine du Prométhée une garde pour sa sûreté personnelle !

La carrière militaire de Charles Cornic se termina à cette époque. Un amour partagé, son mariage avec la femme qu’il aimait, la perte de cette femme, qu’il trouva morte à ses côtés dix jours après l’avoir épousée, le long désespoir qui suivit cette mort, tout se réunit pour le retenir à terre et amortir chez lui l’aventureuse ardeur qui l’avait jusqu’alors poussé à tant de vaillantes témérités. En 1770 seulement, à l’époque du terrible débordement de la Garonne, alors que les populations épouvantées prirent la fuite, abandonnant ceux que les eaux avaient surpris, les gazettes racontèrent qu’un ancien marin, après avoir proposé les plus grandes récompenses à ceux qui voudraient le suivre, n’avait pu décider personne à le faire ; qu’alors il avait forcé, le pistolet sur la gorge, quatre matelots à entrer avec lui dans un canot et que, malgré la violence du fleuve, il avait fait le tour de l’île Saint-George, recueillant les habitans qui s’étaient sauvés dans les arbres et sur les toits. Le journal ajoutait qu’il avait continué ce périlleux sauvetage pendant trois jours et trois nuits, et qu’il avait ainsi arraché à la mort six cents personnes, qu’il avait ensuite nourries à ses frais pendant près d’un mois. Cet ancien marin était Charles Cornic. Le roi Louis XVI lui écrivit de sa propre main pour le remercier, et la ville de Bordeaux lui envoya des lettres de bourgeoisie.

Mais cet évènement avait réchauffé le sang de l’ancien corsaire. En entendant mugir à son oreille le fleuve débordé, il avait cru reconnaître la grande voix des flots ; en sentant sa barque vaciller sous ses pieds, il avait pensé un instant retrouver le tangage d’un navire sur les vagues de l’Océan. Alors les réminiscences de cette vie de dangers et de gloire qu’il avait abandonnée lui revinrent comme des parfums lointains. Il commença à regarder vers la mer avec des aspirations et des soupirs. Chaque soir, dans ses songes, il se croyait debout sur le bastingage, son porte-voix de commandement à la main, et suivant de l’œil une voile éloignée qui prenait chasse devant lui. La guerre, d’ailleurs, se préparait, et la France allait avoir besoin de mains exercées pour tenir le gouvernail de ses vaisseaux. Cornic ne put résister plus long-temps à ses désirs ; il se résigna à faire une démarche nouvelle et à demander un commandement. Après deux mois d’attente, il reçut une réponse du ministre, qui le remerciait de ses offres… et le refusait ! Ce fut le dernier coup pour lui. Il brisa son épée, et se retira à la campagne pour y mourir.

J’ai raconté longuement cette histoire d’un homme peu connu, parce qu’elle est caractéristique. Cornic a été le type de l’officier bleu, et sa vie présente le résumé des iniquités et des tortures qu’avaient alors à supporter les marins sans naissance. Ce qu’il souffrit, tous les autres le souffrirent sous des formes et à des degrés différens. Mais le jour de la justice approchait : la noblesse s’étourdissait vainement dans une dernière orgie de pouvoir ; elle s’abreuvait vainement à longs traits d’un orgueil qui la rendait ivre ; c’était le festin de Balthazar, et le Daniel qui devait expliquer l’inscription menaçante n’était pas loin.

À Brest même, comme je l’ai déjà dit, l’approche de la révolution qui allait renouveler la France commençait à se faire assez vivement sentir, et l’insolence aristocratique du grand corps s’était un peu adoucie. Les bourgeois et les officiers bleus pouvaient bien encore recevoir des insultes, mais non les souffrir patiemment. Une volonté d’insurrection contre les priviléges se manifestait partout ; l’esprit révolutionnaire soufflait dans toutes les ames. C’était je ne sais quoi de turbulent, d’audacieux, que l’on se communiquait par la parole, que l’on respirait dans l’air, que l’on sentait germer subitement en soi sans cause apparente. Les classes inférieures, jusqu’alors exploitées, semblaient toucher à une de ces heures de résolution que tout homme a connues, au moins une fois dans sa vie, et pendant lesquelles on joue sa tête à pile ou face ; espèce de fièvres de courage qu’il serait aussi difficile de motiver que ces prostrations morales, ces lâchetés magnétiques, qui se saisissent à certains momens des peuples ou des individus, et les livrent à la tyrannie du premier venu. Sans s’expliquer nettement cette situation nouvelle, les officiers de marine en avaient l’instinct. On le devinait à leur air moins absolu, moins conquérant, à je ne sais quelle prudente inquiétude qui se déguisait aussi mal que la triomphante allégresse de ceux du tiers. Les évènemens qui avaient eu lieu à Rennes, les 26 et 27 janvier, et la lutte sanglante des jeunes bourgeois contre la noblesse aidée de ses valets, étaient venus accroître la fermentation qui travaillait sourdement la population brestoise. On se réunissait dans les cafés pour lire la Sentinelle du peuple, qui venait d’être publiée à Rennes, et dont l’énergique langage ne ménageait déjà ni les idées ni les personnes. À cette époque, on n’avait point encore eu d’exemples d’une telle hardiesse. Des pamphlets clandestins avaient bien attaqué le roi, la reine, la noblesse et le clergé ; mais ces coups de poignard avaient été portés dans l’ombre, et sans qu’on pût dire au juste d’où ils partaient. Aujourd’hui il en était tout autrement. Les hommes qui osaient frapper ne se cachaient plus le visage ; en jetant leur cartel, ils le signaient de leurs noms. Ce n’étaient plus des assassinats anonymes, c’était une insurrection ouverte et avouée. En lisant pour la première fois un journal dans lequel on osait tout dire, chacun éprouva une sorte de saisissement et de peur. La presse était une arme inconnue, dont l’explosion fit sur tous le même effet que la poudre à canon sur les sauvages du Nouveau-Monde. Mais une fois cette première surprise passée, il y eut émulation d’audace ; ce fut à qui manierait l’arme nouvelle avec le plus de témérité. Chacun osa dire tout haut ce qu’il n’avait peut-être point osé jusqu’alors se dire à lui-même tout bas. On fouilla dans ses vieux ressentimens, on secoua tous les replis de son ame, on vida sa poche de fiel sur le papier, et la colère de tous s’accrut de la colère de chacun.

Je fus témoin, avant de quitter Brest, d’une scène qui me donna la mesure de l’opinion publique. C’était le soir : j’entrai dans un café habituellement fréquenté par les jeunes gens de la ville et les officiers bleus. Je fus étonné, en ouvrant la porte, de voir tout le monde réuni autour d’une table, près de laquelle un jeune homme était debout, un verre de punch devant lui, et parodiant avec gravité les cérémonies de la messe.

Je m’approchai d’un groupe, et demandai à un officier ce qu’on faisait là.

— On dit la messe du peuple breton, monsieur, me répondit-il, en mémoire des célèbres journées de Rennes.

Je prêtai l’oreille : dans ce moment le jeune homme répétait, à haute voix, cette partie de la messe appelée tractus dans les missels.


« Ce fut, pour les ignobles vaincus, un jour de ténèbres, d’affliction, d’angoisses.

« Les humbles furent élevés, et ils dévorèrent les superbes.

« Ils ont dû être confus, ces ignobles, pour avoir tenu une conduite abominable ; ou plutôt la confusion n’a pu les confondre, car ils ignorent ce que c’est que rougir.

« Ils ont mis le poignard aux mains de leurs serviteurs, et ils les ont payés pour répandre le sang du peuple.

« Loin d’en rougir, ils en ont tiré vanité, et loin de s’en repentir, ils ont gardé parmi eux ceux qui avaient sollicité cette horreur, et l’honneur de marcher à la tête des assassins.

« Un des leurs est tombé mort à leurs pieds[5].

« La mère qui l’avait excité, placée à une fenêtre, le vit tomber et jetait les hauts cris[6].

« Partout battu et terrassé, le noble honteux exprime ainsi ses regrets : Ah ! le peuple m’a pris par le côté faible ; aussi m’a-t-il aisément dépouillé de ma gloire.

« Je suis devenu le sujet de ses chansons ; je suis l’objet de ses railleries.

« Il m’a en horreur, il me fuit avec dédain, et il ne craint même pas de me cracher au visage. »


Puis vint la prose, traduite presque entièrement du livre de la Sagesse et de l’Ecclésiaste.


« La nature nous fit tous égaux. Je suis un homme mortel semblable à tous les autres, de la race de cet homme fait de terre ; chair revêtue d’une forme, je suis sorti du ventre de ma mère.

« Je suis né et j’ai respiré l’air commun à tous ; je suis tombé dans la même terre, et je me suis fait entendre d’abord en pleurant comme vous, grands du monde.

« J’ai été enveloppé de langes et de grands soins.

« Car il n’y a point de roi qui soit né autrement ; les nobles orgueilleux agissent comme s’ils étaient d’une race différente, et cependant leur vanité rampe aux plus misérables besoins. »

Le jeune homme lut ensuite l’évangile de la Raison.

« Gloire à vous, père des êtres.

« Dès le commencement du monde, dit le Seigneur, j’ai eu en exécration l’orgueil, et la prière de l’humble m’a été agréable. Je veux effacer la mémoire des superbes de l’esprit des hommes. Je les exterminerai avec une de leurs mâchoires, avec la mâchoire d’un poulain d’ânesse. Cette classe de nobles est sans bon sens, sans sagesse. Ils m’ont attaqué par leur insolence, et le bruit de leur orgueil est monté jusqu’à mes oreilles. Je leur mettrai un cercle au nez et un mors à la bouche, et les faisant rebrousser chemin, je les ferai devenir moins qu’ils n’étaient au commencement. Le temps est venu, mon peuple, que vous allez secouer le joug de tous ces tyrans en robes, en simarres et en épées. Alors le prêtre sera comme le citoyen, le seigneur comme le serviteur, la maîtresse comme la servante, le noble comme le bourgeois, celui qui emprunte comme celui qui prête ; ainsi, l’occasion étant favorable, réclamez hautement vos droits, et remettez-vous en possession du privilége de vos pères. »

Vint après le credo patriotique et le pater national.

CREDO.

« Je crois à la puissance du souverain ; j’appréhende celle d’emprunt des magistrats ; celle-là révocable dans le cas de lèse-nation, celle-ci dans le cas de lèse-citoyen ; celle-là cédée par la nation à une suite d’héritiers mâles d’une famille, celle-ci confiée à des citoyens amovibles et révocables. Je crois à la puissance du souverain dans ce qui concerne la justice, la police, le commerce, les arts, la guerre ; je crois à la puissance inaliénable et imprescriptible de la nation, dans ce qui regarde l’admission des subsides, leur répartition, leur perception, la connaissance de leur emploi et leur terme. Je crois au besoin des états généraux fixés à époques peu éloignées, pour que la nation sente son existence morale ; à leur nécessité (sine qua non) pour le renouvellement et la continuation des subsides ; à leur utilité pour la correction des abus en tout genre, et l’exécution de tout ce qu’on imagine de bien à faire. J’attends l’extirpation des vices et le règne des vertus.

« Ainsi soit-il. »

PATER.

«  Notre père qui êtes assis sur le trône des Français, que cette révolution soit heureuse, pour le raffermir, pour la gloire de votre nom, pour la durée de votre règne, pour l’exécution de votre volonté toujours soumise aux lois. Assurez-nous nos propriétés, vengez-nous des offenses qu’on nous a faites jusqu’ici en abusant de votre nom et de votre autorité ; ne nous exposez plus à la puissance des nobles ; mais délivrez-nous-en tout-à-fait.

« Ainsi soit-il. »

Cette étrange messe, presque littéralement traduite de fragmens des livres saints, continua ainsi sur un ton de gravité plutôt menaçant que grotesque ; la foule écoutait avec des sourires sombres, de brèves exclamations de colère et des applaudissemens rapidement comprimés. Quant à moi, je suivais, surpris et intéressé tout à la fois, ce pamphlet moitié chrétien et moitié philosophique ; véritable œuvre d’un Breton qui laissait pendre un bout de son chapelet sous sa carmagnole révolutionnaire, et adorait ses nouvelles idoles avec les mêmes cérémonies et les mêmes instrumens de culte que les anciennes. Quand le jeune homme qui lisait eut fini, je m’approchai, et lui demandai quel était l’auteur de cet écrit ; il me tendit une brochure qu’il tenait à la main ; c’était la

MESSE DU PEUPLE BRETON
En mémoire des célèbres journées des 26 et 27 janvier 1789,

En latin et en français, suivant le texte des Écritures,

Par un patriote mal costumé[7].

Triste et pensif je demeurai en silence, les yeux attachés sur ce titre. Il était plein d’éloquence, et il était facile de prévoir où cela devait conduire ; il n’y avait pas si loin du patriote mal costumé de 89 au sans-culotte de 93.

iii.
VOYAGE À BREST EN 94. — ASPECT DU PAYS. — CAUSERIE EN VOITURE.

Cinq années seulement s’étaient écoulées, cinq années qui avaient suffi pour retourner la société comme un champ défriché, et je parcourais cette même route que j’avais faite en 89, pour me rendre à Brest où m’appelaient d’impérieux devoirs. À cette époque, les voyageurs étaient peu nombreux : chacun restait chez soi, évitant de faire de la poussière et du bruit, car il ne fallait pas qu’on vous entendît vivre, si vous vouliez vivre en sûreté. Je partis donc seul, dans une espèce de char-à-bancs couvert, qui faisait le service de Morlaix à Brest.

Le commencement du voyage fut silencieux. Le postillon, qu’à sa carmagnole et à son bonnet rouge il était facile de reconnaître pour un excellent citoyen, avait entonné la Marseillaise, et il fouettait ses deux rosses, Pitt et Cobourg, en jurant contre les ornières et traitant d’aristocrates les chemins, qui, défoncés par l’artillerie, étaient réellement détestables. Mais au bout d’une heure, il parut las de chanter et de jurer ; il se tourna sur son siége et se pencha vers moi, pour lier conversation.

— Y a-t-il long-temps que tu n’es allé à Brest, citoyen ? me dit-il.

— Cinq ans.

— Cinq ans ! oh ! bien, alors, c’était du temps du régime. Tu trouveras que la poêle à frire a un peu fait tourner l’omelette depuis. Ah ! les ci-devant ne sont pas fiers là ! il y en a huit cents au château.

— Et les exécutions sont-elles nombreuses ?

— Mais non, ça ne donne pas absolument. Prieur la Marne est un bon sans-culotte, mais un peu cagne ; ça n’a pas faim d’aristocrates. Parlez-moi de Laignelot ! c’est celui-là un lapin ! — Du pain et du fer, qui dit, voilà tout ce qu’il faut à de vrais républicains. J’étais au club quand il est arrivé pour la première fois. Il vous a dégainé son sabre, l’a mis sur la table devant lui, en guise de plume, et a dit — Citoyens, j’arrive de Rochefort où j’ai mis au pas les aristocrates, les accapareurs et les modérés ; j’amène avec moi le barbier de la république, et j’espère qu’il aura le plaisir de faire jouer un peu ici le rasoir national… Alors il a présenté au club le vengeur public.

— Le bourreau !

— Quoi donc ! tout le monde a donné l’accolade fraternelle au citoyen, et, pour prouver qu’on avait des principes solides, on l’a nommé tout de suite président du club, comme pour dire aux aristocrates qu’il était temps de tirer leurs cravattes[8].

— Et les exécutions ont commencé alors ?

— Un peu : mais ça n’a pas duré, parce que Laignelot est parti, et que Jean-Bon-Saint-André s’en est allé avec l’escadre. Il faut espérer qu’ils recommenceront à leur retour. Nous avons bien besoin de ça, ma foi, car les affaires ne vont guère. Il n’y a plus de voyageurs, et il ne faut pas moins que les chevaux et les enfans aient leur avoine..

— Vous avez des enfans ? demandai-je au voiturier, désirant détourner la conversation.

— Parbleu ! il n’y a que les aristocrates qui n’ont pas d’enfans. J’en ai six, moi. L’aîné n’a que douze ans, mais c’est déjà un patriote fini. Il a été reçu membre de la société régénérée.

— Est-ce que les enfans font partie de votre club ? dis-je avec étonnement.

Le voiturier cligna des yeux et se mit à sourire d’un air de mystérieux orgueil.

— Pas ordinairement, mais, voyez-vous, voilà la chose. Le garçon est fort sur l’écriture, son maître lui a fait faire un exemple ousqu’il y avait : — Le monde ne sera heureux que lorsqu’on aura étranglé le dernier des rois avec les boyaux du dernier des prêtres ; — et puis, il l’a envoyé, avec les dix premiers de sa classe, porter son cahier à Laignelot, qui a été si content de la bonne éducation qu’on donnait à ces garçons, qu’il les a fait recevoir membres du club. Si bien que ces douze mousses-là ont un banc à part ousqu’ils viennent chanter la Marseillaise et arranger le gouvernement avec leurs anciens[9].

En ce moment, nous passions devant l’auberge d’un village ; le postillon s’interrompit tout à coup et arrêta ses chevaux.

— Attention ! dit-il, j’ai un voyageur à prendre ici.

Il descendit et entra dans l’auberge.

J’éprouvai une véritable contrariété en apprenant que j’allais avoir un compagnon de route. J’ai toujours eu un éloignement décidé pour ces espèces de cohabitations improvisées des voitures publiques qui vous forcent à faire ménage pendant tout un jour avec un inconnu ; mais les circonstances augmentaient singulièrement cet éloignement naturel. L’aspect seul d’un étranger devenait un motif d’inquiétude à cette époque où la dénonciation arrivait de toutes parts, où un mot vous tuait, où le silence même pouvait devenir une cause de soupçons. Il fallait surveiller ses gestes, ses regards, ses impressions, mettre sa peur en faction devant sa pensée ; parler, non pour être compris, mais pour ne pas l’être. Prévoyant l’ennui et la fatigue de cette laborieuse dissimulation, je m’en effrayais d’avance. Par bonheur, je n’en eus pas besoin.

L’étranger que le voiturier était allé chercher se présenta sur le marche-pied, et je me reculai pour lui faire place.

— Pardon de vous déranger, monsieur, me dit-il en saluant.

Je me sentis soulagé. La politesse de cet homme venait de me dire son opinion. En ne me tutoyant pas, il avait fait une profession de foi et un acte de courage. Je me tins moins sur mes gardes, et l’entretien s’engagea. Nous nous apprîmes bientôt réciproquement que nous avions des amis communs ; c’était déjà se connaître. La conversation devint alors facile et familière. Mon compagnon de route connaissait Brest, qu’il avait visité peu auparavant, et il m’en parla longuement.

Cependant nous avancions toujours, et le pays que nous traversions offrait un aspect de plus en plus désolé. Ces campagnes que j’avais vues autrefois si mouvantes de moissons et de feuillées, si parfumées de sarrasin fleuri, si résonnantes de mugissemens de troupeaux et de chants de pâtres, je les trouvais arides, mornes, dévastées. Les manoirs qui élevaient naguère au milieu des arbres leurs tourelles à toits pointus et leurs girouettes armoriées, dépouillés maintenant de leurs ombrages et noirs des traces de l’incendie, dressaient leurs squelettes décharnés des deux côtés du chemin. Les christs de carrefour gisaient abattus au fond des douves marécageuses, et les fontaines, souillées par les ronces et les feuilles mortes, avaient perdu leurs vierges protectrices. Parfois, quand nous traversions un hameau, une église se montrait à nous avec ses frêles sculptures, ses dentelles de granit et sa flèche aérienne ; mais à peine si quelques restes de verrières pendaient encore à ses fenêtres demi-murées : ses élégantes balustrades, ses caryatides bizarres, ses arabesques moulées dans le Kersauton, avaient été martelées ; elles parsemaient le sol de leurs débris, et, à la porte entr’ouverte, au lieu de la figure sereine d’un paysan sortant la tête nue et les mains jointes sous son large chapeau, nous voyions apparaître le bonnet de police d’un gendarme qui fumait sur le seuil du lieu sacré, transformé en écurie. En approchant de Brest, les champs devenaient encore plus incultes. On n’y apercevait ni laboureurs, ni troupeaux. Çà et là seulement quelques maigres chevaux, échappés à la réquisition, broutaient les ajoncs épineux, dressaient la tête au moindre bruit, et fuyaient effarés à l’approche de notre voiture. Le long de la route, nous remarquâmes quelques chaumières ouvertes et abandonnées, comme si l’ennemi eût traversé depuis peu ce pays. Les fermes plus éloignées, et dont on apercevait la fumée s’élever à l’horizon, n’envoyaient elles-mêmes aucune rumeur de travail ; aucun chant de laveuse ne venait des doués parsemés le long des vallées ; tout était silencieux et comme terrifié.

— Ne croirait-on pas, dis-je à mon compagnon, qui, comme moi, regardait depuis long-temps, d’un air attristé, le tableau désolé que nous avions sous les yeux ; ne croirait-on pas que la guerre, la peste ou la famine ont passé sur ce pays ?

— C’est bien pis, me répondit-il, c’est une idée et un mot ! Ce sont eux qui ont brûlé ces manoirs, ruiné ces campagnes, fermé les églises, chassé les habitans de leurs demeures. Et pourtant quelle idée plus belle et plus sainte, quel mot plus séduisant et plus sonore ? souveraineté du peuple ! république !

Comme il achevait de parler, nous aperçûmes des charrettes chargées de marins blessés qui venaient de Brest. Les malades étaient étendus sur un peu de paille sanglante, brûlés par la fièvre, par un soleil dévorant, et manquaient de tout. Quelques uns, qui avaient déjà succombé, étaient couchés en travers dans les charrettes, la tête et les pieds pendans, et servaient d’oreillers à leurs camarades. D’autres, étendus sans mouvement, faisaient entendre les sifflemens horribles de ce râle qui accompagne toujours les agonies difficiles et combattues. Quant à ceux qui avaient conservé quelque force, aucune plainte ne trahissait leurs souffrances. Leurs fronts pâles gardaient encore un air d’audace indifférente, et ils murmuraient à demi-voix ces chants magiques avec lesquels on mourait alors. En passant près d’eux, nous nous découvrîmes et leur souhaitâmes un voyage heureux. Pour toute réponse, ils lancèrent au ciel un cri de vive la république ! Ce cri sembla faire sur les mourans l’effet d’une commotion galvanique ; ils s’agitèrent dans leur fumier sanglant et levèrent encore leurs mains glacées comme pour s’associer à l’élan de leurs compagnons. Nous nous arrêtâmes, saisis de respect, muets, et le front découvert devant cet admirable spectacle. Quand la dernière charrette eut passé, l’étranger qui se trouvait près de moi me dit :

— Ces malheureux ont encore plusieurs lieues à faire avant d’atteindre les hôpitaux de Lesneven ou de Pol-Léon, et peut-être n’y trouveront-ils rien de ce qui leur est nécessaire : Brest ne peut plus contenir les blessés que lui envoient ses escadres. Les hôpitaux, les églises, les tentes qu’on a dressées dans l’ancien enclos des jésuites, sont remplis. Les chirurgiens de la marine ne suffisent pas au service et manquent de médicamens. Les plaies se pansent, faute de linge, avec l’étoupe et le chanvre du port. Les ambulances ont manqué de pain, de viande et de bois, pendant trois jours ; des blessés sont morts de faim. J’ai vu des convalescens mendier dans la ville et disputer aux chiens les ossemens du ruisseau. À l’hôpital, la plupart des malades manquent de vêtemens et se promènent, en chemise, dans les cours, enveloppés de leur couverture de laine. Mais toutes ces souffrances ne peuvent diminuer l’ardeur de nos matelots. Le dévouement de ces hommes est comme tous les dévouemens qui ont leurs racines dans le cœur. Le frottement de la misère l’aiguise au lieu de l’émousser. Non que ce soient des républicains fort convaincus ; mais c’est une race fidèle et forte qui, une fois le pavillon national à son mât, meurt sous ce pavillon, quelle que soit sa couleur. Puis, ces marins bretons sont infatigables : rien ne les abat, rien ne les tue. Il n’y a que le cœur qui soit de chair dans ces hommes ; le reste est de fer. Si nous avions des officiers pour conduire de pareils matelots, la Convention pourrait décréter que l’Océan fait partie des possessions de la république. Mais les officiers manquent. Tous étaient nobles, et tous ont abandonné nos ports pour passer à l’étranger. Il y a un an qu’un tiers de la ville de Brest était à vendre, par suite de l’émigration du grand corps. L’ambition a bien retenu à leurs postes quelques chefs dont la république pourrait tirer parti ; mais on suspecte leur patriotisme, et leur nombre est d’ailleurs fort restreint. Quant aux officiers bleus, malgré leur habileté et leur courage, il y a peu de chose à en attendre. Rapetissés trop long-temps dans les rôles secondaires, ils sont demeurés étrangers aux allures du commandement. Ce sont tout au plus de vaillans corsaires, bons pour ces duels maritimes qui se vident entre deux navires au milieu de l’Océan ; mais ils n’entendent rien à la tactique navale, ni aux grandes évolutions d’une escadre. Puis, tous ces matelots d’hier, qui ont trouvé, en s’éveillant, un habit de capitaine sur leur hamac, sont mal à l’aise sous leurs broderies ; ils ont honte d’eux-mêmes ; ils se sentent gauches ; ils n’osent faire un pas de peur d’être ridicules, et leur ignorance paralyse leur audace. Les équipages comprennent cette inaptitude des chefs, aussi leur refusent-ils leur confiance. Ils les raillent, les bravent, et la discipline se relâche. Plusieurs révoltes ont eu lieu dans l’escadre de Villaret, avant son départ, et spécialement à bord du Neptune. Le discours prononcé à cette occasion par le capitaine à ses matelots mutinés vous donnera la mesure de l’ignorance de nos nouveaux officiers. Je l’ai copié sur mon agenda ; le voici, c’est une pièce historique qui peint l’époque. Il fut prononcé en rade de Brest devant le représentant du peuple Jean-Bon-Saint-André.


« Citoyens,

« Il est un préalable sans lequel les choses resteraient dans la plus grande morosité.

«  Depuis fort long-temps vous agissez difformément à ma volonté. Je sais que avez des droits terrogatifs ; mais je sais aussi qu’on ne peut subjuguer un autre à ma place ; sans en prodiguer les raisons australes. C’est pourquoi j’évacue le tillac, à cette fin de laisser la parole à Jean-Bon-Saint-André qui vient exprès pour vous dire le reste.

« Vive la république une, indivisible et impérissable[10] ! »


— Et cette copie est authentique ? demandai-je en prenant l’agenda des mains de mon compagnon de route pour relire encore cet incroyable discours.

— Elle a été prise au pied du grand mât, me répondit-il, sur le discours même du capitaine, qui y avait été cloué par son ordre. Vous comprenez ce qu’une pareille ignorance de la part des officiers doit exciter de dédain et de raillerie chez les inférieurs. Un chef ridicule est toujours un mauvais chef. Ajoutez à ces causes de désordres le manque de ressources, le défaut d’organisation, les incertitudes d’une administration nouvelle, reconstruite avec les ruines d’une autre ; enfin, les difficultés générales de notre situation actuelle. Au moment où je vous parle, Brest manque de tout. L’approvisionnement des flottes et le passage des troupes ont épuisé le pays ; le maximum a éloigné les paysans des marchés. Ils ont caché leurs grains, disséminé leurs bestiaux dans les campagnes, et l’on ne peut plus s’approvisionner que par voie de réquisition et le sabre à la main. Le blé est maintenant si rare, que, si l’on vous invite à dîner chez un ami, on vous priera d’apporter votre pain. Les boutiques de tout genre sont vides et fermées ; on ne trouve plus à acheter ni draps ni soieries : vous verrez les deux tiers de cette population qui vit au milieu des brumes et des tempêtes, en habit de nankin, en culottes de nankin, en casquettes et en gilets de nankin. C’est la seule étoffe que l’on puisse se procurer dans la ville, encore la doit-on à deux prises anglaises faites il y a peu de temps. La république n’a point payé les équipages de son escadre depuis cinq mois, et vous rencontrerez des capitaines de vaisseau en guenilles, lavant eux-mêmes leur linge sale à la pompe, avec de grosses épaulettes et l’épée au côté. Au milieu de cette disette de tous, quelques chefs, qui disposent des ressources du port et qui sont chargés des approvisionnemens, nagent dans l’abondance et emploient trois cuisiniers. Quant aux représentans du peuple, ils ne font aucun effort pour changer l’état des choses. Ils se contentent de prêcher contre le fanatisme dans les clubs ; ils célèbrent, de temps en temps, une fête en l’honneur de l’Être suprême, font déporter des prêtres, guillotinent des femmes, des vieillards ; et, quand on se plaint trop haut, ils vous envoient, comme fédéralistes, dans les prisons du château, d’où l’on ne sort plus que pour monter sur la charrette du bourreau.

— À quoi nous aura donc servi la révolution, si nous lui devons l’appauvrissement de nos forces, le gaspillage de nos ressources, la destruction de notre liberté et de notre repos ?

— N’accusez pas la révolution, répliqua vivement mon compagnon ; elle n’a fait que recueillir ce qu’on avait semé. Tous les malheurs qui nous frappent sont la suite nécessaire du régime qui vient de finir ; c’est l’arrière-goût de la monarchie qui a disparu. Notre pauvreté est la conséquence des prodigalités précédentes ; l’ignorance de nos officiers de marine est le résultat de l’organisation aristocratique si long-temps maintenue, qui ne permettait d’avancement qu’aux nobles et qui ôtait aux autres tout moyen d’instruction, tout espoir de commandement. Il n’y a pas jusqu’aux gaspillages actuellement existans dans notre grand port qui ne soient un reste des traditions de l’ancien régime. Les hommes de maintenant ne sont pas les fils de la république ; ce sont des élèves de la monarchie ; leur immoralité est née de ses leçons et de ses exemples. Vous allez voir Brest, Brest vous fera horreur et dégoût, car il est affreux à voir dans ce moment ; mais ne vous en tenez pas à la première impression. Le Brest d’autrefois était bien réglé ; le privilége, l’injustice, l’insolence, s’y trouvaient à l’état de bourgeoisie, et la tyrannie du grand corps avait quelque chose de convenu et de régulier qui la rendait, en quelque sorte, moins saillante. Dans le Brest d’aujourd’hui, au contraire, la réaction populaire se fait sentir avec toute sa nouveauté capricieuse. Elle est sans règle, sans suite, brute, ignorante, et elle se dépêche parce qu’elle a à prendre sa revanche de plusieurs siècles. Ce n’est plus le mal organisé comme autrefois, c’est le mal en désordre ; ce n’est plus un système inique, c’est une émeute féroce. Cependant, à tout prendre, l’état actuel est moins dangereux que celui qu’il a remplacé, parce qu’il est transitoire. Nous faisons une maladie aiguë dont nous pourrons guérir, tandis qu’autrefois le mal était dans notre constitution même. Songez à cela quand vous allez entrer dans la ville, et tenez-vous un peu sur la pointe du pied pour voir l’avenir par-dessus la tête du présent. Au surplus, ajouta-t-il, vous allez bientôt juger par vous-même de ce que je vous dis, car nous voilà arrivés.

iv.
BREST EN 94. — UNE EXÉCUTION.

Brest était en effet devant nous. Le léger dôme de vapeur qui couvre toujours les villes, paraissait l’envelopper jusqu’à sa base. De loin en loin pourtant, quelques pâles traînées de soleil, perçant au travers du brouillard, glissaient sur les édifices les plus élevés et jetaient sur Brest tout entier une lumière incertaine. Grace à cette vague lueur, on apercevait, derrière les arbres de ses remparts, qui l’entouraient comme une ceinture de feuillage, les longues lignes du quartier de la marine que dominait la tour massive de Saint-Louis : au-delà s’étendait la rade avec ses vaisseaux à l’ancre, et, plus loin encore, tout-à-fait à l’horizon, le Menez-hom, qui semblait pendre du ciel comme une noire nuée. Cet ensemble avait quelque chose d’étrange et de triste. On eût cru voir une de ces cités de nuages qui se forment, le soir, à l’horizon, et dont un soleil couchant dessine les fantastiques contours. Une pluie froide et fine commençait à tomber. Un coup de canon fut tiré, et son retentissement courut pendant plusieurs minutes le long des dunes rocheuses qui forment la baie. Je fus saisi de je ne sais quel pressentiment poignant ; j’aurais voulu retourner sur mes pas et ne pas entrer à Brest. Je fis part à mon compagnon de cette espèce de répulsion que j’éprouvais ; il sourit tristement.

— Qui sait ? me dit-il, peut-être est-ce l’instinct de conservation donné par la nature à tous les êtres, qui vient de s’éveiller en vous. Vous avez senti l’odeur de la guillotine.

Comme il achevait de parler, nous passâmes les portes. Je fus frappé tout d’abord de la solitude des rues. On n’apercevait personne sur le seuil ni aux fenêtres des maisons : on eût dit une ville abandonnée. Cependant, en avançant davantage, nous crûmes entendre comme une lointaine et sourde rumeur ; ce bruit grossit bientôt, et ce fut un murmure lugubre, puis un mugissement entrecoupé, immense, puis enfin une clameur sauvage qui éclata tout à coup. Nous tournions alors une rue, le char-à-bancs s’arrêta ; nous nous trouvions en face d’une foule pressée qui couvrait la place. Au milieu la guillotine était debout et attendait.

Je me rejetai au fond de la voiture, en poussant un cri.

— Mon Dieu ! qui va-t-on tuer ? demandai-je pâle d’horreur.

Mon compagnon de route avait aussi tout vu ; il haussa les épaules en soupirant.

— Je ne sais qui ce peut être, me répondit-il ; avez-vous des parens ou des amis à Brest, monsieur ?

— Plusieurs.

— Alors ne regardez pas, me dit-il en fermant lui-même les yeux, comme s’il eût voulu échapper à quelque image affreuse. Il y a un mois, je suis arrivé ainsi au moment où le bourreau montrait une tête au peuple, et c’était celle de mon meilleur ami ; ne regardez pas, monsieur, je vous en prie, ne regardez pas…

Mais je n’entendais plus rien. J’étais saisi de cette espèce de fièvre folle que donne l’épouvante ou la douleur ; je m’étais levé, et, debout sur le brancart du char-à-bancs, je plongeais avidement mes regards dans la foule. Bientôt j’aperçus une ondulation précipitée : les rangs s’écartèrent, et la charrette funèbre parut. Je ne pouvais encore distinguer les traits des condamnés. Je voyais seulement qu’il y en avait trois, deux hommes et une femme : ils approchaient ; je me penchai vers eux éperdu ; ils se tournèrent de mon côté !… je fus près de jeter un cri de joie ; je n’en connaissais aucun.

Cependant le tombereau était arrivé presque vis-à-vis de nous. Un embarras suspendit sa marche : il s’arrêta. Je pus alors examiner en détail les condamnés.

Le premier était un vieillard dont les cheveux blancs étaient séparés avec soin sur le front, et dont la toilette annonçait une élégance presque coquette. Ses traits n’avaient rien que de vulgaire ; mais, en ce moment, cette vulgarité morne leur donnait quelque chose de sublime. Rien n’était changé dans la figure de cet homme. C’était la même expression de bienveillance et de tranquillité bourgeoise ; on n’y trouvait pas même la gravité paisible que l’approche de l’heure suprême imprime sur le front des forts. Il allait à la mort sans l’appareil du courage et sans la beauté de la résignation, comme il serait allé à une occupation habituelle et indifférente. Au moment où la charrette s’arrêta, un enfant de cinq ou six ans, qu’une femme portait dans ses bras, approcha sa figure naïve des bords du tombereau, toucha avec sa petite main la tête du vieillard, et lui demanda d’une voix curieuse et douce :

— Est-ce que c’est vous qu’on va guillotiner, citoyen ?

Le vieillard se retourna en souriant.

— Oui, mon fils, dit-il en passant une main caressante sur les cheveux lisses et noirs du petit garçon. Puis se penchant vers la femme qui le portait

— À qui est cet enfant ? demanda-t-il.

La femme répondit un nom que je n’entendis pas.

— Ah ! ah ! ce sont des compatriotes et d’anciennes connaissances, répliqua le vieillard. Puis, embrassant l’enfant :

— Eh bien ! petit, quand tu retourneras chez toi, tu diras à ta mère que tu as vu guillotiner le père d’un de ses danseurs d’autrefois : le père du général Moreau.

Pendant cette scène impossible à rendre, j’étais resté sans mouvement et sans pensée.

Cependant des cris et un tumulte dans la foule me forcèrent à détourner les yeux ; c’était le second condamné qui avait passé les pieds hors de la charrette et voulait s’échapper. Il était à genoux les mains jointes, les yeux égarés, criant grace au peuple d’une voix suppliante. Fou de peur, il baisait les bords du tombereau, il se frappait la poitrine, il criait vive la république ! vive Robespierre ! vive la guillotine ! Parfois il se levait, tendait les bras vers la multitude, appelait ses amis par leurs noms, répétait qu’il ne voulait pas mourir ; puis, retombant à genoux, murmurait des prières latines qu’interrompaient ses sanglots et ses convulsions. Le manque de cœur de cet homme causait à la fois de l’épouvante et du dégoût. À cette époque où les scélérats eux-mêmes savaient si bien mourir, la lâcheté d’un innocent faisait rougir les gens honnêtes ; c’était faire honte à la vertu et perdre le seul privilége qui fût resté à ceux de son parti, le privilége de tomber sans faste et sans peur. Aussi, une longue huée s’éleva de la foule et interrompit les supplications du condamné. Un gendarme s’approcha alors, et le repoussa rudement dans la charrette où il tomba presque évanoui.

La voiture fatale, débarrassée des obstacles qui l’avaient arrêtée, avança lentement de quelques pas, et je pus voir la troisième victime, qui, jusqu’alors, avait été cachée. C’était une religieuse encore jeune et d’une rare beauté. Elle était accroupie au fond de la charrette, gracieusement repliée sur elle-même, comme une enfant, dans une position plutôt nonchalante qu’affaissée. Ses yeux limpides se promenaient sur le peuple avec une placidité mélancolique. On y remarquait seulement une légère fixité, qui, jointe aux mouvemens convulsifs de ses lèvres, donnait à ses traits une expression doucement égarée. Le bruit de la foule ne paraissait point parvenir jusqu’à son ame ; elle semblait suivre quelque pensée lointaine et converser toute seule avec un rêve. Déjà elle avait ôté sa coiffe de nonne, et ses beaux cheveux blonds ruisselaient à flots sur ses épaules : bientôt elle défit sa guimpe, s’en dépouilla, et l’on aperçut son cou d’une blancheur éblouissante ; puis elle dégraffa son corsage, sa robe s’entr’ouvrit, et des épaules veloutées, un sein virginal s’échappèrent du vêtement de bure de la jeune fille. Une rumeur de surprise, un long frémissement, intraduisible mélange de pitié, d’admiration et de cynique désir, s’élevèrent dans la foule.

— Regardez la nonne ! la nonne ! criait-on de toutes parts ; la nonne se déshabille, la nonne est toute nue !

Mais l’enfant n’entendait rien. Elle venait de se déchausser, et elle tenait dans ses deux mains ses deux petits pieds nus et gracieux, qu’elle semblait admirer avec une joie enfantine. Puis, tout à coup, comme si elle se fût rappelé que l’heure du sommeil était venue, elle s’agenouilla, croisa ses mains sur sa poitrine, appuya son front sur les bords du tombereau, comme sur les bords de sa couche, et se mit à prier. Je me sentis pris d’une si profonde douleur devant cette pauvre insensée, que les larmes me gagnèrent.

— Mais elle est folle ! m’écriai-je ; on ne peut pas guillotiner une folle, il ne faut pas le souffrir !

Mon compagnon me saisit vivement la main.

— Taisez-vous, me dit-il ; vos cris n’empêcheraient rien, et ils vous perdraient.

— Mais qu’a-t-elle fait ? qu’a pu faire cette enfant qui ait mérité la mort ?

— Quelque bonne action peut-être.

— Mon Dieu ! regardez comme elle est belle !

— Oui, je voudrais savoir lequel de nos juges aura ce soir, pour maîtresse, ce corps sans tête.

— Que dites-vous ? m’écriai-je avec horreur.

— Rien que de probable ; demandez à Le Bars comment on viole un cadavre[11].

Je me rejetai dans le fond de la voiture, épouvanté.


Quelques minutes plus tard, nous nous arrêtâmes dans la maison où l’on m’attendait. Je descendis et demandai ma valise. Pendant que le conducteur me la cherchait, mon compagnon de route se pencha vers moi.


— J’ai été heureux de vous rencontrer, me dit-il ; au temps où nous vivons, c’est beaucoup de pouvoir passer la moitié d’un jour avec un homme qui ne fait ni peur ni dégoût. Votre nom, monsieur, s’il vous plait ?

Je le lui dis ; il me tendit la main.

— Nous ne nous reverrons peut-être jamais, ajouta-t-il ; bonheur et santé ! Si vous visitez les montagnes et que vous passiez par la vieille ville d’Aëtius[12], demandez le citoyen Correc de La Tour-d’Auvergne, ancien grenadier ; c’est moi.

Il me fit encore un signe de la main, et la voiture partit.


Émile Souvestre.
  1. J’ai rédigé cet article sur des notes laissées par mon père, et c’est lui que je laisse parler.
  2. Pot callet deus an Armoricq. (Proverbe breton.)
  3. Ces détails authentiques ont été recueillis par nous sur des papiers de famille et des notes fournies par M. Jamin de Morlaix, l’un des descendans de Charles Cornic.
  4. Mettre un officier en quarantaine, dans le langage maritime, c’est refuser de communiquer avec lui, de le saluer et de lui parler.
  5. De Boishue.
  6. Une autre dame noble, armée de pistolets et placée aussi à une fenêtre faisait indiquer sur qui elle devait tirer.
  7. Cette brochure, que j’ai encore en ma possession, fut imprimée à Sainte-Anne en Auray, chez jean Guestré, libraire.
  8. Historique.
  9. Ce fait est historique, comme tous ceux que nous rapportons dans cet article.
  10. Historique.
  11. Tout le récit de cette exécution est de la plus rigoureuse exactitude. Il est également certain que deux juges du tribunal révolutionnaire de Brest (au nombre desquels se trouvait Le Bars) furent accusés par la voix publique d’avoir violé le cadavre d’une jeune fille qui fut exécutée avec sa tante pour recel de prêtre. Le respect pour une famille honorable nous empêche seul de nommer la victime de ce crime hideux.
  12. La Tour-d’Auvergne prétend, dans ses Antiquités gauloises, que la ville de Carhaix, en breton Keraës, fut fondée par Littorius, lieutenant d’Aëtius, et fut appelée, du nom de ce dernier, Ker-aëtius, par corruption Ker-aës.