Brentano (F.). — Psychologie au point de vue empirique

F. Brentano. Psychologie vom empirischen Standpunkte (Psychologie au point de vue empirique.) Leipzig, 1874, tome 1er.

Dans le précédent numéro, nous avons montré, en exposant les Analysen de Horwicz, les tendances actuelles de l’Allemagne vers la psychologie empirique. Le travail que nous allons examiner est d’une nature analogue, avec des différences qui seront signalées plus loin. L’auteur, M. Franz Brentano, professeur à l’Université de Vienne, est un prêtre catholique ; ce qui ne l’empêche pas de s’appuyer principalement sur Stuart Mill, Bain, Fechner, Wundt, etc. Il passe même en Allemagne pour un disciple de Stuart Mill. Ceci peut paraître d’abord assez singulier. À la réflexion, cependant, il n’y a rien là qui puisse étonner. Qu’on remarque, en effet, que le jour où la psychologie sera devenue ce qu’elle tend à être, une science des phénomènes internes et rien de plus, — il n’y a aucune raison logique pour que les hommes d’opinions les plus dissemblables ne s’entendent pas sur ces questions, tout aussi bien que sur la physique, la chimie ou la biologie. Les conflits d’opinion ne seront sans doute pas supprimés ; mais ils seront transférés ailleurs, sur le terrain de la métaphysique, c’est-à-dire en dehors de la science. À ce titre, le livre de M. Brentano nous paraît de bon augure, et nous sommes heureux de constater qu’en Allemagne il a obtenu le succès qu’il méritait.

Sa préface est très-nette. « Mon point de vue, dit-il, est empirique et je crois que nous devons chercher à substituer aux psychologies une psychologie. On trouve déjà les éléments d’une étude scientifique : peut-être n’apparaissent-ils pas clairement à tout le monde ; mais il y a des signes certains d’un développement possible, qui, pour les générations futures, portera de riches moissons. »

La première partie de l’ouvrage est consacrée à étudier en détail la question de la nature de la psychologie et de sa méthode.

La psychologie peut être conçue de deux manières : ou bien comme science de l’âme, c’est la conception ancienne ; ou bien comme science des phénomènes psychiques, c’est la conception nouvelle. La première a conduit à la seconde et voici comment. On a souvent fait remarquer que les alchimistes, en cherchant la pierre philosophale, c’est-à-dire l’introuvable, ont rencontré ce qu’ils ne cherchaient pas : des faits positifs qui ont permis à la chimie de naître et de se constituer. Les métaphysiciens ont fait de même. Pour eux le grand problème a été celui de l’immortalité de l’âme. Tout en cherchant la solution sans trêve et sans succès, ils ont aussi trouvé ce qu’ils ne cherchaient pas : des faits, des observations dont la psychologie nouvelle profite. En poursuivant un problème d’ordre transcendant, ils ont découvert les lois du raisonnement, de l’association des idées, de la formation du concept ; ils ont étudié les désirs et les passions. Comme les enfants du vieillard, dont parle la fable, ils cherchaient un prétendu trésor enfoui sous terre et ils ont trouvé une autre espèce de richesse.

L’auteur montre par d’excellentes raisons comment le développement de la psychologie n’a pu se produire qu’après la constitution préalable des sciences subordonnées, et après l’avoir définie « la science des phénomènes psychiques, » il fait remarquer que cette nouvelle conception de la psychologie n’a rien qui ne puisse être accepté des partisans de l’ancienne école. Qu’il y ait une âme ou qu’il n’y en ait pas, ce qui est certain c’est qu’il y a des faits psychiques. La différence entre ces deux conceptions, c’est que l’ancienne contient des hypothèses métaphysiques et que la nouvelle en est complètement libre ; que la seconde s’occupe de faits reconnus par toutes les écoles, tandis que la première a nécessairement la couleur d’une certaine école. La comparaison n’est certainement pas au profit de l’ancienne école.

L’importance pratique d’une psychologie scientifique est incontestable. L’auteur qui insiste sur ce point avec raison, montre une telle confiance dans les résultats futurs, qu’il n’hésite pas à appeler la psychologie, « la science de l’avenir. »

Le but de la psychologie ainsi fixé, nous abordons la question de méthode. C’est ici que nous allons voir M. Brentano, tout en soutenant la thèse empirique, se séparer de l’école physiologque. La source principale de la psychologie est pour lui la perception interne (innere Wahrnehmung) qu’il ne faut pas confondre avec l’observation interne (innere Beobachtung). L’auteur attache la plus grande importance à cette distinction. L’observation, selon lui, ne peut s’appliquer qu’aux objets extérieurs ; l’observation interne est impossible. C’est de la confusion de ces deux états bien distincts, l’observation, la perception, que sont nées les objections formulées contre la psychologie subjective par A. Comte, en France ; par Maudsley, en Angleterre ; par Lange, en Allemagne.

M. Brentano reconnaît bien que, grâce à la mémoire, une étude rétrospective des états de conscience est possible ; mais, la mémoire était sujette aux illusions et aux erreurs, la psychologie se trouve par là même placée dans une situation désavantageuse, si on la compare aux autres sciences naturelles.

Outre les données de la perception intérieure et de la mémoire, l’auteur, d’accord avec tout le monde, indique comme sources de la psychologie : l’étude des langues, des actions humaines, de l’histoire, des maladies mentales, etc.

En partant de ces faits, on doit chercher à s’élever par l’induction à des lois purement empiriques. Mais l’auteur n’admet pas que les lois supérieures de la psychologie doivent ou puissent être déduites de la physiologie, et il critique longuement sur ce point Horwicz et Maudsley.

Nous ne reviendrons pas sur Horwicz dont il a été question ici même. Outre un abus général de physiologie, Brentano lui reproche de ne prendre la conscience que comme un point de départ, mais de ne pas s’en servir pour bâtir l’édifice.

Quant à Maudsley, qui attaque la physiologie subjective dans l’introduction de sa Pathology and physiology of Mind, Brentano parait surtout lui en vouloir d’avoir écrit contre Stuart Mill ce qui suit : « Il a eu le tort d’avoir négligé la méthode physiologique qui fournirait à la psychologie tant de choses fructueuses ; de s’être imaginé qu’avec le vieux procédé fondé sur la perception interne, il pourrait atteindre ce que Platon, Descartes, Locke, Berkeley et tant d’autres n’ont pu atteindre. Nous avons la ferme conviction que des milliers d’hommes comme lui n’étaient pas en état de faire ce que ces grands hommes n’avaient pu faire, tandis que s’il avait pu se résoudre à employer les matériaux fournis par la nouvelle méthode, que ses grands prédécesseurs n’avaient pas à leur disposition, il aurait plus que personne pu en tirer des résultats. » Nous avouons que sur ce point nous sommes avec Maudsley contre Brentano.

Il nous semble aussi que notre auteur ne rend pas suffisamment justice aux travaux de Weber, Fechner, Wundt sur la psycho-physique. Il est loin sans doute d’en méconnaître la valeur ; mais il paraît absolument opposé aux essais de détermination quantitative dans l’ordre des phénomènes psychiques et il termine par cette conclusion, que la psychologie doit se contenter de lois empiriques.

La deuxième partie de l’ouvrage traite des phénomènes psychiques en général. Pour Brentano, leur caractère essentiel, fondamental, c’est d’être représentatifs : état psychique = représentation : sur ce point l’auteur se rapproche de Herbart. « Tous les états psychiques sont des représentations ou ont pour base des représentations. » Ceci l’amène à une détermination de plus en plus précise de ce caractère représentatif. En quoi consiste-t-il ? Dans le rapport du phénomène psychique à un objet.

il est universellement admis, dit-il, que tout acte intellectuel suppose un objet ; en d’autres termes, on dit que l’intelligence est objective. Mais pour le sentiment, la sensibilité en général, on ne lui reconnaît aucun caractère objectif. Sur ce point, Brentano nous renvoie à Hamilton ; mais il rejette cette thèse comme erronée. « La joie, la haine, l’amour, dans les sentiments, dit-il, nous sont toujours donnés comme se rapportant à quelque chose. »

Si on admet cette opinion en ce qui concerne les sentiments, comme les actes intellectuels et les désirs se rapportent nécessairement à quelque chose, il s’ensuit que ce caractère « d’existence intentionnelle » ainsi que l’appelle l’auteur, empruntant ce terme à la langue des scolastiques, se rencontre dans toute l’activité psychique et en constitue le trait fondamental. « Tout phénomène psychique se rapporte à un objet ; en dehors de lui, il n’existe rien de semblable. »

Ce point établi, l’auteur passe à l’étude de la conscience en général et il entreprend contre « l’insconscient » une campagne qui n’est pas toujours heureuse. Il est certain qu’on n’a jamais tant abusé de ce mot que de nos jours : il explique tout ; c’est une clef qui ouvre toutes les serrures. M. Brentano paraît surtout diriger ses attaques contre la Philosophie de l’inconscient de Hartmann, et « l’arbitraire de ses spéculations à priori » dont il fait une longue critique. Mais l’abus qu’on fait de ce terme n’autorise pas à le proscrire.

Brentano expose et discute quatre hypothèses qui, selon lui, peuvent être faites en faveur d’une activité inconsciente de l’âme, et il les rejette « parce qu’une conscience inconsciente n’est pas possible. » En fait, c’est mal poser la question. Il est clair qu’une « conscience inconsciente » serait une hypothèse absurde. Aussi le problème est tout autre. La conscience, ce point est indiscutable, varie en intensité et peut descendre jusqu’à un minimum à peine perceptible, imperceptible. Quelle différence entre le conscient et l’inconscient ? est-elle une différence de nature ou de degré ? Il est impossible, en s’appuyant sur les faits seuls, de justifier l’une ou l’autre solution. Il semble seulement que la différence de degré est plus probable ; parce qu’il semble contraire à l’expérience et à la logique de tirer entre le conscient et l’inconscient une ligne de démarcation nette.

Sur ce point, la méthode physiologique dédaignée par l’auteur se venge de lui. La perception intérieure ne connaît que son domaine et n’en sort pas ; mais ce n’est pas une preuve qu’elle connaît tout ce qu’elle doit connaître. Réduite à des données incomplètes et restreintes, elle prend des phénomènes pour des réalités. La méthode physiologique au contraire s’appliquant nécessairement à des faits tels que l’action réflexe, l’habitude, l’automatisme montre mieux comment le conscient et l’inconscient se pénètrent, combien il est illusoire de les séparer, combien il est téméraire, au mépris de la nature des choses, de mettre d’un côté le physiologique (inconscient), de l’autre le psychologique (conscient) pour opposer l’un à l’autre absolument.

M. Brentano continue son étude sur la conscience, en examinant la question de son unité et en discutant les objections élevées par Ludwig et Lange. — Le premier, dans sa Physiologie de l’homme, se fondant sur diverses considérations physiologiques, entre autres sur l’identité de nature des nerfs moteurs et des nerfs sensitifs, soutient « que ce qu’on nomme l’âme est une production (Gebilde) très-compliquée dont les diverses parties sont entre elles en un rapport si intime que les états d’une partie se communiquent facilement au tout. — Le second, dans son Histoire du Matérialisme, soutient que d’une part l’unité de la conscience est inconciliable avec beaucoup de faits, tels que la division des animaux ou la fusion de deux en un ; que, d’autre part, un groupe d’activité psychique tel que nous en trouvons en nous-même n’est pas pensable sans une unité réelle. Il en conclut qu’il y a là une antinomie, qu’il n’y a pas opposition entre une unité et une pluralité réelle ; que ni l’une ni l’autre n’existent en réalité, mais seulement dans notre pensée subjective.

La troisième partie contient la classification des phénomènes de conscience. Après une revue étendue et intéressante des principales classifications qui figurent dans l’histoire de la psychologie, M. Brentano donne la sienne. Il admet trois classes ou trois formes fondamentales d’activités psychiques : 1° la représentation ; 2° le jugement ; 3° les tendances et désirs, ou, comme il dit plus simplement, l’amour et la haine. Il s’attache à déterminer les caractères qui, selon lui, différencient ces trois groupes ; tout en faisant remarquer d’ailleurs avec insistance qu’ils se mêlent intimement et que la séparation n’a rien d’absolu. La suite de l’ouvrage doit contenir l’étude détaillée de ces trois groupes.

Il est impossible de porter un jugement d’ensemble sur un travail dont une moitié seule est publiée, d’autant plus que le second volume nous réserve peut-être des surprises. On peut, du moins, dès à présent, constater que cet ouvrage est bien composé, clair, intéressant et possède une valeur incontestable. On peut aussi déterminer la position que l’auteur occupe dans le mouvement psychologie contemporain.

Les tendances actuelles dans cet ordre nous paraissent se distribuer comme il suit :

Les représentants de l’ancienne psychologie, c’est-à-dire d’un mélange hétérogène de faits, de descriptions et d’hypothèses métaphysiques ;

Les représentants de la nouvelle psychologie, c’est-à-dire ceux qui excluent toute métaphysique, pour s’en tenir aux phénomènes. Mais, parmi eux, il y a lieu de distinguer deux tendances : l’une idéologique ou logique, l’autre physiologique. Il est inutile de mettre des noms sous chacune d’elles. Tout lecteur un peu au courant de ce qui s’est produit depuis une quinzaine d’années le fera de lui-même.

Évidemment, M. Brentano appartient à la première tendance, et c’est ce qui explique son goût décidé pour Stuart Mill qui, lui aussi, est fort éloigné de la tendance physiologique. Ce n’est pas ici le lieu de choisir entre les deux. Nous croyons cependant que l’école idéologique, si elle montre plus de finesse et d’aptitude à l’analyse que sa rivale, si elle se renferme plus rigoureusement dans ce qui est strictement psychologique, tombe souvent dans un défaut : trop de raisonnement et pas assez de faits.

Th. Ribot.