Bourses de voyage (1904)/Texte entier

Hetzel (Tome Ip. 1-313).

PREMIÈRE PARTIE


I

le concours.

« Premiers classés : ex æquo, Louis Clodion et Roger Hinsdale », proclama, d’une voix retentissante, le directeur, Julian Ardagh.

Et les bruyants vivats, les hurrahs multiples d’accueillir avec force battements de mains les deux lauréats de ce concours.

Puis, du haut d’une estrade élevée au milieu de la grande cour d’Antilian School, continuant à lire la liste placée devant ses yeux, le directeur fit connaître les noms suivants :

« Deuxième classé : Axel Wickborn.

« Troisième classé : Albertus Leuwen. »

Nouvelle salve d’applaudissements, moins nourrie que la précédente, mais qui venait toujours d’un auditoire très sympathique.

M. Ardagh reprit :

« Quatrième classé : John Howard.

« Cinquième classé : Magnus Anders.

« Sixième classé : Niels Harboe.

« Septième classé : Hubert Perkins. »

Et, l’élan étant donné, les bravos se prolongèrent, grâce à la vitesse acquise.

Il restait un dernier nom à proclamer, ce concours très spécial devant comprendre neuf lauréats.

Ce nom fut alors lancé à l’assistance par le directeur :

« Huitième classé : Tony Renault. »

Bien que ledit Tony Renault arrivât au dernier rang, les bravos et les hips ne lui furent point ménagés. Bon camarade, aussi serviable que dégourdi, nature de prime-saut, il ne comptait que des amis parmi les pensionnaires d’Antilian School.

À l’appel de son nom, chacun des lauréats était monté sur l’estrade pour recevoir le shake hand de M. Ardagh ; puis il avait été reprendre sa place au milieu de ses camarades moins favorisés, qui l’acclamaient de grand cœur.

On n’est pas sans avoir remarqué la diversité des noms des neuf lauréats, qui indiquait des origines différentes au point de vue de la nationalité. Cette diversité s’expliquera par cela seul que l’établissement que dirigeait M. Julian Ardagh à Londres, Oxford street, 314, était connu, et très avantageusement, sous la dénomination d’Antilian School.

Depuis une quinzaine d’années, cet établissement avait été fondé pour les fils de colons originaires des grandes et petites Antilles, — de l’Antilie, comme on dit actuellement. C’était là que les élèves venaient commencer, continuer ou achever leurs études en Angleterre. Ils y restaient généralement jusqu’à leur vingt et unième année, et recevaient une instruction très pratique, mais aussi très complète, à la fois littéraire, scientifique, industrielle, commerciale. Antilian School comptait alors une soixantaine de pensionnaires, qui payaient un prix assez élevé. Ils en sortaient aptes à toutes les carrières, soit qu’ils dussent rester en Europe, soit qu’ils dussent retourner en Antilie, si leurs familles n’avaient point abandonné cette partie des Indes occidentales.

Il était rare, au cours de l’année scolaire, qu’il ne s’y rencontrât pas, en nombre inégal, d’ailleurs, des Espagnols, des Danois, des Anglais, des Français, des Hollandais, des Suédois, même des Venizolans, tous originaires de cet archipel des îles du Vent et des îles sous le Vent dont les puissances européennes ou américaines se partageaient la possession.

Cette école internationale, uniquement affectée aux jeunes Antilians, était alors dirigée, avec le concours de professeurs très distingués, par M. Julian Ardagh. Âgé de cinquante ans, sérieux et prudent administrateur, il méritait avec juste raison toute la confiance des familles. Il avait un personnel enseignant d’une incontestable valeur, fonctionnant sous sa responsabilité, qu’il s’agît des lettres ou des sciences ou des arts. On ne négligeait pas non plus, à Antilian School, ces entraînements physiques, ces exercices de sport si recommandés, si pratiqués dans le Royaume-Uni, le cricket, la boxe, les joutes, le crocket, le foot-ball, la natation, la danse, l’équitation, le bicyclisme, le canotage, enfin toutes les branches de la gymnastique moderne.

M. Ardagh s’appliquait aussi à resserrer, à fusionner les divers tempéraments, les caractères si mélangés que présentait une réunion de jeunes garçons de nationalités différentes, à faire autant que possible de ses pensionnaires « des Antilians », à leur inspirer une sympathie durable les uns pour les autres. Il n’y réussissait pas toujours comme il l’aurait voulu. L’instinct de race, plus puissant que le bon exemple et les bons conseils, l’emportait parfois. Enfin, ne restât-il que quelques traces de cette fusion au sortir de l’école, et cela dût-il avoir quelque résultat dans l’avenir, ce système de co-éducation valait d’être approuvé et faisait honneur à l’établissement d’Oxford street.

Il va de soi que les multiples langues en usage dans les Indes occidentales étaient courantes entre pensionnaires, M. Ardagh avait même eu l’heureuse idée de les imposer à tour de rôle pendant les classes et les récréations. Une semaine, on parlait l’anglais, une autre, on parlait le français, le hollandais, l’espagnol, le danois, le suédois. Sans doute les pensionnaires de race anglo-saxonne se trouvaient en majorité dans cet établissement, et peut-être tendaient-ils à y imposer une sorte de domination physique et morale. Mais les autres îles de l’Antilie y étaient représentées en proportion suffisante. Même cette île de Saint-Barthélemy, la seule qui dépendît des États scandinaves, possédait plusieurs élèves, entre autres Magnus Anders, placé au cinquième rang dans le concours.

À tout prendre, la tâche de M. Ardagh et de ses collaborateurs n’était pas exempte de certaines difficultés pratiques. Ne fallait-il pas un véritable esprit de justice, une méthode sûre et continue, une main habile et ferme, pour empêcher, parmi ces fils de familles aisées, des rivalités de se produire lorsqu’elles perçaient malgré la volonté de les contenir.

Or, précisément, à propos de ce concours, on aurait pu craindre que les ambitions personnelles eussent amené quelque désordre, des réclamations, des jalousies, lorsque les lauréats seraient proclamés. En fin de compte, le résultat avait été satisfaisant, un Français et un Anglais occupaient le premier rang, ayant obtenu le même nombre de points. Il est vrai, si c’était un sujet de la reine Victoria qui venait à l’avant-dernier rang, c’était un citoyen de la République française qui figurait au dernier, Tony Renault, dont aucun des pensionnaires ne se fût montré jaloux. Intermédiairement, aux autres places se succédaient divers natifs des Antilles anglaises, françaises, danoises, hollandaises, suédoises. Pas de Venizolans, ni d’ailleurs d’Espagnols, bien que le personnel scolaire de l’établissement en comptât une quinzaine à cette époque. Il y a lieu d’observer, au surplus, que, cette année-là, les élèves originaires de Cuba, de Saint-Domingue, de Porto-Rico, les grandes Antilles, compris entre douze et quinze ans, se trouvaient parmi les plus jeunes et n’avaient pas été en état de prendre part à ce concours qui exigeait au moins dix-sept ans d’âge.

En effet, le concours avait porté non seulement sur les matières scientifiques et littéraires, mais aussi, — on ne saurait s’en étonner — sur les questions ethnologiques, géographiques, commerciales, qui se rattachaient à l’archipel des Antilles, son histoire, son passé, son présent, son avenir, ses relations avec les divers États européens, qui, après le hasard des premières découvertes, en avaient relié une part à leur empire colonial.

Et, maintenant, voici quel était le but dudit concours, quels avantages devaient en résulter pour les lauréats : il s’agissait de mettre à leur disposition des bourses de voyage et de leur permettre de satisfaire pendant quelques mois ce goût des explorations, des déplacements, si naturel à des jeunes garçons n’ayant pas encore dépassé la vingt et unième année.

Ainsi donc, ils étaient neuf qui, grâce à leur rang, allaient pouvoir, non point courir le monde entier, comme la plupart d’entre eux l’auraient voulu, mais visiter quelque intéressante contrée de l’ancien ou même du nouveau continent.

Et qui avait eu l’idée de fonder ces bourses de voyage ?… C’était une riche Antilienne d’origine anglaise, Mrs Kethlen Seymour, qui habitait la Barbade, une des colonies britanniques de l’archipel, dont le nom fut alors prononcé pour la première fois par M. Ardagh.

Que l’on juge si ce nom fut salué par les hurrahs de l’assistance et avec quel entrain ces cris retentirent :

« Hip !… hip !… hip !… pour mistress Seymour ! »

Toutefois, si le directeur d’Antilian School avait révélé le nom de la bienfaitrice, de quel voyage s’agissait-il ? Ni lui ni personne ne le savaient encore. Mais, avant vingt-quatre heures, on serait fixé à cet égard. Le directeur allait câbler à la Barbade le résultat du concours, et Mrs Kethlen Seymour lui répondrait par un télégramme indiquant tout au moins en quelle région les boursiers effectueraient ce voyage.

Et l’on imaginera volontiers avec quelle vivacité les propos s’échangèrent entre ces pensionnaires qui s’envolaient déjà en idée vers les plus curieux pays de ce monde sublunaire, les plus lointains comme les plus inconnus. Sans doute, selon leur tempérament ou leur caractère, ils s’abandonnaient ou se réservaient, mais la vérité est que c’était un emballement général.

« J’aime à croire, disait Roger Hinsdale, anglais jusqu’au bout des ongles, que nous irons visiter quelque portion du domaine colonial de l’Angleterre, et il est assez vaste pour qu’on y puisse choisir…

— Ce sera l’Afrique centrale, affirmait Louis Clodion, la fameuse portentosa Africa, comme dirait notre brave économe, et nous pourrions marcher sur les traces des grands découvreurs !…

— Non… une exploration dans les régions polaires, disait Magnus Anders, qui eût volontiers marché sur les traces de son glorieux compatriote Nansen…

— Je demande que ce soit l’Australie, disait John Howard, et, même après Tasman, Dampier, Burs, Vancouver, Baudin, Dumont d’Urville, il reste bien des découvertes à faire, peut-être de nouvelles mines d’or à exploiter…

— C’est plutôt quelque belle contrée de l’Europe, souhaitait Albertus Leuwen que son caractère de Hollandais ne portait point aux exagérations. Qui sait, même, une simple excursion en Écosse ou en Irlande…

— Allons donc ! s’écriait cet exubérant Tony Renault. Je parie, à tout le moins, pour un voyage autour du monde…

— Voyons, déclarait le sage Axel Wickborn, nous ne disposerons que de sept à huit semaines, et l’exploration ne pourra être que restreinte aux pays voisins. »

Il avait raison, le jeune Danois. D’ailleurs, les familles n’eussent pas accepté une absence de plusieurs mois, qui aurait exposé leurs enfants aux dangers d’une expédition lointaine, et M. Ardagh n’en eût pas pris la responsabilité.

Alors, après avoir discuté sur les intentions de Mrs Kethlen Seymour relativement à l’excursion projetée, autre discussion sur la manière dont s’accomplirait le voyage.

« Est-ce que nous le ferons à pied, en touristes, sac au dos, bâton à la main ?… demanda Hubert Perkins.

— Non, en voiture… en mail-coach !… prétendit Niels Harboe.

— En chemin de fer, répliqua Albertus Leuwen, avec billets circulaires et sous les auspices de l’agence Cook…

— Je crois plutôt qu’il s’effectuera à bord d’un paquebot, peut-être un transatlantique, déclara Magnus Anders, qui se voyait déjà en plein Océan.

— Non, en ballon, s’écria Tony Renault, et en route pour le pôle Nord ! »

Et la discussion de continuer de plus belle, inutilement on en conviendra, mais avec la fougue si naturelle à de jeunes garçons, bien que Roger Hinsdale et Louis Clodion y missent plus de réserve, personne d’ailleurs ne voulant démordre de son opinion.

Le directeur dut donc intervenir, sinon pour les mettre d’accord, du moins pour leur intimer d’attendre la réponse qui serait faite au télégramme expédié à la Barbade.

« Patience ! dit-il. J’ai envoyé à mistress Kethlen Seymour le nom des lauréats, leur classement, l’indication de leur nationalité, et cette généreuse dame nous fera connaître ses intentions relativement à l’emploi des bourses de voyage. Si elle répond par dépêche, dès aujourd’hui, dans quelques heures, nous saurons à quoi nous en tenir. Si elle répond par lettre, il y aura lieu d’attendre six ou sept jours. Et, maintenant, à l’étude, et soignez vos devoirs…

— Six jours !… répondit ce diable de Tony Renault. Jamais je ne pourrai vivre jusque-là ! »

Et peut-être exprimait-il sous cette forme l’état d’âme de quelques-uns de ses camarades, Hubert Perkins, Niels Harboe, Axel Wickborn, de tempérament presque aussi vif que le sien. Louis Clodion et Roger Hinsdale, les deux ex æquo du concours, montraient plus de calme. Quant au Suédois et au Hollandais, ils ne se départissaient pas de leur flegme originel. Mais si Antilian School eût possédé des pensionnaires américains, très probablement ce n’est pas à ceux-ci qu’aurait été décerné le prix de patience.

En réalité, la surexcitation de ces jeunes esprits s’expliquait. Ne pas savoir en quelle partie du monde Mrs Kethlen Seymour allait les envoyer ! Il faut remarquer, d’ailleurs, qu’on n’était qu’à la mi-juin, et, si le temps qui serait consacré au voyage devait être celui des vacances, le départ ne s’effectuerait guère avant six semaines.

Et cela était supposable, ainsi que le pensait M. Ardagh, d’accord à ce sujet avec la majorité d’Antilian School. Dans ces conditions, l’absence des jeunes boursiers ne durerait pas plus de deux mois. Ils seraient de retour pour la rentrée des classes en octobre, ce qui satisferait à la fois les familles et le personnel de l’établissement.

Donc, étant donnée la durée des vacances, il ne pouvait s’agir d’une expédition en des régions lointaines. Aussi les plus sages se gardaient-ils bien de voyager en imagination à travers les steppes de la Sibérie, les déserts de l’Asie centrale, les forêts de l’Afrique ou les pampas de l’Amérique. Sans quitter l’ancien continent ni même l’Europe, que d’intéressantes contrées à visiter en dehors du Royaume-Uni, l’Allemagne, la Russie, la Suisse, l’Autriche, la France, l’Italie, l’Espagne, la Hollande, la Grèce ! Que de souvenirs à noter sur l’album du touriste et quelle nouveauté d’impressions pour ces jeunes Antilians, dont la plupart n’étaient encore que des enfants lorsqu’ils avaient traversé l’Atlantique en venant d’Amérique en Europe. Même réduit aux États voisins de l’Angleterre, ce voyage devait exciter dans une large mesure leur impatience et leur curiosité.

Enfin, comme le télégramme n’arriva ni ce jour-là ni les jours suivants, c’est que celui du directeur aurait une lettre pour réponse, une lettre partie de la Barbade à l’adresse de M. Julian Ardagh, Antilian School, 314, Oxford street, London, Royaume-Uni, Great Britain.

Et, un mot explicatif à propos du mot Antilian, qui figurait au-dessus de la porte de l’institution. Nul doute qu’il n’eût été fabriqué tout exprès. En effet, dans la nomenclature de la géographie britannique, les Antilles sont appelées Carribee Islands. Sur les cartes du Royaume-Uni comme sur les cartes de l’Amérique, on ne les désigne pas autrement. Mais Carribee Islands, cela signifie îles des Caraïbes, et ce mot rappelle trop fâcheusement les farouches indigènes de l’archipel, les scènes de massacre et de cannibalisme qui désolèrent les Indes occidentales. Voit-on sur les prospectus de l’établissement cet abominable titre : École des Caraïbes ?… N’aurait-il pas donné à penser qu’on y enseignait l’art de s’entre-tuer avec les recettes de la cuisine de chair humaine ?… Aussi « Antilian School » avait-il paru plus convenable pour des jeunes garçons originaires des Antilles et auxquels il ne s’agissait que de fournir une éducation purement européenne.

Donc, à défaut de dépêche, c’était une lettre qu’il fallait attendre, — à moins que ce concours pour bourses de voyage ne fût qu’une mystification de mauvais goût. Mais non ! une correspondance avait été échangée entre Mrs Kethlen Seymour et M. Ardagh. La généreuse dame n’était point un être imaginaire, elle habitait la Barbade, on l’y connaissait de longue date, et elle passait pour l’une des plus riches propriétaire de l’île.

Et, maintenant, il ne restait plus qu’à faire bonne provision de patience, en guettant chaque matin et chaque soir l’heure du courrier de l’étranger. Cela va de soi, c’étaient plus particulièrement les neuf lauréats qui se mettaient aux fenêtres donnant sur Oxford street afin d’apercevoir le facteur du quartier. Du plus loin que se montrait sa tunique rouge — et l’on sait si le rouge est visible à grande distance, — les intéressés descendaient l’escalier quatre à quatre, se précipitaient dans la cour, couraient vers la grande porte, interpellaient le facteur, l’étourdissaient de leurs questions, et, pour un peu, eussent fait main basse sur sa boîte.

Non ! aucune lettre des Antilles, aucune ! Dès lors, n’y avait-il pas lieu d’envoyer un second câblogramme à Mrs Kethlen Seymour, afin de s’assurer si le premier était bien parvenu à son adresse, et en la pressant de télégraphier sa réponse ?…

Et, alors, en ces vives imaginations surgissaient mille craintes dans le but d’expliquer cet inexplicable retard. Est-ce que le paquebot qui fait le service postal entre les Antilles et l’Angleterre avait été désemparé par quelque gros temps ?… Est-ce qu’il avait sombré, à la suite d’une collision ?… Est-ce qu’il s’était échoué sur quelque bas-fond inconnu ?… Est-ce que la Barbade avait disparu dans un de ces tremblements de terre qui sont si terribles aux Indes occidentales ?… Est-ce que la généreuse dame avait péri dans l’un de ces cataclysmes ?… Est-ce que la France, la Hollande, le Danemark, la Suède, le Royaume-Uni venaient de perdre les plus beaux fleurons de leur empire colonial dans le Nouveau-Monde ?…

« Non, non, répétait M. Ardagh, une telle catastrophe serait connue !… Tous les détails en seraient arrivés aux journaux !…

— Voilà ! répondait Tony Renault. Si les transatlantiques emportaient des pigeons, on saurait toujours s’ils font bonne route ! »

Très juste, mais le service des colombogrammes ne fonctionnait pas encore à cette époque, au grand regret des pensionnaires d’Antilian School.

Cependant cet état de choses ne pouvait durer. Les professeurs ne parvenaient pas à réduire le trouble des esprits. On ne travaillait plus ni dans les classes ni dans les salles d’étude. Non seulement les primés du concours, mais leurs camarades, pensaient à tout autre chose qu’à leurs devoirs.

Pure exagération, on en conviendra. Quant à M. Ardagh, il ne ressentait aucune inquiétude. N’était-il pas assez naturel que Mrs Kethlen Seymour n’eût pas répondu par un télégramme qui n’aurait point été assez explicite ? Seule une lettre, et une lettre détaillée, pouvait contenir les instructions auxquelles il y aurait lieu de se conformer, faire connaître ce que serait ce voyage, dans quelles conditions il s’effectuerait, à quelle époque il devrait être entrepris, combien de temps il durerait, comment les dépenses en seraient réglées, à quel chiffre s’élèveraient les bourses mises à la disposition des neuf lauréats. Ces explications, à tout le moins, exigeraient bien deux ou trois pages et ne pouvaient se formuler dans ce langage négro-grammatique que parlent encore les noirs des colonies indiennes.

Mais toutes ces justes observations demeurèrent sans effet et le trouble ne se calmait pas. Et puis, voici que les pensionnaires qui ne bénéficiaient pas des avantages du concours, jaloux au fond du succès de leurs camarades, commençaient à les plaisanter, à les « blaguer », pour employer un mot qui figurera bientôt en bonne place dans le dictionnaire de l’Académie française. C’était là une mystification complète… Il n’y avait ni un centime ni un farthing dans ces prétendues bourses de voyage… Ce Mécène en jupons, qui avait nom Kethlen Seymour, n’existait même pas !… Le concours n’était qu’un de ces « humbugs » importés d’Amérique, leur pays d’origine par excellence !…

Enfin M. Ardagh s’arrêta à ce projet : il attendrait l’arrivée à Liverpool du prochain paquebot qui apportait le courrier des Antilles, annoncé pour le 23 courant. Ce jour-là s’il n’y avait pas une lettre de Mrs Kethlen Seymour à son adresse, il lui enverrait une seconde dépêche.

Ce ne fut pas nécessaire. Le 23, dans le courrier de l’après-midi, vint une lettre timbrée de la Barbade. Cette lettre était de la main même de Mrs Kethlen Seymour, et, suivant les intentions de cette dame — ce que l’on tenait surtout à savoir, — les bourses étaient affectées à un voyage aux Antilles.

II

les idées de mrs kethlen seymour.

Un voyage à diverses îles des Indes occidentales, voilà donc ce que réservait la générosité de Mrs Kethlen Seymour ! Eh bien, semble-t-il, les lauréats avaient lieu de se déclarer satisfaits.

Sans doute on devait renoncer aux perspectives de ces lointaines explorations à travers l’Afrique, l’Asie, l’Océanie, dans les contrées peu connues du nouveau continent, comme dans les régions du pôle sud ou du pôle nord !

Cependant, s’il y eut un premier sentiment de légère déception, s’il fallut revenir du pays des rêves plus vite qu’on n’y était allé, s’il ne s’agissait que d’un voyage en Antilie, c’était néanmoins un agréable emploi des prochaines vacances, et M. Ardagh en fit aisément comprendre tous les avantages aux élus du concours.

En effet, ces Antilles, n’était-ce pas leur terre natale ?… La plupart, ils les avaient quittées, encore enfants, pour venir faire leur éducation en Europe… C’est à peine s’ils avaient foulé le sol de ces îles qui les avaient vus naître, à peine si leur mémoire en avait conservé quelque souvenir !…

Bien que leurs familles eussent abandonné cet archipel, — à l’exception d’une seule, — sans avoir la pensée d’y revenir, il en était parmi eux qui retrouveraient là des parents, des amis, et, tout considéré, pour de jeunes Antilians, c’était un beau voyage en perspective.

On en jugera d’après la situation personnelle de chacun des neuf lauréats, auxquels étaient attribuées les bourses de voyage.

Et d’abord ceux qui étaient d’origine anglaise, et en plus grand nombre, à Antilian School :

Roger Hinsdale, de Sainte-Lucie, vingt ans, dont la famille, retirée des affaires avec une belle aisance, habitait Londres ;

John Howard, de la Dominique, dix-huit ans, dont les parents étaient venus se fixer à Manchester comme industriels ;

Hubert Perkins, d’Antigoa, dix-sept ans, dont la famille, comprenant son père, sa mère, ses deux jeunes sœurs, n’avait jamais quitté l’île natale, et qui, son éducation terminée, devra y revenir pour entrer dans une maison de commerce.

Voici, maintenant, pour les Français, au nombre d’une douzaine à Antilian School :

Louis Clodion, de la Guadeloupe, vingt ans, appartenant à une famille d’armateurs, établie à Nantes depuis quelques années ;

Tony Renault, de la Martinique, dix-sept ans, l’aîné de quatre enfants, famille de fonctionnaires, qui demeurait à Paris.

Au tour des Danois :

Niels Harboe, de Saint-Thomas, dix-neuf ans, n’ayant plus ni père ni mère, et dont le frère, plus âgé que lui de six ans, était toujours aux Antilles ;

Axel Wickborn, de Sainte-Croix, dix-neuf ans, dont la famille faisait le commerce des bois au Danemark, à Copenhague.

Les Hollandais étaient représentés par Albertus Leuwen, de Saint-Martin, vingt ans, fils unique, dont les parents habitaient les environs de Rotterdam.

Quant à Magnus Anders, Suédois d’origine, né à Saint-Barthélemy, dix-neuf ans, sa famille était venue récemment s’installer à Gotteborg, en Suède, et n’avait pas renoncé à retourner aux Antilles, après fortune faite.

On l’avouera, ce voyage, qui les ramènerait pendant quelques semaines au pays d’origine, était de nature à satisfaire ces jeunes Antilians, et qui sait si la plupart d’entre eux eussent été destinés à le jamais revoir ! Seuls, Louis Clodion avait un oncle, frère de sa mère, à la Guadeloupe ; Niels Harboe, un frère à Saint-Thomas, et Hubert Perkins toute sa famille à Antigoa. Mais leurs camarades ne conservaient plus aucune attache de parenté avec les autres îles de l’Antilie, abandonnées sans esprit de retour.

Les plus âgés des boursiers étaient Roger Hinsdale, un peu hautain de caractère ; Louis Clodion, garçon sérieux et laborieux, sympathique à tous ; Albertus Leuwen, dont le sang hollandais ne s’était point réchauffé au soleil des Antilles. Après eux venaient Niels Harboe, dont la vocation ne se déclarait pas encore ; Magnus Anders, très passionné pour les choses de la mer, et qui se préparait à entrer dans la marine marchande ; Axel Wickborn, que ses goûts porteraient à servir dans l’armée danoise ; puis, à citer par rang d’âge, John Howard, un peu moins britannisé que son compatriote Roger Hinsdale ; enfin les deux plus jeunes, Hubert Perkins, destiné au commerce, ainsi qu’il a été dit, et Tony Renault, à qui ses goûts de canotage pourraient bien donner pour l’avenir celui de la navigation.

À présent, question d’une certaine importance, est-ce que ce voyage allait comprendre toutes les Antilles, grandes et petites, celles du Vent et celles sous le Vent ?… Mais une complète exploration de l’archipel aurait exigé plus que les quelques semaines dont les lauréats disposeraient. En effet, on ne compte pas moins de trois cent cinquante îles ou îlots dans cet archipel des Indes occidentales, et, en admettant que cela fût possible, rien qu’à en visiter une ou un par jour, il eût fallu consacrer à cette très sommaire visite une année entière.

Non ! telles n’étaient pas les intentions de Mrs Kethlen Seymour. Les pensionnaires d’Antilian School devaient se borner à passer quelques jours chacun dans son île, à revoir les parents ou amis qui s’y trouvaient alors, à remettre encore une fois le pied sur le sol natal.

Dans ces conditions, on le voit, il y aurait à éliminer tout d’abord de l’itinéraire les grandes Antilles, Cuba, Haïti, Saint-Domingue, Porto-Rico, puisque les pensionnaires espagnols n’avaient point été classés dans le concours, la Jamaïque, puisque aucun des lauréats n’était originaire de cette colonie britannique, et Curaçao, la hollandaise, pour pareille raison. De même les petites Antilles, qui sont sous la domination vénézolane, ne seraient pas visitées, ni Tortigos, ni Marguerite, ni Tortuga, ni Blanquilla, ni Ordeilla, ni Avas. Donc, les seules îles de la Micro-Antilie où aborderaient les titulaires des bourses de voyage seraient Sainte-Lucie, la Dominique, Antigoa, anglaises, — la Guadeloupe, la Martinique, françaises, — Saint-Thomas, Sainte-Croix, danoises, — Saint-Barthélemy, suédoise, et Saint-Martin qui appartient par moitié à la Hollande et à la France.

Ces neuf îles étaient comprises dans l’ensemble géographique des îles du Vent, auxquelles feraient successivement relâche les neuf pensionnaires d’Antilian School.

Toutefois, personne ne s’étonnera qu’à cet itinéraire il eût été ajouté une dixième île, qui, sans doute, recevrait la plus longue et aussi la plus légitime visite.

C’était la Barbade, du même groupe des îles du Vent, l’une des plus importantes du domaine colonial que le Royaume-Uni possède en ces parages.

Là, en effet, résidait Mrs Kethlen Seymour. C’était bien le moins, et par un très naturel sentiment de gratitude, que ses obligés dussent lui rendre hommage.

On imaginera sans peine que, si cette généreuse Anglaise tenait à recevoir les neuf lauréats d’Antilian School, ceux-ci, de leur côté, éprouvaient le plus vif désir de connaître l’opulente indigène de la Barbade et de lui exprimer leur reconnaissance.

Ils ne le regretteraient pas, d’ailleurs, et un post-scriptum de la lettre, qui fut communiquée par M. Julian Ardagh, montra jusqu’où Mrs Kethlen Seymour poussait la générosité.

En effet, en dehors des dépenses qu’occasionnerait ce voyage, — dépenses qu’elle prenait entièrement à sa charge, — une somme de sept cents livres[1] serait remise à chacun d’eux au départ de la Barbade.

Quant à la durée dudit voyage, le temps des vacances y suffirait-il ?… Oui, à la condition d’en devancer d’un mois le début réglementaire, — ce qui permettrait de franchir l’Atlantique en belle saison à l’aller comme au retour.

Au total, rien de plus acceptable que ces conditions, qui furent accueillies avec enthousiasme. Il n’y avait point à craindre que les familles fissent des objections à un déplacement si agréable et si profitable à tous les points de vue. De sept à huit semaines, c’était la limite que l’on pouvait lui assigner en tenant compte des retards possibles, et les jeunes boursiers reviendraient en Europe, le cœur plein des inoubliables souvenirs de leurs chères îles du Nouveau-Continent.

Enfin, une dernière question se posait sur laquelle les familles furent bientôt fixées.

Est-ce que les lauréats seraient livrés à eux-mêmes, eux dont les plus âgés n’avaient point encore dépassé leur vingtième année ?… En somme, lorsque la main d’un maître ne serait plus là pour les rapprocher, pour les contenir ?… Lorsqu’ils visiteraient cet archipel appartenant aux divers États européens, n’y avait-il pas à craindre des jalousies, des heurts, si quelque question de nationalité se soulevait ?… Oublieraient-ils que tous étaient d’origine antilienne, pensionnaires de la même école, alors que l’intervention du sagace et prudent M. Ardagh ne pourrait plus se produire ?…

C’était un peu aux difficultés de ce genre que songeait le directeur d’Antilian School, et, s’il ne lui était pas loisible d’accompagner ses élèves, il se demandait qui saurait le remplacer dans une tâche parfois difficile ?…

Du reste, ce côté de la question n’avait point échappé à l’esprit très pratique de Mrs Kethlen Seymour. Aussi verra-t-on comment elle l’avait résolu, car la prudente dame n’eût jamais admis que ces jeunes garçons fussent soustraits à toute autorité pendant ce voyage.

Maintenant, comment s’effectuerait-il à travers l’Atlantique ?… Serait-ce à bord de l’un des paquebots qui font un service régulier entre l’Angleterre et les Antilles ?… Des places y seraient-elles prises, des cabines retenues, au nom de chacun des neuf lauréats ?…

On le répète, ils ne devaient point voyager à leurs frais, et même aucune dépense de cette sorte ne devait être imputée sur les sept cents livres qui leur seraient remises, lorsqu’ils quitteraient la Barbade pour revenir en Europe.

Or, dans la lettre de Mrs Kethlen Seymour se trouvait un paragraphe qui répondait à cette question et dans les termes suivants :

« Le transport à travers l’Océan sera payé de mes propres deniers. Un navire, frété pour les Antilles, attendra ses passagers dans le port de Cork, Queenstown, Irlande. Ce navire, c’est l’Alert, capitaine Paxton, qui est prêt à prendre la mer et dont le départ est fixé au 30 juin. Le capitaine Paxton compte recevoir ses passagers à cette date, et il lèvera l’ancre dès leur arrivée. »

Décidément, ces jeunes boursiers allaient voyager sinon en princes, tout au moins en yachtmen. Un navire à leur disposition, qui les conduirait aux Indes occidentales et les ramènerait en Angleterre ! Mrs Kethlen Seymour faisait bien les choses ! Elle pourvoyait à tout magnifiquement, cette Mécène albionesque ! En vérité, si les millionnaires employaient toujours les millions à de si belles œuvres, il n’y aurait qu’à leur souhaiter d’en posséder beaucoup, et même davantage !

Il arriva donc ceci dans ce petit monde d’Antilian School, c’est que, si les lauréats étaient déjà enviés de leurs camarades lorsqu’on ignorait encore les dispositions de la généreuse dame, cette envie s’éleva au plus haut degré lorsqu’on apprit dans quelles conditions d’agrément et de confort s’effectuerait ce voyage.

Pour eux, ils étaient enchantés. La réalité atteignait à la hauteur de leurs rêves. Après avoir traversé l’Atlantique, ce serait à bord de leur yacht qu’ils visiteraient les principales îles de l’archipel antilien.

« Et quand partons-nous ?… disaient-ils.

— Dès demain…

— Dès aujourd’hui…

— Non… nous avons encore six jours… faisaient observer les plus sages.

— Ah ! que ne sommes-nous déjà embarqués sur l’Alert !… répétait Magnus Anders.

— À notre bord ! » s’écriait Tony Renault.

Et ils ne voulaient pas admettre qu’il y eût quelques préparatifs à faire en vue de ce voyage d’outre-mer !

Or, en premier lieu, il fallait consulter les parents, demander et obtenir leur consentement, puisqu’il s’agissait d’envoyer les lauréats, non pas dans l’autre monde, mais tout au moins dans le nouveau. M. Julian Ardagh dut donc se mettre en mesure à ce sujet. En outre, cette exploration, qui durerait peut-être deux mois et demi, obligeait à prendre certaines dispositions indispensables, à se pourvoir de vêtements et plus particulièrement d’effets de mer, bottes, surouets, capotes cirées, en un mot tout l’accoutrement du marin.

Puis, le directeur aurait à choisir la personne de confiance à laquelle incomberait la responsabilité de ces jeunes garçons. Qu’ils fussent assez grands pour se conduire eux-mêmes, assez raisonnables pour se passer d’un surveillant, d’accord. Mais il était sage de leur adjoindre un mentor qui eût autorité sur eux. Telle était bien l’intention de la sage Mrs Kethlen Seymour, exprimée dans sa lettre, et il fallait s’y conformer.

Inutile de dire que les familles seraient priées de donner leur acquiescement aux propositions que M. Ardagh leur ferait connaître. Parmi ces jeunes garçons, quelques-uns retrouveraient aux Antilles des parents qu’ils n’avaient pas vus depuis quelques années, Hubert Perkins à Antigoa, Louis Clodion à la Guadeloupe, Niels Harboe à Saint-Thomas. Ce serait une occasion très inattendue de se revoir, et dans des conditions exceptionnellement agréables.

Du reste, ces familles avaient été tenues au courant par le directeur d’Antilian School. Elles savaient déjà qu’un concours devait mettre en rivalité les divers pensionnaires pour l’obtention de bourses de voyage. Après communication du résultat, lorsqu’elles apprendraient que les lauréats allaient visiter les Indes occidentales, M. Ardagh n’en doutait pas, ce serait réaliser leurs plus vifs désirs.

En attendant, M. Ardagh réfléchissait au choix qu’il avait à faire, le choix du chef qui serait à la tête de cette classe ambulante, du mentor dont les conseils maintiendraient la bonne harmonie au milieu de ces Télémaques en herbe. Cela ne laissait pas de lui causer quelque perplexité. S’adresserait-il à celui des professeurs d’Antilian School qui paraîtrait remplir toutes les conditions exigées en cette circonstance ? Mais l’année scolaire n’avait pas pris fin. Impossible d’interrompre des cours avant les vacances. Le personnel enseignant devait rester au complet.

Ce fut même pour cette raison que M. Ardagh crut ne pas pouvoir accompagner les neuf boursiers. Sa présence était nécessaire pendant les derniers mois de scolarité, et il importait qu’il assistât de sa personne à la distribution des prix du 7 août.

Or, les professeurs et lui exceptés, n’avait-il pas sous la main précisément celui qu’il fallait, un homme sérieux et méthodique par excellence, qui remplirait consciencieusement ses fonctions, qui méritait toute confiance, qui inspirait une générale sympathie, et que les jeunes voyageurs accepteraient volontiers pour mentor ?

Restait la question de savoir si ledit personnage consentirait à faire ce voyage, s’il lui conviendrait de s’aventurer au-delà des mers…

Le 24 juin, cinq jours avant la date fixée pour le départ de l’Alert, dans la matinée, M. Ardagh fit prier M. Patterson de venir dans son cabinet pour une communication importante.

M. Patterson, l’économe d’Antilian School, était occupé, suivant son invariable habitude, à régler ses comptes de la veille, lorsqu’il fut demandé par M. Ardagh.

Aussitôt, M. Patterson, faisant remonter ses lunettes à son front, répondit au domestique, qui se tenait sur le pas de la porte :

« Je vais, sans perdre un instant, me rendre à l’invitation de M. le directeur. »

Et, rabaissant ses lunettes, M. Patterson reprit sa plume pour achever la queue d’un 9, qu’il était en train de mouler au bas de la colonne des dépenses sur son grand-livre. Puis, de sa règle d’ébène, il tira une barre sous la colonne des chiffres, dont il venait d’achever l’addition. Ensuite, après avoir secoué légèrement sa plume au-dessus de l’encrier, il la plongea à plusieurs reprises dans le godet de grenaille qui en assurait la propreté, l’essuya avec un soin extrême, la posa près de la règle le long de son pupitre, tourna la pompe de l’encrier afin d’y faire rentrer l’encre, plaça la feuille de papier brouillard sur la page des dépenses, en ayant bien soin de ne point altérer la queue du 9, ferma le registre, l’introduisit dans sa case spéciale à l’intérieur du bureau, remit dans leur boîte le grattoir, le crayon et la gomme élastique, souffla sur son buvard pour en chasser quelques grains de poussière, se leva en repoussant son fauteuil à rond de cuir, retira ses manches de lustrine et les pendit à une patère près de la cheminée, donna un coup de brosse à sa redingote, à son gilet et à son pantalon, saisit son chapeau dont il lustra le poil brillant avec son coude, le mit sur sa tête, enfila ses gants de peau noire, comme s’il allait rendre quelque visite officielle à un haut personnage de l’Université, jeta un dernier regard à la glace, s’assura que tout était irréprochable dans sa toilette, prit des ciseaux et coupa un brin de ses favoris qui dépassait la ligne réglementaire, vérifia si son mouchoir et son portefeuille se trouvaient dans sa poche, ouvrit la porte du cabinet, en franchit le seuil et la referma soigneusement avec l’une des dix-sept clefs qui tintinnabulaient à son trousseau, descendit l’escalier aboutissant à la grande cour, la traversa d’un pas lent et mesuré dans une direction oblique, afin de gagner le corps de logis où était le cabinet de M. Ardagh, s’arrêta devant la porte, pressa le bouton électrique dont la tremblotante sonnerie résonna à l’intérieur, et attendit.

Ce fut à cet instant seulement que M. Patterson se demanda, en se grattant le front du bout de son index :

« Qu’est-ce donc que M. le directeur peut avoir à me dire ? »

En effet, à cette heure de la matinée, l’invitation de se rendre au cabinet de M. Ardagh devait paraître anormale à M. Patterson dont l’esprit s’emplissait d’hypothèses diverses.

Qu’on en juge ! La montre de M. Patterson n’indiquait encore que neuf heures quarante-sept, et l’on pouvait s’en rapporter aux indications de cet instrument de précision qui ne variait pas d’une seconde par jour, et dont la régularité égalait celle de son propriétaire. Or, jamais, non, jamais ! M. Patterson ne se rendait près de M. Ardagh avant onze heures quarante-trois pour lui faire son rapport quotidien sur la situation économique d’Antilian School, et il était sans exemple qu’il ne fût pas arrivé entre la quarante-deuxième et la quarante-troisième minute.

M. Patterson devait dès lors supposer, et il supposa qu’il se produisait une circonstance toute particulière, puisque le directeur le mandait avant qu’il eût balancé les dépenses et les recettes de la veille. Il le ferait à son retour, d’ailleurs, et, on peut en être certain, aucune erreur n’aurait été occasionnée par ce dérangement insolite.

La porte s’ouvrit au moyen du cordon de tirage relié à la loge du concierge. M. Patterson fit quelques pas — cinq suivant son habitude — dans le couloir, et frappa un coup discret sur le panneau d’une deuxième porte, où se lisaient ces mots : Cabinet du directeur.

« Entrez », fut-il aussitôt répondu.

M. Patterson ôta son chapeau, secoua les grains de poussière égarés sur ses bottines, rajusta ses gants et pénétra à l’intérieur du cabinet, éclairé par deux fenêtres à stores demi-baissés, qui donnaient sur la grande cour. M. Ardagh, différents papiers sous ses yeux, était assis devant son bureau, muni de plusieurs boutons électriques. Après avoir relevé la tête, il adressa un signe amical à M. Patterson. »

« Vous m’avez fait demander à votre cabinet, monsieur le directeur ?… dit M. Patterson.

— Oui, monsieur l’économe, répondit M. Ardagh, et pour vous entretenir d’une affaire qui vous concerne très personnellement. »

Puis, montrant une chaise placée près du bureau :

« Veuillez vous asseoir », ajouta-t-il.

M. Patterson s’assit, après avoir soigneusement relevé les pans de sa longue redingote, une main étendue sur son genou, l’autre ramenant son chapeau sur sa poitrine.

M. Ardagh prit la parole :

« Vous savez, monsieur l’économe, dit-il, quel a été le résultat du concours ouvert entre nos pensionnaires, en vue d’obtenir des bourses de voyage…

— Je le sais, monsieur le directeur, répondit M. Patterson, et ma pensée est que cette généreuse initiative de l’une de nos compatriotes coloniales est tout à l’honneur d’Antilian School. »

M. Patterson parlait posément, faisant valoir les syllabes des mots choisis qu’il employait, et les accentuant, non sans quelque préciosité, lorsqu’ils s’échappaient de ses lèvres.

« Vous savez aussi, reprit M. Ardagh, quel est l’emploi qui doit être fait de ces bourses de voyage…

— Je ne l’ignore pas, monsieur le directeur, répondit M. Patterson, qui, s’inclinant, sembla saluer de son chapeau quelque personne au-delà des Océans. Mrs Kethlen Seymour est une dame dont le nom trouvera un écho sonore dans la postérité. Il me paraît difficile de mieux disposer des richesses que la naissance ou le travail lui ont départies, en faveur d’une jeunesse avide de déplacements lointains…

— C’est aussi mon avis, monsieur l’économe. Mais allons au but. Vous savez également dans quelles conditions doit se faire ce voyage aux Antilles ?…

— J’en suis informé, monsieur le directeur. Un navire attendra nos jeunes voyageurs, et j’espère pour eux qu’ils n’auront point à supplier Neptune de jeter son célèbre Quos ego aux flots courroucés de l’Atlantique !

— Je l’espère aussi, monsieur Patterson, puisque les traversées d’aller et retour vont s’effectuer pendant la belle saison.

— En effet, répondit l’économe, juillet et août sont les mois de repos préférés de la capricieuse Téthys…

— Aussi, ajouta M. Ardagh, cette navigation sera-t-elle non moins agréable pour mes lauréats que pour la personne qui doit les accompagner pendant le voyage…

— Personne, dit M. Patterson, qui aura de plus l’aimable tâche de présenter à Mrs Kethlen Seymour les respectueux hommages et la sympathique reconnaissance des pensionnaires d’Antilian School.

— Or, reprit le directeur, j’ai le regret que cette personne ne puisse être moi. Mais, en fin de l’année scolaire, à la veille des examens que je dois présider, mon absence est impossible…

— Impossible, monsieur le directeur, répondit l’économe, et il ne sera pas à plaindre, celui qui sera appelé à prendre votre place.

— Assurément, et je n’aurais eu que l’embarras du choix. Or, il me fallait un homme de toute confiance, sur lequel je pusse entièrement compter et qui serait agréé sans conteste par les familles de nos jeunes boursiers… Eh bien, cet homme, je l’ai trouvé dans le personnel de l’établissement…

— Je vous en félicite, monsieur le directeur. C’est, sans doute, un des professeurs de sciences ou de lettres…

— Non, car il ne peut être question d’interrompre les études avant les vacances. Mais il m’a paru que cette interruption présenterait moins d’inconvénients pour ce qui concerne la situation financière de l’école, et c’est vous, monsieur l’économe, dont j’ai fait choix pour accompagner nos jeunes garçons aux Antilles… »

M. Patterson n’avait pu réprimer un mouvement de surprise. Se relevant tout d’une pièce, il avait ôté ses lunettes.

« Moi… monsieur le directeur ?… dit-il d’une voix un peu troublée.

— Vous-même, monsieur Patterson, et je suis certain que la comptabilité de ce voyage de boursiers sera aussi régulièrement tenue que celle de l’école. »

M. Patterson, du coin de son mouchoir, essuya le verre de ses lunettes légèrement brouillé par la buée de ses yeux.

« J’ajoute, dit M. Ardagh, que, grâce à la munificence de Mrs Kethlen Seymour, une prime de sept cents livres est également réservée au mentor qui sera honoré de ces fonctions importantes… Je vous prierai donc, monsieur Patterson, d’être prêt à partir dans cinq jours. »

III

mr et mrs patterson.

Si M. Horatio Patterson occupait la place d’économe à Antilian School, c’est qu’il avait abandonné la carrière du professorat pour celle de l’administration. Latiniste convaincu, il regrettait qu’en Angleterre la langue de Virgile et de Cicéron n’eût pas la considération dont elle jouit en France, où un haut rang lui est réservé dans le monde universitaire. La race française, il est vrai, peut revendiquer une origine latine à laquelle ne prétendent point les fils d’Albion, et peut-être, dans ce pays, le latin résistera-t-il aux envahissements de l’enseignement moderne ?

Mais, s’il ne professait plus, M. Patterson n’en restait pas moins fidèle, dans le fond de son cœur, à ces maîtres de l’antiquité romaine dont il avait le culte. Tout en se remémorant nombre de citations de Virgile, d’Ovide ou d’Horace, il consacrait ses qualités de comptable exact et méthodique à l’administration des finances d’Antilian School. Avec la précision, la minutie même qui le caractérisaient, il donnait l’impression d’un économe modèle, qui n’ignore rien des mystères du doit et avoir ni des plus menus détails de la comptabilité. Après avoir été jadis primé aux examens des langues anciennes, il aurait pu l’être actuellement dans un concours pour la tenue des livres ou l’établissement d’un budget scolaire.

Très vraisemblablement, d’ailleurs, c’était M. Horatio Patterson qui prendrait la direction d’Antilian School, lorsque M. Ardagh se retirerait, après fortune faite, car l’institution se trouvait en état de parfaite prospérité, et elle ne péricliterait pas entre des mains si dignes de recueillir cette importante succession.

M. Horatio Patterson n’avait dépassé que de quelques mois la quarantaine. Homme d’étude plus qu’homme de sport, il jouissait d’une excellente santé qu’il n’avait jamais ébranlée par aucun excès : bon estomac, cœur admirablement réglé, bronches de qualité supérieure. C’était un personnage discret et réservé, en équilibre constant, ayant toujours su ne point se compromettre ni par ses actes ni par ses paroles, tempérament théorique et pratique à la fois, incapable de désobliger personne, d’une parfaite tolérance, et, pour lui appliquer une locution qui ne saurait lui déplaire, très sui compos.

M. Horatio Patterson, d’une taille au-dessus de la moyenne, sans carrure, les épaules un peu fuyantes, était plutôt gauche dans sa démarche et sans élégance dans son attitude. Un geste naturellement emphatique accompagnait sa parole d’une articulation légèrement prétentieuse. Bien que de physionomie grave, il ne dédaignait pas de sourire à l’occasion. Il avait les yeux bleu pâle, à demi éteints du myope, ce qui l’obligeait à porter des lunettes d’un fort numéro, qu’il posait sur le bout de son nez proéminent. En somme, et plus souvent embarrassé de ses longues jambes, il marchait les talons trop rapprochés, il s’asseyait maladroitement à faire craindre qu’il ne glissât de son siège, et, s’il s’étendait bien ou mal dans le lit, il n’y avait que lui à le savoir.

Il existait une Mrs Patterson, alors âgée de trente-sept ans, une femme assez intelligente, sans prétention ni coquetterie. Son mari ne lui semblait pas ridicule, et il savait apprécier ses services, lorsqu’elle l’aidait dans ses travaux de comptabilité. D’ailleurs, de ce que l’économe d’Antilian School était un homme de chiffres, il ne faudrait pas s’imaginer qu’il fût négligé dans sa tenue, peu soucieux de sa toilette. On ferait erreur. Non ! il n’y avait rien de mieux disposé que le nœud de sa cravate blanche, de mieux ciré que ses bottines à bout de cuir verni, de plus empesé que sa chemise si ce n’est sa personne, de plus irréprochable que son pantalon noir, de plus fermé que son gilet semblable à celui d’un clergyman, de plus boutonné que son ample redingote qui lui descendait à mi-jambes.

M. et Mrs Patterson occupaient dans les bâtiments de l’école un appartement confortable. Les fenêtres prenaient jour d’un côté sur la grande cour, de l’autre sur le jardin, planté de vieux arbres, dont les pelouses étaient entretenues dans un agréable état de fraîcheur. Il se composait d’une demi-douzaine de pièces situées au premier étage.

C’est dans cet appartement que rentra M. Horatio Patterson, après sa visite au directeur. Il ne s’était point hâté, désireux de donner à ses réflexions pleine maturité. Sans doute, elles ne seraient plus vieilles que des quelques minutes dont il aurait prolongé son absence. Néanmoins, avec un personnage habitué à voir juste, à observer les choses sous leur véritable aspect, à balancer dans une question le pour et le contre, comme il balançait le doit et l’avoir sur son grand-livre, le parti serait vite et définitivement pris. Cette fois, cependant, il convenait de ne pas s’embarquer, — c’est le mot, — à la légère dans cette aventure.

Aussi, avant de rentrer, M. Horatio Patterson fit-il les cent pas dans la cour, vide à cette heure-là, toujours droit comme un paratonnerre, raide comme un pieu, s’arrêtant, reprenant sa marche, tantôt les mains derrière le dos, tantôt les bras croisés sur la poitrine, le regard perdu en quelque horizon lointain, bien au-delà des murs d’Antilian School.

Puis, avant d’aller conférer avec Mrs Patterson, il ne résista pas au désir de regagner son bureau, afin de terminer ses comptes de la veille. Et alors, une dernière vérification faite, l’esprit absolument libre, il pourrait discuter sans préoccupation d’aucune sorte les avantages ou inconvénients de la communication qu’il avait reçue de son directeur.

En somme, tout cela n’exigea que peu de temps, et, quittant son bureau situé au rez-de-chaussée, il remonta au premier étage à l’instant où les pensionnaires descendaient des classes.

Aussitôt, çà et là, se formèrent différents groupes, et, entre autres, celui des neuf lauréats. En vérité, on aurait dit qu’ils étaient déjà à bord de l’Alert, à quelques milles au large des côtes de l’Irlande ! Et ce dont ils causaient avec plus ou moins de volubilité, il n’est pas difficile de l’imaginer.

Toutefois, si la question de ce voyage aux Antilles était résolue, il y en avait une autre qui pour eux ne l’était pas encore. Seraient-ils ou non accompagnés depuis le départ jusqu’à l’arrivée ?… Au total, il leur semblait assez indiqué qu’on ne les laisserait pas aller seuls à travers l’Atlantique… Mais Mrs Kethlen Seymour avait-elle désigné spécialement quelqu’un, ou s’en était-elle remise de ce soin à M. Ardagh ?… Or, il semblait difficile que le directeur de l’établissement pût s’absenter à cette époque… Dès lors, à qui seraient confiées ces
« je songe à faire mon testament. »
fonctions, et M. Ardagh avait-il déjà fait son choix ?…

Peut-être vint-il à l’idée de quelques-uns que ce serait précisément M. Patterson. Il est vrai, l’économe, tranquille et casanier, n’ayant jamais quitté le foyer domestique, consentirait-il à changer toutes ses habitudes, à se séparer pendant plusieurs semaines de Mrs Patterson ?… Accepterait-il ces fonctions avec la responsabilité qu’elles entraînaient ?… Cela paraissait improbable.

Assurément, si M. Horatio Patterson éprouva quelque étonnement lorsque le directeur lui eut fait la communication susdite, on comprendra que Mrs Patterson devrait être non moins surprise, lorsque son mari la mettrait au courant. Jamais il ne serait venu à l’idée de personne que deux éléments si étroitement unis, — on pourrait dire si chimiquement combinés l’un avec l’autre, — pussent être séparés, dissociés, ne fût-ce que pendant quelques semaines. Et, pourtant, il était inadmissible que Mrs Patterson fût du voyage.

C’est bien de ces diverses considérations que se préoccupait M. Patterson, tout en regagnant son appartement. Mais, ce qu’il convient d’ajouter, c’est que sa résolution était prise et bien prise, lorsqu’il franchit la porte du salon où l’attendait Mrs Patterson.

Et, tout d’abord, celle-ci, n’ignorant pas que l’économe avait été appelé près du directeur, dit dès son entrée :

« Eh bien, monsieur Patterson, qu’y a-t-il donc ?…

— Du nouveau, madame Patterson, du très nouveau…

— On a décidé, je pense, que c’est M. Ardagh qui accompagnera nos jeunes lauréats aux Antilles ?…

— En aucune façon, et il lui est impossible de quitter l’institution à cette époque de l’année.

— Alors il a fait un choix ?…

— Oui…

— Et qui a-t-il choisi ?…

— Moi.

— Vous… Horatio ?…

— Moi. »

Mrs Patterson revint sans trop de peine de l’étonnement que lui causa cette riposte. Femme de tête, sachant se faire une raison, elle ne se dépensait pas en récriminations vaines, enfin la digne compagne de M. Patterson.

Celui-ci, cependant, après avoir échangé ces quelques phrases avec elle, s’était rapproché de la fenêtre, et de quatre doigts de sa main gauche tambourinait sur une des vitres.

Mrs Patterson vint bientôt se placer près de lui :

« Vous avez accepté ?… dit-elle.

— J’ai accepté.

— Mon avis est que vous avez bien fait.

— C’est aussi le mien, madame Patterson. Du moment que notre directeur me donnait ce témoignage de confiance, je ne pouvais refuser.

— Cela vous était impossible, monsieur Patterson, et je ne regrette qu’une chose…

— Laquelle ?…

— C’est qu’il s’agisse, non pas d’un voyage terrestre, mais d’un voyage maritime, et qu’il y ait nécessité de traverser la mer…

— Nécessité, en effet, madame Patterson. Toutefois cette perspective d’une traversée de deux à trois semaines n’est pas pour m’effrayer… Un bon navire est mis à notre disposition… À cette époque de l’année, entre juillet et septembre, la mer nous sera douce, la navigation favorable… Et puis, il y a aussi une prime pour le chef de l’expédition… autrement dit le mentor, titre qui me sera attribué…

— Une prime ?… répéta Mrs Patterson, qui n’était point insensible aux avantages de cette nature.

— Oui, répondit M. Patterson, une prime égale à celle que doit toucher chaque boursier…

— Sept cents livres ?…

— Sept cents livres.

— La somme en vaut la peine. »

M. Horatio Patterson déclara être de cet avis.

« Et à quand le départ ?… demanda Mrs Patterson, qui n’avait plus aucune objection à présenter.

— Le 30 juin, et il faut que, dans cinq jours, nous soyons rendus à Cork, où nous attend l’Alert… Donc, pas de temps à perdre, et, dès aujourd’hui, nous commencerons les préparatifs…

— Je me charge de tout, Horatio, répliqua Mrs Patterson.

— Vous n’oublierez rien…

— Soyez tranquille !

— Des habits légers, car nous sommes appelés à voyager dans des pays chauds, qui rôtissent sous les feux d’un soleil tropical…

— Les habits légers seront prêts.

— De couleur noire, pourtant, car il ne conviendrait ni à ma situation ni à mon caractère de revêtir le costume fantaisiste du tourisme…

— Rapportez-vous-en à moi, monsieur Patterson, et je n’oublierai pas non plus la formule Wergal contre le mal de mer, ni les ingrédients dont elle conseille l’usage…

— Oh ! le mal de mer !… fit M. Patterson avec dédain.

— N’importe, ce sera prudent, reprit Mrs Patterson. Ainsi, c’est bien convenu, il ne s’agit que d’un voyage de deux mois et demi…

— Deux mois et demi, c’est dix à onze semaines, madame Patterson… Il est vrai, dans ce laps de temps, que d’aléas peuvent se produire !… Ainsi que l’a dit un sage, si l’on sait quand on part, on ne sait pas quand on revient…

— L’important est qu’on revienne, dit très justement Mrs Patterson. Il ne faudrait pas m’effrayer, Horatio… Je me résigne, sans récriminations intempestives, à une absence de deux mois et demi, à l’idée d’un voyage sur mer… Je connais les périls qu’il présente… J’ai lieu de croire que vous saurez les éviter avec votre prudence habituelle… Mais ne me laissez pas sous cette fâcheuse impression que ce voyage puisse se prolonger…

— Les observations que j’ai cru devoir faire, répondit M. Patterson, en se défendant par un geste d’avoir dépassé les limites permises, ces observations n’ont point pour but de jeter le trouble dans votre âme, madame Patterson… Je désirais simplement vous mettre en garde contre toute inquiétude en cas que le retour pût être retardé, sans qu’il y eût lieu d’en concevoir de sérieuses alarmes…

— Soit, monsieur Patterson, mais il est question d’une absence de deux mois et demi, et je veux croire qu’elle ne dépassera pas ce terme…

— Je veux le croire aussi, répondit M. Patterson. En somme, de quoi s’agit-il ?… D’une excursion dans une contrée délicieuse, d’une promenade d’îles en îles à travers les Indes occidentales… Et, quand nous ne reviendrions en Europe que quinze jours plus tard…

— Non, Horatio », répliqua l’excellente dame qui s’entêtait plus que d’ordinaire.

Et, ma foi, on ne sait trop pour quelle
« cras ingens iterabinus æquor. »
raison, voici que M. Patterson s’entête aussi, — ce qui n’était guère dans ses habitudes. Avait-il donc un intérêt à exciter les appréhensions de Mrs Patterson ?…

Ce qui est certain, c’est qu’il insista encore et avec force sur les dangers qu’offre un voyage quel qu’il soit, surtout un voyage au-delà des mers. Et lorsque Mrs Patterson se refusa à admettre ces dangers, qu’il dépeignait avec périodes et gestes emphatiques :

« Je ne vous demande pas de les voir, déclara-t-il, seulement de les prévoir, et, comme conséquence de cette prévision, j’ai à prendre quelques mesures indispensables…

— Lesquelles, Horatio ?…

— En premier lieu, madame Patterson, je songe à faire mon testament…

— Votre testament…

— Oui… en bonne et due forme…

— Mais vous voulez donc me mettre la mort au cœur !… s’écria Mrs Patterson, qui commençait à envisager ce voyage sous une perspective effrayante.

— Non, madame Patterson, non !… je veux uniquement me conduire avec sagesse et prudence. Je suis de ces hommes qui croient raisonnable de prendre leurs dernières dispositions avant de monter en railway, et, à plus forte raison, lorsqu’il s’agit de s’aventurer sur la plaine liquide des océans. »

Tel était cet homme, et même se bornerait-il à ces dispositions testamentaires ? Sans doute, et qu’imaginer de plus ?… Quoi qu’il en fût, ce fut bien pour impressionner au dernier degré Mrs Patterson, la pensée que son mari allait régler ces questions d’héritage, si délicates toujours, puis la vision des périls d’une traversée de l’Atlantique, les collisions, les échouages, les naufrages, les abandons sur quelque île à la merci des cannibales…

Alors M. Patterson sentit qu’il avait peut-être été trop loin, et il employa ses phrases les mieux arrondies à rassurer Mrs Patterson, cette moitié de lui-même, ou plutôt l’un des termes de cette vie en partie double qui s’appelle le mariage. Enfin il parvint à lui démontrer qu’un excès de précautions ne pouvait jamais avoir de conséquences nuisibles ou regrettables, et que, se garantir contre toute éventualité, ce n’était pas dire un éternel adieu aux joies de la vie…

« Cet æternum vale, ajouta-t-il, qu’Ovide met dans la bouche d’Orphée, lorsqu’il perdit pour la seconde fois sa chère Eurydice ! »

Non ! Mrs Patterson ne perdrait pas M. Patterson, pas même une première fois. Mais cet homme minutieux tenait à ce que tout fût réglé. Il n’abandonnerait pas cette idée de faire son testament. Le jour même, il se rendrait chez un notaire, et l’acte serait rédigé conformément à la loi, de manière qu’il ne donnât lieu, en cas qu’il fût procédé à son ouverture, à aucune interprétation douteuse.

Après cela, on s’imaginera aisément que M. Patterson avait pris toutes les précautions possibles, si la fatalité voulait que l’Alert se perdit corps et biens en plein Océan, et que l’on dût renoncer à jamais à avoir de nouvelles de son équipage et de ses passagers.

Tel n’était pas, sans doute, l’avis de M. Patterson, car il ajouta :

« Et puis, il y aura peut-être une autre mesure plus…

— Laquelle, Horatio ?… » demanda Mrs Patterson.

M. Patterson ne crut pas devoir parler d’une manière explicite en ce moment.

« Rien… rien… nous verrons !… » se contenta-t-il de répondre.

Et, s’il ne voulut pas en dire davantage, c’était, on peut le croire, pour ne point effrayer de nouveau Mrs Patterson. Et peut-être n’eût-il pas réussi à lui faire adopter son idée, même en l’appuyant de quelque autre citation latine, et il ne les lui ménageait guère d’habitude…

Enfin, pour terminer cet entretien, il conclut en ces termes :

« Et, maintenant, occupons-nous de ma valise et de mon carton à chapeaux. »

Il est vrai, le départ ne devait s’effectuer que dans cinq jours, mais ce qui est fait est fait et n’est plus à faire.

Bref, en ce qui concerne M. Patterson, comme aussi les jeunes lauréats, il ne fut désormais question que des préparatifs de voyage.

D’ailleurs, si le départ de l’Alert était fixé au 30 juin, des cinq jours qui restaient, il faudrait déduire vingt-quatre heures pour se rendre de Londres à Cork. En effet, le railway transporterait d’abord les voyageurs à Bristol. Là, ils s’embarqueraient sur le steamer qui fait le service quotidien entre l’Angleterre et l’Irlande ; ils descendraient la Severn, ils traverseraient le canal Bristol, puis le canal Saint-Georges, et débarqueraient à Queenstown, à l’entrée de la baie de Cork, sur la côte sud-ouest de la verte Erin. Une journée, c’est tout ce qu’exigeait la navigation entre la Grande-Bretagne et l’Irlande, et, dans la pensée de M. Patterson, cela suffirait à son apprentissage de la mer.

Quant aux familles des jeunes boursiers, qui avaient été consultées, les réponses ne tardèrent pas à parvenir, soit par télégrammes, soit par lettres. Pour Roger Hinsdale, cela se fit le jour même, puisque ses parents habitaient Londres, et ce fut le lauréat en personne qui alla leur faire connaître les intentions de Mrs Kethlen Seymour. Les autres réponses arrivèrent successivement de Manchester, de Paris, de Nantes, de Copenhague, de Rotterdam, de Gotteborg, et un télégramme fut câblé d’Antigoa par la famille d’Hubert Perkins.

La proposition avait reçu l’accueil le plus favorable, avec les remerciements très sincères pour Mrs Kethlen Seymour, de la Barbade.

Tandis que Mrs Patterson s’occupait des préparatifs du voyage en ce qui concernait son mari, M. Patterson mettait la dernière main à la comptabilité générale d’Antilian School. On peut être assuré qu’il ne laisserait ni une facture en souffrance, ni une écriture incomplète. Puis il demanderait décharge à qui de droit de sa gestion arrêtée au 28 juin de la présente année.

D’ailleurs, en même temps, il ne négligeait rien de ses affaires personnelles, et, sans doute, il régla comme il l’entendait celle à laquelle il tenait tout particulièrement, et dont il dut parler à Mrs Patterson plus explicitement qu’il ne l’avait fait lors de leur premier entretien.

À ce sujet, toutefois, un silence absolu fut gardé par les intéressés. Apprendrait-on dans l’avenir ce dont il s’agissait ?… Oui, si, par malheur, M. Horatio Patterson ne revenait pas du Nouveau Monde.

Ce qui est certain, c’est que les deux époux firent plusieurs visites à un homme de loi, un solicitor, et que même ils se présentèrent devant les magistrats compétents. Et, ce qui fut parfaitement observé par le personnel d’Antilian School, c’est que chaque fois que Mr et Mrs Patterson revenaient ensemble à leur appartement, lui avait toujours l’air plus grave, plus réservé que d’habitude, tandis que sa digne épouse avait tantôt les yeux rouges, comme si elle venait déverser un flot de larmes, tantôt l’attitude décidée de quelqu’un qui a mené à bonne fin une énergique résolution.

D’ailleurs, et malgré les formes différentes qu’ils prirent chez chacun d’eux, ces sentiments de tristesse parurent très justifiés dans la circonstance.

Le 28 juin arriva. Le départ devait se faire dans la soirée. À neuf heures, le mentor et ses jeunes compagnons prendraient le train pour Bristol.

Dans la matinée, M. Julian Ardagh eut une dernière entrevue avec M. Patterson. En même temps qu’il lui recommandait de tenir avec une parfaite régularité la comptabilité du voyage, recommandation inutile, il lui fit sentir toute l’importance de la tâche qui lui était confiée, et combien il se reposait sur lui pour maintenir la bonne harmonie parmi les pensionnaires d’Antilian School.

À huit heures et demie du soir, les adieux s’échangèrent dans la grande cour. Roger Hinsdale, John Howard, Huber Perkins, Louis Clodion, Tony Renault, Niels Harboe, Axel Wickborn, Albertus Leuwen, Magnus Anders, serrèrent la main du directeur, des professeurs et de leurs camarades qui ne les voyaient pas partir sans quelque envie, bien naturelle.

M. Horatio Patterson avait pris congé de Mrs Patterson dont il emportait la photographie, et il s’était exprimé en phrases émues, avec la conscience d’un homme pratique, qui s’est mis en garde contre toutes les éventualités.

Puis, se retournant vers les neuf boursiers, au moment où ils allaient monter dans le break qui devait les conduire à la gare, il dit, en scandant toutes les syllabes de ce vers d’Horace :

Cras ingens iterabimus æquor.
Maintenant ils sont partis. Dans quelques heures le train les aura déposés à Bristol. Demain ils traverseront le canal de Saint-George que M. Horatio Patterson a qualifié d’ingens æquor… Bon voyage aux lauréats du concours d’Antilian School !

IV

la taverne du « blue-fox ».

Cork s’est d’abord appelé Coves, nom qui provient d’un terrain marécageux, — le Corroch en langue gaélique. Après avoir modestement débuté comme village, Cork est devenu bourgade, et, actuellement, capitale du Munster, cette cité tient le troisième rang en Irlande.

Ville industrielle d’une certaine importance, peut-être sa valeur maritime l’emporte-t-elle, grâce au port de Queenstown, — l’ancien Coves, — en aval de la rivière de Lee. Là sont établis les chantiers, les magasins, les usines. Un port de ravitaillement et de relâche reçoit les navires, principalement ces voiliers auxquels la Lee n’offre pas une profondeur suffisante.

En arrivant tard à Cork, le mentor et les boursiers n’auraient point le temps de le visiter, ni de parcourir cette charmante île qui communique par deux ponts avec les deux rives de la Lee, ni de se promener à travers les délicieux jardins des îles voisines, ni d’explorer ses annexes. Tout cet ensemble municipal ne comprend pas moins de quatre-vingt-neuf mille habitants, — soixante-dix-neuf mille pour Cork et dix mille pour Queenstown.

Mais, de ces excursions qui font passer agréablement quelques heures, ne se préoccupaient guère trois individus attablés, dans la soirée du 29 juin, au fond de l’une des salles de la taverne de Blue-Fox. À demi-perdus en ce coin sombre, ils s’entretenaient à voix basse devant des gobelets souvent remplis et vidés. Rien qu’à leur mine farouche, à leur attitude inquiète, un observateur eût reconnu des gens de la pire espèce, des coquins probablement traqués par la police. Aussi, que de regards défiants et soupçonneux ils jetaient sur quiconque entrait dans cette auberge louche, ce tap mal fréquenté de Blue-Fox !

Du reste, les tavernes ne manquent point en ce quartier maritime, et ces individus à la recherche d’un refuge n’auraient eu que l’embarras du choix.

Si Cork est une ville élégante, il n’en va pas ainsi de Queenstown, très fréquentée, et l’un des ports les plus importants de l’Irlande. Avec un mouvement maritime annuel de quatre mille cinq cents navires jaugeant douze cent mille tonnes, on imaginera sans peine quelle population flottante s’y déverse chaque jour. De là ces nombreuses auberges, où pullulent les habitués les moins exigeants au point de vue de la tranquillité, de la propreté, du confort. Les matelots étrangers y coudoient les indigènes. Et ce contact n’est pas sans amener de fréquentes et brutales rixes qui nécessitent l’intervention des policemen.

Si, ce jour-là, la police eût pénétré dans la salle basse de Blue-Fox, elle aurait pu s’emparer d’une certaine bande de malfaiteurs recherchés depuis quelques heures et qui s’étaient échappés de la prison de Queenstown.

Voici dans quelles circonstances :

Huit jours auparavant, un bâtiment de guerre de la marine britannique ramenait à Queenstown l’équipage du trois-mâts anglais Halifax, récemment poursuivi et capturé dans les mers du Pacifique. Durant six mois, ce navire avait écumé les parages de l’ouest entre les Salomon, les Nouvelles-Hébrides et les archipels de la Nouvelle-Bretagne. Cette capture allait mettre fin à une série de pirateries et de brigandages dont les nationaux anglais étaient particulièrement victimes.

À la suite des crimes que leur reprochait la justice, — crimes établis autant par les faits que par les témoignages, — un châtiment exemplaire serait prononcé contre eux. C’était la condamnation à mort, la potence, du moins pour les chefs les plus compromis, le capitaine et le maître d’équipage de l’Halifax.

Cette bande comprenait dix individus, pris à bord du navire. Les sept autres, complétant son personnel, après s’être sauvés dans une embarcation, s’étaient réfugiés en quelque île où il serait difficile de les atteindre. Mais enfin les plus redoutables se trouvaient entre les mains de la police anglaise à leur arrivée et, en attendant le jugement, on les avait enfermés dans la prison maritime de Queenstown.

Imaginer l’audace du capitaine Harry Markel, de son bras droit, le maître d’équipage John Carpenter, cela eût été impossible. Aussi, profitant de certaines circonstances, avaient-ils réussi à s’échapper la veille même du jour où ils s’étaient cachés dans cette taverne du Blue-Fox, l’une des plus mal famées du port. Immédiatement les escouades de policemen furent mises en campagne. Ces malfaiteurs, capables de tous les crimes, ne pouvaient avoir quitté Cork ou Queenstown, et des recherches furent opérées dans les divers quartiers de ces deux villes.

Cependant, par précaution, un certain nombre d’agents gardaient les environs du littoral sur plusieurs milles autour de la baie de Cork. En même temps, des perquisitions commençaient, qui devaient s’étendre à tous les « taps » du quartier maritime.

Ce sont là de vrais lieux de refuge où les bandits parviennent trop souvent à se soustraire aux poursuites. Pourvu qu’on leur montre quelque argent, les tenanciers reçoivent quiconque leur demande asile, sans s’inquiéter de ce que sont les gens ni d’où ils viennent.

D’ailleurs, il faut l’observer, ces matelots de l’Halifax étaient originaires des divers ports de l’Angleterre et de l’Écosse. Aucun d’eux n’avait habité l’Irlande. Personne ne les eût reconnus ni à Cork ni à Queenstown, — ce qui rendait leur capture improbable. Toutefois, comme la police possédait le signalement de chacun, ils se sentaient très menacés. Bien entendu, leur intention n’était pas de prolonger un séjour si périlleux dans la ville. Ils profiteraient de la première occasion qui s’offrirait de s’enfuir, soit en gagnant la campagne, soit en reprenant la mer.

Or, peut-être cette occasion allait-elle se présenter, et dans des conditions favorables. On en jugera par la conversation des trois attablés, qui occupaient le plus sombre coin de Blue-Fox, où ils pouvaient causer à l’abri de toute oreille indiscrète.

Harry Markel était bien le digne chef de cette bande, qui n’avait pas hésité à lui prêter son concours, lorsqu’il avait fait du trois-mâts Halifax, qu’il commandait pour le compte d’une maison de Liverpool, un bâtiment de pirates dans les extrêmes mers du Pacifique.

Âgé de quarante-cinq ans, taille moyenne, corps robuste, santé à toute épreuve, physionomie farouche, il ne reculait devant aucune cruauté. De beaucoup plus instruit que ses compagnons, bien que sorti du rang des matelots, il s’était graduellement élevé à la situation de capitaine de la marine marchande. Connaissant à fond son métier, il aurait pu se faire une carrière honorable, si des passions terribles, un féroce appétit de l’argent, la volonté d’être son seul maître ne l’eussent jeté dans la voie du crime. Du reste, habile à dissimuler ses vices sous la rudesse d’un homme de mer, et servi par une chance assez persistante, il n’avait jamais inspiré aucune défiance aux armateurs pour lesquels il commandait.

Le maître d’équipage, John Carpenter, quarante ans, plus petit de taille, d’une remarquable vigueur, contrastait avec Harry Markel par son apparence sournoise, ses manières hypocrites, son habitude de flatter les gens, une fourberie instinctive, une remarquable puissance de dissimulation, qui le rendait plus dangereux encore. À tout prendre, non moins cupide, non moins cruel que son chef, il exerçait sur lui une détestable influence, que Harry Markel subissait volontiers.

Quant au troisième individu assis à la même table, c’était le cuisinier de l’Halifax, Ranyah Cogh, d’origine indo-saxonne. Entièrement dévoué au capitaine, ainsi que tous ses compagnons d’ailleurs, il eût, comme eux, mérité cent fois la corde pour les crimes auxquels ils avaient pris part pendant les trois dernières années passées dans le Pacifique.

Ces trois hommes s’entretenaient à voix basse, tout en buvant, et voici ce que disait John Carpenter :

« Nous ne pouvons rester ici !… Il faut avoir quitté la taverne et la ville cette nuit même… La police est à nos trousses… et, au jour, nous serions repris ! »

Harry Markel ne répondait pas ; mais son opinion était bien que ses compagnons et lui devraient s’être enfuis de Queenstown avant le lever du soleil.

« Will Corty tarde bien !… fît observer Ranyah Cogh.

— Eh ! laisse-lui le temps d’arriver !… répondit le maître d’équipage. Il sait que nous l’attendons au Blue-Fox et il nous y trouvera…

— Si nous y sommes encore, répliqua le cuisinier, en jetant un regard inquiet vers la porte de la salle, et si les constables ne nous ont pas obligés à déguerpir !…

— N’importe, déclara Harry Markel, il est prudent de rester ici !… Si la police vient fouiller cette taverne comme toutes les autres du quartier, nous ne nous laisserons ni surprendre ni prendre. Il y a une issue par derrière, et nous décamperons à la moindre alerte ! »

Pendant quelques instants le capitaine et ses deux compagnons se contentèrent de vider leurs verres remplis de grog au wisky. Ils étaient à peu près invisibles en cette partie de la salle, éclairée seulement de trois becs de gaz. De toutes parts s’élevait un brouhaha de voix, un bruit de bancs remués, que dominait parfois quelque rude interpellation au tenancier et à son aide, qui s’empressaient pourtant de servir leur grossière clientèle. Puis, çà et là, éclataient des disputes violentes suivies d’un échange de coups. C’était ce que Harry Markel redoutait le plus. Ce tapage eût attiré les policemen de garde dans le quartier, et ces malfaiteurs auraient alors couru le sérieux risque d’être reconnus.

La conversation reprenant entre ces trois hommes, John Carpenter dit :

« Pourvu que Corty ait pu trouver un canot et s’en emparer !

— Ce doit être fait à cette heure, répondit le capitaine. Dans un port il y a toujours quelque embarcation qui traîne au bout de son amarre… Il n’est pas difficile de sauter dedans… et Corty doit l’avoir conduite en un endroit sûr…

— Les sept autres ?… demanda Ranyah Cogh, auront-ils pu le rejoindre !…

— Certainement, répliqua Harry Markel, puisque c’était convenu, et ils resteront à surveiller le canot jusqu’au moment de nous y embarquer…

— Ce qui m’inquiète, fit observer le cuisinier, c’est que nous sommes ici depuis une heure, et que Corty n’est pas encore là !… L’aurait-on arrêté ?…

— Et ce qui m’inquiète bien davantage, déclara John Carpenter, c’est de savoir si le navire est à son mouillage toujours…

— Il doit y être, répondit Harry Markel, prêt à lever l’ancre ! »

Nul doute que le projet du capitaine et de ses compagnons ne fût de quitter le Royaume-Uni, où ils couraient tant de dangers, et même l’Europe, pour chercher asile de l’autre côté de l’Océan. Mais dans quelles conditions espéraient-ils mettre ce projet à exécution et comment parviendraient-ils à s’introduire sur un bâtiment en partance ?… Il semblait bien, d’après ce que venait de dire Harry Markel, qu’ils comptaient rejoindre ce bâtiment avec l’embarcation préparée par leur camarade Corty. Avaient-ils donc l’intention de se cacher à bord ?…

C’était là une grosse difficulté. Ce qui est peut-être possible à un ou deux hommes ne l’est plus à dix. Se fussent-ils glissés dans la cale, en admettant qu’ils l’eussent fait sans être aperçus, on n’aurait pas tardé à les découvrir et leur présence serait immédiatement signalée à Queenstown.

Aussi Harry Markel devait-il avoir en vue une autre manière de procéder plus pratique et plus sûre. Laquelle ?… Avait-il pu s’assurer la complicité de quelques matelots de ce navire à la veille de prendre la mer ?… Ses compagnons et lui étaient-ils certains d’avance d’y trouver refuge ?

Du reste, dans la conversation qui se tenait entre ces trois hommes, pas un mot n’avait été prononcé qui eût permis de connaître leur projet.

Comme ils se taisaient dès qu’un des clients du Blue-Fox s’approchait de leur table, ils ne se fussent pas laissé surprendre.

Cependant, après avoir répondu ainsi qu’il a été dit au maître d’équipage, Harry Markel était redevenu taciturne. Il réfléchissait à leur situation si dangereuse, dont le dénouement approchait, quel qu’il fût. Sûr des renseignements qui lui étaient parvenus, il reprit :

« Non… le bâtiment ne peut pas être parti… Il ne doit appareiller que demain… En voilà la preuve… »

Harry Markel tira de sa poche un morceau de journal, et, à la rubrique des nouvelles maritimes, il lut ce qui suit :

« L’Alert est toujours à son mouillage de la baie de Cork, dans l’anse Farmar, prêt à appareiller. Le capitaine Paxton n’attend plus que l’arrivée de ses passagers pour les Antilles. Le voyage, d’ailleurs, ne subira aucun retard, puisque le départ n’aura pas lieu avant le 30 courant. Les lauréats d’Antilian School embarqueront à cette date et l’Alert mettra immédiatement à la voile, si le temps le permet. »

Ainsi donc c’était du navire frété par les soins et au compte de Mrs Kethlen Seymour qu’il s’agissait ! C’était à bord de l’Alert que Harry Markel et ses compagnons avaient résolu de s’enfuir ! C’était avec lui qu’ils comptaient prendre la mer, dès cette nuit, pour échapper aux recherches des constables !… Mais les circonstances se prêtaient-elles à l’exécution de leur projet ?… Des complices, ils ne pouvaient en compter parmi les hommes du capitaine Paxton !… Tenteraient-ils donc de s’emparer du navire par surprise, puis de se débarrasser de son équipage par force ?…

À coup sûr, on devait tout attendre de malfaiteurs si déterminés, et pour lesquels il y allait de la vie. Ils étaient dix, et l’Alert ne comptait sans doute pas un plus grand nombre de matelots. En ces conditions, l’avantage serait pour eux.

Après avoir achevé sa lecture, Harry Markel remit dans sa poche le fragment de ce journal, tombé entre ses mains à la prison de Queenstown, et il ajouta :

« Nous sommes aujourd’hui le 29… C’est demain seulement que l’Alert doit lever l’ancre, et, cette nuit, il sera encore à son mouillage de l’anse Farmar, même si les passagers sont déjà arrivés… ce qui n’est pas probable, et nous n’aurons affaire qu’à l’équipage. »

Il convient d’observer que, même en cas que les pensionnaires d’Antilian School fussent déjà à bord, ces bandits n’auraient pas renoncé à s’emparer du navire. Il y aurait plus de sang répandu, voilà tout, et ils n’en étaient pas à quelques gouttes près, au lendemain de leurs campagnes de pirates.

Le temps s’écoulait, et Corty, si impatiemment attendu, ne paraissait pas. En vain le trio dévisageait-il les gens devant lesquels s’ouvrait la porte de Blue-Fox.

« Pourvu qu’il ne soit pas tombé dans les mains des policemen !… dit Ranyah Cogh.

— S’il était arrêté, nous ne tarderions pas à l’être… répondit John Carpenter.

— Peut-être, déclara Harry Markel, non point pourtant parce que Corty nous aurait livrés !… La tête dans le nœud coulant, il ne nous trahirait pas…

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, répliqua John Carpenter. Mais il pourrait se faire qu’il eût été reconnu par les constables, et suivi lorsqu’il se dirigeait vers la taverne !… Dans ce cas, toutes les issues seraient gardées, et il deviendrait impossible de fuir ! »

Harry Markel ne répondit pas, et il se fit un silence de quelques minutes.

« Qu’un de nous aille à sa rencontre ?… dit le cuisinier.

— Je me risque, si l’on veut, proposa le maître d’équipage.



— Va, dit Harry Markel, et ne t’éloigne pas… Corty peut arriver d’un moment à l’autre… Si tu aperçois les policemen à temps, rentre aussitôt, et nous filerons par derrière, avant qu’ils n’aient pénétré dans la salle…

— Mais alors, fit observer Ranyah Cogh, Corty ne nous trouvera plus ici…

— Il n’y a pas autre chose à faire », déclara le capitaine.

La situation était des plus embarrassantes. Somme toute, l’important était de ne pas se laisser prendre. Si le coup de l’Alert venait à manquer, si Harry Markel, John Carpenter, Ranyah Cogh, ne parvenaient pas à rejoindre leurs camarades pendant la nuit, ils aviseraient. Peut-être une autre occasion se présenterait-elle ?… Au total, ils ne se croiraient en sûreté qu’après avoir quitté Queenstown.

Le maître d’équipage vida une dernière fois son verre, jeta un rapide regard à travers la salle, et, se faufilant entre les groupes, gagna la porte, qui se referma derrière lui.

À huit heures et demie, il ne faisait pas encore nuit. Le solstice approchait, et c’est à cette époque que s’écoulent les plus longs jours de l’année.

Cependant le ciel était assez couvert. De gros nuages lourds, presque immobiles, s’accumulaient à l’horizon, de ces nuages qui, par les fortes chaleurs, peuvent amener quelque violent orage. La nuit serait sombre, le croissant de la lune ayant déjà disparu vers l’ouest.

John Carpenter n’était pas parti depuis cinq minutes, que la porte de Blue-Fox se rouvrit, et il reparut.

Un homme l’accompagnait, celui qu’on attendait, un matelot de petite taille, vigoureux et trapu, son béret enfoncé presque sur les yeux. Le maître d’équipage l’avait rencontré à cinquante pas de là, comme il se dirigeait vers la taverne, et tous deux étaient immédiatement venus rejoindre Harry Markel.

Corty paraissait avoir fait une longue course à pas précipités. La sueur perlait sur ses joues. Avait-il donc été poursuivi par les agents, et était-il parvenu à les dépister ?

John Carpenter, d’un signe, lui indiqua le coin où se trouvaient Harry Markel et Ranyah Cogh. Il vint aussitôt s’asseoir à la table, et d’un trait avala un verre de wisky.

Évidemment, Corty aurait eu quelque peine à répondre aux questions du capitaine, et il fallait lui permettre de souffler. D’ailleurs, il ne semblait point rassuré, et ses regards ne quittaient pas la porte de la rue, comme s’il se fût attendu à voir paraître une escouade de policemen.

Enfin, lorsqu’il eut repris haleine, Harry Markel lui dit à voix basse :

« Est-ce que tu as été suivi ?…

— Je ne crois pas, répondit-il.

— Y a-t-il des constables dans la rue ?…

— Oui… une douzaine !… Ils fouillent les auberges et ne tarderont pas à visiter Blue-Fox

— En route », dit le cuisinier.

Harry Markel le força de se rasseoir et dit à Corty :

« Tout est prêt ?…

— Tout.

— Le navire est toujours au mouillage ?…

— Toujours, Harry ; et, en traversant le quai, j’ai entendu dire que les passagers de l’Alert étaient arrivés à Queenstown…

— Eh bien, répondit Harry Markel, il faut que nous soyons à bord avant eux…

— Comment ?… demanda Ranyah Cogh.

— Les autres et moi, répliqua Corty, nous avons pu nous emparer d’un canot…

— Où est-il ?… dit Harry Markel.

— À cinq cents pas de la taverne, le long du quai, au bas d’un appontement.

— Et nos compagnons ?…

— Ils nous attendent… Pas un instant à perdre.

— Partons », répondit Harry Markel.

La dépense étant réglée déjà, il n’y avait point à faire venir le patron de l’auberge. Les quatre malfaiteurs pourraient même quitter la salle sans être autrement remarqués, au milieu de l’infernal tumulte.

À ce moment, un grand bruit éclata au dehors, le bruit de gens qui crient et se bousculent.

En homme prudent, qui ne veut point exposer sa clientèle à de fâcheuses surprises, le tavernier entrouvrit la porte et dit :

« Gare… les constables ! »

Sans doute, plusieurs des habitués du Blue-Fox ne désiraient point se trouver en contact avec la police, car il se fit un violent remue-ménage. Trois ou quatre se dirigèrent vers l’issue de derrière.

Un instant après, une douzaine d’agents pénétraient dans la taverne et en refermaient la porte sur eux.

Quant à Harry Markel et à ses trois compagnons, avant d’avoir été aperçus, ils avaient pu quitter la salle.

V

coup d’audace.

Coup d’audace, s’il en fut jamais, que Harry Markel et ses compagnons allaient risquer pour échapper aux poursuites de la police ! Cette nuit même, en pleine baie de Cork, à quelques milles de Queenstown, ils tenteraient de s’emparer d’un navire à bord duquel se trouvaient le capitaine et son équipage, au complet sans doute. En admettant que deux ou trois des hommes fussent restés à terre, ils ne tarderaient pas à revenir, puisque la soirée s’avançait. Peut-être les malfaiteurs n’auraient-ils pas pour eux la supériorité du nombre ?…

Il est vrai, certaines circonstances devaient assurer la pleine réussite de ce projet. Si l’équipage de l’Alert comptait douze hommes, compris le capitaine, tandis que la bande n’en comptait que dix, compris Harry Markel, celle-ci aurait l’avantage de la surprise. Le bâtiment ne pouvait être sur ses gardes, au fond de cette anse Farmar. Des cris n’y seraient point entendus. L’équipage aurait été égorgé, jeté à la mer sans avoir eu le temps de se défendre. Puis, Harry Markel lèverait l’ancre, et l’Alert, toutes voiles dehors, n’aurait plus qu’à débouquer de la baie, à franchir le canal de Saint-George pour donner dans l’Atlantique.

À Cork, personne évidemment ne s’expliquerait pourquoi le capitaine Paxton serait parti dans ces conditions avant même que les pensionnaires d’Antilian, pour lesquels l’Alert avait été spécialement affrété, eussent pris passage à bord… Et que diraient M. Horatio Patterson et ses jeunes compagnons, qui venaient d’arriver, ainsi que l’avait annoncé Corty, lorsqu’ils ne trouveraient plus le navire à son mouillage de l’anse Farmar ?… Or, une fois le bâtiment en mer, il serait difficile de le rencontrer, de capturer ces bandits qui venaient d’en massacrer l’équipage. D’ailleurs, Harry Markel, non sans raison, ne pensait pas que les passagers voulussent embarquer avant le lendemain, et l’Alert serait alors au large de l’Irlande.

Dès qu’ils furent hors de la taverne, après avoir franchi la cour dont la porte s’ouvrait sur une étroite ruelle, Harry Markel et Corty prirent d’un côté, John Carpenter et Ranyah Cogh de l’autre, estimant que mieux valait se séparer, afin de dépister les policemen en redescendant vers le port. Ils avaient rendez-vous à l’endroit où le canot les attendait près de l’appontement avec leurs six camarades, endroit que le maître d’équipage connaissait, car il avait plusieurs fois relâché à Queenstown.

Harry Markel et Corty remontèrent, et firent bien, puisque la rue était barrée par les constables à son extrémité inférieure, là où elle s’amorçait au quai. Déjà nombre d’agents occupaient cette rue au milieu d’une foule grossissante. Hommes et femmes de ce quartier populeux voulaient assister à l’arrestation de ces pirates de l’Halifax qui s’étaient échappés de la prison maritime.

En quelques minutes, Harry Markel et Corty eurent atteint l’autre bout de la rue, libre de ce côté, mal éclairée d’ailleurs. Puis, ils s’engagèrent à travers une rue parallèle, en redescendant vers le port.

Ils ne passaient pas sans entendre les propos échangés dans cette foule, et, bien qu’il y eût là toute la population flottante d’une ville maritime, ces propos étaient des plus désobligeants pour des malfaiteurs si dignes d’être pendus. Mais ils ne se souciaient guère de l’opinion publique, on ne s’en étonnera point. Ils ne songeaient qu’à éviter la rencontre des constables, sans trop avoir l’air de gens qui s’enfuient, puis à gagner le lieu du rendez-vous.

En sortant de la taverne, Harry Markel et Corty avaient marché isolément à travers le quartier, étant sûrs d’atteindre le quai en continuant de suivre la rue. Arrivés à son extrémité, ils se rejoignirent et coupèrent vers l’appontement.

Ce quai était à peu près désert, vaguement éclairé de quelques becs de gaz. Aucune chaloupe de pêche ne rentrait ni ne rentrerait avant deux ou trois heures. Le flot ne commençait point à se faire sentir. Le canot ne risquait donc pas d’être rencontré lorsqu’il traverserait la baie de Cork.

« Par ici, dit Corty, en montrant la gauche, du côté où brillaient un feu de port, et, plus loin, sur une hauteur, le phare qui marquait l’entrée de Queenstown.

— Est-ce loin ?… demanda Harry Markel.

— Cinq ou six cents pas.

— Mais je n’aperçois ni John Carpenter, ni Ranyah Cogh…

— Peut-être n’ont-ils pu sortir par le bas de la rue pour gagner le quai ?…

— Ils ont eu à faire un détour… ils vont nous retarder…

— À moins, répondit Corty, qu’ils ne soient déjà à l’appontement…

— Allons », dit Harry Markel.

Et tous deux reprirent leur marche, en ayant soin d’éviter les rares passants qui se dirigeaient vers le quartier toujours empli des rumeurs de la foule aux abords de Blue-Fox.

Une minute après, Harry Markel et son compagnon s’arrêtaient sur le quai.

Les six autres étaient là, étendus dans l’embarcation, qu’ils avaient tenue toujours à flot, même au plus bas de la marée. Aussi pouvait-on facilement y prendre place.

« Vous n’avez vu ni John Carpenter, ni Ranyah Cogh ?… demanda Corty.

— Non, répondit un des matelots, qui se leva en halant sur l’amarre.

— Ils ne peuvent être loin, dit Harry Markel. Restons ici et attendons. »

L’endroit était obscur, et ils ne risquaient point d’être aperçus.

Six minutes s’écoulèrent. Ni le maître d’équipage ni le cuisinier ne paraissaient. Cela devenait très inquiétant. Étaient-ils arrêtés déjà ?… On ne pouvait songer à les abandonner… D’ailleurs, Harry Markel n’avait pas trop de tout son monde pour tenter l’aventure, et, au besoin, lutter contre l’équipage de l’Alert, s’il ne se laissait pas surprendre.

Il était près de neuf heures. Soirée très obscure, sous un ciel de plus en plus chargé de nuages bas et immobiles. S’il ne pleuvait plus, une sorte de brume tombait à la surface de la baie, — circonstance favorable pour les fugitifs, bien qu’ils dussent avoir quelque peine à découvrir le mouillage de l’Alert.

« Où est le navire ?… demanda Harry Markel.

— Là », répondit Corty en tendant la main vers le sud-est.

Il est vrai, lorsque le canot s’en approcherait, on distinguerait, sans doute, le fanal suspendu à l’étai de misaine.

Pris d’impatience et d’inquiétude, Corty remonta d’une cinquantaine de pas vers les maisons en bordure du quai, dont plusieurs fenêtres étaient éclairées. Il se rapprocha ainsi de l’une des rues par lesquelles devaient déboucher John Carpenter et le cuisinier. Lorsque quelque individu en sortait, Corty se demandait si ce n’était pas l’un d’eux, en cas qu’ils eussent dû se séparer. Alors, le maître d’équipage aurait attendu son compagnon, celui-ci ne sachant quelle direction suivre pour rejoindre l’embarcation au pied de l’appontement.

Corty ne s’avançait qu’avec la plus extrême prudence. Il se défilait le long des murailles, prêtant l’oreille au moindre bruit. À chaque instant pouvait se produire une irruption de constables. Après avoir inutilement perquisitionné les tavernes, la police continuerait assurément ses recherches sur le port et visiterait les canots amarrés au quai.

À ce moment, Harry Markel et les autres, mis en alerte, durent croire que la chance allait tourner contre eux.

En effet, à l’extrémité de la rue du Blue-Fox, éclata un bruyant tumulte. La foule reflua au milieu des cris et des bourrades. À cette heure, un bec de gaz éclairait l’angle des premières maisons, et l’endroit était moins obscur.

En restant au bord du quai, Harry Markel put voir ce qui se passait. D’ailleurs, Corty ne tarda pas à revenir, ne se souciant guère de figurer dans la bagarre, où il aurait risqué d’être reconnu.

Au milieu du tumulte, les constables avaient arrêté deux hommes qu’ils maintenaient solidement et conduisaient vers l’autre côté du quai.

Ces deux hommes se débattaient et opposaient une vive résistance aux agents. À leurs cris s’ajoutaient ceux d’une vingtaine d’individus, qui prenaient parti pour ou contre eux. Or, que ces hommes fussent le maître d’équipage et le cuisinier, il y avait lieu de le croire.

C’est bien ce que pensèrent les compagnons d’Harry Markel, et l’un d’eux de répéter :

« Ils sont pris… ils sont pris…

— Et comment les tirer de là ?… répondit un des camarades.

— Couchez-vous ! » commanda Harry Markel.

Prudente mesure, car, si John Carpenter et le cuisinier étaient entre les mains des policemen, ceux-ci en concluraient que les autres ne devaient pas être loin. On aurait l’assurance qu’ils n’avaient pas quitté la ville. On les chercherait jusqu’au fond du port. On visiterait les navires mouillés en rade, après leur avoir fait défense de mettre en mer. Pas une des embarcations, pas une chaloupe de pêche ne serait exceptée, et les fugitifs ne tarderaient pas à être découverts.

Harry Markel ne perdit pas la tête.

Lorsque ses compagnons se furent étendus dans le canot, de manière qu’on ne pût les apercevoir, grâce à l’obscurité, quelques minutes s’écoulèrent qui parurent longues. Le tumulte redoublait sur le quai. Les individus empoignés résistaient toujours. Des huées de la foule les accablaient, et il semblait bien qu’elles ne devaient s’adresser qu’à des malfaiteurs, tels ceux de la bande Markel. Parfois Harry s’imaginait entendre et reconnaître les voix de John Carpenter et de Ranyah Cogh. Est-ce qu’ils étaient ramenés vers l’appontement ?… Est-ce que les constables savaient que leurs complices étaient là cachés au fond d’une embarcation ?… Est-ce que tous allaient être capturés et reconduits à la prison, d’où ils ne s’échapperaient pas une seconde fois ?…

Enfin les clameurs s’apaisèrent. L’escouade s’éloignait avec les individus pris dans la rue du Blue-Fox, et elle remontait la partie opposée du quai.

Harry Markel et les sept autres n’étaient plus menacés pour l’instant.

À présent, que faire ?… Le maître d’équipage et le cuisinier, arrêtés ou non, n’étaient pas là… Avec deux de moins, dans ces conditions d’infériorité, Harry Markel pouvait-il donner suite à son projet, se porter vers l’Alert, essayer de surprendre le navire à son mouillage, faire à huit ce qu’il était déjà si audacieux de faire à dix ?… En tout cas, il fallait profiter du canot pour s’éloigner, gagner un point de la baie et se jeter à travers la campagne.

Avant de se décider, Harry Markel remonta sur l’appontement.

Ne voyant personne le long du quai, il se préparait à rembarquer afin de pousser au large, lorsque deux hommes se montrèrent au tournant de l’une des rues, sur la droite de celle qu’avaient suivie Corty et Harry Markel.

C’étaient John Carpenter et Ranyah Cogh. Ils se dirigèrent à pas rapides vers l’appontement. Aucun policeman à leurs trousses, d’ailleurs. Ceux qui avaient été arrêtés étaient deux matelots qui venaient d’en frapper un troisième, précisément dans la taverne du Blue-Fox.

En quelques mots, Harry Markel fut mis au courant. Une escouade barrant la rue, lorsque le maître d’équipage et le cuisinier arrivèrent à l’entrée, impossible d’atteindre le quai par cette issue. Tous deux durent rebrousser chemin jusqu’à la ruelle déjà occupée par d’autres constables et fuir vers le haut du quartier. De là, ce retard qui avait failli tout compromettre.

« Embarque ! » se borna à dire Harry Markel.

En un instant, John Carpenter, Ranyah et lui eurent pris place dans le canot. Quatre se tenaient à l’avant, leurs avirons parés. L’amarre fut larguée aussitôt. Le maître d’équipage tenait la barre, ayant près de lui Harry Markel et les autres.

La mer baissait encore. Avec le jusant qui durerait une demi-heure, le canot aurait le temps d’atteindre l’anse Farmar, distante de deux milles au plus. Les fugitifs finiraient bien par apercevoir l’Alert à son mouillage, et il ne serait pas impossible de surprendre le navire, avant qu’il eût pu se mettre en état de défense.

John Carpenter connaissait la baie. Même
« embarque ! » se borna à dire harry markel.
au milieu de cette profonde obscurité, en se dirigeant vers le sud-sud-est, il était assuré d’atteindre l’anse. Certainement, on apercevrait alors le feu réglementaire que tout navire hisse à son avant, lorsqu’il est à l’ancre dans une baie ou dans un port.

À mesure que marchait l’embarcation, les dernières lumières de la ville se noyaient dans la brume. Pas un souffle d’air ne se faisait sentir. Aucune houle à la surface de la baie. Le calme le plus complet devait régner au large.

Vingt minutes après avoir quitté l’appontement, le canot s’arrêta.

John Carpenter, se relevant à demi :

« Un feu de navire… là… », dit-il.

Une lumière blanche brillait à une quinzaine de pieds au-dessus de l’eau, à une distance de cent toises.

Le canot, se rapprochant de la moitié de cette distance, resta immobile.

Nul doute que ce navire fût l’Alert, puisque, d’après les informations, aucun autre n’était alors mouillé dans l’anse Farmar. Il s’agissait donc de l’accoster sans donner l’éveil. Que l’équipage se tint en bas par ce temps de bruine, c’était probable. Mais, tout au moins, un homme serait de garde sur le pont. Il fallait éviter d’attirer son attention. Aussi, les avirons levés, le courant devrait suffire à porter l’embarcation sur le flanc de l’Alert.

En effet, en moins d’une minute, Harry Markel et ses compagnons raseraient la hanche de tribord du navire. Ni aperçus ni entendus, il ne leur serait pas difficile de se hisser par-dessus les bastingages et de se débarrasser du matelot de quart avant qu’il eût pu donner l’éveil.

Le navire venait d’éviter sur son ancre. Le premier flot se faisait sentir, sans amener la brise avec lui. Dans ces conditions, l’Alert présentait son avant vers l’entrée de la baie, son arrière tourné vers le fond de l’anse Farmar, que fermait une pointe au sud-est. Cette pointe, il serait nécessaire de la contourner pour gagner le large et se mettre en direction à travers le canal de Saint-George.

Donc, à ce moment, au milieu d’une profonde obscurité, le canot allait accoster le bâtiment par son flanc de tribord. Seul, au-dessus du gaillard d’avant, brillait le fanal, suspendu à l’étai de misaine, et qui parfois s’éclipsait lorsque la bruine tombait plus épaisse.

Aucun bruit ne se faisait entendre, et l’approche de Harry Markel et de ses compagnons n’avait pas attiré l’attention du matelot de garde.

Cependant ceux-ci purent croire que leur présence allait être signalée. Probablement, un léger clapotis parvint à l’oreille du matelot, dont on entendit le pas le long du bastingage. Sa silhouette se dessina un instant sur la dunette ; puis, se penchant au-dessus de la rambarde, il tourna la tête à droite et à gauche, comme un homme qui cherche à voir…

Harry Markel et les autres s’étaient couchés sur les bancs du canot. Il est vrai, lors même que le matelot ne les apercevrait pas, il distinguerait le canot, il appellerait ses camarades sur le pont, ne fût-ce que pour amarrer une embarcation en dérive. Ceux-ci chercheraient à la saisir au passage, et il ne serait plus possible de surprendre le navire.

Eh bien, même en ce cas, Harry Markel n’abandonnerait pas ses projets. S’emparer de l’Alert était pour ses compagnons et lui une question de vie ou de mort. Aussi ne chercheraient-ils point à s’éloigner. Ils s’élanceraient sur le pont, ils joueraient du coutelas, et comme ce seraient eux qui porteraient les premiers coups, ils auraient probablement tout l’avantage.

D’ailleurs, les circonstances allaient les favoriser. Après être resté quelques instants sur la dunette, le matelot revint à son poste à l’avant. On ne l’entendit point appeler. Il n’avait pas même vu l’embarcation qui se glissait dans l’ombre.

Une minute après, le canot rangeait le flanc du navire, et s’arrêtait par le travers du grand mât, où l’escalade serait facile en se servant des porte-haubans.

Du reste, l’Alert ne s’élevait que de six pieds au-dessus de sa ligne de flottaison, qui dépassait à peine le doublage en cuivre de sa coque. En deux bonds, se hissant des pieds et des mains, Harry Markel et les siens retomberaient sur le pont.

Dès que le canot eut été amarré, afin que le flot ne pût le ramener dans la baie, les coutelas furent passés aux ceintures — coutelas que les fugitifs avaient pu voler après leur évasion. Corty fut le premier à franchir la lisse. Ses camarades le suivirent avec tant d’adresse et de prudence, que l’homme de service ne les entendit ni ne les aperçut.

Rampant alors le long de la coursive, ils se glissèrent vers le gaillard d’avant. Le matelot était assis là, appuyé contre le cabestan, presque endormi déjà. Ce fut John Carpenter qui, arrivé le premier près de lui, le frappa d’un coup en pleine poitrine.

Le malheureux ne poussa pas un cri, et, le cœur atteint, tomba sur le pont, où, après quelques convulsions, il rendit le dernier soupir.

Quant à Harry Markel et aux deux autres, Corty et Ranyah Cogh, ils avaient gagné la dunette, et Corty dit à voix basse :

« Au capitaine, maintenant. »

La cabine du capitaine Paxton occupait sous la dunette l’angle de bâbord. On y pénétrait par une porte qui s’ouvrait à l’angle du carré.

Une fenêtre donnant sur le pont l’éclairait, et, par cette fenêtre, munie d’un rideau, filtrait la lueur de la lampe, suspendue à son double cercle.

À cette heure, le capitaine Paxton n’était pas encore couché. Il rangeait les papiers de bord en prévision du départ dès la marée du matin, après l’arrivée de ses passagers.

Soudain, la porte de sa cabine s’ouvrit brusquement, et, avant qu’il eût le temps de se reconnaître, il râlait sous le coutelas d’Harry Markel, criant :

« À moi !… à moi !… »

Aussitôt que ces cris parvinrent au poste de l’équipage, cinq ou six matelots s’élancèrent hors du capot.

Corty et les autres les attendaient à l’entrée et à mesure qu’ils sortaient, ils étaient frappés, sans avoir pu se mettre en défense.

En quelques instants, six matelots furent étendus sur le pont. Mortellement blessés, quelques-uns poussaient des cris d’épouvante et de douleur. Mais, ces cris, qui les eût entendus, et comment un secours serait-il arrivé au fond de cette anse où l’Alert se trouvait seul au mouillage, au milieu de cette profonde obscurité de la nuit ?…

Six hommes et le capitaine ne composaient pas tout l’équipage. Trois ou quatre devaient être dans le poste d’où ils n’osaient sortir…

On les en tira, malgré leur résistance, et, en un instant, le pont fut rouge du sang de onze cadavres.

« Les corps à la mer !… » cria Corty.

Et il se préparait à jeter les cadavres par dessus le bord.

« Tiens bon !… lui dit Harry Markel. Le flot les ramènerait vers le port. Attendons la marée descendante, et elle les entraînera au large. »

VI

maîtres à bord.

Le coup avait réussi. Cette première partie du drame s’était accomplie dans toute son horreur et en des conditions d’extraordinaire audace.

Après l’Halifax, Harry Markel était le maître de l’Alert. Personne ne pourrait rien soupçonner du drame qui venait de se passer, personne ne saurait dénoncer le crime commis dans l’un des ports les plus fréquentés du Royaume-Uni, à l’entrée de cette baie de Cork, où relâchent les nombreux navires qui mettent en communication l’Europe et l’Amérique.

À présent, ces malfaiteurs n’avaient plus à redouter la police anglaise. Elle n’irait pas les dépister à bord de l’Alert. À eux toute facilité de reprendre le cours de leurs pirateries dans les lointains parages du Pacifique. Ils n’avaient plus qu’à lever l’ancre, à prendre le large. En quelques heures, ils seraient hors du canal de Saint-George.

Il est vrai, lorsque les pensionnaires d’Antilian School arriveraient pour embarquer sur l’Alert dans la matinée du lendemain, l’Alert ne serait plus à son mouillage, et c’est en vain qu’on le rechercherait dans la baie de Cork ou dans le port de Queenstown.

Et alors, cette disparition reconnue, quelle explication imaginer ?… Quelles hypothèses se présenteraient à l’esprit ?… Le capitaine Paxton et son équipage avaient-ils été forcés de mettre à la voile, sans même attendre leurs passagers ?… Mais pour quelle raison ?… Ce n’était pas le mauvais temps qui avait contraint le navire à quitter l’anse Farmar… La brise du large se faisait à peine sentir aux approches de la baie… Les bâtiments à voiles y étaient encalminés… Seuls, depuis quarante-huit heures, quelques steamers avaient pu y entrer ou en sortir… La veille encore, l’Alert avait été vu à cette place, et, quant à supposer que, pendant la nuit il eût été abordé, qu’il eut péri dans une collision sans qu’il en restât une épave, cela était par trop invraisemblable.

Il était donc à croire que la vérité ne serait pas connue de sitôt, qu’elle ne le serait jamais peut-être, à moins que quelque cadavre, retrouvé sur une des grèves, ne vînt révéler le mystère de cet épouvantable massacre.

Mais il importait que Harry Markel abandonnât au plus tôt le mouillage de l’anse Farmar, que l’Alert ne fût plus à ce mouillage au lever du jour. Si les circonstances le favorisaient au sortir du canal de Saint-George, au lieu de mettre le cap au sud-ouest, en direction des Antilles, l’Alert mettrait le cap au sud. Harry Markel aurait soin de se tenir hors de vue de toute terre, de s’éloigner des routes maritimes d’ordinaire suivies par les bâtiments qui descendent vers l’Équateur. Dans ces conditions, son avance lui éviterait d’être repris, en cas qu’on envoyât un aviso à sa recherche. Rien, d’ailleurs, n’autoriserait à penser que le capitaine Paxton et son équipage ne fussent pas à bord du navire frété par Mrs Kethlen Seymour. Pour quelles raisons il avait pris la mer, on ne saurait, et le mieux serait d’attendre quelques jours au moins.

Ainsi, Harry Markel avait pour lui toutes les chances. Ses neuf hommes suffiraient aisément à manœuvrer l’Alert. C’étaient, on l’a dit, de très bons marins, et ils avaient dans leur capitaine une confiance absolue et méritée.

Ainsi tout concordait pour assurer le succès de cette entreprise. À quelques jours de là, le navire n’ayant pas reparu dans la baie de Cork, les autorités seraient induites à penser qu’après avoir pris la mer pour une raison inconnue, il avait péri corps et biens en plein Atlantique. Jamais il ne viendrait à l’idée de personne que les échappés de la prison de Queenstown s’en fussent emparés. La police continuerait ses enquêtes, elle les étendrait aux environs de la ville. Le comté serait soumis à une surveillance très minutieuse. On donnerait l’éveil à la campagne. Bref, que cette bande de malfaiteurs fût reprise à court délai, il n’y aurait certainement pas à en douter.

Il est vrai, ce qui allait aggraver la situation, c’est que les circonstances ne se prêtaient pas à un appareillage immédiat.

En effet, le temps ne s’était point modifié et ne paraissait pas devoir changer. Toujours cette épaisse brume qui tombait lentement des basses zones du ciel. Les nuages immobilisés semblaient s’abaisser jusqu’à la surface de la mer. Par instants, les éclats du phare, à l’entrée de la baie, ne se laissaient plus même apercevoir. Au milieu de cette profonde obscurité, aucun navire à vapeur ne tenterait d’entrer ou de sortir. C’eût été courir le risque de se mettre au plein, faute d’avoir pu relever les feux de la côte et du canal de Saint-George. Quant aux voiliers, ils devaient être encalminés à quelques milles au large.

Du reste, la mer « ne sentait rien ». À peine les eaux de la baie ondulaient-elles sous l’action de la marée montante. À peine un léger clapotis murmurait-il sur les flancs de l’Alert. À peine le canot se balançait-il à l’arrière au bout de son amarre.

« Pas de vent de quoi remplir mon chapeau ! » s’écria John Carpenter, en accompagnant cette remarque des plus effroyables jurons.

Il ne fallait donc pas songer à l’appareillage.

Les voiles inertes auraient pendu le long des mâts, et le navire, entraîné par le flot, eût dérivé à travers la baie jusqu’au port de Queenstown.

En général, lorsque la marée commence à se faire sentir, les eaux du large amènent un peu de brise, et, bien que cette brise eût été contraire, Harry Markel, en louvoyant, aurait essayé de sortir. Le maître d’équipage connaissait assez ces parages pour ne point compromettre sa marche, et, une fois dehors, l’Alert aurait pu se tenir en bonne position pour profiter des premiers souffles. À plusieurs reprises, John Carpenter se hissa dans la mâture. Peut-être l’anse, abritée par de hautes falaises, arrêtait-elle le vent… Non, rien, et la girouette du grand mât demeurait immobile.

Cependant tout espoir n’était pas perdu, même si le vent ne reprenait point avant le jour. Il était dix heures à peine. Après minuit, la marée renverserait. À ce moment, profitant du jusant, Harry Markel ne tenterait-il pas de donner en mer ?… Aidé de ses embarcations, montées par tous les hommes et qui le prendraient à la remorque, l’Alert parviendrait-il à sortir de la baie ?… Et sans doute Harry Markel et John Carpenter avaient songé à cet expédient. Il est vrai, qu’arriverait-il si le bâtiment restait encalminé ?... Lorsque les passagers ne trouveraient plus le navire, ils reviendraient au port… On apprendrait que l’Alert avait appareillé… On le chercherait dans la baie… Et si le bureau maritime envoyait une chaloupe à vapeur pour le rejoindre au-delà de Roche-Point. Quels périls courraient alors Harry Markel et ses compagnons ?… Leur navire immobilisé serait reconnu, accosté, visité… C’était l’arrestation immédiate… C’était la police mise au courant du drame sanglant qui avait coûté la vie au capitaine Paxton et à son équipage !…

On le voit, il y avait un réel danger à partir, puisque l’Alert n’était pas assuré de faire route ; mais il y en avait un non moins réel à stationner dans l’anse Farmar. À cette époque de l’année, en effet, les calmes se prolongent parfois durant plusieurs jours.

Dans tous les cas, il fallait prendre un parti.

Si la brise ne se levait pas dans la nuit, si tout appareillage était impossible, Harry Markel et ses compagnons devraient-ils abandonner le navire, embarquer dans le canot, gagner le fond de l’anse, se jeter à travers la campagne avec l’espoir d’échapper aux recherches de la police, et, ce coup manqué, en tenter un autre ?… Peut-être, après s’être réfugiés dans quelque anfractuosité du littoral pour la journée, devraient-ils attendre la reprise du vent, et, la nuit venue, retourner à bord ?… Mais lorsque les passagers, dans la matinée du lendemain, trouveraient le bâtiment abandonné, ils reviendraient à Queenstown. On enverrait immédiatement des hommes saisir l’Alert et le ramener au port.

C’était donc de ces diverses questions que Harry Markel, le maître d’équipage et Corty s’entretenaient, tandis que les autres restaient groupés sur le gaillard d’avant.

« Chienne de brise ! répétait John Carpenter. On en a trop quand on n’en veut pas, et pas assez quand on en veut !…

— Et si le flot n’amène pas de vent, ajouta Corty, ce n’est pas avec le jusant qu’il soufflera de terre…

— Et le canot qui va embarquer demain matin son chargement de passagers !… s’écria le maître d’équipage. Faudra-t-il les attendre ?

— Qui sait, John ?…

— Après tout, déclara John Carpenter, ils ne sont qu’une dizaine… suivant ce qu’a dit le journal… des jeunes garçons avec leur professeur !… Nous avons bien su nous débarrasser de l’équipage de l’Alert, et nous saurions bien… »

Corty remuait la tête, non point qu’il désapprouvât John Carpenter et il crut devoir faire cette réflexion :

« Ce qui a été facile pendant la nuit le serait moins pendant le jour… Et puis ces passagers auront été amenés par des gens du port qui connaissent peut-être le capitaine Paxton !… Que leur répondre quand ils demanderont pourquoi il n’est pas à bord ?…

— On leur dira qu’il est allé à terre, répliqua le maître d’équipage… Ils embarqueront… leur canot retournera à Queenstown… et alors… »

Il est certain qu’au fond de cette anse déserte de Farmar, à un moment où aucun navire ne serait en vue, ces misérables auraient aisément raison des passagers. Ce n’était pas devant ce nouveau crime qu’ils reculeraient… M. Patterson et ses jeunes compagnons seraient massacrés sans avoir même pu se défendre, comme l’avaient été les hommes de l’Alert.

Cependant, suivant son habitude, Harry Markel laissait parler. Il réfléchissait à ce qu’exigeait cette situation très menaçante où les mettait l’impossibilité de gagner le large. Il n’hésiterait pas mais peut-être serait-il nécessaire d’attendre la prochaine nuit… encore une vingtaine d’heures… Et puis, il y avait toujours cette grave complication : c’est que le capitaine Paxton fût connu de l’un d’eux, et comment expliquer son absence le jour même, on peut dire à l’heure même où devait appareiller l’Alert ?…

Non, ce qui valait le mieux, c’était que le temps permit de mettre à la voile et de s’éloigner, pendant l’obscurité, d’une vingtaine de milles dans le sud de l’Irlande. La malchance était vraiment grande, qui empêchait de déraper pour se soustraire à toute poursuite.

Après tout, peut-être ne s’agissait-il que de prendre patience. Il n’était pas encore onze heures. Une modification des conditions atmosphériques ne se produirait-elle pas avant l’aube ? Oui, peut-être, bien que Harry Markel et ces gens de mer, habitués à observer le temps, n’entrevissent aucun symptôme favorable. Cette brume persistante leur causait de très légitimes inquiétudes. Cela indiquait une atmosphère pure de toute électricité, un de ces « temps pourris », disent les marins, desquels il n’y a rien à espérer, et qui peuvent durer pendant plusieurs jours.

Quoi qu’il en fût, le seul parti, pour l’instant, c’était d’attendre, c’est ce que Harry Markel se contenta de répondre. Le moment venu, on déciderait s’il conviendrait ou non d’abandonner l’Alert et de se réfugier sur quelque point de l’anse Farmar, afin de gagner la campagne. En tous cas, les fugitifs se précautionneraient de vivres, après avoir fait main basse sur l’argent renfermé dans les tiroirs du capitaine ou dans les sacs de ses matelots. On revêtirait les habits de l’équipage, déposés dans le poste, — tenue moins suspecte que celle des échappés de Queenstown. Ainsi, munis d’argent et de provisions, qui sait s’ils ne parviendraient pas à déjouer les recherches de la police, à s’embarquer dans quelque autre port de l’Irlande, à se mettre en sûreté sur un autre point du continent ?…

Donc, il y avait cinq ou six heures à passer avant de prendre une décision. Harry Markel et sa bande, traqués par les constables, étaient rompus de fatigue, lorsqu’ils arrivèrent à bord de l’Alert. En outre, ils mouraient de faim. Aussi, dès qu’ils furent les maîtres du navire, leur premier soin fut-il de se procurer quelque nourriture.

Celui d’entre eux qui était naturellement désigné pour cette besogne, c’était Ranyah Cogh, il alluma un fanal, il visita la cuisine, puis la cambuse, située sous le carré, à laquelle on accédait par un capot. D’ailleurs, la cale, approvisionnée largement en vue du voyage d’aller et retour, suffirait même à la traversée de l’Alert jusqu’aux mers du Pacifique.

Ranyah Cogh trouva tout ce qu’il fallait pour calmer la faim de ses compagnons, leur soif aussi : le brandy, le wisky et le gin ne manquaient point.

Cela fait, Harry Markel, qui avait pris sa part du repas, donna l’ordre à John Carpenter et aux autres d’échanger leurs habits contre ceux des matelots dont les corps gisaient sur le pont. Puis ils iraient dormir en quelque coin, en attendant qu’on les réveillât s’il y avait lieu de hisser les voiles et de lever l’ancre.

Quant à Harry Markel, il ne songea guère à se reposer. Ce qui lui paraissait urgent, c’était de consulter les papiers du bord, d’où il pourrait sans doute tirer certains renseignements. Il entra dans la cabine du capitaine, alluma la lampe, ouvrit les tiroirs avec les clefs prises dans les poches du malheureux Paxton ; puis, après avoir retiré divers papiers, il s’assit devant la table, gardant tout ce sang-froid dont il avait donné tant de preuves au cours de sa vie d’aventures.

Ces papiers divers, on le comprendra, étaient en règle, puisque l’appareillage devait s’effectuer le lendemain. En consultant le rôle d’équipage, Harry Markel put s’assurer que tous les matelots étaient présents lorsque le navire avait été surpris. Il n’y avait donc pas à craindre que quelques-uns d’entre eux, en corvée ou en permission à Queenstown, ne revinssent à bord. L’équipage avait bien été massacré jusqu’au dernier homme.

Harry Markel, en vérifiant le livre de la cargaison, constata également qu’en viande conservée, en légumes secs, en biscuits, en salaisons, en farine, etc., le navire était approvisionné pour au moins trois mois de navigation. Quant à la somme d’argent que contenait la caisse de la cabine, elle s’élevait en chiffres ronds à six cents livres[2].

Maintenant, Harry Markel pensa qu’il avait intérêt à connaître les voyages du capitaine Paxton sur l’Alert. En effet, au cours de ses traversées futures, il importait que le bâtiment ne fût pas ramené aux ports dans lesquels il avait déjà fait relâche et où son commandant pouvait être connu. Avec sa volonté de tout prévoir, Harry Markel n’était point homme à se départir de la plus extrême prudence.

L’examen des livres le renseigna à cet égard.

L’Alert était un navire de trois ans, construit à Birkenhead, aux chantiers de Simpson and C°. Il n’avait encore fait que deux voyages aux Indes, à destination de Bombay, de Ceylan et de Calcutta, d’où il était revenu directement à Liverpool, son port d’attache. Comme il n’avait jamais fréquenté les mers du Pacifique, Harry Markel devait être entièrement rassuré sur ce point. Au besoin, il eût même pu se faire passer pour le capitaine Paxton.

Du reste, des voyages antérieurs du capitaine, relatés sur son livre de bord, il résultait qu’il n’avait jamais fait de voyage aux Antilles, ni françaises, ni anglaises, ni hollandaises, ni danoises, ni espagnoles. S’il avait été choisi par Mrs Kethlen Seymour pour y conduire les boursiers d’Antilian School, si l’Alert venait d’être affrété pour ce voyage, c’était sur la recommandation d’un correspondant établi à Liverpool, et qui répondait à la fois du navire et du capitaine.

À minuit et demi, Harry Markel, sortant de la cabine, monta sur la dunette, où il rencontra John Carpenter.

« Toujours du calme ?… demanda-t-il.

— Toujours, répondit le maître d’équipage, et pas apparence que le temps change ! »

En effet, même bruine tombant de nuages bas, immobilisés d’un horizon à l’autre, même obscurité à la surface de la baie, et aussi même silence que ne rompait pas le plus léger clapotis du courant. On était dans les marées de quadrature, peu fortes à cette époque de l’année. Aussi le flot ne se propageait qu’avec lenteur à travers le goulet jusqu’à Cork et ne remontait que de deux milles seulement dans la rivière de la Lee.

Or, cette nuit-là, la mer devait être étale vers trois heures du matin, et c’est alors que le jusant se ferait sentir.

Certes, John Carpenter avait de bonnes raisons pour pester contre la mauvaise chance. Avec la marée descendante, si peu qu’eût soufflé la brise, et de quelque côté qu’elle fût venue, l’Alert aurait pu mettre à la voile, contourner la pointe de l’anse Farmar, donner dans le goulot, et, même en courant quelques bordées, se trouver avant le lever du soleil au large de la baie de Cork… Non ! il était là, sur son ancre, immobile comme une bouée ou un corps-mort, et n’ayant rien à espérer d’un appareillage effectué dans ces conditions !

Donc, attendre en rongeant son frein et sans espoir que la situation se modifierait lorsque le soleil déborderait des hauteurs de l’anse Farmar !

Deux heures se passèrent. Ni Harry Markel ni John Carpenter ni Corty n’avaient songé à prendre un instant de sommeil, tandis que leurs compagnons dormaient pour la plupart, étendus à l’avant le long des bastingages. L’aspect du ciel ne se modifiait point. Les nuages ne se déplaçaient pas. Si parfois un léger souffle arrivait du large, il cessait presque aussitôt, et rien n’indiquait que la brise dût prochainement s’établir, soit du côté de la mer, soit du côté de la terre.

À trois heures vingt-sept, alors que quelques lueurs commençaient à blanchir l’horizon de l’est, le canot, au bout de sa bosse, drossé par le jusant, vint heurter la coque de l’Alert, qui ne tarda pas à éviter sur son ancre et présenta l’arrière au large.

Peut-être pouvait-on espérer que la mer descendante amènerait un peu de vent du nord-ouest, ce qui eût permis au navire de quitter son mouillage pour donner dans le canal de Saint-George ; mais cet espoir fut bientôt déçu. La nuit s’achèverait sans qu’il eût été possible de lever l’ancre.

Il s’agissait maintenant de se débarrasser des cadavres. Auparavant, John Carpenter voulut s’assurer si un remous ne les retiendrait pas au milieu de l’anse Farmar. Corty et lui descendirent dans le canot et constatèrent que le courant portait vers la pointe qui séparait l’anse du goulet, puisque le jusant entraînait les eaux dans cette direction.

Le canot revint, se rangea le long du bord par le travers du grand mât, et, l’un après l’autre, les corps y furent déposés.

Puis, pour plus de précaution, le canot les transporta jusqu’au revers de la pointe, contre laquelle le courant aurait pu les jeter sur la grève.

Alors, John Carpenter et Corty les précipitèrent l’un après l’autre dans cette eau tranquille dont le clapotis se faisait à peine entendre. Ces cadavres coulèrent d’abord, puis remontèrent à la surface, et, saisis par le jusant, allèrent se perdre au large dans les profondeurs de la mer.

VII

le trois-mâts « alert ».

L’Alert, trois-mâts barque, de quatre cent cinquante tonneaux, sorti, comme il a été dit, des chantiers de Birkenhead, doublé et chevillé en cuivre, coté numéro 1 au Bureau Veritas, battant pavillon britannique, se préparait à effectuer son troisième voyage.

Après avoir, pendant ses deux premières traversées, franchi l’Atlantique, tourné la pointe de l’Afrique, parcouru l’Océan Indien, il allait, cette fois, mettre le cap directement au sud-ouest, à destination des Antilles, au compte de Mrs Kethlen Seymour.

L’Alert, bon marcheur, portant bien la toile, possédant les remarquables qualités des clippers de grande vitesse sous toutes les allures, n’emploierait pas plus de trois semaines à franchir la distance qui sépare l’Irlande de l’Antilie, si les calmes ne lui occasionnaient pas de retard.

Dès son premier voyage, l’Alert avait eu pour commandant le capitaine Paxton, pour second le lieutenant Davis, pour équipage, neuf hommes, personnel suffisant à manœuvrer un voilier de ce tonnage. Lors de la deuxième traversée, de Liverpool à Calcutta, ce personnel n’avait reçu aucune modification : mêmes officiers, mêmes matelots. Tel il avait été, tel il serait pour cette campagne entre l’Europe et l’Amérique. Entière confiance devait être accordée à ce capitaine Paxton, excellent marin, consciencieux et prudent, au sujet duquel les meilleures références avaient été fournies à Mrs Kethlen Seymour. Les jeunes boursiers et leur mentor trouveraient à bord de l’Alert, en vue de cette destination, tout le confort et aussi toute la sécurité que pouvaient désirer leurs familles. L’aller et le retour s’effectueraient pendant la belle saison, et l’absence des neuf pensionnaires d’Antilian School ne devait pas durer plus de deux mois et demi…

Par malheur, l’Alert n’était plus sous le commandement du capitaine Paxton. Son équipage venait d’être massacré au mouillage de l’anse Farmar. Le navire était entre les mains de la bande des pirates de l’Halifax.

Aux primes lueurs du jour, Harry Markel et John Carpenter examinèrent en détail le bâtiment dont ils s’étaient rendus maîtres. Dès le premier coup d’œil ils en reconnurent les qualités nautiques : finesse de ses formes, excellent tracé de ses lignes d’eau, élancement de l’avant, dégagement de l’arrière, hauteur de sa mature, large croisure de ses vergues, profondeur de son tirant d’eau qui lui permettait de déployer une grande surface de toile. Assurément, même avec petite brise, s’il fût parti la veille dès neuf heures, il eût franchi le canal Saint-George pendant la nuit, et, au point du jour, il aurait été à une trentaine de milles des côtes de l’Irlande.

Dès l’aube, le ciel se montra couvert de ces nuages bas, ou plutôt de ces brumailles qu’un peu de vent eût dissipées en quelques minutes. Les vapeurs et les eaux se confondaient à moins de trois encablures de l’Alert. En l’absence de brise, ce brouillard humide fondrait-il lorsque le soleil aurait pris plus de force, c’était douteux. D’ailleurs, l’appareillage étant impossible, Harry Markel devait préférer que le brouillard rendît le navire invisible à son mouillage.

Ce ne fut point ce qui se produisit. Vers sept heures, et sans que l’on sentît un souffle ni de la terre ni du large, ces vapeurs commencèrent à s’éclaircir sous l’influence des rayons solaires, ce qui annonçait une journée chaude que la brise ne rafraîchirait pas. Bientôt la baie se dégagea entièrement.

À deux milles de l’anse Farmar tout le panorama du port de Queenstown, puis, plus au fond, les premières maisons de la ville apparurent. En avant du port se voyaient nombre de voiliers mouillés çà et là, la plupart, faute de vent, dans l’impossibilité de prendre la mer.

Tant que l’Alert était perdu au milieu des brumes, Harry Markel et ses compagnons ne couraient aucun danger en demeurant à bord. Mais lorsqu’elles commencèrent à se dissiper, n’eût-il pas été prudent de débarquer, de se réfugier à terre ?… Dans une heure ou deux, ne devraient-ils pas recevoir les passagers de l’Alert, puisque, d’après les propos recueillis la veille, les voyageurs venaient d’arriver à Queenstown ?… Serait-il temps aussi, quand ils auraient pris terre au fond de l’anse Farmar, de se jeter à travers la campagne ?…

John Carpenter, Corty et les autres étaient, à ce moment, réunis autour d’Harry Markel, n’attendant qu’un ordre pour embarquer des provisions dans le canot. En quelques coups d’aviron, ils eussent atteint une grève sablonneuse au fond de l’anse.

Mais, à la question posée par le maître d’équipage :

« Nous sommes à bord, restons-y !… » se contenta de répondre Harry Markel.

Ses hommes, ayant confiance en lui, n’en demandèrent pas davantage. Sans doute, Harry Markel avait ses raisons pour parler ainsi.

Entre temps, la baie prenait une certaine animation. À défaut de voiliers, plusieurs steamers se préparaient à lever l’ancre. Cinq ou six chaloupes à vapeur allaient de l’un à l’autre, rentraient au port ou en sortaient, laissant derrière elles un long sillage d’écume. Aucune d’ailleurs ne se dirigeait vers l’anse Farmar. Donc, rien à craindre pour l’Alert.

Vers huit heures, il est vrai, il y eut lieu d’être sur ses gardes.

Un steamer venait de pénétrer dans la baie, et il évoluait à l’ouvert de l’anse Farmar, lorsqu’il appuya sur tribord, comme s’il avait cherché un mouillage non loin de l’Alert. Ce steamer avait-il l’intention de jeter l’ancre en cet endroit, au lieu de se rendre aux appontements de Queenstown, et était-il seulement en relâche pour quelques heures ou quelques jours ?… Assurément, des embarcations du port ne tarderaient pas à l’accoster, et ce va-et-vient aurait pu avoir de fâcheuses conséquences pour Harry Markel et ses compagnons.

Le bâtiment en question, le pavillon britannique se déployant à sa corne, était un de ces grands cargo-boats qui, après avoir porté du charbon aux colonies anglaises, reviennent chargés de blé ou de nickel.

Cependant, après avoir dépassé la pointe de l’anse, il ne marchait plus qu’à petite vitesse. Harry Markel se demanda s’il n’allait pas stopper, ou s’il manœuvrait pour embouquer l’anse Farmar.

Le Concordia — on put bientôt distinguer son nom — ne cherchait évidemment pas à gagner en ligne droite le port de Queenstown. Au contraire, il se rapprocha de l’Alert, et stoppa lorsqu’il n’en fut plus qu’à une demi-encablure. Seulement rien n’indiquait qu’il fît ses préparatifs pour mouiller en cet endroit.

Que voulait le capitaine du Concordia ?… Pourquoi cette manœuvre ?… Avait-il reconnu l’Alert, lu son nom au tableau d’arrière ?… Avait-il eu des rapports avec le capitaine Paxton et désirait-il communiquer avec lui ?… Allait-il mettre une de ses embarcations à la mer et venir à bord du trois-mâts ?…

On imaginera sans peine à quelles inquiétudes furent en proie Henry Markel, John Carpenter, Corty et leurs complices. Décidément mieux eût valu abandonner le navire pendant la nuit, puisqu’il n’avait pu prendre le large, se disperser à travers la campagne, atteindre une partie du comté plus sûre que les environs de Queenstown, où les constables devaient être à la poursuite des fugitifs.

À présent, il était trop tard.

Toutefois, Harry Markel, prenant la précaution de ne point se montrer sur la dunette, se tint à la porte du carré, de façon à être caché par les bastingages.

En ce moment, l’Alert fut hélé en ces termes par un des matelots du Concordia :

« Ohé !… de l’Alert… Le capitaine est-il à bord ?… »

À cette demande, Harry Markel ne se hâta point de répondre. Nul doute que ce fût au capitaine Paxton que le Concordia eût affaire.

Mais, presque aussitôt, cette seconde question fut envoyée par le porte-voix :

« Qui commande l’Alert ?… »

Évidemment on ne connaissait du trois-mâts que son nom et on ne savait pas qui le commandait.

Donc, dans une certaine mesure, Harry Markel devait se rassurer. Aussi, comme un plus long silence aurait pu paraître suspect, il questionna à son tour, après être monté sur la dunette :

« Qui commande le Concordia ?…

— Le capitaine James Brown ! fut-il répondu par l’officier lui-même, debout sur la passerelle, et reconnaissable à son uniforme.

— Que veut le capitaine James Brown ?… demanda Harry Markel.

— Savez-vous si les nickels sont en hausse ou en baisse à Cork ?…

— Dis-lui qu’ils sont en baisse, et il va s’en aller… suggéra Corty.

— En baisse, répondit Harry Markel.

— De combien ?…

— Trois shillings six pence… souffla Corty.

— Trois shillings six pence… répéta Harry Markel.

— Alors… rien à faire ici, reprit James Brown. Merci, capitaine…

— À votre service !

— Pas de commissions pour Liverpool ?…

— Non.

— Bon voyage à l’Alert !

— Bon voyage au Concordia ! »

Ces renseignements obtenus, — et l’on peut juger s’il convenait d’y ajouter foi, — le steamer manœuvra pour sortir de l’anse Farmar. Dès qu’il fut en dehors de la pointe, il se mit en vitesse, et, cap au nord-est, prit direction vers Liverpool.

À ce moment, John Carpenter fit cette réflexion très naturelle :

« Pour nous remercier de l’avoir si exactement informé du cours des nickels, le capitaine du Concordia aurait bien dû nous donner la remorque et nous sortir de cette maudite baie ! »

Du reste, lors même que la brise se serait levée, il était trop tard pour en profiter. Maintenant, il se faisait grand mouvement entre Queenstown et le goulet. Des barques de pêche se croisaient, et plusieurs se disposaient précisément à tendre leurs lignes au revers de la pointe, à quelques encablures du navire. Aussi Harry Markel et ses compagnons, par prudence, ne se montraient guère. Si d’ailleurs l’Alert eût appareillé avant l’arrivée de ses passagers qui étaient attendus d’une heure à l’autre, ce départ inexplicable eût paru suspect. Le mieux était encore de ne point faire route avant la nuit, en admettant que ce fût possible.

On le comprend, la situation ne laissait pas d’être des plus inquiétantes : le moment approchait où le mentor et ses jeunes compagnons de voyage se rendraient à bord de l’Alert.

Il ne faut pas oublier que le départ avait été fixé au 30 juin, par Mrs Kethlen Seymour, d’accord avec le directeur d’Antilian School. Or, on était au 30 juin. M. Patterson, débarqué la veille au soir, ne voudrait pas se retarder d’une heure. En homme aussi minutieux qu’exact, il ne se donnerait même pas le loisir de visiter ni Cork, ni Queenstown, bien qu’il ne connût aucune de ces deux villes. Après une bonne nuit, pendant laquelle il se serait remis des fatigues de la traversée, il se lèverait, il éveillerait tout son monde, il se rendrait au port, on lui indiquerait le mouillage de l’Alert, et une embarcation s’offrirait à l’y conduire.

Ces réflexions, et bien qu’il ne connût pas l’homme qu’était M. Patterson, venaient naturellement à l’esprit d’Harry Markel. Tout en ayant soin de ne pas paraître sur la dunette, par crainte d’être aperçu des pêcheurs, il ne laissait pas de surveiller attentivement la baie. À travers une des fenêtres du carré de l’arrière, Corty, de son côté, une longue-vue aux yeux, observait tout le mouvement qui se faisait dans le port, dont il distinguait parfaitement les quais et les maisons à cette distance de deux milles. Le ciel, en effet, était devenu très clair. Le soleil montait sur un horizon très pur, dont il avait dissipé les dernières brumes. Mais, nulle apparence de vent, pas même au large, et les signaux des sémaphores indiquaient calme plat en pleine mer.

« Décidément, s’écriait John Carpenter, prison pour prison, autant valait celle de Queenstown !… Au moins avons-nous pu nous en échapper… tandis qu’ici…

— Attends », lui répondit Harry Markel.

Un peu avant dix heures et demie, Corty reparut à la porte de la dunette et dit :

« Il me semble bien avoir aperçu un canot, portant une dizaine de personnes, qui vient de quitter le port…

— Ce doit être le canot qui nous amène les passagers ! » s’écria le maître d’équipage.

Harry Markel et lui rentrèrent aussitôt dans le carré et braquèrent leurs longues-vues sur l’embarcation signalée par Corty.

Bientôt il ne fut plus douteux que cette embarcation se dirigeait vers l’Alert, aidée par le courant de la marée descendante. Menée par deux matelots, un troisième tenait la barre. Au milieu et à l’arrière étaient assises une dizaine de personnes, entre lesquelles on distinguait un certain nombre de colis et de valises.

Il y avait tout lieu de croire que c’étaient les passagers de l’Alert qui se rendaient à bord.

Moment décisif s’il en fut et qui allait peut-être voir s’écrouler cet échafaudage élevé par Harry Markel !

Tout, d’ailleurs, reposait sur cette seule éventualité que M. Patterson ou que l’un des jeunes garçons connussent le capitaine Paxton. Cela semblait au moins fort improbable, et c’était sur cette improbabilité qu’avait tablé Harry Markel pour l’exécution de son projet. Mais ne pouvait-il se faire que le capitaine de l’Alert fût connu des marins du port qui conduisaient l’embarcation, et que diraient-ils lorsque lui, Harry Markel se présenterait aux lieu et place dudit Paxton ?…

Ce qu’il fallait cependant observer, c’est que, pour la première fois, l’Alert venait de relâcher dans le port de Queenstown, ou plutôt dans la baie de Cork. Que son capitaine se fût rendu à terre pour remplir les formalités imposées à tout navire, à l’arrivée comme au départ, nul doute.

Mais on pouvait admettre, sans trop se hasarder, que les marins du canot ne l’eussent point rencontré à Queenstown.

« Dans tous les cas, dit John Carpenter, en terminant la conversation qu’il venait d’avoir à ce sujet avec ses compagnons, ne laissons pas ces hommes monter à bord…

— C’est plus prudent… déclara Corty. Nous donnerons la main pour embarquer les bagages…

— Chacun à son poste », commanda Harry Markel.

Et, tout d’abord, il prit la précaution de faire disparaître le canot dont ils s’étaient emparés la veille pour gagner l’anse Farmar. Les embarcations de l’Alert leur suffiraient, s’ils voulaient s’enfuir. Quelques coups de hache défoncèrent ce canot qui coula par le fond.

Aussitôt Corty se rendit à l’avant, prêt à jeter une amarre, dès que l’embarcation accosterait.

« Allons, dit John Carpenter à Harry Markel, il y a là un danger à courir…

— Nous en avons couru… nous en courrons bien d’autres, John !

— Et nous nous en sommes toujours tirés, Harry !… Après tout, on n’est pas pendu deux fois… Il est vrai, c’est déjà trop d’une ! »

Cependant l’embarcation approchait, en se tenant à petite distance du littoral, de manière à donner en dedans de la pointe qui couvre l’anse Farmar. Elle n’était plus qu’à une centaine de toises. On apercevait distinctement ses passagers.

La question serait donc décidée dans quelques instants. Si les choses marchaient comme le désirait, comme l’espérait Harry Markel, si la disparition du capitaine Paxton n’était point constatée, il agirait d’après les circonstances. Après avoir accueilli les boursiers de Mrs Kethlen Seymour comme ils devaient l’être, comme l’eût fait le capitaine de l’Alert, il procéderait à leur installation, et sans qu’ils eussent la pensée de quitter le bord.

En effet, voyant que, faute de vent, le trois-mâts ne pourrait lever l’ancre, peut-être M. Patterson et les jeunes garçons demanderaient-ils à être reconduits à Queenstown. Ils n’avaient certainement eu le temps de visiter ni la ville industrielle ni la ville maritime, et, puisqu’ils en auraient le loisir, il était possible qu’ils en fissent la proposition.

Or, c’eût été là un vrai danger qu’il importait d’éviter. Après avoir mis les passagers à bord, le canot qui les aurait transportés retournerait au port et ce serait une des embarcations de l’Alert qui devrait les reconduire — une embarcation montée par deux ou trois des hommes d’Harry Markel.

Eh bien, n’était-il pas à craindre que les constables, ayant inutilement fouillé les tavernes du quartier, ne continuassent leurs recherches dans les rues et sur les quais ?… Que l’un des fugitifs fût reconnu, tout serait découvert… Une chaloupe à vapeur se rendrait immédiatement dans l’anse Farmar avec une escouade de police, les agents prendraient possession de l’Alert, et toute la bande retomberait entre leurs mains…

Aussi, quand les passagers seraient à bord, on ne leur permettrait plus de débarquer, dût le retard se prolonger pendant quelques jours. D’ailleurs, dès la nuit prochaine, qui sait si Harry Markel ne parviendrait pas à se débarrasser d’eux comme il s’était débarrassé du capitaine Paxton et de son équipage ?…

Harry Markel fit alors les dernières recommandations. Ses compagnons ne devaient pas l’oublier : ils n’étaient plus les gens de l’Halifax, les échappés de la prison de Queenstown… ils étaient les matelots de l’Alert, pour cette journée tout au moins. Ils auraient à se surveiller, à ne pas prononcer une parole imprudente, à prendre l’allure d’honnêtes marins, à « avoir de la tenue », comme le dit John Carpenter, à faire honneur à cette généreuse Mrs Kethlen Seymour !… Tous comprirent bien le rôle qu’ils avaient à jouer.

En attendant, et jusqu’au moment où l’embarcation serait repartie, ordre leur fut donné de ne se montrer que le moins possible… Ils resteraient dans le poste… Le maître d’équipage et Corty suffiraient à l’embarquement des bagages, à l’installation des passagers.

Quant au déjeuner, la table serait servie dans le carré, — un bon déjeuner dont la cambuse de l’Alert fournirait le menu. C’était l’affaire de Ranyah Cogh, et il se proposait d’étonner par ses talents culinaires.

Le moment était venu d’opérer ainsi que l’eussent fait le capitaine Paxton et son équipage. Le canot n’était plus qu’à quelques toises, et, comme il ne fallait pas que personne ne fût là pour recevoir les passagers, Harry Markel s’avança vers l’échelle de tribord.

Il va sans dire qu’il avait revêtu l’uniforme de l’infortuné capitaine, et que tous ses compagnons portaient les habits trouvés dans le poste.

L’Alert fut alors hélé par les marins de l’embarcation, et Corty envoya une amarre, qui fut attrapée à la gaffe, puis tournée à l’avant.

Tony Renault et Magnus Anders, se hissant les premiers par l’échelle de corde, sautèrent sur le pont. Leurs camarades les suivirent. Puis ce fut le tour de M. Horatio Patterson, que John Carpenter aida très obligeamment à franchir la coupée.

On s’occupa aussitôt de transporter les bagages, simples valises peu lourdes et peu encombrantes, — affaire de quelques instants.

Les marins du canot ne montèrent donc pas

à bord. Déjà réglés par M. Patterson et gratifiés d’un bon pourboire, ils débordèrent et reprirent la direction du port.

En ce moment, le mentor, toujours correct, s’inclina, disant :

« Le capitaine Paxton ?…

— C’est moi, monsieur », répondit Harry Markel.

M. Patterson fit un second salut empreint d’une exquise politesse, et ajouta :

« Capitaine Paxton, j’ai l’honneur de vous présenter les pensionnaires d’Antilian School, et de vous offrir l’assurance de ma parfaite considération et de mes plus respectueux hommages…

— Signé Horatio Patterson », murmura à l’oreille de Louis Clodion ce loustic de Tony Renault, qui salua avec tous ses camarades le capitaine de l’Alert.

VIII

à bord.

Le trajet de M. Patterson et des pensionnaires d’Antilian School s’était effectué dans de bonnes conditions. Ils avaient pris un vif intérêt aux moindres incidents de la route. Une véritable échappée d’oiseaux hors de leur cage, — des oiseaux parfaitement apprivoisés et qui devaient y revenir ! Et cela ne faisait que commencer.

Assurément ces jeunes garçons n’en étaient pas à leur premier voyage en chemin de fer ou en bateau. Tous avaient même franchi l’océan Atlantique, lorsqu’ils étaient venus des Antilles en Europe. Mais de là à dire que la mer n’avait plus de secrets pour eux, non ! C’était à peine s’il leur restait souvenir de cette traversée. Le plus âgé d’entre eux avait au plus une dizaine d’années, lorsqu’il avait mis le pied en Angleterre. La navigation à bord de l’Alert serait donc chose nouvelle pour eux. Quant au mentor, c’était la première fois qu’il allait s’aventurer sur le perfide élément, à son extrême satisfaction.

« Hoc erat in votis ! » répétait-il, dix-huit cents ans après Horace.

En descendant du train à Bristol, la petite troupe, dès cinq heures, prit le paquebot qui effectue un service régulier entre l’Angleterre et l’Irlande, un parcours de deux cents milles environ.

Ce sont de beaux navires, ces paquebots, bien aménagés, de marche rapide, enlevant leurs dix-sept milles à l’heure. On se trouvait dans une période de calme. Rien qu’une légère brise. D’ordinaire, l’entrée du canal de Saint-George, lorsqu’on a dépassé Milford Haven et les extrêmes pointes du pays de Galles, est assez dure. Il est vrai, on est à peu près à moitié route, mais les passagers n’en sont pas moins éprouvés pendant une demi-journée encore. Cette fois, ils se seraient crus en partie de yachtmen sur les tranquilles eaux du lac Lomond ou du lac Katrine au pays de Rob Roy, en pleine Écosse.

M. Horatio Patterson n’avait point souffert dans le canal de Saint-George, et il en tirait les plus favorables augures pour l’avenir. À l’entendre, d’ailleurs, un homme bien constitué, prudent, énergique, n’avait rien à redouter du mal de mer.

« Une question de volonté, répétait-il, pas autre chose ! »

Ce fut dans ces bonnes dispositions de corps et d’âme que le mentor et les lauréats arrivèrent au port de Queenstown. Très vraisemblablement, ils n’auraient pas le loisir de visiter cette ville, non plus que Cork, sa métropole.

On le comprend, tous ressentaient le plus violent désir d’être à bord de l’Alert, d’avoir mis le pied sur ce bâtiment frété pour eux, — autant dire un yacht de plaisance, — de prendre possession de leur cabine, de se promener du gaillard d’avant au gaillard d’arrière, d’entrer en rapport avec le capitaine Paxton et son équipage, de faire leur premier repas à la table du carré, d’assister à toutes les manœuvres d’un appareillage auquel ils prêteraient la main, pour peu que cela fût nécessaire.

Il ne fut donc pas question de déambuler par les rues de Queenstown, et si l’Alert eût été mouillé dans le port, M. Patterson et ses jeunes compagnons s’y fussent immédiatement embarqués. Or, il était tard, près de neuf heures du soir. Le lendemain, on se rendrait à l’anse Farmar.

Il y eut là une légère déception, car tous espéraient bien passer cette première nuit à bord, blottis dans leurs cadres superposés « comme les tiroirs d’une commode », disait Tony Renault, et quelle satisfaction de dormir au fond de ces tiroirs !

Mais il fallait remettre l’embarquement au matin.

Cependant, dès le soir même, Louis Clodion et John Howard prirent heure avec un marin du port, qui promit de les mener dans son canot au mouillage de l’Alert. Sur les demandes qui lui furent posées, il indiqua la situation de l’anse Farmar à l’entrée de la baie, distante d’environ deux milles. Si même ils l’eussent voulu, on les y aurait conduits dès leur arrivée, et les plus impatients se montrèrent d’avis d’accepter la proposition. Une promenade nocturne à travers la baie, par ce temps chaud et calme, cela ne pouvait être que très agréable.

M. Patterson ne crut pas devoir y consentir. On ne serait pas en retard en se présentant le lendemain au capitaine Paxton, puisque le départ avait été fixé au 30 juin. Très certainement, les lauréats n’étaient point attendus avant cette date.

Puis la soirée s’avançait… Dix heures sonnaient aux horloges de Queenstown… Nul doute que le capitaine Paxton et son équipage ne fussent couchés déjà… À quoi bon les réveiller ?…

« Eh ! s’écria Tony Renault, si nous étions à bord, peut-être l’Alert lèverait-il l’ancre cette nuit même ?…

— N’en croyez rien, mon jeune monsieur, déclara le marin. Il est impossible d’appareiller, et qui sait si ces calmes ne dureront pas quelques jours encore…

— Vous pensez, monsieur l’homme de mer ?… demanda M. Patterson.

— C’est à craindre…

— Eh bien, dans ce cas, reprit M. Patterson, mieux vaudrait peut-être nous installer dans un hôtel de Cork ou de Queenstown jusqu’au moment où un vent favorable gonflerait nos voiles…

— Oh ! monsieur Patterson… monsieur Patterson !… s’écrièrent Magnus Anders et quelques autres, ne pouvant réprimer un mouvement de dépit.

— Cependant… chers élèves… »

On discuta, et le résultat de la discussion fut que l’on irait à l’hôtel pour la nuit, et que dès l’aube, à la marée descendante, l’embarcation retenue transporterait les passagers à l’anse Farmar.

En outre, M. Patterson fit cette réflexion, on ne peut plus naturelle chez un comptable : à s’installer à bord, les dépenses d’hôtel seraient évitées, et cela en valait la peine. Au surplus, rien n’empêcherait de revenir à Queenstown et à Cork, si le départ devait être reculé de quelques jours, faute de vent.

M. Patterson et les lauréats se firent donc conduire à un hôtel situé sur le quai. Ils se couchèrent, ils dormirent d’un bon sommeil, et, le lendemain, après un premier déjeuner, thé et sandwiches, ils prirent place dans le canot qui devait les conduire à bord de l’Alert.

On ne l’a point oublié, la brume s’était dissipée à ce moment. Aussi, dès que l’embarcation se fut avancée d’un mille, l’anse Farmar apparut au détour d’une pointe qui la limitait au nord.

« L’Alert !… s’écria Tony Renault, montrant le seul bâtiment qui fût alors à ce mouillage.

— Oui… mon jeune monsieur, l’Alert… répondit le patron du canot. Un joli navire, je vous assure !

— Vous connaissez le capitaine Paxton ?… demanda Louis Clodion.

— Je ne le connais point, et il est rarement venu à terre. Mais il passe pour un excellent marin, et il a un bon équipage sous ses ordres.

— Quel beau trois-mâts !… s’écriait Tony Renault, dont l’admiration était largement partagée par son camarade Magnus Anders.

— C’est un véritable yacht ! » dit Roger Hinsdale dont l’amour-propre fut flatté que Mrs Kethlen Seymour eût mis ce superbe bâtiment à leur disposition.

Un quart d’heure après, le canot accostait l’Alert au bas de l’échelle de tribord.

On le sait, ainsi que cela avait été convenu, le patron et ses deux hommes étaient restés dans le canot, qui reprit aussitôt la direction du port.

On sait aussi dans quelles conditions les présentations furent faites, comment Harry Markel reçut les voyageurs sous le nom du capitaine Paxton. Après cela, John Carpenter, en qualité de maître d’équipage, offrit ses services et proposa aux passagers de les conduire au carré, où leurs cabines étaient préparées.

Auparavant, M. Patterson crut devoir se dépenser en nouveaux compliments à l’adresse du capitaine. Il se félicitait que Mrs Kethlen Seymour eût confié le sort de sa jeune troupe d’excursionnistes à un commandant aussi distingué et de si excellente réputation dans le monde maritime… Sans doute, puisqu’ils se hasardaient à fouler le sein de Téthys, ils s’exposaient à quelques dangers… Mais, avec le capitaine Paxton, sur un aussi bon navire que l’Alert, avec un équipage aussi expérimenté, on pouvait braver les colères de Neptune…

Harry Markel restait froid, impassible, devant ce débordement de congratulations. Il se contenta de répondre que ses hommes et lui s’emploieraient de leur mieux pour que les passagers de l’Alert eussent toute satisfaction pendant ce voyage.

Et, maintenant, il s’agissait de visiter le navire « depuis le fond de la cale jusqu’à la pomme des mâts », ainsi que le répétait Tony Renault.

Que cela dût intéresser au plus haut point ces jeunes garçons, on ne saurait s’en étonner. N’était-ce pas la demeure, la ville flottante qui leur avait été choisie pour une saison de trois mois ?… N’était-ce pas comme une partie d’Antilian School, détachée du Royaume-Uni, qu’ils allaient habiter durant ce voyage ?…

Ce fut, en premier lieu, le carré, à l’intérieur de la dunette, où devaient être pris les repas en commun, la table de roulis au milieu, les bancs avec leurs dossiers mobiles, les lampes et leurs suspensions à la cardan, les divers ustensiles accrochés à la partie du mât d’artimon qui traversait la table, la claire-voie grillagée que pénétrait largement la lumière du dehors, l’office, dans lequel assiettes, carafes, verres et autres objets étaient assujettis contre le roulis et le tangage.

Puis, en abord, de chaque côté, s’ouvraient les cabines des passagers, pourvues de leurs cadres, de leur toilette, de leur petite armoire, éclairées par un hublot à verre lenticulaire percé dans les parois de la dunette. C’était en ces cabines que seraient groupés les boursiers par nationalité : — à bâbord, Hubert Perkins et John Howard dans la première, Roger Hinsdale seul dans la seconde, Louis Clodion et Tony Renault dans la troisième, — à tribord, Niels Harboe et Axel Wickborn dans la quatrième, dans la cinquième, Albertus Leuwen, et, dans la sixième, Magnus Anders.

Quant à la cabine réservée à M. Horatio Patterson, qui faisait pendant à celle du capitaine, à droite en entrant dans le carré, elle prenait vue sur le devant de la dunette, un peu plus spacieuse que celles de ses jeunes compagnons. À la rigueur, il aurait pu se considérer comme le second de l’Alert, et aurait eu le droit de porter deux galons sur les manches de sa redingote.

Il va sans dire que la prévoyance de Mrs Kethlen Seymour n’avait rien oublié de ce qui pouvait assurer le confort et l’hygiène des jeunes Antilians. Qu’il n’y eût point de médecin à bord, soit, et vraiment il n’y avait lieu de prévoir ni maladie ni aucun accident grave pendant cette traversée. Le mentor saurait bien réprimer les imprudences des plus audacieux de la bande. Cependant la pharmacie de l’Alert était amplement fournie des drogues d’un usage courant. Et puis, en cas de mauvais temps, vent et rafales, les passagers pourraient se vêtir en matelots. Ni les surouets ni les capotes et pantalons de toile cirée ne manquaient dans chaque cabine.

On ne s’étonnera pas si Tony Renault et quelques autres voulurent se « mateloter » dès leur arrivée à bord. Pour ce qui concerne M. Horatio Patterson, fidèle au chapeau de haute forme, fidèle à la redingote noire, fidèle à la cravate blanche, il eût cru indigne de son caractère et de sa respectabilité d’endosser la vareuse marine et de se coiffer du surouet traditionnel.

Ce n’était pas, du reste, par ce temps calme, sur les tranquilles eaux de cette baie de Cork, alors que le trois-mâts ne ressentait même pas les ondulations de la houle, qu’il y avait lieu de rien changer à ses habitudes. À la condition que Mrs Patterson se fût trouvée près de lui, il ne lui aurait pas semblé qu’il eût quitté son appartement d’Antilian School. Peut-être même ne voyait-il pas grande différence entre l’anse Farmar et Oxford Street, si ce n’est que les passants y étaient en moins grand nombre.

Le carré visité, les valises mises en place dans chaque cabine, commença l’inspection du navire, dont John Carpenter fit les honneurs, répondant à toutes les questions que lui posaient plus particulièrement Tony Renault et Magnus Anders. Sur la dunette, la roue du gouvernail et l’habitacle furent regardés par eux avec une extrême attention, et, sans doute, à ces futurs marins, la main leur démangeait-elle de prendre la barre, de mettre le cap au nord-nord-est quart d’est ou au sud-sud-ouest demi-quart de sud. Redescendus sur le pont, les jeunes garçons le parcoururent, examinant les deux canots suspendus aux porte-pistolets, et la yole hissée à l’arrière. En avant du mât de misaine était la cuisine, dans laquelle chauffait déjà le déjeuner sous la direction de Ranyah Cogh, lequel fut complimenté par M. Horatio Patterson pour la beauté de son type africain. Enfin, le poste de l’équipage, dont les hommes n’inspirèrent aucune défiance, le gaillard d’avant, le cabestan, l’une des ancres traversée au bossoir de tribord, celle de bâbord étant mouillée, tout cela arrêta l’attention de cette curieuse jeunesse.

Il restait maintenant à explorer la cale, pour terminer la visite du navire.

Qu’on ne soit point surpris si M. Patterson ne se hasarda pas à suivre ses pensionnaires dans ces sombres profondeurs du bâtiment. En effet, pas d’escalier, simplement des entailles creusées le long des épontilles, et dans lesquelles il fallait introduire le pied. Il ne s’y aventura point, pas plus qu’il ne se risquerait à gravir les enfléchures pour grimper dans les hunes et aux barres du grand mat ou du mat de misaine, même en passant par le trou du chat. Mais les jeunes garçons s’affalèrent prestement à l’intérieur de l’Alert, là où la cargaison était remplacée par des gueuses de fer qui assuraient la stabilité du navire. La cale fut parcourue depuis l’avant, qui communiquait par une échelle avec le poste de l’équipage, jusqu’à l’arrière, où une cloison étanche métallique la séparait de la cambuse, placée sous la dunette. Il y avait là des voiles, des agrès, des espars de rechange, et aussi un certain nombre de caisses de conserves, des barils de vin et des fûts d’eau-de-vie, des sacs de farine. Véritablement, l’Alert était pourvu comme s’il eût dû faire le tour du monde.

Cette visite achevée, tous remontèrent et vinrent rejoindre sur la dunette le mentor en compagnie du capitaine. Tous deux s’entretenaient de choses et d’autres, M. Patterson avec sa faconde habituelle, Harry Markel se contentant de répondre brièvement. Un brave marin, sans doute, mais décidément peu communicatif.

Et alors, Tony Renault de tourner autour de la barre, d’examiner l’habitacle qui renfermait le compas, de mettre la main sur la roue, de la mouvoir dans un sens et dans l’autre, comme eût fait un timonier, et de dire enfin :

« Capitaine… vous nous permettrez bien… de temps en temps… de gouverner un peu… quand il fera beau…

— Eh !… fit le mentor, je ne sais si cela serait prudent…

— Soyez tranquille, monsieur Patterson, nous ne vous ferons pas sombrer sous voiles ! » déclara Tony Renault.

Harry Markel s’était borné à faire un geste affirmatif.

À quoi pensait-il, cet homme ?… Quelque pitié s’était-elle glissée dans son âme, en voyant ces jeunes garçons si heureux, si joyeux d’être embarqués à bord de l’Alert ?… Non ! et, la nuit prochaine, aucun d’eux ne trouverait grâce devant lui.

En ce moment, la cloche retentit à l’avant du navire. Un des matelots venait de piquer les quatre coups de onze heures.

« C’est le déjeuner, dit Louis Clodion.

— Eh bien, nous y ferons honneur !… répondit M. Horatio Patterson. J’ai une faim de loup…

— De loup de mer… ajouta Tony Renault.

Lupus maritimus », traduisit M. Patterson.

C’était, en effet, l’heure du déjeuner, que Harry Markel s’excusa de ne point présider, ayant l’habitude, déclara-t-il, de prendre ses repas dans sa cabine.

Ce déjeuner était servi dans le carré, et chacun trouva place autour de la table. Des œufs, de la viande froide, du poisson frais pêché, du biscuit, du thé, tout cela fut reconnu excellent. D’ailleurs, ces jeunes estomacs, affamés par leur promenade matinale, ne se seraient pas montrés difficiles, et il faut convenir que M. Patterson mangea deux fois plus qu’il n’eût fait au réfectoire d’Antilian School.

Après le déjeuner, tous rejoignirent sur la dunette Harry Markel.

Et, d’après ce qui venait d’être convenu entre eux, Louis Clodion s’adressant à lui :

« Capitaine, demanda-t-il, pensez-vous pouvoir bientôt mettre à la voile ?…

— Dès que le vent sera levé, répondit Harry Markel, qui prévit le but de cette question, et cela peut se produire d’un instant à l’autre.

— Et… s’il est contraire ?… fit observer M. Horatio Patterson.

— Cela n’empêcherait pas d’appareiller et de faire route. Ce qu’il nous faut, c’est la brise, d’où qu’elle souffle…

— Oui… s’écria Tony Renault, en tirant des bordées.

— Au plus près… ajouta Magnus Anders.

— Comme vous dites, messieurs », répliqua Harry Markel.

Et, en réalité, est-il une plus jolie allure que celle d’un bâtiment qui serre le vent, tribord ou bâbord amure, lorsque toutes ses voiles portent ?…

« Enfin, capitaine, demanda Niels Harboe, y a-t-il lieu de croire que la brise va reprendre…

— Dans l’après-midi ?… ajouta John Howard.

— Je l’espère, répondit Harry Markel. Voici près de soixante heures que durent ces calmes, et, assurément, ils vont cesser.

— Capitaine, interrogea Roger Hinsdale, nous désirerions savoir s’il y a quelque chance que l’Alert parte aujourd’hui ?…

— Je vous répète, messieurs, que je n’en serais nullement étonné, car le baromètre baisse un peu… toutefois, je ne saurais l’affirmer…

— Dans ce cas, dit Louis Clodion, nous pourrions peut-être aller à terre passer l’après-midi ?

— Oui… oui !… » répétèrent ensemble tous ses camarades.

Or, c’était précisément cette proposition à laquelle Harry Markel ne voulait point acquiescer. Jamais il n’enverrait personne à terre, ni des passagers ni de l’équipage. C’eût été compromettre une situation déjà si dangereuse.

Et alors, M. Horatio Patterson d’appuyer la demande avec quelques citations très opportunes. Ses jeunes compagnons et lui ne connaissaient ni Cork… ni Queenstown… Ils n’avaient pu la veille visiter ces deux villes… On en disait les environs très curieux… particulièrement le village de Blarney, qui a donné son nom aux gasconnades irlandaises… puis le château, dont une des pierres, dit-on, brouille à jamais avec la vérité ceux qui en approchent leurs lèvres…

On le comprend, tous appuyèrent M. Patterson. En une demi-heure, l’un des canots de l’Alert, avec deux hommes, les aurait conduits au port, et ils promettaient d’être revenus avant le soir.

« Voyons, capitaine, reprit M. Patterson, c’est au maître après Dieu que nous adressons notre supplique…

— Ce serait bien volontiers que j’y consentirais, répondit Harry Markel d’un ton un peu rude. Mais je ne le puis… Nous sommes au jour fixé pour le départ… Si peu qu’il y ait de vent, et même, s’il le faut, rien qu’avec la marée descendante, j’espère sortir de la baie de Cork…

— Cependant, fit observer Louis Clodion, puisque nous ne pourrons faire route, une fois dehors ?…

— Nous mouillerons près de terre pour éviter le flot, répondit Harry Markel, et, du moins, l’Alert aura quitté l’anse Farmar… Si le vent se lève, comme je le pense, c’est en mer que nous le rencontrerons plutôt que dans cette anse, qui est très abritée… »

Ces raisons étaient assez plausibles, et, en somme, il convenait de s’en rapporter au capitaine.

« Je vous prie donc, messieurs, ajouta-t-il, de renoncer à votre projet d’aller à terre… ce serait risquer peut-être de perdre une marée.

— C’est entendu, capitaine, répondit M. Patterson, et nous n’insisterons pas davantage. »

Les jeunes garçons eurent bientôt pris leur parti. D’ailleurs, au moins deux ne tenaient pas autrement à s’en aller. C’étaient, on le devine, Magnus Anders et Tony Renault. La joie d’être à bord leur suffisait. Embarqués sur l’Alert, ils prétendaient n’en débarquer que dans un des ports de l’Antilie. Voit-on la brise se lever, tandis que leurs camarades visiteraient Cork ou Queenstown, et le navire empêché d’appareiller, parce que ses passagers ne seraient pas de retour !… Et qui sait si de plus longs retards ne compromettraient pas le voyage ?… Et que dirait Mrs Kethlen Seymour ?… Et que penserait le directeur d’Antilian School… Et quelle responsabilité pour le mentor qui comprit toute la gravité de cette argumentation ?…

La question était vidée, on resterait à bord. Puis, dans la conversation qui se prolongea et à laquelle Harry Markel ne put refuser de prendre part, on causa du voyage. Roger Hinsdale demanda si l’Alert avait déjà fait la traversée de l’Angleterre aux Antilles.

« Non, monsieur, répondit Harry Markel. Notre navire n’a effectué jusqu’ici que deux voyages dans la mer des Indes.

— Mais, vous, capitaine, demanda Hubert Perkins, connaissez-vous les Antilles ?…

— Je ne les connais pas.

— Alors, fit observer M. Horatio Patterson, il est possible à un marin d’aller tout droit là où il n’a jamais été…

— Comment donc, s’écria Tony Renault, mais les yeux fermés…

— Non, répondit Harry Markel, les yeux ouverts, en faisant son point, en consultant les cartes, en relevant la direction…

— Et nous verrons tout cela ?… dit Magnus Anders.

— Tout cela, mais à la condition d’être en mer au lieu de moisir au fond d’une baie ! »

Louis Clodion et ses camarades se résignèrent donc. Du reste, de ce qu’ils auraient à passer la journée entière à bord de l’Alert, sans avoir eu la permission de débarquer, il ne faudrait pas déduire que cette journée leur paraîtrait longue. Non ! il ne leur viendrait même pas à l’idée de se faire conduire aux grèves voisines, — ce que Harry Markel eût accordé sans doute, car il ne pouvait en résulter aucun danger pour lui. S’asseoir sur les bancs de la dunette, se balancer sur les rocking-chairs, se promener sur le pont, monter aux hunes ou aux barres, est-ce que cela ne suffirait pas à remplir l’après-midi, sans s’être ennuyé un instant ?…

Et puis, bien que la baie de Cork fût au calme, elle ne présentait pas moins une certaine animation. Le mouvement du port de Queenstown n’était pas interrompu parce que la brise persistait à ne point se lever. Aussi les lorgnettes des jeunes pensionnaires et la longue-vue considérable — deux pieds quatre pouces — de M. Horatio Patterson fonctionnaient-elles sans cesse. Il ne fallait rien perdre du va-et-vient des embarcations en train de pêcher dans la baie, des chaloupes à vapeur qui faisaient le service du littoral, des tugs qui donnaient la remorque aux voiliers, pressés de mettre dehors, des transatlantiques et autres qui entraient ou sortaient, et le nombre en est grand chaque jour dans cette baie de Cork.

D’ailleurs, après le dîner de cinq heures, qui valut le déjeuner, et à propos duquel le mentor fit à Ranyah Cogh des compliments très mérités, lorsque les passagers remontèrent sur la dunette, Harry Markel leur annonça que la brise de terre commençait à se faire sentir. Très probablement, pour peu qu’elle tint une heure encore, il se déciderait à appareiller.

Que l’on juge si cette nouvelle fut bien accueillie !

En effet, vers le nord-est apparaissaient des nuages qui permettaient de croire à un changement de temps. Sans doute, ils se levaient de terre, et mieux eût valu qu’ils vinssent du large. Mais, enfin, l’Alert pouvait quitter son mouillage, et, une fois au-delà de Roche-Pointe, on agirait suivant les circonstances.

« Tout le monde sur le pont, commanda Harry Markel, et paré à lever l’ancre. »

Quelques hommes vinrent au guindeau, aidés des jeunes garçons qui voulurent leur donner la main. Pendant ce temps, les voiles étaient larguées, les vergues hissées à bloc. Puis, lorsque l’ancre fut à pic, tandis qu’elle remontait au bossoir, le trois-mâts prit de l’erre sous sa misaine, ses focs, ses huniers, ses perroquets, sa brigantine, et, en quelques instants, il eut contourné l’extrême pointe de l’anse Farmar.

Et, aux dernières nouvelles, les journaux du soir annoncèrent que le trois-mâts Alert, capitaine Paxton, ayant à bord les lauréats du concours d’Antilian School, venait de prendre la mer à destination des Antilles.

IX

en vue de terre.

Il était à peu près sept heures lorsque l’Alert débouqua de la baie de Cork, laissant sur bâbord le promontoire de Roche-Pointe. Le littoral du comté de Cork lui restait à quelques milles dans l’ouest.

Avant de porter leurs yeux vers cette vaste étendue de mer sans limites, les passagers contemplaient les hautes terres, à demi noyées d’ombre, de la côte méridionale de l’Irlande. Installés sur la dunette, dont la tente avait été serrée pour la nuit, ils regardaient, sans se défendre d’une certaine émotion, si naturelle à leur âge. À peine avaient-ils conservé le souvenir des traversées précédemment faites, lorsqu’ils étaient venus des Antilles en Europe.

Et leurs vives imaginations travaillaient en songeant à ce grand voyage qui les ramenait au pays natal. Dans leur pensée foisonnaient ces mots magiques : excursions, explorations, aventures, découvertes, qui appartiennent à la nomenclature des touristes. Les récits qu’ils avaient lus, et plus particulièrement durant les derniers jours passés à Antilian School, leur revenaient à l’esprit. Et ce qu’ils avaient dévoré de voyages alors qu’ils ne connaissaient pas encore la destination de l’Alert !… Ce qu’ils avaient feuilleté d’atlas et consulté de cartes !…

Il faut donc se rendre compte de l’état de ces jeunes cerveaux singulièrement surexcités, avec leur trop plein de désirs et de souhaits. Et, maintenant, bien que n’ignorant plus le but de ce voyage, très simple et très facile, en somme, ils étaient toujours sous l’impression de leurs lectures. Ils suivaient les grands découvreurs lors de leurs expéditions lointaines, ils prenaient possession de terres nouvelles, ils y arboraient le pavillon de leur pays !… Ils étaient Christophe Colomb en Amérique, Vasco de Gama aux Indes, Magellan à la Terre de Feu, Jacques Cartier au Canada, James Cook aux îles du Pacifique, Dumont d’Urville à la Nouvelle-Zélande et aux contrées antarctiques, Livingstone et Stanley en Afrique, Hudson Parry et James Ross aux régions du pôle nord !… Ils répétaient avec Chateaubriand que le globe terrestre est trop petit, puisqu’on en a fait le tour, et ils regrettaient que ce monde n’eût que cinq parties et non une douzaine !… Ils se voyaient déjà loin… loin, bien que l’Alert ne fût qu’au début de sa traversée et encore dans les eaux anglaises !…

Il est vrai, d’autre part, que chacun d’eux eût été heureux, au moment de quitter l’Europe, de saluer son pays une dernière fois, Louis Clodion et Tony Renault la France, Niels Harboe et Axel Wickborn le Danemark, Albertus Leuwen la Hollande, Magnus Anders la Suède : il n’y fallait point songer.

Seuls, Roger Hinsdale, John Howard, Hubert Perkins auraient cette satisfaction d’envoyer un dernier adieu à cette Irlande qui, avec la Grande-Bretagne, complète la trinité du Royaume-Uni.

Et, à partir du lendemain, après avoir franchi le canal de Saint-George, ils ne rencontreraient pas un continent, avant l’arrivée dans les mers d’Amérique, où chacun d’eux retrouverait un peu de ce qu’il laissait en Europe.

Du reste, on va le voir, un certain temps se passerait sans que les côtes britanniques eussent disparu sous l’horizon.

En effet, la brise qui venait de se lever avait permis à l’Alert de quitter son mouillage de l’anse Farmar. Mais, ainsi qu’on pouvait le craindre, cette brise de terre, sans force ni durée, mourait à quelques milles au large.

Pour prendre direction au sortir du canal de Saint-George, l’Alert devait mettre le cap au sud-ouest, et c’est bien ce qu’eût fait le capitaine Paxton. Et, s’il avait pu pousser jusqu’à une centaine de milles, peut-être aurait-il rencontré le vent mieux établi en pleine mer. Telle n’était pas l’intention d’Harry Markel : ce serait vers le sud qu’il donnerait la route en sortant du canal.

Au surplus, — ce qui aurait favorisé ses abominables projets, — c’eût été de s’éloigner le plus possible de la côte pendant la nuit, de se déhaler des nombreux bâtiments qui la fréquentent et que retenait le défaut de brise.

Or, la mer était au calme blanc. Aucune ride à sa surface, pas même un clapotis, ni à la côte, ni aux flancs du navire. La mer d’Irlande vidait tranquillement ses eaux dans l’océan Atlantique.

Il suit de là que l’Alert était aussi immobile qu’il l’eût été entre les rives d’un lac ou d’une rivière. On ne sentait pas à bord le plus léger roulis, grâce à l’abri de la terre. M. Horatio Patterson se félicitait, à la pensée qu’il aurait le temps de s’acclimater et de se faire le pied marin.

Les passagers prenaient donc cet état de choses en patience, et, d’ailleurs, quel moyen d’y remédier ? Mais que d’inquiétudes pour Harry Markel et son équipage dans ce voisinage de la terre ! Il était toujours à craindre qu’un aviso de l’État vînt mouiller à l’ouvert du canal de Saint-George, avec ordre de visiter tous les bâtiments qui sortiraient de la baie de Cork.

À cette inquiétude se mêlait aussi la colère. Harry Markel se demandait s’il pourrait en empêcher la manifestation. Corty et les autres montraient des figures dont les passagers finiraient peut-être par s’effrayer.

John Carpenter et lui essayaient vainement de les modérer. On ne se fût pas expliqué une telle irritation par les contrariétés du temps. Si ce retard était désobligeant, c’était surtout pour M. Patterson et ses jeunes compagnons, non pour des matelots indifférents à ces habituels désagréments de la mer.

Harry Markel et John Carpenter causaient, en arpentant le pont du navire, et, finalement, John Carpenter dit :

« Voyons, Harry, la nuit va venir, et ce que nous avons fait dans l’anse Farmar, en nous débarrassant des gens de l’Alert, est-il donc impossible de le faire à un ou deux milles de la côte ?… Il me semble que c’était encore plus risqué dans la baie de Cork…

— Tu oublies, John, répondit Harry Markel, que nous ne pouvions agir autrement, puisqu’il fallait à tout prix s’emparer du navire.

— Eh bien, Harry, lorsque les passagers seront endormis dans leurs cabines, qui nous empêchera d’en finir avec eux ?…

— Qui nous en empêcherait, John ?…

— Oui, reprit John Carpenter. Ils sont embarqués, maintenant… L’Alert est hors de la baie… Je n’imagine pas que personne leur rende visite jusqu’ici…

— Personne ?… répliqua Harry Markel. Et, à Queenstown, lorsque les sémaphores annonceront que le navire est retenu par les calmes, es-tu sûr que des amis ne viendront pas leur apporter un dernier adieu ?… Et que se passerait-il, quand on ne les trouverait plus à bord ?…

— Avoue, Harry, que c’est assez improbable ! »

Improbable, en effet ; possible, après tout ! Que, le lendemain, l’Alert fût encore sous la terre, pourquoi ne serait-il pas accosté par quelque embarcation de promeneurs ?… Cependant les compagnons d’Harry Markel ne semblaient point devoir se rendre à ces raisons. Et la nuit ne s’achèverait pas sans avoir amené le dénouement de cet épouvantable drame.

La soirée s’avançait et sa fraîcheur reposait des accablantes chaleurs d’une chaude journée. Après huit heures, le soleil disparaîtrait sous un horizon sans nuages, et rien ne permettait de croire à une prochaine modification dans l’état de l’atmosphère.

Les jeunes garçons étaient réunis sur la dunette, peu pressés de descendre dans le carré. Dès qu’il leur eut souhaité le bonsoir, M. Patterson regagna sa cabine et procéda minutieusement à sa toilette de nuit. S’étant déshabillé méthodiquement, il accrocha ses vêtements à la place qu’ils occuperaient pendant le voyage ; il se coiffa d’un bonnet de soie noire ; il s’allongea sur son cadre. Puis son ultime pensée, avant de s’endormir, fut celle-ci ;

« Excellente madame Patterson !… Ma dernière précaution lui a bien causé quelque peine !… Mais c’était agir en homme sage, et tout sera réparé au retour. »

Cependant, si le calme de la mer égalait le calme de l’espace, l’Alert subissait toujours l’action des courants, très prononcés à l’entrée du canal de Saint-George. Le flot qui arrivait du large tendait à le rapprocher de terre. Outre que Harry Markel pouvait craindre de se mettre au plein s’il n’immobilisait pas son navire, il n’aurait voulu pour rien au monde être entraîné plus au nord jusqu’à la mer d’Irlande. D’autre part, si l’Alert venait à s’échouer sur le littoral, bien que le sauvetage n’eût offert aucune difficulté par une mer si tranquille, quelle situation périlleuse pour ces fugitifs, obligés de prendre terre, alors que la police devait diriger ses recherches aux environs de Queenstown et de Cork !

Du reste, nombre de bâtiments se trouvaient en vue de l’Alert — une centaine au moins — voiliers qui ne pouvaient gagner le port. Tels ils étaient ce soir-là, tels ils seraient sans doute le lendemain, la plupart ayant mouillé pour étaler la marée de nuit.

À dix heures, le trois-mâts n’était séparé de la côte que d’un demi-mille. Il avait un peu dérivé vers l’ouest jusqu’au travers de Roberts-Cove.

Harry Markel jugea qu’il ne fallait pas attendre pour envoyer l’ancre par le fond, et il appela ses hommes.

Lorsque Louis Clodion, Roger Hinsdale et les autres l’entendirent, ils s’empressèrent de quitter la dunette.

« Est-ce que vous allez mouiller, capitaine Paxton ?… demanda Tony Renault.

— À l’instant, répondit Harry Markel. Le flot prend de la force… Nous sommes trop près de terre… et je craindrais de m’échouer…

— Ainsi, questionna Roger Hinsdale, il n’y a pas apparence que la brise se lève ?…

— Pas apparence.

— Cela commence à devenir contrariant, fit observer Niels Harboe.

— Très contrariant.

— À pleine mer, il est possible que le vent s’élève, dit Magnus Anders.

— Aussi serons-nous prêts à en profiter, car l’Alert ne sera mouillé que sur une ancre, répondit Harry Markel.

— Dans ce cas, vous nous préviendrez, capitaine, pour vous donner la main à l’appareillage ?… demanda Tony Renault.

— Je vous le promets.

— Oui !… vous serez réveillés à temps ! » murmura ironiquement John Carpenter.

Les dispositions pour le mouillage furent prises à un quart de mille de la côte, qui se recourbait par une pointe projetée à l’ouest.

L’ancre de bâbord envoyée par le fond et sa chaîne raidie, l’Alert présenta l’amure au littoral.

Cette opération achevée, les passagers regagnèrent leurs cabines, où chacun d’eux ne tarda pas à s’endormir d’un tranquille sommeil.

À présent, qu’allait faire Harry Markel ?… se rendrait-il aux désirs de son équipage ?… Le massacre s’accomplirait-il cette nuit même ?… La prudence ne lui commandait-elle pas d’attendre des circonstances plus favorables ?…

Évidemment, puisque l’Alert, au lieu d’être isolé sur les parages de Roberts-Cove, comme il l’avait été à l’anse Farmar, se trouvait au milieu de ces nombreux navires encalminés à l’entrée ouest du canal de Saint-George. Pour la plupart, à l’exemple de l’Alert, ils avaient mouillé afin de résister au flot qui les poussait à la côte. Il en était même deux ou trois qui stationnaient dans le voisinage du trois-mâts, à une demi-encablure au plus. Dès lors, comment se hasarder à jeter les passagers par-dessus le bord ?… Bien qu’il fût facile de les surprendre en plein sommeil, était-on assuré qu’ils ne chercheraient pas à se défendre, qu’ils n’appelleraient pas au secours, que leurs cris ne seraient pas entendus des hommes de quart des autres bâtiments ?…

C’est ce que Harry Markel, non sans peine, fit comprendre à John Carpenter, à Corty, à tous ces misérables pressés d’en finir, et ils durent se rendre. Mais si l’Alert eût été seulement de quatre à cinq milles au large, nul doute que cette nuit eût été la dernière pour M. Horatio Patterson et les jeunes lauréats d’Antilian School.

Le lendemain, dès cinq heures, Louis Clodion, Roger Hinsdale et leurs camarades allaient et venaient sur la dunette, tandis que, moins impatient, moins vif, M. Patterson continuait à se prélasser dans son cadre.

Ni Harry Markel ni le maître d’équipage n’étaient encore levés. Leur entretien s’était continué très avant dans la nuit. Ils guettaient l’arrivée de la brise, qui ne soufflait ni de la terre ni du large. N’y en eût-il que de quoi remplir les voiles hautes, ils n’auraient pas hésité à lever l’ancre, en prenant garde de réveiller les dormeurs, et ils se fussent dégagés de cette flottille qui les entourait. Mais, vers quatre heures du matin, la marée étant basse, le flot prêt à remonter, ils avaient dû renoncer à tout espoir de s’éloigner de Roberts-Cove. Aussi avaient-ils réintégré, l’un sa cabine, sous la dunette, l’autre, la sienne, près du poste de l’équipage, afin d’y reposer quelques heures.

Les jeunes garçons ne rencontrèrent donc que Corty à l’arrière, tandis que deux des matelots faisaient le quart à l’avant.

Ils adressèrent à cet homme la seule question qu’il fût naturel de faire :

« Et le temps ?…

— Trop beau.

— Et le vent ?…

— Pas de quoi éteindre une chandelle ! »

Le soleil débordait alors de l’horizon, au large du canal de Saint-George, au milieu d’une buée de vapeurs chaudes. Ces brumes se dissipèrent presque aussitôt, et la mer étincela sous les premiers rayons de cette matinée.

À sept heures, Harry Markel, ouvrant la porte de sa cabine, rencontra M. Patterson, qui sortait de la sienne. Il y mit, d’une part, un aimable bonjour, formulé dans les termes les meilleurs, et, de l’autre, une simple inclination de tête.

Le mentor monta sur la dunette, où il trouva tout son monde.

« Eh bien ! jeunes lauréats, déclama-t-il, est-ce aujourd’hui que nous allons labourer de notre proue ardente l’immensité liquide ?…

— Je crains plutôt que nous ne perdions encore cette journée, monsieur Patterson… répondit Roger Hinsdale, en montrant cette mer calme que la longue houle gonflait à peine.

— Alors, le soir venu, diem perdidi, pourrai-je m’écrier comme Titus…

— Sans doute, répliqua Louis Clodion ; mais c’était parce que Titus n’avait pu faire le bien, et nous, ce sera parce que nous n’aurons pu partir ! »

En ce moment, Harry Markel et John Carpenter, causant à l’avant, furent interrompus par Corty, qui leur dit à voix basse :

« Attention…

— Qu’y a-t-il ?… demanda le maître d’équipage.

— Regardez… mais ne vous montrez pas », répondit Corty, en indiquant du doigt une partie de la côte dominée par de hautes falaises.

Sur la crête, s’avançait une troupe d’une vingtaine d’hommes. Ils circulaient, observant tantôt du côté de la campagne, tantôt du côté de la mer.

« Ce sont les constables… dit Corty.

— Oui… fit Harry Markel.

— Et je sais bien ce qu’ils cherchent !… ajouta le maître de l’équipage.

— Tous les hommes dans le poste », ordonna Harry Markel.

Les matelots, réunis près du gaillard d’avant, redescendirent aussitôt.

Harry Markel et les deux autres restèrent sur le pont en se rapprochant du bastingage de bâbord, de manière à ne point être aperçus, tout en guettant les policemen.

C’était en effet une escouade d’agents à la poursuite des fugitifs. Après avoir inutilement fouillé le port et la ville, ils s’étaient mis en quête le long du littoral, et il sembla qu’ils examinaient l’Alert avec une obstination particulière.

Mais, qu’ils eussent cette pensée que la bande d’Harry Markel se fût réfugiée à bord du trois-mâts, après s’en être emparée la veille dans l’anse Farmar, cela paraissait fort improbable. Tant de navires étaient réunis devant Roberts-Cove, qu’ils auraient été dans l’impossibilité de les visiter tous. Il est vrai, il ne se fût agi que des bâtiments sortis la nuit de la baie de Cork et les constables ne devaient pas ignorer que l’Alert était un de ceux-là.

La question se posait donc de savoir s’ils allaient redescendre sur la grève, réquisitionner une embarcation de pêcheurs et se faire conduire à bord.

Harry Markel et ses compagnons attendaient en proie à une anxiété facile à comprendre.

D’autre part, l’attention des passagers avait été attirée par la présence de cette escouade, qu’ils reconnurent à son uniforme. Assurément, ce n’était pas là une simple promenade sur la crête de la falaise. Ces policemen opéraient quelque recherche aux environs de Cork et de Queenstown, et ils surveillaient le littoral. Peut-être un débarquement suspect qu’ils voulaient empocher, quelques marchandises de contrebande…

« Oui… ce sont des constables… déclara Axel Wickborn.

— Et même armés de revolvers », assura Hubert Perkins, après les avoir observés, sa lorgnette aux yeux.

Du reste, la distance qui séparait le trois-mâts de la falaise n’était au plus que de deux cents toises. De telle sorte que, si du bord on distinguait parfaitement tout ce qui se passait à terre, de la terre on voyait parfaitement tout ce qui se passait à bord.

Et c’est bien cette circonstance qui, à bon droit, causait tant d’appréhensions à Harry Markel, — appréhensions qui auraient disparu, si le navire eût été d’un quart de mille en mer. Avec une longue-vue, le chef des agents les aurait reconnus sans peine, et l’on sait ce qui s’en serait suivi. L’Alert ne pouvait se déplacer, et, d’ailleurs, la marée montante l’eût plutôt porté à la côte. Quant à se jeter dans un des canots du bord, en quelque endroit qu’ils eussent débarqué, Harry Markel et ses complices auraient été certainement repris. Aussi ne se montraient-ils pas, les uns cachés dans le poste, les autres se dissimulant derrière les bastingages, tout en se gardant d’éveiller les soupçons des jeunes passagers.

Il est vrai, comment ceux-ci eussent-ils pu soupçonner qu’ils étaient tombés entre les mains des échappés de la prison de Queenstown ?…

Aussi, Tony Renault, plaisantant, déclara-t-il qu’il ne s’agissait pas de recherches effectuées par la police.

« Ces braves constables ont été envoyés là pour voir si l’Alert a pu appareiller, afin d’annoncer son départ à nos familles…

— Tu te moques ?… lui répondit John Howard, qui prit l’observation au sérieux.

— Mais non, John, mais non !… Allons le demander au capitaine Paxton. »

Tous de descendre alors sur le pont et de gagner l’avant du navire.

Harry Markel, John Carpenter, Corty, ne les virent point venir sans quelque inquiétude. Quant à leur intimer l’ordre de rester sur la dunette, pourquoi ? Et ne pas répondre à leurs questions, pourquoi encore ?…

Ce fut Louis Clodion qui prit la parole :

« Voyez-vous ce groupe sur la falaise, capitaine Paxton ?…

— Oui… dit Harry Markel, et je ne sais ce que ces hommes sont venus faire en cet endroit…

— Est-ce qu’ils n’observent pas l’Alert ?… ajouta Albertus Leuwen.

— Pas plus l’Alert que les autres bâtiments… répondit John Carpenter.

— Mais ce sont des constables ?… demanda Roger Hinsdale.

— Je le pense, dit Harry Markel.

— Est-ce qu’ils seraient à la recherche de malfaiteurs ?… ajouta Louis Clodion.

— Des malfaiteurs ?… répliqua le maître d’équipage.

— Sans doute, poursuivit Louis Clodion. N’avez-vous pas entendu dire que les pirates de l’Halifax, après avoir été capturés dans les mers du Pacifique, ont été ramenés en Angleterre, à Queenstown, pour y être jugés et qu’ils sont parvenus à s’échapper de la prison ?…

— Nous l’ignorions, déclara John Carpenter du ton le plus naturel, le plus indifférent aussi.

— Pourtant, dit Hubert Perkins, avant-hier, à notre arrivée, en débarquant du paquebot, nous n’avons entendu parler que de cela…

— C’est possible, mais ni avant-hier ni hier nous n’avons quitté le bord un instant, et nous ne sommes pas au courant de ces nouvelles.

— Cependant, demanda Louis Clodion, vous aviez bien entendu dire que l’équipage de l’Halifax avait été ramené en Europe ?…

— En effet… répondit John Carpenter, qui ne voulut point passer pour plus ignorant qu’il ne fallait… D’ailleurs, nous ne savions pas que ces gens-là s’étaient évadés de la prison de Queenstown…

— Cette évasion a pourtant eu lieu, assura Roger Hinsdale, et la veille du jour où ces misérables allaient être jugés…

— Puis condamnés !… s’écria Tony Renault. Espérons que la police parviendra à retrouver leur piste…

— Et, ajouta Louis Clodion, qu’ils n’échapperont point au châtiment que méritent leurs abominables crimes…

— Comme vous dites », se borna à répondre Harry Markel.

Au surplus, les craintes, si justement éprouvées par Harry Markel et ses compagnons, eurent bientôt pris fin. Après un quart d’heure de halte au sommet de la falaise, l’escouade continua de suivre la crête du littoral dans la direction du sud-ouest. Les agents ne tardèrent pas à disparaître, et Corty de murmurer, en donnant du jeu à ses poumons :

« Enfin… je respire !…

— D’accord, répondit John Carpenter, mais, si les constables sont venus, le vent, lui, est resté au diable !… S’il ne se lève pas avant le soir, il faudra, coûte que coûte, nous déhaler pendant la nuit…

— On se déhalera, n’est-ce pas, Harry ?… demanda Corty. Nos embarcations remorqueront l’Alert… Les passagers ne refuseront pas de se mettre aux avirons pour nous venir en aide…

— Bien, déclara le maître d’équipage, et, quand le jusant nous aura emportés à trois ou quatre milles de la terre, nous ne courrons plus autant de dangers qu’ici…

— Et, conclut Corty, nous pourrons faire ce qui nous reste à faire… »

X

la brise du nord-est.

Penchés au-dessus de la rambarde, les jeunes passagers observaient avec attention aussi loin que leur permettait le regard. Avec quelle impatience il leur tardait d’avoir quitté ce mouillage et de ne plus être en vue de terre.

Le ciel laissait alors prévoir une modification prochaine dans l’état de l’atmosphère. Quelques nuages se levaient à l’est, et il était possible que la brise vint de la côte avant la fin du jour.

Eh bien, on en profiterait, dût-elle même souffler en tempête, pourvu qu’elle entraînât l’Alert à vingt milles de là, en plein Atlantique.

Mais cet espoir ne serait-il pas déçu ?… Ces nuages ne se dissiperaient-ils pas avec les derniers rayons du soleil !… Harry Markel en viendrait-il donc à se servir de ses embarcations pour gagner la haute mer ?…

Cependant, abrités sous la tente de la dunette, les jeunes garçons suivaient le mouvement qui s’effectuait à l’entrée du canal de Saint-George. Non seulement montaient et descendaient des steamers, les uns vers l’Atlantique, les autres vers les parages de l’Irlande, mais plusieurs voiliers se faisaient remorquer par les tugs de Queenstown.

Ah ! si Harry Markel l’eût osé, il aurait hélé un de ces tugs ; il aurait traité pour être conduit au large, et il eût payé d’un bon prix son remorquage !…

Tony Renault proposa même d’employer ce moyen. À cinq ou six milles plus à l’ouvert du canal, n’était-on pas assuré de rencontrer les brises du large ?…

À cette proposition, Harry Markel opposa un refus catégorique, et d’un ton sec qui ne laissa pas de surprendre. Après tout, un capitaine sait ce qu’il doit faire : il ne demande l’avis de personne.

En effet, Harry Markel, quelque intérêt qu’il eût à s’éloigner d’une côte si dangereuse pour ses compagnons et lui, n’eût jamais consenti à prendre un remorqueur. Que serait-il arrivé si le patron de ce tug, connaissant le capitaine Paxton ou l’un de ses hommes, ne les eût pas retrouvés à bord de l’Alert ?… Non ! mieux valait encore attendre.

Vers trois heures de l’après-midi, d’épaisses fumées se montrèrent dans le sud-ouest. Quelle intéressante distraction d’observer l’approche du steamer qui venait d’être signalé !

Ce bâtiment marchait à grande vitesse. Aussi, une demi-heure après, eut-on la certitude que c’était un navire de guerre se dirigeant vers le canal.

Toutes les lorgnettes furent braquées de ce côté. Tony Renault et les autres se disputaient à qui découvrirait le premier la nationalité de ce steamer.

Ce fut Louis Clodion qui l’eut, cette bonne fortune, et, après avoir assez distinctement reconnu la flamme déroulée à la pomme du mât militaire :

« C’est un français, s’écria-t-il, un navire de l’État…

— Si c’est un français, s’écria Tony Renault, nous le saluerons au passage ! »

Et il alla demander à Harry Markel la permission de rendre honneur à la France, représentée par un de ses bâtiments de guerre.

Harry Markel, n’ayant aucune raison de refuser, donna son consentement et ajouta même que, très certainement, on répondrait au salut de l’Alert. N’est-ce pas l’usage dans toutes les marines ?…

Ce bâtiment était un croiseur cuirassé de deuxième rang qui jaugeait de sept à huit mille tonnes, portant deux mâts militaires. Le pavillon tricolore flottait à sa poupe, il avançait rapidement sur cette mer si calme, que coupait son étrave effilée, et laissait après lui un long sillage plat, dû à la perfection de ses lignes d’eau.

Grâce aux lorgnettes, le nom de ce cuirassé put être lu au moment où il passa devant l’Alert.

C’était le Jemmapes, l’un des plus beaux types de la flotte française.

Louis Clodion et Tony Renault étaient postés sur la dunette, à la drisse de la corne d’artimon. Lorsque le Jemmapes ne fut plus qu’à un quart de mille, ils halèrent sur la drisse, et le pavillon britannique fut par trois fois amené aux cris de « Vive la France ! » Tous, Anglais, Danois, Hollandais, poussèrent ce cri en l’honneur de leurs camarades, tandis que le pavillon du Jemmapes descendait et remontait le long de sa hampe.

Une heure plus tard, même honneur fut rendu aux couleurs anglaises, lorsqu’elles apparurent à la corne d’un transatlantique.

C’était le City-of-London, de la ligne Cunard, établie entre Liverpool et New-York. Suivant l’habitude, il allait déposer ses dépêches à Queenstown, ce qui fait gagner à celle-ci une demie journée sur l’arrivée des paquebots.

Le City-of-London salua l’Alert, dont le pavillon avait été hissé par John Howard et Hubert Perkins, au milieu des hurras des jeunes passagers.

Vers cinq heures environ, il fut constaté que les nuages avaient grossi dans le nord-est et dominaient les hauteurs qui s’élèvent en arrière de la baie de Cork. Notable différence entre l’aspect du ciel et celui qu’il présentait à la même heure pendant les journées précédentes.

Si, ce soir-là, le soleil se couchait encore sur un horizon pur, il était à prévoir qu’il reparaîtrait le lendemain derrière ces lourdes vapeurs.

Harry Markel et John Carpenter s’entretenaient à l’avant. Par précaution, ils ne voulaient point se montrer sur la dunette, où ils auraient pu être aperçus et reconnus, soit de la falaise, soit même du rivage, bordé d’un semis de roches noirâtres.

« Il y a du vent là-dedans !… dit le maître d’équipage, en tendant la main dans la direction de Roche-Pointe.

— Je le crois… répondit Harry Markel.

— Eh bien, s’il se décide à souffler, nous n’en perdrons pas une prise… capitaine Paxton… oui, capitaine Paxton !… Ne faut-il pas que je m’habitue à t’appeler ainsi… au moins pour quelques heures ?… Demain… cette nuit même, j’espère bien que tu redeviendras définitivement le capitaine Markel, commandant… Ah ! à propos, je chercherai un nom pour notre navire !… Ce n’est pas l’Alert qui recommencera nos campagnes dans les mers du Pacifique !… »

Harry Markel, qui n’avait point interrompu son compagnon, demanda :

« Tout est prêt pour l’appareillage ?…

— Tout, capitaine Paxton, répliqua le maître d’équipage. Il n’y a qu’à lever l’ancre et à larguer les voiles ! Il ne faudra pas grande brise à un navire aussi fin de l’avant, aussi relevé de l’arrière pour se déhaler rapidement…

— Ce soir, déclara Harry Markel, si nous ne sommes pas à cinq ou six milles dans le sud de Roberts-Cove, j’en serai bien surpris…

— Et moi, plus vexé que surpris ! répliqua John Carpenter. Mais voici deux de nos passagers qui viennent te parler…

— Qu’ont-ils à me dire ?… » murmura Harry Markel.

Magnus Anders et Tony Renault — les deux novices, comme les désignaient leurs camarades — venaient de quitter la dunette, se dirigeant vers le gaillard d’avant, au bas duquel causaient Harry Markel et John Carpenter.

Ce fut Tony Renault qui prit la parole et dit :

« Capitaine Paxton, mes camarades nous envoient, Magnus et moi, vous demander s’il n’y a pas d’indices d’un changement de temps…

— Assurément, répondit Harry Markel.

— Alors il est possible que l’Alert appareille ce soir ?… dit Magnus Anders.

— C’est possible, et c’est même de cela que nous parlions, John Carpenter et moi.

— Mais, reprit Tony Renault, ce ne serait que dans la soirée sans doute ?…
c’était le « jemmapes ».

— Dans la soirée, répondit Harry Markel. Les nuages montent très lentement, et, si le vent se déclare, ce ne sera pas avant deux ou trois heures…

— Nous avons remarqué, continua Tony Renault, que ces nuages ne sont pas coupés, et ils doivent descendre très bas, au-dessous de l’horizon… C’est, sans doute, ce qui vous fait penser, capitaine Paxton, que le changement de temps est probable ?… »

Harry Markel fit un signe de tête affirmatif, et alors le maître d’équipage d’ajouter :

« Oui, mes jeunes messieurs, je crois que nous tenons le vent cette fois !… Ce sera le bon, puisqu’il nous poussera dans l’ouest… Encore un peu de patience, et l’Alert aura enfin quitté la côte d’Irlande !… En attendant, vous avez le temps de dîner, Ranyah Cogh a mis toute sa cuisine en branle pour votre dernier repas… le dernier en vue de terre, s’entend !… »

Harry Markel fronçait le sourcil, comprenant bien les abominables allusions de John Carpenter. Mais il était difficile d’enrayer les bavardages de ce bandit qui avait la férocité plaisante ou la plaisanterie féroce, comme on voudra.

« Bien, fit Magnus Anders, nous nous mettrons à table quand le dîner sera prêt…

— Et, insista Tony Renault, si vous appareillez avant qu’il soit fini, ne craignez pas de nous déranger !… Nous voulons être tous à notre poste pour l’appareillage. »

Cela convenu, les deux jeunes garçons regagnèrent la dunette. Là ils continuèrent de causer, en examinant l’état du ciel jusqu’au moment où un des matelots nommé Wagah vint les prévenir que le dîner les attendait.

Ce Wagah avait été affecté au service de la dunette. À lui revenait tout ce qui concernait le carré et les cabines, comme s’il eût été le steward du bord.

C’était un homme de trente-cinq ans, et la nature avait fait erreur en lui donnant une physionomie franche, une figure sympathique : il ne valait pas mieux que ses compagnons. Son obséquiosité n’eût peut-être point paru exempte de fourberie, et il n’avait pas l’habitude de regarder les gens bien en face.

Ces détails devaient échapper aux passagers trop jeunes encore, trop inexpérimentés pour découvrir ces indices de la perversité humaine.

Il va sans dire que Wagah avait particulièrement séduit M. Horatio Patterson, sinon moins jeune, mais aussi inexpérimenté que Louis Clodion et ses camarades.

En effet, par sa minutie dans le service, par le zèle qu’il affectait, Wagah devait plaire à un homme, on peut le dire, aussi naïf que l’économe d’Antilian School. Harry Markel avait eu la main heureuse en le choisissant pour ces fonctions de steward. Personne n’avait mieux joué son rôle. Eût-il eu à le continuer pendant toute la traversée que M. Horatio Patterson n’aurait jamais soupçonné ce misérable. Or, on ne le sait que trop, ce rôle allait prendre fin dans quelques heures.

Donc, le mentor était enchanté de son steward. Il lui avait déjà indiqué la place de ses divers ustensiles de toilette et de ses habits dans la cabine. Il se disait que, s’il était éprouvé par le mal de mer, — éventualité peu probable puisqu’il avait fait ses preuves pendant la traversée de Bristol à Queenstown, — Wagah lui rendrait les meilleurs services. Aussi parlait-il déjà de la bonne gratification qu’il comptait prélever sur la caisse du voyage pour reconnaître tant d’empressement à lui être agréable et à prévenir ses moindres désirs en toutes choses.

Le jour même, causant avec lui, s’inquiétant de tout ce qui concernait l’Alert et son personnel, M. Patterson avait été amené à parler d’Harry Markel. Peut-être trouvait-il « le commandant » — c’est ainsi qu’il le désignait — un peu froid, un peu réservé, et d’un caractère peu communicatif, en somme.

« C’est justement observé, monsieur Patterson, lui avait répondu Wagah. Il est vrai, ce sont là des qualités sérieuses pour un marin… Le capitaine Paxton est tout à son affaire… Il sait quelle est sa responsabilité, et ne pense qu’à bien remplir ses fonctions… Vous le verrez à l’œuvre, si l’Alert est aux prises avec le mauvais temps !… C’est un des meilleurs manœuvriers de notre flotte marchande, et il serait capable de commander un bâtiment de guerre tout autant que sa Seigneurie le premier lord de l’Amirauté…

— Juste réputation dont il jouit à bon droit, Wagah, avait répondu M. Horatio Patterson, et c’est en ces termes élogieux qu’on nous l’a dépeint ! Lorsque l’Alert a été mis à notre disposition par la généreuse Mrs Kethlen Seymour, nous avons appris ce que valait le capitaine Paxton, ce Deus, je ne dirais pas ex machina, mais ce Deus machinæ, le Dieu de cette merveilleuse machine qu’est le navire capable de résister à toutes les fureurs de la mer ! »

Ce qu’il y eut de particulier, et ce qui causa un sensible plaisir à M. Horatio Patterson, c’est que le steward avait l’air de le comprendre, même lorsqu’il lui échappait quelque citation latine. Aussi ne tarissait-il pas en éloges sur ledit Wagah, et il n’y avait aucune raison pour que ses jeunes compagnons ne le crussent pas sur parole.

Le dîner fut aussi joyeux que le déjeuner l’avait été, et, on voudra bien l’admettre, aussi bon que convenablement servi. De là, nouveaux éloges à l’adresse du cuisinier Ranyah Cogh, où les mots de potus et cibus s’entremêlèrent dans les superbes phrases de M. Horatio Patterson.

Du reste, il faut l’avouer, malgré les observations du digne économe, Tony Renault, que son impatience rendait instable, quitta fréquemment le carré afin de voir ce qui se passait sur le pont où s’occupait l’équipage. La première fois, ce fut pour observer si le vent se maintenait en bonne direction, la seconde pour s’assurer s’il prenait de la force ou tendait à calmir, la troisième pour voir si l’on commençait les préparatifs de l’appareillage, la quatrième pour rappeler au capitaine Paxton la promesse de les prévenir lorsque le moment serait venu de virer au cabestan.

Inutile de dire que Tony Renault rapportait toujours une réponse favorable à ses camarades, non moins impatients que lui. Le départ de l’Alert s’effectuerait sans autre retard, mais pas avant sept heures et demie, au renversement de la marée, et le jusant le porterait rapidement au large.

Ainsi, les passagers avaient tout le temps de dîner sans être obligés de mettre les morceaux doubles, — ce qui eût vivement contrarié M. Horatio Patterson. Non moins soucieux de la bonne administration de ses affaires que de celle de son estomac, il conduisait ses repas avec une sage lenteur, ne mangeant qu’à petites bouchées, ne buvant qu’à petites gorgées, ayant toujours soin de bien mâcher les aliments avant de les laisser s’introduire dans le canal musculo-membraneux du pharynx.

Et souvent il répétait, à l’édification des pensionnaires d’Antilian School :

« C’est à la bouche qu’est dévolue la tâche du premier travail… Elle a des dents faites pour la mastication, tandis que l’estomac en est privé… À la bouche de broyer, à
les passagers se placèrent aux barres.
l’estomac de digérer, et l’économie vitale en ressentira les plus heureux effets ! »

Rien d’aussi juste, et M. Patterson ne pouvait avoir qu’un regret : c’est que ni Horace ni Virgile ni aucun poète de l’ancienne Rome n’eussent rédigé cet aphorisme en vers latins.

Ainsi se passa ce dîner au dernier mouillage de l’Alert et dans des conditions qui n’avaient point obligé Wagah à installer la table de roulis.

C’est pourquoi, au dessert, Roger Hinsdale, s’adressant à ses camarades, porta la santé du capitaine Paxton, en regrettant qu’il ne dût point présider aux repas du carré. Quant à Niels Harboe, il émit le vœu que l’appétit ne leur manquât pas pendant toute la traversée…

« Et pourquoi l’appétit nous ferait-il défaut ?… répliqua le mentor, un peu animé par un verre de porto. Est-ce qu’il ne sera pas incessamment renouvelé par le grand air salin des océans ?…

— Eh ! eh ! dit Tony Renault, en le regardant d’un œil ironique, ne faut-il pas compter avec le mal de mer !…

— Peuh !… fit John Howard, on en est quitte pour quelques nausées.

— D’ailleurs, observa Albertus Leuwen, on ne sait encore si le meilleur moyen, pour le braver, est d’avoir l’estomac plein ou vide…

— Vide… assura Hubert Perkins.

— Plein… assura Axel Wickborn.

— Mes jeunes amis, intervint M. Horatio Patterson, croyez-en ma vieille expérience, le mieux est de s’accoutumer aux mouvements alternatifs du navire. Comme nous l’avons pu faire pendant le trajet de Bristol à Queenstown, il est probable que nous n’avons plus à craindre ce mal !… Rien de tel que de s’habituer, et tout est habitude en ce bas monde ! »

C’était évidemment la sagesse qui parlait par la bouche de cet homme incomparable, et il ajouta :

« Tenez, mes jeunes amis, je n’oublierai jamais un exemple qui vient à l’appui de ma thèse…

— Citez… citez… s’écria toute la table.

— Je cite, poursuivit M. Patterson, en renversant un peu la tête en arrière. Un savant ichtyologiste, dont le nom m’échappe, a fait, au point de vue de l’habitude, une expérience des plus concluantes sur les poissons. Il possédait un vivier, et, dans ce vivier, une carpe, qui y passait son existence exempte de tout souci. Un jour, ledit savant eut l’idée d’accoutumer ladite carpe à vivre hors de l’eau. Il la retira du vivier, quelques secondes d’abord, quelques minutes ensuite, puis quelques heures, puis quelques jours, si bien que l’intelligente bête finit par respirer à l’air libre…

— Ce n’est pas croyable !… dit Magnus Anders.

— Les faits sont là, affirma M. Patterson, et ils ont une valeur scientifique.

— Alors, fit observer Louis Clodion très en défiance, en suivant ces procédés, l’homme arriverait à vivre dans l’eau ?…

— C’est infiniment probable, mon cher Louis.

— Mais, questionna Tony Renault, peut-on savoir ce qu’est devenue cette intéressante carpe ?… Vit-elle toujours ?…

— Non, elle est morte, après avoir servi à cette magnifique expérience, conclut M. Patterson, morte par accident, et c’est peut-être ce qu’il y a de plus curieux… Un jour, elle retomba par mégarde dans le vivier et s’y noya !… Sans cette maladresse, elle eût vécu cent ans comme ses pareilles !… »

À cet instant, un ordre se fit entendre.

« Tout le monde sur le pont ! »

Ce commandement d’Harry Markel interrompit le mentor, au moment où les hurras allaient accueillir sa véridique histoire. Aucun des passagers ne se fût dispensé d’assister aux manœuvres de l’appareillage.

Le vent paraissait bien établi, une brise moyenne qui soufflait du nord-est.

Déjà quatre hommes étaient au cabestan, prêts à virer, et les passagers se placèrent aux barres pour leur venir en aide. De son côté, John Carpenter et plusieurs matelots s’occupaient à larguer les huniers, les perroquets, les focs, les basses voiles, puis à hisser les vergues, afin de les amurer et les border dès que l’on serait à pic.

« Dérapez », ordonna un moment après Harry Markel.

Les derniers tours du cabestan firent remonter l’ancre à son bossoir, où elle fut traversée.

« Amurez et bordez partout, commanda Harry Markel, puis cap au sud-ouest. »

L’Alert, ayant pris de l’erre, commença à s’éloigner de Roberts-Cove, tandis que les jeunes garçons arboraient le pavillon britannique en le saluant de leurs hurras.

M. Horatio Patterson se trouvait alors près de Harry Markel devant l’habitacle. Et, après avoir déclaré qu’il était enfin commencé, le grand voyage, il ajouta :

« Grand et fructueux, capitaine Paxton !… Grâce à la générosité princière de Mrs Kethlen Seymour, il assure à chacun de nous une prime de sept cents livres à notre départ de la Barbade ! »

Harry Markel, qui ne connaissait rien de cette disposition, regarda M. Patterson, et s’éloigna sans prononcer une parole.

Il était huit heures et demie. Les passagers apercevaient encore les lumières de Kinsale-Harbour et le feu de Corrakilly-Bay.

À ce moment, John Carpenter, s’approchant de Harry Markel, lui dit :

« C’est bien cette nuit ?…

— Ni cette nuit ni les autres !… répondit Harry Markel. Nos passagers vaudront chacun sept cents livres de plus au retour ! »

XI

en mer.

Le lendemain, le soleil, ce ponctuel factotum de l’univers, — a dit Charles Dickens, — se leva sur un horizon épuré par une jolie brise. L’Alert n’avait plus aucune terre en vue.

Ainsi donc, Harry Markel s’était décidé à retarder l’exécution de ses criminels projets.

À tout prendre, il lui avait été facile de se donner pour le capitaine Paxton, puisque celui-ci n’était pas connu de ses futurs passagers, et qu’il ne restait pas à bord un seul homme de l’ancien équipage. Débarrassé de M. Patterson et de ses compagnons, il n’aurait plus rien eu à redouter, et l’Alert pourrait sans risques gagner les parages du Pacifique.

Mais voici que le plan de cet audacieux malfaiteur venait d’être tout à coup modifié. Ce qu’il voulait, à présent, c’était conduire le trois-mâts à destination, naviguer dans les mers antiliennes, accomplir jusqu’au bout le voyage projeté, laisser ces jeunes garçons toucher, à la Barbade, la prime qui complétait leur bourse de voyage, et ne les jeter à la mer qu’après le départ des Antilles.

Il y avait cependant grand danger à procéder de la sorte. Ce fut l’avis de quelques-uns, entre autres celui de Corty, bien qu’il se montrât très sensible à l’apport de l’argent. Ne se pouvait-il pas que le capitaine Paxton fût connu dans quelque île de l’Antilie, ou du moins l’un des hommes ?… Il est vrai, du reste, c’était chose admissible que l’équipage de l’Alert eût subi des changements avant son départ pour le voyage des Antilles.

« Soit, fit observer Corty, un ou deux matelots… Mais, le capitaine Paxton… comment, expliquer son absence ?…

— Ce serait impossible, en effet, répondit Harry Markel. Heureusement, en lisant les papiers de Paxton, je me suis assuré qu’il n’est jamais allé aux Indes occidentales, ni sur l’Alert ni sur un autre navire. Il est donc permis de croire qu’il n’y est point connu… D’ailleurs, que nous ayons quelque danger à courir, je l’accorde, et cela en vaut la peine, cette somme promise par Mrs Kethlen Seymour aux boursiers d’Antilian School…

— Je pense comme Harry, dit alors John Carpenter. C’est un coup à risquer !… L’important était de quitter Queenstown, et nous en voici déjà à une trentaine de milles… Quant à la prime que doivent toucher M. Patterson et chacun de ces gentlemen…

— Chacun de nous la touchera tout entière, répondit Harry Markel, puisque nous ne sommes que dix, comme ils sont dix.

— Bien calculé, déclara le maître d’équipage, et, en y ajoutant la valeur du trois-mâts, bonne affaire !… Je me charge d’en faire comprendre les avantages à nos compagnons…

— Qu’ils comprennent ou non, répondit Harry Markel, c’est résolu. Que chacun veille à remplir son rôle pendant la traversée et ne se compromette ni en actes ni en paroles ! J’y tiendrai la main ! »

Finalement, Corty se rendit aux arguments d’Harry Markel, et, peu à peu, ses inquiétudes se calmeraient, en songeant aux bénéfices futurs. Puis, ainsi que l’avait dit John Carpenter, les prisonniers de Queenstown étaient maintenant à l’abri de la police, et, en mer, ils n’avaient à craindre aucune poursuite.

Bref, le plan d’Harry Markel, si audacieux qu’il fût, reçut l’approbation générale, et il n’y eut plus qu’à laisser marcher les choses.

Pendant la matinée, Harry Markel voulut encore revoir les papiers du bord, et plus spécialement ceux du capitaine Paxton en ce qui concernait le voyage et l’exploration des Antilles, conformément au programme.

Sans doute, à tous égards, il eût été préférable de rallier directement la Barbade, où les passagers devaient rencontrer Mrs Kethlen Seymour et recevoir la prime en question. Alors, au lieu d’aller d’îles en îles, Harry Markel, en quittant la Barbade, aurait mis le cap au large… Dans la nuit, les passagers eussent été jetés à la mer. Puis l’Alert se fût dirigé vers le sud-est, afin de doubler le cap de Bonne-Espérance.

Mais Mrs Kethlen Seymour avait tracé un itinéraire auquel il fallait se conformer en tous points. M. Horatio Patterson et ses compagnons de voyage le connaissaient, et, à son tour, Harry Markel en dut prendre connaissance.

Cet itinéraire avait été logiquement établi, puisque l’Alert devait atteindre l’Antilie par le nord et suivre le long chapelet des îles du Vent, en descendant vers le sud.

La première escale se ferait à Saint-Thomas et la seconde à Sainte-Croix, où Niels Harboe et Axel Wickborn mettraient le pied sur les possessions danoises.

La troisième escale permettrait à l’Alert de mouiller au port de l’île Saint-Martin, qui est à la fois française et hollandaise, et dans laquelle était né Albertus Leuwen.

La quatrième escale s’effectuerait à Saint-Barthélemy, seule possession suédoise des Antilles, lieu de naissance de Magnus Anders. À la cinquième escale, Hubert Perkins visiterait l’île anglaise d’Antigoa, et, à la sixième, Louis Clodion, l’île française de la Guadeloupe.

Enfin l’Alert débarquerait, pendant les dernières escales, John Howard à l’île anglaise de la Dominique, Tony Renault à l’île française de la Martinique et Roger Hinsdale à l’île anglaise de Sainte-Lucie.

Après ces neuf relâches, le capitaine Paxton devait mettre le cap sur l’île anglaise de la Barbade, où résidait Mrs Kethlen Seymour. Là, M. Horatio Patterson présenterait les neuf lauréats d’Antilian School à leur bienfaitrice. C’est là qu’ils la remercieraient de ses bontés ; c’est de là qu’ils repartiraient pour revenir en Europe.

Tel était le programme destiné à être suivi de point en point par le capitaine de l’Alert et auquel Harry Markel aurait à se conformer. Il importait même, dans l’intérêt de ces malfaiteurs, qu’il ne subit aucune modification. À la seule condition que l’infortuné Paxton ne fût pas connu aux Antilles — ce qui était plus que probable — les projets d’Harry Markel avaient grande chance de réussir, et nul ne soupçonnerait l’Alert d’être tombé entre les mains des pirates de l’Halifax.

Quant à la traversée de l’Atlantique sur un bon navire, à cette époque de l’année où les alizés traversent la zone tropicale, il y avait lieu de croire qu’elle s’accomplirait dans les conditions les plus favorables.

En quittant les eaux anglaises, Harry Markel avait donné la route au sud-ouest au lieu du sud-est — ce qu’il aurait fait si ses passagers eussent disparu pendant la nuit précédente. L’Alert aurait cherché à gagner la mer des Indes, puis l’Océan Pacifique dans le plus court délai. Maintenant, il s’agissait de rallier les parages de l’Antilie en coupant le Tropique du Cancer à peu près sur le soixante-dixième méridien. Aussi le trois-mâts, tout dessus, même ses cacatois, ses flèches et ses voiles d’étais, cinglait-il, tribord amures, sous une brise fraîchissante, qui lui valait ses onze milles à l’heure.

Cela va sans dire, personne ne souffrait du mal de mer. Très soutenu par sa voilure qui l’appuyait sur bâbord, à la surface de cette houle longue et régulière, l’Alert roulait à peine et s’élançait d’une lame à l’autre avec tant de légèreté que le tangage y était presque insensible.

Toutefois, et quoi qu’il y en eût, dans l’après-midi, M. Patterson ne laissa pas de ressentir un certain malaise. Il est vrai, grâce à la prudence de Mrs Patterson, et conformément à la fameuse formule Vergall, sa valise renfermait divers ingrédients qui, à en croire les gens les mieux informés, permettent de combattre avec succès ledit mal de mer qu’il appelait savamment « pélagalgie ».

Et, en outre, pendant la dernière semaine passée à Antilian School, le prévoyant économe n’avait point négligé de recourir à des purgations variées et progressives, afin de se trouver dans les meilleures conditions sanitaires pour résister aux taquineries de Neptune. C’est, dit-on, une précaution préparatoire tout indiquée par l’expérience, et le futur passager de l’Alert l’avait scrupuleusement prise.

Ensuite — recommandation infiniment plus agréable, celle-ci — M. Horatio Patterson, avant de quitter Queenstown pour embarquer sur l’Alert, avait fait un excellent déjeuner en compagnie des jeunes boursiers, qui lui portèrent les toasts les plus rassurants.

Du reste, M. Patterson savait que l’endroit du bord où les secousses sont le moins ressenties est le centre du navire. Le tangage et le roulis les rendent plus violentes, soit à l’avant, soit à l’arrière. Aussi, dès le début, pendant les premières heures de navigation, il crut pouvoir demeurer sur la dunette. On le vit donc s’y promener de long en large, les jambes écartées, en vrai marin, de manière à mieux assurer son équilibre, et ce digne homme conseilla à ses compagnons de suivre son exemple. Mais, paraît-il, ceux-ci dédaignaient ces précautions, que n’exigeaient ni leur tempérament ni leur âge.

Ce jour-là, M. Horatio Patterson ne sembla pas prendre sa part du déjeuner avec autant d’appétit que la veille, bien que le maître coq eut fait convenablement les choses. Puis, au dessert, n’éprouvant pas le besoin de se promener, il s’assit sur un des bancs de la dunette, regardant Louis Clodion et ses camarades, qui allaient et venaient autour de lui. Après le dîner, auquel il ne toucha que du bout des lèvres, Wagah le reconduisit à sa cabine et l’étendit dans son cadre, la tête un peu relevée, les yeux clos avant le sommeil.

Le lendemain, M. Patterson quitta son lit, assez peu dispos, et prit place sur un pliant à la porte du carré.

Lorsque Harry Markel passa près de lui :

« Rien de nouveau, capitaine Paxton ?… demanda-t-il d’une voix un peu affaiblie.

— Rien de nouveau, monsieur, répondit Harry Markel.

— Même temps ?…

— Même temps et même brise.

— Vous ne prévoyez pas de changement ?…

— Non, si ce n’est que le vent a une certaine tendance à fraîchir.
« voulez-vous me permettre de vous octroyer un conseil ?… »

— Alors… tout va bien ?…

— Tout va bien. »

Peut-être M. Patterson pensa-t-il en son for intérieur que tout n’allait pas aussi bien que la veille. Peut-être ferait-il mieux de se donner quelque mouvement. Donc, après s’être remis sur pied, et s’appuyant de la main droite contre la lisse, il marcha de la dunette au grand mât. C’était une recommandation, parmi tant d’autres, de la formule Vergall, dont un passager doit tenir compte au début d’une traversée. En se maintenant dans la partie centrale du navire, il espérait supporter sans trop d’inconvénient ces mouvements de tangage, plus désagréables que les mouvements de roulis, ceux-ci presque nuls, puisque l’Alert présentait une bande assez prononcée sur bâbord.

Tandis que M. Patterson déambulait ainsi d’un pas incertain, il se croisa à plusieurs reprises avec Corty, qui crut devoir lui dire :

« Voulez-vous me permettre de vous octroyer un conseil ?…

— Octroyez, mon ami.

— Eh bien… c’est de ne pas regarder au large… Cela trouble moins…

— Cependant, répondit M. Patterson, en se retenant à un taquet de tournage, j’ai lu dans les instructions à l’usage des voyageurs… qu’il est recommandé de fixer les yeux sur la mer… »

En effet, cette dernière recommandation se trouve dans la formule, mais la première également, bien qu’elles paraissent se contredire. Au surplus, M. Patterson était résolu à les suivre toutes, quelles qu’elles fussent. C’est pourquoi Mrs Patterson l’avait muni d’une ceinture de flanelle rouge qui faisait trois fois le tour de son corps et le sanglait comme un baudet.

En dépit de ces précautions, pourtant, le mentor se sentait de moins en moins à son aise. Il lui semblait que son cœur se déplaçait, oscillait dans sa poitrine comme un pendule, et, lorsque Wagah piqua l’heure du déjeuner, laissant les jeunes garçons se rendre dans le carré, il resta au pied du grand mât.

Et alors Corty, affectant un sérieux qu’il n’avait point, de lui dire :

« Voyez-vous, monsieur, si vous n’êtes point tout à fait dans votre assiette, c’est que vous n’obéissez pas aux balancements du navire, lorsque vous êtes assis…

— Cependant, mon ami, il serait difficile d’obéir…

— Si… monsieur… Regardez-moi… »

Et Corty prêcha d’exemple, se penchant en arrière, lorsque l’Alert donnait du nez dans la lame, se penchant en avant, lorsque son arrière se plongeait dans l’écume du sillage.

M. Patterson se leva alors, mais ne parvint point à garder son équilibre, et murmura :

« Non… impossible… Aidez-moi à me rasseoir… La mer est trop mauvaise…

— Mauvaise… la mer… Mais c’est de l’huile… monsieur… c’est de l’huile ! » affirma Corty.

Il va de soi que les passagers n’abandonnaient point M. Patterson à son malheureux sort. Ils venaient à chaque instant s’enquérir de son état… Ils essayaient de le distraire en causant… Ils lui donnaient des conseils, en rappelant que la formule indiquait encore nombre de prescriptions pour prévenir le mal de mer, et, docile, M. Patterson ne se refusait point à en essayer.

Hubert Perkins alla dans le carré chercher un flacon de rhum. Puis il remplit un petit verre de cette liqueur, si efficace pour remettre le cœur, et M. Patterson but à petites gorgées.

Une heure après, ce fut de l’eau de mélisse qu’Axel Wickborn lui apporta et dont il avala une grande cuillerée.

Les troubles continuaient cependant, descendant jusqu’à la cavité stomacale, et le morceau de sucre imbibé de kirsch ne put les apaiser.

Le moment approchait donc où M. Patterson, de jaune devenu pâle, serait contraint de réintégrer sa cabine, où il était à craindre que le mal ne vînt à empirer. Louis Clodion lui demanda s’il avait bien observé toutes les précautions indiquées dans la formule.

« Oui… oui !… balbutia-t-il en n’ouvrant la bouche que le moins possible. J’ai même sur moi un petit sachet que m’a confectionné Mrs Patterson et qui renferme quelques pincées de sel marin… »

Et, vraiment, si le sachet en question n’amenait aucun résultat, si, après la ceinture de flanelle, le sel marin restait inefficace, il n’y aurait plus rien à faire !

Les trois jours qui suivirent, pendant lesquels il venta fraîche brise, M. Patterson fut abominablement malade. Malgré de pressantes invitations, il ne voulut point quitter sa cabine, retourna ad vomitum, — ainsi dit l’Écriture, — et ce qu’il eût dit sans doute, s’il avait eu la force d’émettre une citation latine.

Il lui revint alors à la mémoire que Mrs Patterson lui avait préparé un sac contenant des noyaux de cerises. Toujours à s’en rapporter à la formule de Vergall, il suffisait de garder dans sa bouche un de ces noyaux hygiéniques pour empêcher le mal de mer ou de se produire ou de se continuer. Or, comme il en avait au moins une centaine, le mentor pourrait remplacer ledit noyau s’il venait à l’avaler.

M. Patterson pria donc Louis Clodion d’ouvrir le sac aux noyaux de cerise et d’en extraire un, qu’il plaça entre ses lèvres. Hélas ! presque aussitôt, dans un violent hoquet, le noyau s’échappa comme la balle d’une sarbacane.

Que faire, décidément ?… N’y avait-il plus de prescriptions à suivre ?… Avait-on épuisé toute la série des moyens prohibitifs ou curatifs ?… Est-ce qu’il n’était pas recommandé de manger un peu ?… Oui, comme aussi de ne pas manger du tout…

Les jeunes garçons ne savaient plus comment traiter M. Patterson arrivé au dernier degré de prostration. Et, pourtant, ils restaient près de lui le plus possible, ils évitaient de le laisser seul. Ils le savaient, on recommande bien de distraire le malade, de chasser la mélancolie à laquelle il s’abandonne… Or, la lecture même des auteurs favoris de M. Patterson n’aurait pu amener ce résultat.

Au surplus, comme c’était de l’air frais qu’il lui fallait surtout, et qu’il en eût manqué dans sa cabine, Wagah lui prépara un matelas sur le pont à l’avant de la dunette.

Et ce fut là que se coucha M. Horatio Patterson, convaincu, cette fois, que l’énergie et la volonté ne valaient pas mieux contre le mal de mer que les différentes prescriptions énumérées dans la formule thérapeutique.

« En quel état il est, notre pauvre économe !… dit Roger Hinsdale.

— C’est à croire qu’il a sagement fait en prenant ses dispositions testamentaires ! » répondit John Howard.

Pure exagération, d’ailleurs, car on ne meurt pas de ce mal-là.

Enfin, l’après-midi, comme les nausées reprenaient de plus belle, intervint l’obligeant steward qui dit :

« Monsieur, je connais encore un remède qui réussit quelquefois…

— Eh bien… que ce soit cette fois-ci, murmura M. Patterson, et indiquez-le s’il en est temps encore !

— C’est de tenir un citron à la main pendant toute la traversée… jour et nuit…

— Donnes-moi un citron », remurmura M. Patterson, d’une voix entrecoupée de spasmes.

Wagah n’inventait rien et ne plaisantait pas. Le citron figure dans la série des remèdes imaginés par les spécialistes contre le mal de mer.

Par malheur, celui-ci ne fut pas moins inefficace que les autres ! M. Patterson, plus jaune que le fruit de cette famille des arrantiacées, eut beau le tenir dans sa main, le presser de ses cinq doigts à en faire jaillir le jus, il n’éprouva aucun soulagement, et son cœur continua d’osciller dans sa poitrine.

Après cette dernière tentative, M. Patterson essaya des lunettes dont les verres avaient été teintés d’une légère couche de vermillon. Cela ne réussit pas davantage, et il semblait que la pharmacie du bord fût épuisée. Tant que M. Patterson aurait la force d’être malade, il le serait, sans doute, et il n’y avait plus rien à attendre que de la seule nature.

Cependant, après le steward, Corty vint encore proposer un suprême remède à son tour :

« Avez-vous du courage, monsieur Patterson ? » demanda-t-il.

D’un signe de tête, M. Patterson répondit qu’il n’en savait rien.

« De quoi s’agit-il ?… s’informa Louis Clodion, qui se défiait de cette thérapeutique marine.

— Tout simplement d’avaler un verre d’eau de mer… répondit Corty. Cela produit souvent des effets… extraordinaires !

— Voulez-vous essayer, monsieur Patterson ?… reprit Hubert Perkins.

— Tout ce qu’on voudra ! gémit l’infortuné.

— Bon, fit Tony Renault, ce n’est pas la mer à boire.

— Non… un verre seulement », déclara Corty, qui envoya une baille par-dessus le bord et la rehissa pleine d’une eau dont la limpidité ne laissait rien à désirer.

M. Patterson, — et il faut convenir qu’il y mettait une véritable énergie, — ne voulant point mériter le reproche de ne pas avoir tout essayé, se releva à demi sur son matelas, prit le verre d’une main tremblotante, le porta à ses lèvres et avala une bonne gorgée.

Ce fut la coup de grâce. Jamais nausées ne furent accompagnées de pareils spasmes, de pareilles contractions, de pareilles convulsions, de pareilles distorsions, de pareilles expectorations, et si tous ces mots n’ont pas une signification identique, ce jour-là, du moins, s’accordèrent-ils pour enlever au patient la connaissance des choses extérieures.

« Impossible de le laisser dans cet état, et il sera mieux dans sa cabine… dit Louis Clodion.

— C’est un homme à fourrer sur son cadre, déclara John Carpenter, dût-on ne l’en tirer qu’à l’arrivée à Saint-Thomas ! »

Et peut-être le maître d’équipage pensait-il que, si M. Patterson rendait le dernier soupir avant d’arriver aux Antilles, ce seraient sept cents livres de moins à partager entre ses compagnons et lui…

Aussitôt il appela Wagah pour aider Corty à transporter le malade, lequel fut couché sans avoir conscience de ce qu’on faisait de sa machine humaine.

Et, maintenant, puisque les remèdes intérieurs avaient été inefficaces, on résolut d’appliquer les remèdes extérieurs, qui ne seraient peut-être pas sans effet. Roger Hinsdale suggéra l’idée de s’en tenir, entre toutes les prescriptions de la fameuse formule, à la seule dont on n’eût pas encore usé, et dont on pourrait attendre d’heureuses conséquences.

M. Patterson, qui n’aurait même pas fait un geste de protestation, si on l’eut écorché vif, fut dépouillé de ses vêtements jusqu’à la ceinture, et l’on soumit son estomac à des frictions réitérées avec un linge imbibé de collodion liquide.

Et il ne faudrait pas s’imaginer qu’il fût l’objet d’un frottement doux et régulier, dû à une main caressante ! Loin de là !… Le vigoureux Wagah — à tour de bras, pourrait-on dire — s’acquitta de cette tâche avec telle conscience, que le mentor ne serait que juste en triplant sa gratification à la fin du voyage…

Bref, pour une raison ou pour une autre, peut-être parce que, là où il n’y a plus rien, la nature perd ses droits comme le plus puissant des souverains, peut-être parce que le patient était tellement vidé que ce vide lui faisait horreur, le mentor fit signe qu’il en avait assez. Puis, se retournant sur le flanc, son estomac appuyé contre le bord du cadre, il tomba dans une complète insensibilité.

Ses compagnons le laissèrent reposer, prêts à venir au premier appel. Après tout, rien

d’impossible à ce que M. Patterson reprit le dessus avant la fin de la traversée, et qu’il eût recouvré la plénitude de ses facultés morales et physiques lorsqu’il mettrait le pied sur la première île de l’archipel antilian.

Mais, assurément, cet homme sérieux et pratique aurait le droit de tenir pour erronée, pour trompeuse, cette formule Vergall, qui lui inspirait tant de confiance et ne comptait pas moins de vingt-huit prescriptions !…

Et qui sait ?… N’était-ce pas la vingt-huitième à laquelle il fallait ajouter foi, et dont voici les termes exacts :

« Ne rien faire pour se préserver du mal de mer ! »

XII

à travers l’atlantique.

La navigation se poursuivit dans des conditions assez favorables, et il fut même reconnu que l’état de M. Horatio Patterson n’empirait pas, au contraire. Inutile de dire qu’il avait renoncé à tenir un citron entre ses doigts. Décidément, les frictions au collodion, exécutées par Wagah, ne manquaient point d’une certaine efficacité. Le cœur du mentor reprenait sa régularité chronométrique, comme battait l’horloge de l’économat d’Antilian School.

De temps en temps, passèrent quelques grains, qui secouaient violemment l’Alert. Le navire les supportait sans peine. Du reste, l’équipage manœuvrait si habilement sous les ordres d’Harry Markel, que les jeunes passagers en étaient émerveillés — surtout Tony Renault et Magnus Anders. Ils donnaient la main, soit pour amener les voiles hautes, soit pour brasser les vergues, soit pour prendre des ris, — opération que l’installation de doubles huniers rendait plus facile. Si M. Patterson n’était pas là pour recommander la prudence, il se rassurait, sachant que John Carpenter veillait sur ses jeunes gabiers avec une sollicitude toute paternelle… et pour cause.

Au surplus, les troubles atmosphériques n’allèrent pas jusqu’à la tempête. Le vent tenait dans l’est, et l’Alert faisait bonne route.

Entre autres distractions que leur procurait cette traversée de l’Atlantique, les boursiers se livraient au plaisir de la pêche, non sans passion ni succès. Les longues lignes qu’ils mettaient à la traîne, en leur prêtant cette attention spéciale qui caractérise les disciples de ce grand art, ramenaient à chaque hameçon des poissons de toutes sortes. C’étaient le froid Albertus Leuwen et le patient Hubert Perkins qui montraient le plus de goût et déployaient le plus de zèle pour cet exercice. Le menu des repas s’en ressentait agréablement, grâce à ces poissons de pleine mer, bonites, dorades, esturgeons, morues, thons, dont se régalait aussi l’équipage.

Assurément, M. Patterson eût pris le plus vif plaisir à suivre les péripéties de ces pêches ; mais, s’il quittait sa cabine, ce n’était encore que pour respirer l’air frais de l’espace. Certes, il ne se fût pas moins intéressé à observer les ébats des marsouins, des dauphins, qui s’élançaient et plongeaient sur les flancs de l’Alert, à entendre les cris des jeunes passagers, admirant les prodigieuses culbutes et cabrioles de ces « clowns océaniques » !

« En voici deux que l’on aurait pu tirer au vol !… déclarait l’un.

— Et ceux-ci, qui vont se heurter contre l’étrave ! » s’écriait l’autre.

Ces souples et agiles animaux se rencontraient parfois en bandes de quinze ou vingt, tantôt à l’avant, tantôt dans le sillage du navire. Et ils marchaient plus vite que lui ; ils apparaissaient d’un côté et, à l’instant, ils se montraient de l’autre, après avoir passé sous la quille ; ils faisaient des bonds de trois à quatre pieds ; ils retombaient en décrivant des courbes gracieuses, et l’œil pouvait les entrevoir jusque dans les profondeurs de ces eaux verdâtres, si claires et si transparentes.

À plusieurs reprises, sur la demande des passagers, John Carpenter et Corty essayèrent de capturer un de ces marsouins, de les frapper avec des harpons. Ils n’y réussirent pas, tant ces poissons sont agiles.

Il n’en fut pas de même des énormes squales qui fréquentent ces parages de l’Atlantique. Leur voracité est telle qu’ils se jettent sur n’importe quel objet tombé à la mer, chapeau, bouteille, morceau de bois, bout de filin. Tout est comestible à leurs formidables estomacs, et ils gardent ce qu’ils n’ont pu digérer.

Dans la journée du 7 juillet, un requin fut pris, qui ne mesurait pas moins de douze pieds de longueur. Lorsqu’il eut avalé le croc amorcé d’un débris de viande, il se débattit avec une telle violence que l’équipage eut grand-peine à le hisser sur le pont. Louis Clodion et ses camarades étaient là, regardant, non sans quelque effroi, le gigantesque monstre, et, sur la recommandation de John Carpenter, ils se gardèrent de l’approcher de trop près, car les coups de sa queue eussent été terribles.

Le squale fut aussitôt attaqué avec la hache, et, l’estomac ouvert, il essayait encore de se déhaler par des bonds formidables qui l’envoyaient d’un bord à l’autre.

M. Horatio Patterson ne put assister à cette intéressante capture. Ce fut dommage, car il en aurait soigneusement inséré le récit dans ses notes de voyage, et eût, sans doute, donné raison au naturaliste Roquefort, qui fait dériver par corruption le mot requin du latin requiem.

Ainsi s’écoulaient les journées, et on ne les trouvait point monotones. À chaque instant, — distraction nouvelle, — des bandes d’oiseaux de mer croisaient leur vol autour des vergues. Quelques-uns furent tués par Roger Hinsdale et Louis Clodion, qui se servirent fort adroitement des carabines du bord.

Il convient de noter que, sur les ordres formels d’Harry Markel, ses compagnons n’avaient aucun rapport avec les passagers de l’Alert. Seuls, le maître d’équipage, Corty, Wagah, chargé du service du carré, se départaient de cette réserve. Harry Markel lui-même restait toujours l’homme froid, peu communicatif, qu’il s’était montré dès le premier jour.

Assez fréquemment passaient en vue du trois-mâts des voiliers, des steamers, à une trop grande distance pour qu’il fût possible de les raisonner. D’ailleurs — ce qui devait échapper à ces jeunes garçons — Harry Markel cherchait plutôt à s’écarter des bâtiments en vue, et, lorsque l’un d’eux, courant à contre-bord, se rapprochait, il laissait porter ou lofait d’un ou deux quarts, afin de s’en éloigner.

Cependant, le 18, vers trois heures de l’après-midi, l’Alert fut gagné par un steamer de grande marche qui faisait route au sud-ouest, c’est-à-dire en même direction.

Ce steamer, un américain, le Portland, de San-Diégo, revenait d’Europe en Californie par le détroit de Magellan.

Lorsque les deux navires ne furent plus qu’à une encablure l’un de l’autre, les questions d’usage s’échangèrent entre les capitaines :

« Tout va bien à bord ?…

— Tout va bien.

— Rien de nouveau depuis le départ ?…

— Rien de nouveau.

— Vous allez ?…

— Aux Antilles… Et vous ?

— À San-Diégo.

— Alors, bon voyage !

— Bon voyage ! »

Le Portland, après avoir un peu ralenti sa vitesse, se remit à toute vapeur, et les yeux purent longtemps suivre sa fumée, qui se perdit enfin sous l’horizon.

Ce dont Tony Renault et Magnus Anders s’inquiétèrent, après quinze jours de navigation, fut de relever sur la carte la première terre qui serait signalée par les vigies du bord.

Cette terre, d’après la route tenue, devait être l’archipel des Bermudes.

Ce groupe, situé par soixante-quatre degrés de longitude ouest et trente et un degrés de latitude nord, appartient à l’Angleterre. Placé sur la route que suivent les navires pour aller d’Europe au golfe du Mexique, il ne comprend pas moins de quatre cents îles ou îlots, dont les principaux sont Bermude, Saint-George, Cooper, Somerset. Ils offrent de nombreuses relâches, et les bâtiments y trouvent tout ce qui leur est nécessaire, soit pour se réparer, soit pour se ravitailler. Grand avantage dans ces parages fréquemment assaillis par les coups de vent les plus redoutables de l’Atlantique.

L’Alert en était encore à une soixantaine de milles pendant la journée du 19 juillet, lorsque les lorgnettes du bord commencèrent à parcourir l’horizon en direction de l’ouest. Toutefois, pour des yeux inhabitués, il était facile de confondre ces hautes terres avec les nuages à la limite de la mer et du ciel.

Cependant les Bermudes pouvaient être déjà aperçues dans la matinée, — ce que fit observer John Carpenter à Tony Renault et à Magnus Anders, les plus impatients de la bande.

« Là… regardez… dit-il, par tribord devant…

— Vous distinguez des cimes de montagnes ?… demanda Magnus Anders.

— Oui, mon jeune monsieur… Elles pointent même au-dessus des nuages, et vous ne tarderez pas à les reconnaître. »

En effet, avant le coucher du soleil, des masses arrondies se dessinèrent assez confuses vers le couchant, et, le lendemain, l’Alert passait en vue de l’île Saint-David, la plus orientale de l’archipel.

Du reste, il fallut tenir tête à de violents grains. Certaines rafales, entremêlées d’éclairs, qui tombaient du sud-est, contraignirent l’Alert à prendre la cape. Toute la journée et la nuit suivante, la mer fut démontée. Sous ses huniers au bas ris, le trois-mâts dut faire la route contraire ; il n’aurait pu s’exposer sans danger aux lames qui l’eussent couvert en grand.

Peut-être Harry Markel eût-il fait acte de marin prudent et sage, en cherchant refuge dans quelque port de l’archipel, et, plus particulièrement, à Saint-George. Mais, on le comprend, plutôt compromettre son navire que de rallier une colonie anglaise, où le capitaine Paxton pouvait être connu. Il garda donc le large, manœuvrant d’ailleurs avec une extrême habileté. L’Alert ne subit que des avaries sans importance, quelques voiles déchirées, un coup de mer qui faillit enlever l’embarcation de tribord.

Si M. Patterson supporta mieux que l’on ne devait l’espérer ces soixante heures de mauvais temps, plusieurs de ses jeunes compagnons, sans avoir passé par toutes les phases du terrible mal dont il avait été victime, furent cependant assez éprouvés : John Howard, Niels Harboe, Albertus Leuwen. Mais Louis Clodion, Roger Hinsdale, Hubert Perkins, Axel Wickborn résistèrent et purent admirer, en toute sa magnifique horreur, cette lutte des éléments déchaînés pendant deux jours de tempête.

Quant à Tony Renault et à Magnus Anders, ils avaient décidément des cœurs de marins, cet æs triplex que M. Patterson ne possédait pas et qu’il enviait au navigateur d’Horace.

Au cours de cette bourrasque, l’Alert fut rejeté d’une centaine de milles hors de sa route. De là un retard qui ne serait pas complètement regagné, même si le navire atteignait sans nouveaux incidents les parages où dominent les alizés qui soufflent de l’est à l’ouest. Par malheur, Harry Markel ne retrouva pas les brises régulières qui l’avaient favorisé depuis son départ de Queenstown. Entre les Bermudes et la terre d’Amérique, le temps fut extrêmement variable : parfois des calmes, et le trois-mâts n’enlevait pas un mille à l’heure, parfois des grains qui obligeaient l’équipage à carguer les voiles hautes, à prendre des ris dans les huniers et la misaine.

Il était donc certain, dès maintenant, que les passagers ne débarqueraient point à Saint-Thomas sans un retard de quelques jours. Il en résulterait une inquiétude assez justifiée sur le sort de l’Alert. Les câblogrammes devaient avoir fait connaître à la Barbade le départ du capitaine Paxton, à quelle date le bâtiment était sorti de la baie de Cork. Plus de vingt jours écoulés, et l’on n’aurait encore aucune nouvelle.

Il est vrai, de ces appréhensions, Harry Markel et ses compagnons n’éprouvaient nul souci. Eux, c’était l’impatience qui les rongeait, — l’impatience d’en avoir fini avec cette exploration à travers les Antilles, de n’avoir plus rien à craindre en cinglant vers le cap de Bonne-Espérance.

Dans la matinée du 20 juillet, le trois-mâts coupa le Tropique du Cancer à la hauteur du canal de Bahama, par lequel, en partant du détroit de la Floride, se déversent dans l’Océan les eaux du golfe du Mexique.

Si l’Alert, au cours de sa navigation, avait eu à franchir l’équateur, Roger Hinsdale et ses camarades n’auraient point négligé de fêter le passage de la ligne. Ils se fussent très volontiers soumis aux exigences de cette cérémonie traditionnelle en payant les frais du baptême en gratifications. Mais l’équateur est plus au sud de vingt-trois degrés, et il n’y eut pas lieu de célébrer le passage du vingt-troisième parallèle.

Il va sans dire que M. Horatio Patterson, à la condition d’être valide, eût mis la plus parfaite bonne grâce à recevoir les compliments du bonhomme Tropique et de son cortège carnavalesque. Il l’aurait fait, sans nul doute, avec toute la bienveillance et aussi toute la dignité qui convenaient à l’économe d’Antilian School.

Cependant, s’il n’y eut pas cérémonie, Harry Markel, à la demande des jeunes passagers, accorda double ration à l’équipage.

Le point calculé ce jour-là plaçait l’Alert à deux cent cinquante milles de la plus rapprochée des Antilles au nord-est de l’archipel. Peut-être le navire serait-il un peu retardé lorsqu’il rencontrerait, à l’ouvert du canal de Bahama, le gulf-stream, ce courant chaud qui se propage jusqu’aux régions septentrionales de l’Europe, sorte de fleuve océanien dont les eaux ne se confondent point avec les eaux de l’Atlantique. D’ailleurs, il serait alors servi par les vents alizés, régulièrement établis en ces parages, et, avant trois jours, assurément, la vigie signalerait les hauteurs de Saint-Thomas, où s’effectuerait la première relâche.

Et maintenant, à mesure qu’ils approchaient des Antilles, en songeant à cette exploration de l’archipel, qui durerait plusieurs semaines, et non sans danger pour lui, l’équipage ne pouvait se défendre des plus sérieuses appréhensions.

John Carpenter et Corty causaient souvent entre eux à ce propos. C’était véritablement jouer gros jeu, si la mauvaise chance s’en mêlait. Sans doute, il y avait cette somme de sept mille livres à toucher, et elle valait la peine que l’on courût quelque risque… Mais enfin, si, pour tout avoir, on allait tout perdre — même la vie ?… Si les pirates de l’Halifax, les fugitifs de Queenstown, venaient à être reconnus, s’ils retombaient entre les mains de la justice ?… Et l’on répétait qu’il était encore temps de se mettre hors de danger… La nuit prochaine, il suffirait d’appréhender les passagers sans défiance et sans défense, et de les jeter à la mer… Puis l’Alert virerait cap pour cap.

Il est vrai, à toutes ces raisons, à toutes ces craintes que manifestaient ses compagnons, Harry Markel se contentait de répondre :

« Fiez-vous à moi !… »

Tant de confiance en lui-même, appuyée sur tant d’audace, finissait par les gagner, et ils disaient en langage de marin :

« Bon !… Laisse courir !… »

Dans la journée du 25 juillet, les Antilles ne restaient plus qu’à une soixantaine de milles à l’ouest-sud-ouest. Avec la fraîche brise qui le poussait, nul doute que l’Alert n’aperçût les hauteurs de Saint-Thomas avant le coucher du soleil.

Aussi Tony Renault et Magnus Anders passèrent-ils cet après-midi, l’un sur les barres du grand mât, l’autre sur les barres du mât de misaine, et c’était à qui des deux crierait le premier :

« Terre !… terre ! »

XIII

l’aviso « essex ».

Vers quatre heures du soir, un cri retentit, jeté par Tony Renault.

Ce cri ne fut point celui de : Terre ! mais celui de : Navire !

Par bâbord devant, à une distance de cinq ou six milles, une fumée se montrait dans l’ouest au-dessus de l’horizon.

Un steamer venait à contre-bord, et, assurément, il marchait à grande vitesse. Une demi-heure après, sa coque était visible, et, une demi-heure ensuite, il ne se trouvait qu’à un quart de mille par le travers de l’Alert.

Les passagers, réunis sur la dunette, échangeaient leurs observations.

« C’est un navire de l’État… disait l’un.

— Comme tu dis… répondait l’autre, puisqu’une flamme se déroule en tête de son grand mât…

— Et, de plus, un anglais… reprenait celui-ci.

— Qui se nomme l’Essex », ajoutait celui-là.

De fait, à l’aide de la lorgnette, on pouvait lire ce nom sur le tableau d’arrière, au moment où le bâtiment évoluait.

« Tiens !… s’écria Tony Renault, je parie qu’il manœuvre pour nous accoster ! »

Et il semblait bien que ce fût l’intention de l’Essex, aviso de cinq à six cents tonnes, qui venait de hisser son pavillon.

Harry Markel ni les autres ne se méprirent à ce sujet. Nul doute, l’Essex voulait communiquer avec l’Alert et continuait à se rapprocher sous petite vapeur.

Les transes que ces misérables éprouvèrent, on les devine, on les comprend. N’était-il pas possible que, depuis quelques jours, une dépêche fût arrivée dans une des Antilles anglaises ; que, d’une façon ou d’une autre, on eût connaissance de ce qui s’était passé à Queenstown avant le départ de l’Alert, sa prise par la bande Markel, le massacre du capitaine Paxton et de ses hommes, que l’Essex eût été envoyé pour s’emparer de ces malfaiteurs ?…

Et pourtant, toute réflexion faite, non ! cela ne pouvait être. Comment, Harry Markel, qui certainement n’aurait pas plus épargné les passagers qu’il n’avait épargné l’équipage du capitaine Paxton, aurait fait route pour les Antilles ?… Il eût poussé l’audace jusqu’à conduire l’Alert à destination au lieu de s’enfuir ?… Une telle imprudence était inadmissible.

Cependant, Harry Markel attendait avec plus de sang-froid que John Carpenter et Corty. Si le commandant de l’Essex entrait en communication avec lui, il verrait. Du reste, l’aviso avait stoppé à quelques encablures seulement, et, sur un signal qui fut envoyé, l’Alert dut mettre en panne. Ses vergues brassées et orientées de manière que le jeu des voiles se contrariât, il demeura à peu près immobile.

Dans tous les cas, puisque l’Essex avait hissé son pavillon, l’Alert dut hisser le sien.

Il va de soi que, si Harry Markel n’eût pas voulu obéir aux injonctions qui lui étaient faites par un bâtiment de l’État, il y aurait été contraint. Impossible d’échapper aux poursuites de cet aviso qui avait pour lui la vitesse et la force. Quelques coups de canon eussent en un instant réduit l’Alert à l’impuissance.

D’ailleurs, on le répète, Harry Markel n’y songeait point. Si le commandant de l’aviso lui ordonnait de se rendre à son bord, il s’y rendrait.

Quant à M. Patterson, à Louis Clodion, à Roger Hinsdale, à leurs camarades, l’arrivée de l’Essex, l’ordre de communiquer avec le trois-mâts, devaient les intéresser au plus haut point.

« Est-ce que ce navire de guerre est envoyé au-devant de l’Alert pour nous recevoir à son bord et nous débarquer plus tôt à l’une des Antilles ?… »

Cette réflexion ne pouvait naître que dans un esprit toujours aventureux, tel celui de Roger Hinsdale. Il convient d’ajouter que cette opinion lui fut absolument personnelle.

En ce moment, un des canots de l’Essex ayant été mis à la mer, deux officiers y prirent aussitôt place.

En quelques coups d’aviron, l’embarcation eut accosté.

Les officiers montèrent par l’échelle de tribord, et l’un d’eux dit :
un des canots de l’« essex » ayant été mis à la mer

« Le capitaine ?…

— Me voici, répondit Harry Markel.

— Vous êtes le capitaine Paxton ?…

— Lui-même.

— Et ce navire est bien l’Alert, qui a quitté le port de Queenstown à la date du 30 juin dernier ?…

— À cette date, en effet.

— Ayant comme passagers les lauréats d’Antilian School ?…

— Ici présents », répondit Harry Markel, en montrant sur la dunette M. Patterson et ses compagnons, qui ne perdaient pas un mot de cette conversation.

Les officiers les rejoignirent, suivis d’Harry Markel, et celui qui avait parlé — un lieutenant de la marine britannique, — après avoir répondu à leur salut, s’exprima en ces termes, de ce ton froid et bref qui caractérise l’officier anglais :

« Capitaine Paxton, le commandant de l’Essex est heureux d’avoir rencontré l’Alert, et nous le sommes aussi de vous trouver tous en bonne santé. »

Harry Markel s’inclina, attendant que le lieutenant voulût bien lui faire connaître la raison de sa visite.

« Vous avez eu bonne traversée, demanda l’officier… et le temps a été favorable ?…

— Très favorable, répliqua Harry Markel, à l’exception d’un coup de vent que nous avons attrapé par le travers des Bermudes.

— Et qui vous a retardé ?…

— Nous avons dû tenir la cape pendant quarante-huit heures… »

Le lieutenant se retourna à cet instant vers le groupe des passagers, et s’adressant au mentor :

« Monsieur Patterson… d’Antilian School, sans doute ?… dit-il.

— En personne, monsieur l’officier », répondit l’économe qui salua avec tout le cérémonial de sa politesse habituelle.

Puis il ajouta :

« J’ai l’honneur de vous présenter mes jeunes compagnons de voyage, en vous priant d’agréer l’assurance de ma très distinguée et très respectueuse considération…

— Signé : Horatio Patterson », murmura Tony Renault.

De sympathiques shake hands furent alors échangés avec cette précision automatique spéciale aux poignées de main anglo-saxonnes.

Le lieutenant, se retournant alors vers Harry Markel, lui demanda à voir son équipage — ce qui ne laissa pas de paraître très suspect et très inquiétant à John Carpenter. Pourquoi donc cet officier prétendait-il les passer en revue ?…

Toutefois, sur l’ordre d’Harry Markel, il fit monter ses hommes sur le pont, et ceux-ci se rangèrent au pied du grand mât. En dépit des efforts que ces bandits firent pour se donner l’apparence d’honnêtes gens, peut-être les officiers pensèrent-ils qu’ils avaient une mine peu rassurante.

« Vous n’avez que neuf matelots ?… interrogea le lieutenant.

— Neuf, répondit Harry Markel.

— Cependant, nous avions été informés que l’équipage de l’Alert en comprenait dix… sans vous compter, capitaine Paxton… »

Question assez embarrassante, à laquelle Harry Markel évita tout d’abord de répondre, en disant :

« Monsieur l’officier… puis-je savoir pour quel motif j’ai l’honneur de vous avoir à mon bord ?… »

Il était naturel, en somme, que le lieutenant fût questionné à ce sujet, et il répondit :

« Tout simplement l’inquiétude où l’on était, à la Barbade, par suite du retard de l’Alert… Aux Antilles, comme en Europe, les familles se sont préoccupées de ce retard. Mrs Kethlen Seymour a fait des démarches auprès du gouverneur, et Son Excellence a expédié l’Essex au-devant de l’Alert. Voilà les seules raisons de notre présence en ces parages, et, je le répète, nous sommes très heureux que nos craintes aient été vaines ! »

Devant ce témoignage d’intérêt et de sympathie, M. Horatio Patterson ne pouvait rester à court. Au nom des jeunes passagers comme au sien, il remercia avec grande dignité et le commandant de l’Essex, et ses officiers, et l’excellente Mrs Kethlen Seymour, et Son Excellence le gouverneur général des Antilles anglaises.

Cependant Harry Markel crut devoir faire remarquer qu’un retard de quarante-huit heures n’aurait pas dû donner lieu à de telles appréhensions et motiver l’envoi de l’aviso.

« Ces inquiétudes étaient justifiées par suite d’une circonstance que je vais vous faire connaître », répondit le lieutenant.

John Carpenter et Corty se regardèrent assez surpris. Peut-être regrettèrent-ils même que Harry Markel eût poussé si loin ses questions.

« C’est bien le 30 juin, dans la soirée, que l’Alert a mis à la voile ?…

— En effet, répondit Harry Markel, qui, d’ailleurs, avait tout son sang-froid. Nous avons levé l’ancre vers sept heures et demie du soir. Une fois dehors, le vent a refusé, et l’Alert est resté encalminé toute la journée du lendemain sous la terre, à la pointe de Roberts-Cove.

— Eh bien, capitaine Paxton, reprit le lieutenant, le lendemain, un cadavre a été retrouvé sur cette partie de la côte où l’avait porté le courant… Or, aux boutons de ses vêtements, on a reconnu que c’était un des matelots de l’Alert. »

John Carpenter et les autres se sentirent pris d’un involontaire frisson. Ce cadavre ne pouvait être que celui d’un des malheureux massacrés la veille.

Alors le lieutenant de l’Essex de déclarer que les autorités de la Barbade avaient été prévenues de cet incident par dépêche, — d’où légitimes inquiétudes en ne voyant point arriver l’Alert. Puis il ajouta :

« Vous avez donc perdu un de vos hommes, capitaine Paxton ?…

— Oui, monsieur, le matelot Bob… Ce matelot est tombé à la mer, alors que nous étions mouillés à l’anse Farmar, et, malgré toutes les recherches, on n’a pu ni le sauver, ni le retrouver. »

Cette explication, qui fut admise sans éveiller aucun soupçon, indiquait en même temps pourquoi un matelot manquait à l’équipage du trois-mâts.

Cependant les passagers durent, à bon droit, s’étonner que cet accident n’eût point été porté à leur connaissance. Quoi ! un des hommes s’était noyé avant leur arrivée à bord, et ils n’en avaient rien su ?…

Mais, à la question que M. Horatio Patterson posa à ce sujet, Harry Markel répondit que, s’il avait caché ce malheur aux jeunes boursiers, c’est qu’il avait tenu à ne point leur laisser prendre la mer sous une impression fâcheuse.

Cette réponse, fort plausible, ne provoqua aucune autre observation.

Il y eut seulement un sentiment de surprise, mêlé d’une certaine émotion, lorsque le lieutenant ajouta :

« La dépêche envoyée de Queenstown à la Barbade mentionnait en outre que le cadavre trouvé sur la côte — probablement celui du matelot Bob — avait une blessure en pleine poitrine.

— Une blessure !… » s’écria Louis Clodion, tandis que M. Patterson prenait l’attitude d’un homme qui semble ne plus rien comprendre.

Harry Markel ne voulut point rester sans réponse, et, toujours très maître de lui, il dit :

« C’est de la hune de misaine que le matelot Bob est tombé sur le cabestan, contre lequel il a dû se blesser, et, de là, il a rebondi à la mer. Aussi n’a-t-il pas pu se soutenir sur l’eau, et voilà pourquoi nos recherches ont été inutiles. »

Explication qui n’aurait pas paru moins admissible que les précédentes, si le lieutenant n’eût complété son information en ces termes :

« La blessure relevée sur le cadavre ne provenait point d’un choc… Elle était due à un coup de coutelas qui avait atteint le cœur ! »

Nouvelles transes, bien naturelles, on en conviendra, chez John Carpenter et ses compagnons. Ils ne savaient plus comment cela allait finir. Est-ce que le commandant de l’Essex avait ordre de saisir l’Alert, de le conduire à la Barbade, où se ferait une enquête qui eût sans doute tourné fort mal pour eux ?… Elle aurait amené la constatation de leur identité… On les aurait reconduits en Angleterre. Cette fois, ils n’eussent pas échappé au châtiment de leurs crimes… Et surtout ils n’auraient pu accomplir celui qu’ils commettraient lorsque l’Alert aurait quitté les parages des Indes occidentales !…

La chance continuait à les favoriser, Harry Markel n’eut pas même à s’expliquer sur le fait du coup de poignard.

En effet, M. Horatio Patterson s’était écrié, en levant les mains au ciel :

« Quoi ! cet infortuné aurait été frappé d’un fer homicide par une main criminelle ?… »

Et, alors, le lieutenant de répondre comme suit :

« La dépêche ajoutait que le matelot avait dû arriver vivant sur la côte, où se trouvait alors une bande de malfaiteurs échappés de la prison de Queenstown… Là, il sera tombé entre leurs mains, et aura été frappé d’un coup de coutelas.

— Alors, observa Roger Hinsdale, il s’agit de la bande des pirates de l’Halifax, qui venait de s’évader, lorsque nous sommes arrivés à Queenstown…

— Les misérables !… s’écria Tony

Renault. Et ils n’ont pas été repris, monsieur le lieutenant ?…

— D’après les dernières nouvelles, on n’avait pas retrouvé leurs traces, répondit l’officier. Toutefois il n’est pas possible qu’ils aient quitté l’Irlande, et tôt ou tard ils seront arrêtés…

— C’est à désirer, monsieur », déclara Harry Markel, de ce ton calme dont il ne s’était pas départi un seul instant.

Et, lorsque John Carpenter revint vers l’avant avec Corty, il lui dit à voix basse :

« Un maître homme, notre capitaine…

— Oui, répondit Corty, et à suivre partout où il voudra nous mener ! »

Les officiers transmirent à M. Patterson et aux lauréats les compliments dont Mrs Kethlen Seymour les avait chargés. Cette dame se faisait une grande joie de les recevoir, et son vif désir serait de les garder le plus longtemps possible à la Barbade, s’ils voulaient bien ne pas trop s’attarder dans les autres Antilles, où ils étaient impatiemment attendus.

Au nom de ses camarades, Roger Hinsdale répondit en priant les officiers d’offrir à Mrs Kethlen Seymour le témoignage de leur reconnaissance de ce qu’elle avait fait pour Antilian School. Puis M. Horatio Patterson termina l’entrevue par un de ces speechs à la fois abondants et émus dont il avait le secret, et à la fin duquel, par une inadvertance bien rare chez un tel homme, il entremêla un vers d’Horace et un vers de Virgile.

Les officiers, après avoir pris congé du capitaine et des passagers, furent conduits à l’échelle et embarquèrent dans leur canot. Mais, avant de démarrer :

« Je pense, capitaine Paxton, dit le lieutenant, que l’Alert sera demain à Saint-Thomas, puisqu’il n’en est plus qu’à une cinquantaine de milles ?…

— Je le pense aussi…. répondit Harry Markel.

— Alors nous vous annoncerons par dépêche, dès notre arrivée à la Barbade…

— En vous remerciant, monsieur, et en vous priant de présenter mes devoirs au commandant de l’Essex. »

Le canot poussa du bord, et, en moins d’une minute, il eut franchi la distance qui le séparait de l’aviso.

Harry Markel et les passagers saluèrent alors le commandant qui se tenait sur la passerelle et ce salut leur fut rendu.

L’embarcation hissée, des sifflets aigus retentirent, et l’Essex se remit en marche à toute vapeur, cap au sud-ouest. Une heure après, on ne voyait plus que son panache de fumée à l’horizon.

Quant à l’Alert, ses vergues brassées, ses voiles orientées sous l’allure du grand largue, tribord amures, il prit direction sur Saint-Thomas.

Ainsi Harry Markel et ses complices étaient rassurés, en ce qui concernait cette visite de l’Essex. Personne, ni en Angleterre ni aux Antilles, ne soupçonnait qu’ils eussent pu s’enfuir sur un navire, et que ce navire fût précisément l’Alert… Il semblait donc que la chance les suivrait jusqu’au bout !… Ils allaient effrontément parcourir cet archipel, ils seraient reçus avec honneur, ils iraient d’île en île, n’ayant même plus la crainte d’être reconnus, ils achèveraient cette exploration par une dernière relâche à la Barbade, et ce n’est pas la route de l’Europe qu’ils reprendraient alors !… Le lendemain du départ, l’Alert ne serait plus l’Alert… Harry Markel ne serait plus le capitaine Paxton, et il n’aurait plus à bord ni M. Patterson ni aucun de ses jeunes compagnons de voyage !… L’audacieuse entreprise aurait réussi, et c’est en vain que la police rechercherait en Irlande les pirates de l’Halifax !…

Cette dernière partie de la traversée s’effectua dans les conditions les meilleures. Un temps magnifique, sous le souffle constant des alizés, permettait de porter toute la voilure, même les bonnettes.

Décidément, M. Horatio Patterson était aguerri. À peine si, parfois, un coup de roulis ou de tangage un peu plus violent lui causait quelque malaise. Il avait même pu réoccuper sa place à table et se débarrasser du noyau de cerise qu’il persistait à garder dans sa bouche.

« Vous avez raison… monsieur, lui répétait Corty. Il n’y a encore que cela contre le mal de mer…

— Je le pense, mon ami, répondait le mentor, et, par bonheur, je suis abondamment pourvu de ces noyaux antipélagalgiques, grâce à la prévoyante Mrs Patterson. »

La journée s’acheva ainsi. Après avoir éprouvé les impatiences du départ, les jeunes lauréats éprouvaient les impatiences de l’arrivée. Il leur tardait d’avoir mis le pied sur la première île des Antilles.

Du reste, aux approches de l’archipel, des navires assez nombreux, steamers ou voiliers, animaient la mer : ceux qui cherchaient à gagner le golfe du Mexique à travers le détroit de la Floride, et ceux qui en sortaient pour rallier les ports de l’Ancien Continent. Pour ces jeunes garçons, quelle joie de les signaler, de les croiser, d’échanger des saluts avec les pavillons anglais, américains, français, espagnols, les plus habitués de ces parages !

Avant le coucher du soleil, l’Alert courait sur le dix-septième parallèle, en latitude de Saint-Thomas, dont il n’était plus séparé que par une vingtaine de milles. C’eût été l’affaire de quelques heures.

Mais, non sans raison, Harry Markel ne voulait pas s’aventurer de nuit au milieu du semis d’îlots et d’écueils qui borde les limites de l’archipel, et, par son ordre, John Carpenter dut diminuer la voilure. Le maître d’équipage fît amener les cacatois, les perroquets, la flèche d’artimon, la brigantine, et l’Alert resta sous ses doux huniers, sa misaine et ses focs.

La nuit ne fut aucunement troublée. La brise avait plutôt calmi, et le soleil, le lendemain, se leva sur un horizon très pur.

Vers neuf heures, on entendit un cri dans les barres du grand mât.

C’était Tony Renault qui répétait d’une voix éclatante et joyeuse :

« Terre par tribord devant… terre, terre ! »

XIV

saint-thomas et sainte-croix.

Il a été précédemment exposé que les Indes occidentales ne comprennent pas moins de trois cents îles et îlots. En réalité le nom d’îles n’est dû qu’à quarante-deux, soit pour leurs dimensions, soit pour leur importance géographique. De ces quarante-deux îles, neuf seulement devaient recevoir la visite des lauréats d’Antilian School.

Toutes appartiennent au groupe désigné sous le nom de petites Antilles, et, de façon plus particulière, îles du Vent. Les Anglais en font deux parts : la première, qui se développe au nord depuis les îles Vierges jusqu’à la Dominique, ils l’appellent Leeward Islands ; la seconde, qui s’étend depuis la Martinique jusqu’à la Trinidad, ils la nomment Windward Island.

Il n’y a pas lieu d’adopter cette dénomination. Cet ensemble insulaire que limite à l’ouest la Méditerranée américaine, mérite le nom d’îles du Vent puisqu’il reçoit le premier souffle des alizés qui se propagent de l’est à l’ouest.

C’est à travers le réseau de ces îles que s’échangent les eaux de l’Atlantique et de la mer antilienne. Élisée Reclus a pu les comparer aux piles d’un immense pont entre lesquelles vont et viennent les courants qui sillonnent le golfe du Mexique.

Il importe de ne pas confondre ce golfe avec la mer proprement dite des Antilles : ce sont deux bassins très distincts, ayant leur conformation spéciale et d’inégale superficie, le premier mesurant quinze cent mille kilomètres carrés, le second, près de dix-neuf cent mille.

On n’ignore pas que Christophe Colomb découvrit en 1492 Cuba, la plus grande des Antilles, après avoir d’abord reconnu les îles Conception, Ferdinandina et Isabelle, sur lesquelles le navigateur génois arbora le pavillon espagnol.

Mais il croyait alors que ses caravelles venaient d’aborder aux terres extrêmes de l’Asie, au pays des Épices, et il mourut sans avoir su qu’il avait mis le pied sur le nouveau continent.

Depuis lors, diverses puissances européennes, au prix de guerres sanglantes, d’épouvantables massacres, de luttes incessamment renouvelées, se sont disputé le domaine antilian, et il n’est pas certain même que les résultats définitifs soient présentement acquis[3].

Quoi qu’il en soit, on peut actuellement établir le compte suivant :

Île indépendante : Haïti-Saint-Domingue ;

Îles appartenant à l’Angleterre : dix-sept ;

Îles appartenant à la France : cinq, plus une moitié de Saint-Martin ;

Îles appartenant à la Hollande : cinq, plus l’autre moitié de Saint-Martin ;

Îles appartenant à l’Espagne : deux ;

Îles appartenant au Danemark : trois ;

Îles appartenant au Venezuela : six ;

Îles appartenant à la Suède : une.

Quant à ce nom d’Indes occidentales donné aux Antilles, il vient de l’erreur qui fut commise par Christophe Colomb à propos de ses découvertes.

En réalité, cet archipel, depuis l’îlot de Sombrero au nord, jusqu’aux Barbades au sud, qui forme l’ensemble des Petites-Antilles, s’étend sur six mille quatre cent huit kilomètres carrés. L’Angleterre en possède trois mille cinq cent cinquante, la France deux mille sept cent soixante-dix-sept, la Hollande, quatre-vingt-un.

La population totale de ces îles est de sept cent quatre-vingt-douze mille habitants, dont quatre cent quarante-huit mille pour l’Angleterre, trois cent trente-six mille pour la France, huit mille deux cents pour la Hollande.

Les possessions danoises appartiennent plutôt au groupe des îles Vierges, avec une superficie de trois cent cinquante-neuf kilomètres carrés et trente-quatre mille habitants pour le Danemark, cent soixante-cinq kilomètres carrés et cinq mille deux cents habitants pour l’Angleterre.

En somme, ces îles Vierges peuvent être considérées comme faisant partie de la micro-Antilie. Occupées par les Danois dès l’année 1671, elles figurent, pour la plupart, dans leur domaine des Indes occidentales. Elles sont désignées sous les noms de Saint-Thomas, Saint-Jean, Sainte-Croix. Dans la première était né l’un des jeunes boursiers, le sixième lauréat du concours d’Antilian School, Niels Harboe.

C’est devant cette île que Harry Markel allait jeter l’ancre le matin du 26 juillet, après une heureuse traversée dont la durée avait été de vingt-cinq jours. À partir de ce point, l’Alert n’aurait plus qu’à descendre vers le sud pour relâcher dans les autres îles.

Si Saint-Thomas est de dimensions restreintes, son port est excellent d’abri et de tenue. Cinquante navires de grand tonnage peuvent y mouiller à l’aise. Aussi les flibustiers anglais et français ne laissèrent-ils de se le disputer à l’époque où les marines européennes luttaient sur ces parages et se prenaient, se reprenaient, s’arrachaient les îles de l’Antilie, comme des fauves voraces font d’une proie qui excite leur convoitise.

Christian Harboe habitait Saint-Thomas, et les deux frères n’avaient pas eu l’occasion de se revoir depuis plusieurs années. Avec quelle impatience tous deux attendaient l’arrivée de l’Alert, on le comprend.

Christian Harboe était l’aîné de onze ans. Seul parent que Niels eût dans l’île, il comptait parmi les plus riches négociants, nature très sympathique, montrant cette réserve charmante qui caractérise les races du nord. Ayant fixé sa résidence dans la colonie danoise, il avait pris la suite de l’importante maison de son oncle, un frère de sa mère, maison d’objets de consommation usuelle, vivres, étoffes, etc.

L’époque n’était pas encore éloignée où tout le commerce de Saint-Thomas se trouvait entre les mains des Israélites. Il se faisait sur une grande échelle, alors que la guerre troublait incessamment ces parages, et surtout après que la traite des noirs eut été définitivement interdite. Son port, Charlotte-Amalia, ne tarda pas à être déclaré port franc, ce qui accrut sa prospérité. Il offrait de sérieux avantages à tous les navires, de quelque nationalité qu’ils fussent. Ils y rencontraient un abri sûr contre les alizés et les tempêtes du golfe, grâce aux hauteurs de l’île, à une langue de terre où se brisait la houle du large, à un îlot sur lequel sont établis des quais et installés des magasins à charbon.

Lorsque l’Alert, signalé par les sémaphores, eut relevé les pointes Covell et Molhenters, doublé l’extrémité de la langue, contourné l’îlot, laissé sur la gauche le Signal, il donna dans un bassin circulaire, ouvert au nord, au fond duquel s’élèvent les premières maisons de la ville. Après qu’on eut filé sept à huit brasses de chaîne, le trois-mâts resta sur une profondeur de quatre à cinq mètres.

Reclus a observé que la position de Saint-Thomas est excellente entre toutes, puisque l’île occupe un point favorable sur la grande courbe des Antilles, à l’endroit même où « la distribution doit se faire le plus facilement vers toutes les parties de l’archipel ».

Aussi comprendra-t-on que, dès le début, ce port naturel ait attiré l’attention et obtenu la préférence des flibustiers. Il devint donc le principal entrepôt du trafic de contrebande avec les colonies espagnoles, et bientôt le plus important marché « du bois d’ébène », c’est-à-dire des nègres achetés sur le littoral africain et importés aux Indes occidentales. C’est pourquoi il passa vite sous la domination danoise et n’en fut jamais distrait, après sa cession par une Compagnie financière qui l’avait acquis de l’électeur de Brandebourg, dont l’héritier fut précisément le roi de Danemark.

Dès que l’Alert eut pris son mouillage, Christian Harboe se fit conduire à bord, et les deux frères tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Puis, ayant échangé de cordiales poignées de main avec M. Horatio Patterson et ses compagnons de voyage, le négociant dit :

« Mes amis, je compte que vous serez mes hôtes pendant votre séjour à Saint-Thomas… Combien doit durer la relâche de l’Alert ?…

— Trois jours, répondit Niels Harboe.

— Seulement ?…

— Pas davantage, Christian, et à mon grand regret, car il y a si longtemps que nous ne nous sommes embrassés…

— Monsieur Harboe, dit alors le mentor, nous acceptons avec empressement vos obligeantes propositions… Nous serons vos hôtes pendant notre séjour à Saint-Thomas… qui ne peut se prolonger…

— En effet, monsieur Patterson, un itinéraire vous est imposé.

— Oui… par Mrs Kethlen Seymour.

— Est-ce que vous connaissez cette dame, monsieur Harboe ?… demanda Louis Clodion.

— Non, répondit le négociant ; mais j’ai souvent entendu parler d’elle et, aux Antilles, on vante son inépuisable charité. »

Puis, se tournant vers Harry Markel :

« Quant à vous, capitaine Paxton, vous me permettrez de vous adresser, au nom de toutes les familles de ces jeunes passagers, de sincères remerciements pour les soins…

— Remerciements légitimement dus au capitaine Paxton, se hâta d’ajouter M. Patterson. Quoique la mer nous ait éprouvés, moi plus que personne, horresco referens ! il faut reconnaître que notre brave capitaine a fait tout ce qui dépendait de lui pour nous rendre la traversée aussi douce qu’agréable… »

Il n’était pas dans la nature d’Harry Markel de se dépenser en compliments et politesses. Peut-être même, M. Christian Harboe, dont le regard s’attachait à lui, le gênait-il. Aussi, faisant une légère inclination de tête, il se contenta de répondre :

« Je ne vois aucun empêchement à ce que les passagers de l’Alert acceptent l’hospitalité que vous leur offrez, monsieur, à la condition toutefois de ne point prolonger la relâche au-delà du délai fixé…

— C’est entendu, capitaine Paxton, reprit M. Christian Harboe. Et maintenant, dès aujourd’hui, si vous voulez bien venir dîner à la maison avec mes hôtes…

— Je vous remercie, monsieur, dit Harry Markel. J’ai quelques réparations à exécuter, et je ne puis perdre même une heure. D’ailleurs, je préfère ne quitter mon bord que le moins possible. »

M. Christian Harboe parut surpris du ton froid de cette réponse. Assurément, parmi les gens de mer, et, très souvent, chez les capitaines de la marine marchande anglaise, se rencontrent des natures rudes, des hommes peu éduqués, dont les manières ne se sont point affinées dans l’exercice de leur profession au contact de matelots grossiers. Nul doute que son impression n’eût point été favorable au premier abord, lorsqu’il fit la connaissance de Harry Markel et de son équipage. Après tout, l’Alert avait été bien commandé pendant le voyage, la traversée heureuse, et c’était le principal.

Une demi-heure après, les passagers débarquèrent sur le quai de Charlotte-Amalia, et se dirigèrent vers la maison de M. Christian Harboe.

Dès qu’ils furent partis :

« Eh bien, Harry, il me semble que tout s’arrange à merveille jusqu’ici ?… observa John Carpenter.

— Comme tu dis… répliqua Harry Markel. Mais il faut, durant nos relâches, redoubler de prudence…

— On sera prudent, Harry, et personne de nous n’a envie de compromettre le succès de cette campagne… Elle a bien commencé et elle finira de même…

— Sûr, John, du moment que Paxton n’est connu de personne à Saint-Thomas. D’ailleurs, tu veilleras à ce qu’aucun de nos gens ne descende à terre ! »

Il avait raison, Harry Markel, d’empêcher son équipage de quitter le bord. À courir les tavernes et les taps, à boire outre mesure, — ce qui leur arrivait toutes les fois qu’on les abandonnait à eux-mêmes, — ces matelots auraient pu laisser échapper quelque parole suspecte, et mieux valait les consigner rigoureusement sur l’Alert.

« Juste, Harry, reprit John Carpenter, et, s’ils ont tant envie de boire, on leur donnera double ou triple ration… Maintenant, les passagers sont à terre pour trois jours, et, si nos gens avalent un coup de trop à bord, peu importe ! »

Au surplus, l’équipage de l’Alert, quoique enclin à s’abandonner aux excès, à se dédommager dans les ports des abstinences de la navigation, comprenait ce que la situation avait de grave. À la condition de se tenir, ils ne la compromettraient point. Pour cela, il fallait se résoudre à éviter tout contact avec la population de l’île, avec ces marins de diverses nationalités, qui hantent les cabarets du port, ne pas s’exposer enfin à ce que l’un des pirates de l’Halifax pût être reconnu de ces aventuriers qui ont couru toutes les mers. Donc, ordre formel d’Harry Markel que personne ne descendrait à terre, d’une part, et, de l’autre, qu’on ne laisserait aucun étranger venir à bord.

La maison de négoce de M. Christian Harboe était située sur le quai. C’est en ce quartier commerçant que se traitent des affaires considérables, puisque, rien qu’à l’importation, leur chiffre s’élève à cinq millions six cent mille francs, pour une population de douze millions d’âmes.

Dans cette île, les jeunes passagers n’eussent pas été embarrassés « de prendre langue » puisqu’on y parle l’espagnol, le danois, le hollandais, l’anglais, le français, et ils pourraient encore se croire dans les classes d’Antilian School, sous la direction de M. Ardagh.

L’habitation familiale de M. Christian Harboe était située en dehors de la ville, à un mille environ, sur la pente de la montagne qui s’élève en amphithéâtre au bord de la mer.

Là sont disposées, dans une situation délicieuse, les villas des riches colons de l’île, au milieu de ces arbres magnifiques de la zone tropicale. Celle de M. Christian Harboe était l’une des plus confortables et des plus élégantes.

Sept ans auparavant, M. Christian Harboe avait épousé une jeune Danoise appartenant à l’une des meilleures familles de la colonie, et deux petites filles étaient nées de ce mariage. Quel accueil la jeune femme fit à son beau-frère, qu’elle ne connaissait pas encore, et aux camarades de celui-ci qui lui furent présentés ! Quant à Niels, jamais oncle n’embrassa et ne caressa ses nièces avec tant de plaisir et de si bon cœur !

« Sont-elles gentilles !… Sont-elles gentilles !… répétait-il.

— Et comment ne le seraient-elles pas ? déclara M. Horatio Patterson, talis pater… talis mater… quales filiæ ! »

Et la citation eut l’approbation générale.

Les jeunes passagers et lui furent donc installés dans la villa, assez vaste pour leur offrir à tous de confortables chambres. Là ils purent se refaire, en de plantureux repas, des menus du bord, peu variés malgré tout le talent de Ranyah Cogh. Et quelles agréables siestes pendant les heures chaudes de la journée, au milieu des jardins ombreux qui entouraient l’habitation de M. Christian Harboe ! Au cours de ces causeries quotidiennes on parlait fréquemment des familles laissées en Europe, de Niels Harboe, qui, n’ayant plus de parents, viendrait rejoindre son frère lorsque son éducation serait terminée. Il travaillerait dans sa maison de commerce, et même M. Christian Harboe songeait à établir un comptoir à l’île Saint-Jean, voisine de Saint-Thomas, que les Danois avaient jadis offerte aux États-Unis pour la somme de cinq millions de piastres, — offre qui n’avait point été acceptée[4].

Là s’étaient fixés les colons, au début, lorsque Saint-Thomas parut insuffisante au développement des affaires. Mais, comme l’île de Saint-Jean ne mesure que trois lieues de longueur sur deux de largeur, elle fut bientôt jugée trop petite, et ils débordèrent sur Sainte-Croix.

Plusieurs fois, M. Christian Harboe reparla du capitaine de l’Alert, de son équipage, et les quelques préventions qu’il avait pu concevoir disparurent lorsque M. Patterson l’assura que le personnel du bord méritait les plus justes éloges.

Il va sans dire que l’on fit des excursions à travers Saint-Thomas, qui vaut la peine d’être visitée par les touristes. C’est une île porphyritique, très accidentée dans sa partie septentrionale, et enrichie par des mornes superbes dont le plus haut s’élève à quatorze cents pieds au-dessus du niveau de la mer.

Les jeunes excursionnistes voulurent monter à la cime de ce morne, et les fatigues de cette ascension furent largement payées par la beauté du spectacle qui s’offrit à leurs regards. La vue s’étendait jusqu’à Saint-Jean, semblable à un gros poisson flottant à la surface de la mer antiliane, au milieu des îlots qui l’environnent, Hans Lellik, Loango, Buck, Saba, Savana et, au-delà, la plaine liquide, resplendissant sous les rayons solaires.

Au total, Saint-Thomas n’est qu’une île de quatre-vingt-six kilomètres carrés, soit, ainsi que le fit observer Louis Clodion, cent soixante-douze fois à peine la superficie du Champ-de-Mars de Paris.

Après les trois jours réglementaires à la villa Harboe, les passagers rejoignirent l’Alert, où tout était prêt pour le départ. M. et Mme Harboe les reconduisirent à bord. Ils y reçurent les remerciements de M. Patterson pour leur aimable hospitalité, et les deux frères s’embrassèrent une dernière fois.

Dès le soir du 28 juillet, le trois-mâts leva l’ancre, éventa ses voiles, et, profitant de la brise de nord-est, mit le cap au sud-ouest sur l’île de Sainte-Croix, où devait se faire la seconde relâche.

Les soixante milles qui séparent les deux îles furent franchis en trente-six heures.

Lorsque, comme cela a été mentionné, les colons, trop à l’étroit dans Saint-Thomas et dans Saint-Jean, voulurent s’établir à Sainte-Croix, dont l’étendue est de deux cent dix-huit kilomètres carrés, ils trouvèrent cette île aux mains des flibustiers anglais qui s’y étaient fixés depuis le milieu du XVIIe siècle. De là nécessité d’entrer en lutte, combats multiples et sanglants qui tournèrent à l’avantage des aventuriers de la Grande-Bretagne. Mais, depuis leur arrivée, ces gens, plutôt pirates que colons, ne s’adonnant qu’à la course en ces parages, avaient négligé toute culture dans l’île.

C’est en 1650 que les Espagnols parvinrent à s’emparer de Sainte-Croix, après avoir chassé les Anglais.

Ils ne devaient pas la conserver, et, quelques mois après, la faible garnison qui défendait l’île fut contrainte de se retirer devant un corps français.

C’est à cette époque que Sainte-Croix fut livrée à la culture. Toutefois, avant de la défricher, il fallut incendier les épaisses forêts de l’intérieur, incendies qui dégagèrent et enrichirent le sol.

Grâce à ces travaux, continués depuis un siècle et demi, l’Alert relâcha dans une île remarquablement cultivée et de grand rapport agricole.

Il va sans dire qu’il ne s’y rencontrait plus ni les Caraïbes qui la peuplaient avant la découverte, ni les Anglais qui la peuplèrent au début, ni les Espagnols qui leur succédèrent, ni les Français qui firent les premières tentatives de colonisation. Au milieu du XVIIe siècle, on n’y aurait même plus trouvé personne. Privés de trafic et des bénéfices de la contrebande, les colons s’étaient décidés à abandonner l’île.

Sainte-Croix resta inhabitée pendant trente-sept ans, jusqu’en 1733. La France la vendit alors au Danemark pour la somme de sept cent cinquante mille livres, et, depuis cette date, elle est colonie danoise.

Lorsque l’Alert fut en vue de l’île, Harry Markel manœuvra de manière à gagner le port de Barnes, sa capitale, ou, en langue danoise, Christiantoed. Il est situé au fond d’un petit golfe, sur la côte septentrionale. Quant à la seconde ville de Sainte-Croix, Frederichstoed, jadis incendiée par les noirs en pleine révolte, elle a été bâtie sur la côte occidentale.

C’est à Frederichstoed qu’était né Axel Wickborn, le deuxième lauréat du concours. À cette époque, il n’y avait plus aucun parent. Depuis une douzaine d’années, sa famille, après avoir vendu les propriétés qu’elle possédait dans l’île, habitait Copenhague.

Pendant cette relâche, si les passagers ne furent donc les hôtes de personne, d’anciens amis de la famille de Wickborn leur firent bon accueil. Ils restèrent la plus grande partie du temps à terre, et, chaque soir, ils revenaient coucher à bord.

Cette île, qu’ils parcoururent en voiture, est fort intéressante à visiter. Tant que dura la période de l’esclavage, les planteurs y firent de grandes fortunes, et Sainte-Croix put être considérée comme la plus riche des Antilles. Une culture progressive utilisa le sol jusqu’au sommet des collines. Elle possède trois cent cinquante plantations de cent cinquante arpents chacune, administrées avec un ordre parfait et par un personnel très exercé. Les deux tiers du territoire sont consacrés à la production du sucre, et, année moyenne, on récolte par arpent seize quintaux, sans compter les mélasses.

Après le sucre, le coton donne annuellement huit cents balles expédiées en Europe.

Les touristes suivirent de belles routes, plantées de palmiers, qui mettaient chaque village en communication avec la capitale. Le terrain, incliné en pentes douces vers le nord, se relevait graduellement en gagnant le littoral du nord-ouest jusqu’au mont Eagle, dont l’altitude cote quatre cents mètres.

Il faut l’avouer, à voir cette île si belle, si fertile, Louis Clodion et Tony Renault ne purent éprouver qu’un vif regret : c’était que la France ne l’eût point conservée dans son riche domaine des Antilles. En revanche, Niels Harboe et Axel Wickborn, estimèrent que le Danemark avait fait là une très heureuse acquisition, et ils ne formaient qu’un vœu : c’était que Sainte-Croix, après avoir appartenu aux Anglais, aux Français, aux Espagnols, fût définitivement acquise à leur pays.

En somme, par sa situation en Europe, le Danemark, sauf pendant le blocus continental, où Copenhague fut bombardé par la flotte anglaise, eut la bonne fortune de n’être pas ensuite mêlé aux longues et sanglantes luttes du commencement du siècle entre la France et l’Angleterre. Puissance secondaire, son territoire ne souffrit point de l’invasion des armées européennes. Le résultat de cet état de choses fut que les colonies danoises de l’Antilie n’éprouvèrent pas de ces formidables guerres le contrecoup qui se fit sentir au-delà de l’océan Atlantique. Elles purent travailler en paix et s’assurer un avenir prospère.

Cependant l’émancipation des noirs, proclamée en 1862, provoqua tout d’abord certains troubles, que l’autorité coloniale dut réprimer avec vigueur. Les libérés, les affranchis, eurent à se plaindre en ce sens que les promesses qui leur avaient été faites ne furent pas tenues, — entre autres, l’attribution d’une certaine quantité de terres en toute propriété. De là vinrent des réclamations qui ne produisirent aucun résultat, et enfin un soulèvement des nègres qui alluma l’incendie sur plusieurs points de l’île.

Lorsque l’Alert visita le port de Christiantoed, les rapports entre colons et libérés n’étaient pas définitivement réglés. Toutefois l’île jouissait d’une complète tranquillité et les touristes ne furent jamais gênés dans leurs excursions. Un an plus tard, ils fussent tombés en pleine émeute, et si grave, que la ville natale d’Axel Wickborn fut brûlée par les nègres.

Il convient de remarquer, d’ailleurs, que, depuis sept ou huit ans déjà, la population de Sainte-Croix avait diminué par suite d’une émigration continue qui l’a réduite d’un cinquième.

Pendant la relâche, le gouverneur danois, qui réside alternativement six mois à Saint-Thomas et six mois à Sainte-Croix, séjournait à Saint-Jean, où l’on craignait des troubles. Il ne put donc faire aux jeunes Antilians l’accueil qui les attendait dans toutes les Antilles. Mais il avait recommandé que toutes facilités leur fussent assurées pour l’exploration de l’île, et ses recommandations furent largement suivies.

Aussi, avant de partir, une lettre rédigée par M. Horatio Patterson, et de sa plus belle écriture, — lettre signée des neuf lauréats, — transmit-elle à Son Excellence les plus vifs témoignages de gratitude.

Ce fut le 1er août que l’Alert sortit du port de Christiantoed. Puis, une fois hors des passes, par petite brise et sous l’allure du plus près, il mit le cap à l’est en se dirigeant vers Saint-Martin.

XV

saint-martin et saint-barthélemy.

En tenant le cap à l’est, l’Alert allait faire route vers la haute mer. En effet, Saint-Martin et les îles Sombrero, Anguille, Barboude, Antigoa, sont les points les plus avancés de la chaîne antiliane dans le nord-est des îles du Vent.

Après avoir perdu l’abri des terres de Sainte-Croix, le trois-mâts rencontra les alizés qui soufflaient avec une certaine force. Il fallut louvoyer sur une mer assez dure. Néanmoins l’Alert put conserver ses basses voiles, ses huniers et ses perroquets. Il y eut fréquemment à virer de bord. Plusieurs fois, Tony Renault et Magnus Anders eurent permission de tenir la barre, ce dont ils ne laissèrent pas d’être très fiers.

La distance entre Sainte-Croix et Saint-Martin ne dépasse guère deux cents milles marins. Dans les circonstances les plus favorables, un voilier peut la franchir en vingt-quatre heures, lorsqu’il est de grande marche. Mais, avec vent contraire, et à refouler le courant qui se propage vers le golfe du Mexique la traversée fut allongée du triple.

Au surplus, l’Alert avait presque toujours en vue de nombreux navires à vapeur ou à voiles. Ces parages sont très fréquentés, et la navigation est active entre les îles depuis Saint-Thomas jusqu’à la Trinité.

Quant à Harry Markel, il ne se départissait pas de sa prudence habituelle ; il évitait de passer à portée de la voix ou de la vue de ces bâtiments ; il préférait se tenir sous le vent, afin d’éviter toute communication avec eux. Cette prudence ne faisait que donner satisfaction à son équipage. Après s’être heureusement tiré des relâches de Saint-Thomas et de Sainte-Croix, n’y avait-il pas lieu d’espérer qu’il en serait de même dans les autres îles ?… Aussi John Carpenter, Corty, les autres également, étaient-ils revenus de leurs premières appréhensions, et la confiance que leur inspirait leur chef se montrait-elle plus grande que jamais. Il leur tardait néanmoins d’en avoir fini avec cette exploration des Antilles !

Au cours de cette navigation contre le vent et la mer, M. Patterson ressentit bien quelque malaise ; mais, le noyau de cerise aidant, il n’eut point trop à se plaindre.

Au surplus, en ces mois de juillet et d’août, les gros mauvais temps ne sont point à redouter, — seulement des orages dus aux fortes chaleurs de la zone tropicale. Le climat de l’Antilie jouit d’une égalité remarquable et les oscillations de la colonne thermométrique ne comprennent que vingt degrés. Sans doute la variation est plus considérable pour les pluies que pour la température, et, s’il est rare que la grêle les accompagne, elles tombent fréquemment avec une torrentielle abondance.

En réalité, les îles de l’archipel exposées aux vents du large ont le plus à souffrir des perturbations atmosphériques. Les autres, telles Sainte-Croix, Saint-Eustache, Saint-Christophe, les Grenadines, baignées par les eaux de la mer des Caraïbes, sont moins visitées par les tempêtes. Du reste, la plupart des ports des îles du Vent s’orientent vers l’ouest ou le sud-ouest, et ils offrent de sûrs abris contre les fortes houles du large.

La soirée du 3 août était déjà avancée, lorsque l’Alert, retardé par les alizés, parut en vue de Saint-Martin.

Cependant, quatre à cinq milles avant d’arriver au mouillage, les jeunes lauréats avaient pu apercevoir le plus haut piton de l’île, dont l’altitude atteint cinq cent quatre-vingt-cinq mètres, et que doraient encore les derniers rayons du soleil.

On le sait, Saint-Martin appartient à la Hollande et à la France. Il en résulte que les Français et les Hollandais de l’Alert retrouveraient chacun un morceau de leur pays dans les Indes occidentales. Mais, si Albertus Leuwen allait mettre le pied sur le sol natal, il n’en serait pas ainsi de Louis Clodion et de Tony Renault, originaires, l’un de la Guadeloupe, l’autre de la Martinique. C’était à Philsburg, capitale de l’île, qu’était né le jeune Hollandais, et ce serait dans ce port que le trois-mâts irait jeter l’ancre.

Si Saint-Martin est à présent franco-hollandaise, elle a pour sentinelle avancée au nord-ouest la petite île d’Anguilla, on pourrait dire un îlot, rangé avec Saint-Christophe et Nevis sous une même présidence. Elles ne sont séparées que par un étroit canal dont la profondeur ne dépasse guère vingt-cinq à trente mètres. Il n’est donc pas impossible que le fond sous-marin, qui est de nature coralligène, ne se hausse, par le travail persévérant des infusoires, jusqu’à la surface de la mer, soit même par suite d’un soulèvement plutonique. Dans ces conditions, Saint-Martin et Anguilla ne formeraient plus qu’une même île.

Que deviendra alors cette Antille franco-anglo-hollandaise ?… Les trois nations y vivront-elles en bonne intelligence ? Méritera-t-elle mieux que la dernière de la chaîne antiliane de s’appeler Trinité, et est-ce la paix qui régnera à l’ombre des trois pavillons ?…

Le lendemain, un pilote embarqua à bord du trois-mâts, et le conduisit à travers les passes dans le port de Philsburg.

Cette ville occupe l’étroite plage que sépare une baie semi-circulaire d’une saline d’assez grande étendue, siège d’une exploitation très importante. Les marais salants, principale richesse de l’île, sont tellement productifs qu’on n’estime pas à moins de trois millions six cent mille hectolitres leur rapport annuel.

Il est vrai, un certain nombre de ces marais exigent un entretien continu. L’évaporation est telle qu’ils seraient rapidement à sec. Aussi, — et entre autres pour la saline de Philsburg, — est-il nécessaire de couper quelquefois la langue de terre qui la limite du côté du littoral, et d’y introduire, dans une forte mesure, les eaux de la mer.

Albertus Leuwen n’avait aucun membre de sa famille à Saint-Martin. Tous habitaient Rotterdam en Hollande depuis une quinzaine d’années. Lui-même avait quitté Philsburg si jeune pour venir en Europe, qu’il ne conservait aucun souvenir de l’île. De tous ces lauréats antilians, il n’était que Hubert Perkins dont les parents fussent restés dans la colonie anglaise d’Antigoa. Ce ne serait donc pour Albertus Leuwen qu’une occasion de remettre le pied, et la dernière fois sans doute, sur le sol natal.

Si Saint-Martin se partage entre la France et la Hollande, il ne faudrait pas croire que l’élément britannique n’y fût pas représenté. Sur une population de sept mille âmes environ, on compte trois mille cinq cents Français ; mais les Anglais sont au nombre de trois mille quatre cents, ce qui établit à peu près l’égalité numérique.

On voit ce qu’il peut rester de Hollandais.

La liberté du trafic est grande à Saint-Martin, et l’autonomie administrative presque complète. De là une véritable prospérité. Que les salines de l’île soient entre les mains d’une compagnie franco-hollandaise, peu importe. Les Anglais ont d’autres branches de commerce à exploiter, plus spécialement tout ce qui concerne les objets de consommation, et leurs comptoirs, bien fournis, sont toujours bien achalandés.

La relâche de l’Alert à Saint-Martin ne dura que vingt-quatre heures, du moins au mouillage de Philsburg.

Là, ni Harry Markel ni aucun des siens n’avaient à craindre d’être reconnus. À tout prendre, ce danger serait plus à redouter aux Antilles anglaises, Sainte-Lucie, Antigoa, la Dominique, où ils devaient se rendre, et plus particulièrement peut-être à la Barbade, résidence de Mrs Kethlen Seymour, où se prolongerait assurément le séjour des boursiers d’Antilian School.

M. Patterson et ses jeunes compagnons n’eurent qu’à se promener dans la longue rue que forme cette ville de Philsburg, dont les maisons s’élèvent sur l’étroite plage de l’ouest, au bord de la mer.

Il semblait que, la visite d’Albertus Leuwen accomplie, l’Alert n’aurait plus eu qu’à remettre à la voile. Mais, en leur qualité de Français, Louis Clodion et Tony Renault désiraient vivement faire acte de présence sur la partie française de l’île située dans la zone septentrionale, et qui occupe à peu près les deux tiers de sa surface totale.

Marigot en est la capitale, — un nom qui n’a rien de hollandais, on le voit. Aussi comprendra-t-on que Louis Clodion et Tony Renault eussent grande envie de passer une journée au moins à Marigot.

Le mentor fut pressenti à cet égard, et cette excursion ne modifierait en rien l’itinéraire.

Que l’on ne s’étonne pas si le digne homme estima la réponse toute naturelle.

« Puisque Albertus a foulé ici le sol de la Hollande, dit-il, pourquoi Louis et Tony, Arcades ambo, n’y fouleraient-ils pas le sol de la France ? »

En conséquence, M. Horatio Patterson alla trouver Harry Markel et lui fit connaître la proposition, qu’il appuya de sa haute autorité :

« Quel est votre avis, capitaine Paxton ?… » demanda-t-il.

Harry Markel, et pour cause, eût préféré ne point multiplier les points de relâche. Mais, cette fois, il n’aurait eu aucune bonne raison à refuser de conduire ses passagers sur un autre point de l’île. En partant le soir, l’Alert serait le lendemain à Marigot, d’où, après quarante-huit heures, il partirait pour Saint-Barthélemy.

Ainsi fut-il fait. Le 5, à neuf heures du soir, le trois-mâts mit dehors sous la direction d’un pilote de Philsburg. La nuit était claire, la lune presque pleine, la mer belle, couverte par les hauteurs de l’île dont on peut longer le littoral à moins d’un quart de mille. La brise favorable permettait de naviguer grand largue.

Les passagers restèrent sur le pont jusqu’à minuit sous le charme de cette traversée nocturne ; puis ils regagnèrent leurs cabines et ne se réveillèrent qu’au moment où l’Alert prenait son mouillage.

Marigot est une ville plus commerçante que Philsburg. Elle s’élève sur le bord d’un bayon qui établit la communication entre la baie et l’étang de Simpson. Cet ensemble constitue un port très sûr, bien défendu contre la houle du large. Là fréquentent en grand nombre les navires de long cours ou de cabotage, attirés par les franchises que Marigot leur assure. C’est la ville la plus importante de Saint-Martin.

Au reste les passagers ne devaient point avoir à regretter le voyage. Ils eurent leur part de l’excellent accueil que les colons français firent à deux de leurs compatriotes. La sympathie qu’ils témoignaient ne tint aucun compte des nationalités diverses, et, au banquet qui serait offert par les autorités de la ville, on ne verrait que des Antilians, réunis autour de la même table.

Ce fut un des principaux négociants de la ville, M. Anselme Guillon, qui organisa cette réception. Elle comprendrait une quarantaine de personnes, et, naturellement, dans sa pensée, le capitaine de l’Alert serait invité à figurer, parmi les convives.

M. Guillon se rendit à bord et pria Harry Markel de prendre part à ce banquet qui aurait lieu le jour même dans la salle communale.

Cependant, si audacieux qu’il fût, Harry Markel ne voulut point accepter l’invitation. En vain, M. Patterson joignit-il ses instances à celles de M. Guillon. Tous deux échouèrent devant l’inébranlable résolution que leur opposa le capitaine de l’Alert. Pas plus à Saint-Martin qu’à Saint-Thomas ou à Sainte-Croix, il n’entendait quitter son bord, et il ne permettrait à aucun de ses hommes de descendre à terre.

« Nous regretterons votre absence, capitaine Paxton, déclara M. Guillon. Le bien que nous ont dit de vous ces jeunes gens, les soins dont ils sont l’objet pendant cette campagne de l’Alert, le désir qu’ils avaient de vous témoigner publiquement leur reconnaissance, ces motifs m’ont encouragé à insister près de vous, et je suis fâché de ne point avoir réussi. »

Pour conclure, Harry Markel s’inclina froidement, et le négociant se fit reconduire au quai.

Il faut avouer que, de même qu’à M. Christian Harboe, le capitaine de l’Alert ne lui laissa pas une impression favorable. Cette physionomie dure et farouche, où toute une existence de violences et de forfaits avait laissé son empreinte, cela était bien pour inspirer l’antipathie sinon la défiance. Mais comment ne pas s’en rapporter aux dires des passagers et de M. Horatio Patterson, lorsqu’ils faisaient l’éloge du capitaine Paxton ?… N’avait-il pas été choisi par Mrs Kethlen Seymour ?… Cette dame ne s’était certainement pas décidée sans sérieuses informations et bonnes références…

Au surplus, il s’en était fallu de bien peu que la situation de Harry Markel et de sa bande n’eût été compromise et même perdue. Il est vrai, cette circonstance ne put qu’accréditer la confiance que M. Guillon et les notables de Marigot devaient avoir dans le capitaine et son équipage.

En effet, la veille de l’arrivée de l’Alert, le brick Fire-Fly, de nationalité anglaise, se trouvait encore à Marigot. Son capitaine connaissait intimement M. Paxton, dont il vantait les qualités comme homme privé et comme marin. S’il avait su que l’Alert allait venir, nul doute qu’il l’eut attendu, et avec quel plaisir il aurait serré la main de son vieil ami. Mais le Fire-Fly était en partance, et, pendant la nuit, il est très probable qu’il se croisa avec l’Alert sur les parages occidentaux de l’île.

Dans sa conversation M. Guillon avait parlé à Harry Markel du capitaine du Fire-Fly, et on imagine de quelle appréhension fut saisi ce misérable en songeant au danger qu’il eût couru en présence d’un ami du capitaine Paxton.

À présent, le brick était au large à destination de Bristol, et il n’y avait aucune chance de le rencontrer pendant la campagne à travers les Antilles.

Et, lorsque Harry Markel eut mis John Carpenter et Corty au courant, ceux-ci ne purent cacher leur impression :

« Nous l’avons échappé belle !… répétait le maître d’équipage.

— N’en parlez pas aux autres, ajouta Harry Markel. Inutile de les effrayer, et qu’ils soient plus prudents que jamais…

— Ce qu’il me tarde d’en avoir fini avec ces maudites Antilles ! déclara Corty. Il me semble voir pendre une corde à toutes les branches d’arbres ! »

Il avait raison, ce Corty, et, si le brick Fire-Fly eût été dans le port de Marigot le jour où arrivait l’Alert, c’en était fait d’Harry Markel et de ses compagnons.

Le banquet, aussi bien servi qu’il avait été joyeusement accepté, eut lieu le soir. Des toasts n’en furent pas moins portés en l’honneur du capitaine Paxton. On parla de la première partie du voyage, accomplie dans des conditions favorables. On exprima le vœu que la seconde n’aurait rien à envier à la première. Les jeunes Antilians emporteraient de leur visite aux Indes occidentales d’inoubliables souvenirs, après avoir respiré un peu de l’air natal.

Au dessert, Louis Clodion, se levant, lut un compliment très agréablement tourné à M. Anselme Guillon et aux notables de la colonie pour leur sympathique accueil, et il unit la France, l’Angleterre, le Danemark, la Hollande, la Suède, représentés à cette table, dans un même concert de fraternité.

Puis ce fut le tour de M. Horatio Patterson, qui ne laissait pas d’avoir fait raison plus que d’habitude aux nombreux, aux trop nombreux toasts portés après chaque service. Le mentor se redressa donc, le verre à la main, et prit la parole.

Tout ce que l’on peut introduire de citations latines au milieu de phrases bien senties, s’exhala de la bouche de l’orateur. Il parla des souvenirs que lui laisserait cette fête épulatoire, plus durable que le bronze, ære perennius avec Horace, de la fortune qui favorisait les audacieux, audentes fortuna juvat avec Virgile. Il était heureux d’énoncer ses compliments en public, coram populo. Cependant, il ne pouvait oublier sa patrie dont tout un océan le séparait alors, et dulces reminiscetur Argos, mais il n’oublierait pas davantage les satisfactions d’amour-propre qu’il rencontrait aux Antilles, et, à son heure dernière, pourrait répéter : Et in Arcadia ego, car les Antilles auraient été un morceau de cette Arcadie qui fut le séjour de l’innocence et du bonheur. Enfin, il avait toujours désiré visiter ce splendide archipel, hoc erat in votis, répétait-il avec Horace, déjà cité, et dans lequel, si parva licet componere magnis — Virgile déjà nommé, — lui, l’économe d’Antilian School, il venait de mettre le pied près de quatre cents ans après Christophe Colomb.

Que l’on juge du succès qu’obtint M. Horatio Patterson, et des bravos qui l’accueillirent quand il se fut rassis. Puis, tous remplirent une dernière fois leur verre en l’honneur de Mrs Kethlen Seymour. Des poignées de main furent échangées, et les boursiers reprirent le chemin du port.

Lorsqu’ils furent rentrés à bord, vers dix heures du soir, bien que la mer fût tranquille comme un lac, peut-être sembla-t-il à M. Patterson que l’Alert éprouvait quelques mouvements de roulis et de tangage. Convaincu qu’il les ressentirait moins dans la position horizontale, il regagna sa cabine, se déshabilla avec l’aide du complaisant Wagah et s’endormit d’un gros sommeil.

Le lendemain, toute la journée fut consacrée à des promenades dans la ville et aux environs.

Deux voitures attendaient les touristes, auxquels M. Anselme Guillon avait voulu servir de guide. Ce qu’ils désiraient visiter, c’était l’endroit même où avait été signé, en 1648, le partage de l’île entre la France et la Hollande.

Il s’agissait de gagner un morne, situé dans l’est de Marigot, et qui porte le nom significatif de montagne des Accords.

Arrivés à destination, les excursionnistes mirent pied à terre au bas du morne et ils en firent l’ascension, sans difficulté d’ailleurs. Et, alors, quelques bouteilles de Champagne, retirées de la caisse des voitures, furent débouchées, puis vidées en souvenir du traité de 1648.

Il est entendu qu’une parfaite union régnait entre ces jeunes Antilians. Peut-être, au fond de l’âme, Roger Hinsdale pensait-il que Saint-Martin et aussi les autres îles devraient être ou seraient un jour colonies anglaises. Mais ce fut une poignée de main fraternelle que se donnèrent Albertus Leuwen, Louis Clodion et Tony Renault, en souhaitant aux deux nations un perpétuel accord.

Puis, après que les deux Français eurent bu à la santé de Sa Majesté Guillaume III, roi de Hollande, le Hollandais leva son verre en l’honneur du Président de la République française. Ces deux toasts furent salués par les vivats et les hurrahs de tous leurs camarades.

Il est à noter que M. Horatio Patterson ne prit point la parole pendant cet échange de souhaits et de compliments. La veille, sans doute, il avait épuisé les trésors de sa faconde naturelle, ou, tout au moins, il convenait de lui donner quelque repos. Il est vrai, sinon des lèvres, du cœur assurément, il s’unit à cette manifestation internationale.

Après une visite aux sites les plus curieux de cette partie de l’île, après avoir déjeuné sur la grève et dîné sous les arbres d’une forêt superbe avec les provisions emportées pour cette excursion, les touristes revinrent à Marigot. Puis, prenant congé de M. Anselme Guillon, auquel les remerciements ne furent point épargnés, ils rentrèrent à bord.

Tous, — et M. Patterson fut du nombre, — eurent le temps d’écrire à leurs parents. Au surplus, ceux-ci connaissaient depuis le 26 juillet l’arrivée de l’Alert à Saint-Thomas. Elle leur avait été annoncée par dépêche, et les inquiétudes dues au retard de quelques jours étaient maintenant dissipées. Cependant il s’agissait de tenir les familles au courant, et les lettres écrites ce soir-là, mises le lendemain à la poste, partiraient dans vingt-quatre heures par le courrier d’Europe.

Aucun incident durant la nuit. Rien ne troubla le sommeil de ces jeunes garçons après une telle journée de fatigue. Mais peut-être John Carpenter et Corty rêvèrent-ils que des avaries obligeaient le Fire-Fly à revenir au port… ce qui ne se produisit point, heureusement pour eux.

Le lendemain, dès huit heures, profitant de la marée descendante, l’Alert sortit du port de Marigot à destination de Saint-Barthélemy.

Si la mer était un peu dure, le navire, tant qu’il se tiendrait sous l’abri de l’île, ne serait pas trop secoué. Il est vrai, après avoir repassé devant Philsburg, l’Alert ne serait plus défendu par les hautes falaises de Saint-Martin contre les houles du large. Aussi, à l’ouvert entre les deux îles, reçut-il la lame par le travers, et il y eut même lieu de réduire la voilure afin de ne point trop donner la bande.

Cependant, si la traversée était retardée, elle ne le serait que de quelques heures, et assurément le trois-mâts paraîtrait le lendemain en vue de l’île Saint-Barthélemy au lever du jour.

Comme d’habitude, les passagers prenaient part à la manœuvre, lorsqu’il s’agissait de mollir ou de raidir les écoutes. Il n’y eut point lieu de courir des bords et de virer vent devant. Tony Renault et Magnus Anders tinrent la barre chacun à son tour, — deux véritables timoniers, bien à leur affaire, ne laissant point le navire embarder d’un côté ni de l’autre, l’œil fixé sur la ligne de foi de la boussole.

Vers cinq heures du soir, un navire fut signalé dans le sud-ouest, courant de manière à dépasser l’Alert, dont il suivait la direction.

À ce moment, Corty se mit au gouvernail, l’intention d’Harry Markel étant bien d’éviter l’approche de ce steamer. L’Alert arriva donc d’un quart, afin de n’être pas coupé de sa route.

Ce steamer, de nationalité française, — on le reconnut à la flamme que le vent déroulait à son grand mât, — était un navire de guerre appartenant à la catégorie des petits croiseurs de l’État. Louis Clodion et Tony Renault eussent été heureux de le saluer au passage et de recevoir son salut. Mais, comme la plus courte distance qui sépara les deux bâtiments, grâce à la manœuvre d’Harry Markel, ne fut pas inférieure à un bon mille, il n’y eut pas lieu de hisser le pavillon.

En ce qui concerne ce croiseur, qui marchait à toute vitesse cap au nord-ouest, il semblait être à destination de l’une des Antilles. Il était possible, d’ailleurs, qu’il se rendit à l’un des ports méridionaux des États-Unis, Key West, par exemple, à l’extrémité de la Floride, et qui est un point de relâche pour les bâtiments de toute nationalité.

Du reste, le croiseur eut bientôt laissé l’Alert en arrière, et, avant le coucher du soleil, ses dernières fumées avaient disparu à l’horizon.

« Bon voyage, dit John Carpenter, et au plaisir de ne jamais se revoir !… Je n’aime pas à naviguer de conserve avec des navires de guerre…

— Pas plus qu’à me trouver au milieu d’une escouade de constables !… ajouta Corty. Ces gens-là ont l’air de vous demander d’où vous venez, où vous allez, et il ne convient pas toujours de le dire ! »

L’île Saint-Barthélemy, — la seule que possède la Suède dans les Indes occidentales, — occupe l’extrémité du banc que forme l’île anglaise d’Anguilla et l’île franco-hollandaise de Saint-Martin. Ainsi qu’on l’a remarqué, il suffirait d’un soulèvement de quatre-vingts pieds environ pour que les trois îles n’en fissent qu’une seule dont la longueur totale serait de soixante-quinze kilomètres. Or, avec ces fonds sous-marins de nature plutonienne, il ne serait pas surprenant que ce soulèvement se produisit dans l’avenir.

Et, à ce propos même, Roger Hinsdale fit observer que cet exhaussement pourrait s’étendre à l’ensemble des Antilles, aussi bien les îles du Vent que les îles sous le Vent. Voit-on, à une époque, très reculée sans doute, ces îles réunies les unes aux autres, et formant une sorte de vaste continent à l’entrée du golfe du Mexique, et, qui sait ! se rattachant aux terres américaines ?… En quelles conditions se trouverait-il, alors que l’Angleterre, la France, la Hollande, le Danemark prétendraient y maintenir leur pavillon national ?…

Très probablement, le principe de la doctrine de Monroe interviendrait pour mettre les puissances d’accord, en tranchant la question au profit des États-Unis. Toute l’Amérique aux Américains, et rien qu’aux Américains ! Ils auraient bientôt ajouté une nouvelle étoile aux cinquante qui, à cette époque, constellaient le drapeau de l’Union !

Quant à l’île Saint-Barthélemy, ses dimensions très restreintes ne lui mériteraient que la qualification d’îlot, puisque sa longueur ne dépasse pas deux lieues et demie, avec une superficie de vingt et un kilomètres carrés.

Saint-Barthélemy est défendue par le fort Gustav. Gustavia, sa capitale, une ville de faible importance, peut en acquérir, puisqu’elle est située au point de vue du cabotage entre les petites Antilles de ces parages. C’est là que, dix-neuf ans auparavant, naquit Magnus Anders, dont la famille était fixée depuis une quinzaine d’années à Gotteborg, en Suède.

Cette île s’était successivement abritée sous des pavillons divers. Elle fut française de 1648 à 1784. À cette époque, la France la céda à la Suède en échange d’une concession d’entrepôt sur le Cattégat, précisément à Gotteborg, et de quelques autres avantages politiques. Mais, bien qu’elle fût devenue scandinave à la suite de ce traité, ayant été jadis peuplée par les Normands, elle était demeurée française par ses aspirations, par ses goûts, par ses mœurs, et il est vraisemblable qu’elle le sera toujours.

Lorsque le soleil eut disparu derrière l’horizon, Saint-Barthélemy n’était pas encore en vue. Comme une vingtaine de milles au plus l’en séparaient, nul doute que l’Alert y prit son mouillage dès l’aube, bien que le vent eût calmi le soir, et qu’on ne dût faire que peu de route pendant la nuit.

Néanmoins, dès quatre heures du matin, le jeune Suédois quittait sa cabine, et, gravissant les enfléchures du grand mât, il se hissa jusqu’aux barres du grand perroquet.

Magnus Anders voulait être le premier à signaler son île, et il aperçut un peu avant six heures le principal massif calcaire, qui la domine au centre, d’une hauteur de trois cent deux mètres. Aussi cria-t-il d’une voix si retentissante : « Terre !… Terre ! » que ses camarades se précipitèrent sur le pont.

L’Alert se dirigea immédiatement vers la côte occidentale de Saint-Barthélemy, de manière à se présenter devant le port du Carénage, le principal, ou, pour mieux dire, le seul de l’île.

Bien que la brise fût modérée et qu’il fallût tenir le plus près, le trois-mâts gagnait assez rapidement, et, à mesure qu’il avançait, trouvait des eaux plus calmes.

Un peu après sept heures, un groupe de quelques personnes fut distinctement aperçu sur le sommet du morne, à l’endroit où la colonie arborait les couleurs suédoises :

« C’est la cérémonie réglementaire de chaque matin, déclara Tony Renault, et le pavillon suédois va être appuyé d’un coup de canon…

— Ce qui m’étonne, observa Magnus Anders, c’est que cela ne soit pas déjà fait !… D’habitude, c’est au lever du soleil, et voilà déjà trois heures qu’il est sur l’horizon ! »

L’observation était juste, et, au total, on pouvait se demander si c’était bien de la cérémonie en question qu’il s’agissait.

Le port de Gustavia offre aux navires, tirant de deux à trois mètres, d’excellents mouillages, abrités par des bancs contre lesquels vient se briser la houle du large.

Ce qui attira tout d’abord l’attention des jeunes passagers, ce fut la présence du croiseur qu’ils avaient rencontré la veille. Il était à l’ancre au milieu du port, ses feux éteints, ses voiles serrées, comme un navire pour quelque temps en relâche. Cela fit plaisir à Louis Clodion et à Tony Renault qui se promettaient de se rendre à bord certains d’y être bien accueillis. Mais la vue de ce croiseur ne laissa pas d’être très désagréable à Harry Markel, comme à ses compagnons, et peut-être inquiétante.

L’Alert n’était plus qu’à un quart de mille du port, et, quand même il l’eût voulu, quelle raison Harry Markel aurait-il imaginée pour ne pas y entrer, puisque Saint-Barthélemy était une des étapes ou escales de l’itinéraire ?… Donc, bon gré, mal gré, — en somme, moins alarmé que John Carpenter et les autres, — il évoluait pour suivre la passe, lorsqu’un coup de canon retentit.

En même temps, un pavillon montait au sommet du morne.

Quelle fut leur surprise, — surprise qui se changea en stupéfaction chez Magnus Anders, — lorsque ses camarades et lui reconnurent que ce n’étaient point les couleurs suédoises, c’était le pavillon français aux trois couleurs nationales !

Quant à Harry Markel et à l’équipage, s’ils montrèrent quelque étonnement, que leur importait que le pavillon fût de tel ou tel pays ?…

Ils n’en connaissaient qu’un, le pavillon noir des pirates, celui sous lequel naviguerait l’Alert lorsqu’ils écumeraient les parages du Pacifique :

« Le pavillon français !… s’était écrié Tony Renault.

— Le pavillon français ?… répétait Louis Clodion.

— Est-ce que le capitaine Paxton se serait trompé, fit observer Roger Hinsdale, et aurait fait fausse route sur la Guadeloupe ou la Martinique ? »

Harry Markel n’avait point commis une pareille erreur. C’était bien Saint-Barthélemy que l’Alert venait d’atteindre, et ce fut dans le port de Gustavia qu’il prit son mouillage, trois quarts d’heure après.

Magnus Anders ne laissait pas d’être assez chagriné. Jusqu’ici, à Saint-Thomas, à Sainte-Croix, à Saint-Martin, Danois et Français avaient vu flotter le drapeau de leur pays, et voici que le jour même où il allait mettre le pied sur la colonie suédoise, le pavillon suédois n’y flottait plus…

Tout s’expliqua. L’île Saint-Barthélemy venait d’être cédée à la France moyennant la somme de deux cent soixante-dix-sept mille cinq cents francs.

Cette cession avait été approuvée par les colons, presque tous d’origine normande, et, sur trois cent cinquante et un votants, trois cent cinquante s’étaient prononcés pour l’annexion.

Le pauvre Magnus Anders n’était point en situation de réclamer, n’est-il pas vrai, et il existait de sérieuses raisons, sans doute, pour que la Suède abandonnât sa seule possession dans l’archipel des Indes occidentales. Aussi ne put-il que faire contre fortune bon cœur, et, se penchant à l’oreille de son camarade Louis Clodion :

« À tout prendre, dit-il, et puisqu’il a fallu passer sous un autre pavillon, mieux vaut que ce pavillon soit celui de la France ! »


SECONDE PARTIE


I

ANTIGOA.

Cette dépossession de Saint-Barthélemy, au profit de la France, qui enlevait à la Suède sa seule colonie antiliane, il n’était pas à craindre qu’elle se produisit en ce qui concernait Antigoa au détriment du Royaume-Uni. Si Magnus Anders n’avait plus retrouvé son île natale sous la dénomination scandinave, Hubert Perkins allait retrouver la sienne dans le domaine colonial de la Grande-Bretagne.

L’Angleterre ne se dessaisit pas volontiers de ses possessions : elle a la dent longue et est plutôt disposée, autant par instinct que par intérêt, à s’attribuer les conquêtes des autres, insulaires ou continentales. C’était elle, d’ailleurs, qui détenait et détient encore le plus grand nombre des Indes Occidentales, et qui sait si l’avenir n’en montrera pas quelque autre abritée sous le pavillon des Îles-Britanniques ?…

Cependant Antigoa n’a pas toujours appartenu à l’ambitieuse Albion. Habitée d’abord par les Indiens Caraïbes jusqu’au début du XVIIe siècle, elle tomba entre les mains des Français.

Mais la raison qui avait enfin décidé les indigènes à l’abandonner fut aussi celle qui décida les Français, après quelques mois d’occupation, à regagner l’île Saint-Christophe d’où ils venaient. Il y a manque absolu de rivières à Antigoa. À peine y rencontre-t-on des rios que les eaux fluviales alimentent un instant. Or, en vue des besoins de la colonie, il eût fallu, pour recueillir ces eaux, construire de vastes citernes.

Voilà ce que comprirent et firent les Anglais en 1632, lorsqu’ils s’installèrent sur Antigoa. Ces réservoirs furent établis dans les conditions les plus avantageuses. La campagne put être largement irriguée, et, comme le sol se prêtait à la culture du tabac, c’est à cette culture que s’adonnèrent principalement les planteurs — ce qui, dès cette époque, assura la prospérité de l’île.

En 1668, éclata la guerre entre l’Angleterre et la France. Une expédition, organisée à la Martinique, fit voile pour Antigoa. Les envahisseurs détruisirent les plantations, emmenèrent les noirs, et, pendant toute une année, l’île fut aussi déserte que si elle n’eût jamais possédé un seul habitant.

Un riche propriétaire de la Barbade, le colonel Codington, ne voulut pas que les travaux exécutés à Antigoa fussent perdus. Il s’y transporta avec un nombreux personnel, il attira des colons, et, joignant la culture du sucre à celle du tabac, il lui rendit son ancienne prospérité.

Le colonel Codington fut alors nommé capitaine général de toutes les îles Sous-le-Vent qui dépendaient de l’Angleterre. Administrateur énergique, il imprima une grande activité à l’industrie agricole et au commerce des colonies anglaises, activité qui ne devait pas se ralentir après lui.

Ainsi, en y arrivant à bord de l’Alert, Hubert Perkins reverrait une Antigoa aussi florissante qu’au jour où il l’avait quittée, cinq ans auparavant, pour venir faire son éducation en Europe.

La distance entre Saint-Barthélemy et Antigoa n’est au plus que de soixante-dix à quatre-vingts milles. Mais, lorsque l’Alert eut pris le large, des calmes persistants, auxquels succéda une brise assez faible, retardèrent sa marche. Il passa en vue de Saint-Christophe, cette île qui fut livrée aux compétitions anglaises, françaises, espagnoles, et dont la paix d’Utrecht, en 1713, assura aux Anglais la possession définitive. Et, si elle porte ce nom de Christophe, il lui vient de Colomb, qui la découvrit après la Désirade, la Dominique, la Guadeloupe et Antigoa. C’est la signature du grand navigateur génois sur cette magnifique page des Indes Occidentales.

Saint-Christophe, disposée en forme de guitare, que les indigènes appelèrent « la fertile », fut, pour les Français et les Anglais, « la mère des Antilles ». Les jeunes passagers ne purent qu’admirer ses beautés naturelles en longeant le littoral à moins d’un quart de mille. Saint-Kitts, sa capitale, est bâti au pied du mont des Singes, sur une baie de la rive occidentale, au milieu des jardins et des palmeraies. Un volcan, dont le nom de Misery s’est changé pour celui de Liberty depuis l’émancipation des noirs, élève à quinze cents mètres sa masse dont les flancs rejettent des fumerolles de gaz sulfureux. Au fond de deux cratères éteints sont emmagasinées les pluies qui assurent la fertilité de l’île. Sa superficie comprend cent soixante-seize kilomètres carrés, sa population environ trente mille habitants, et l’on y cultive principalement la canne, dont le sucre est de qualité supérieure.

Certes, il eût été fort agréable de relâcher pendant vingt-quatre heures à Saint-Christophe, d’en visiter les pâturages et les cultures. Mais, outre que Harry Markel n’y tenait aucunement, il fallait se conformer à l’itinéraire, et, de fait, aucun des pensionnaires d’Antilian School n’était originaire de cette île.

Dans la matinée du 12 avril, l’Alert fut signalé par les sémaphores d’Antigoa, nom que lui donna Christophe Colomb en souvenir d’une des églises de Valladolid. On n’avait pu l’apercevoir à grande distance, car elle émerge médiocrement, et son point culminant ne dépasse pas deux cents soixante-dix mètres. Quant aux dimensions d’Antigoa, elles sont relativement considérables, comparées à celles des autres Antilles, soit deux cent soixante-dix-neuf milles superficiels.

Lorsqu’il aperçut le pavillon britannique à l’entrée du port, Hubert Perkins le salua d’un vigoureux hurrah, auquel se joignirent ceux de ses camarades.

C’est par le côté nord que l’Alert se présenta pour accoster Antigoa, où s’ouvrent le port et la ville.

Harry Markel connaissait bien ces parages. Aussi ne réclama-t-il point les services d’un pilote. Quelques difficiles que fussent les abords de la baie, il y entra hardiment, laissa le fort James à bâbord, la pointe Lobloly à tribord, et vint jeter l’ancre là où les navires trouvent d’excellents mouillages, à la condition de ne pas tirer plus de quatre à cinq mètres.

Au fond de cette baie apparaît la capitale, Saint-John, dont la population compte seize mille habitants. Cette ville, en échiquier, avec ses rues qui se coupent à angle droit, est d’aspect agréable et s’étale en pleine verdure au milieu des magnificences de la zone tropicale.

À peine l’Alert eut-il paru à l’entrée de la baie, qu’une embarcation se détacha de l’appontement du port, et, enlevée par quatre avirons, se dirigea vers le trois-mâts.

Il va sans dire que Harry Markel et ses compagnons éprouvèrent en ce moment de nouvelles inquiétudes, assez justifiées en somme. Ne pouvaient-ils craindre que la police anglaise eût été mise au courant de ce sanglant drame dont l’Alert avait été le théâtre dans l’anse Farmar, que d’autres cadavres eussent été découverts, peut-être même celui du capitaine Paxton ?… Et alors, quel était l’homme qui remplissait ses fonctions à bord de l’Alert ?…

Tous furent vite rassurés. Cette embarcation amenait la famille du jeune passager. Son père, sa mère, ses deux petites sœurs n’avaient pas eu la patience d’attendre le débarquement. Depuis plusieurs heures, ils guettaient l’arrivée du navire, ils montèrent à bord avant même que l’Alert eût pris son mouillage, et Hubert Perkins tomba dans les bras de ses parents.

L’île d’Antigoa, au point de vue administratif, est le chef-lieu d’une Présidence qui comprend les îles Barbuda et Redonda, ses voisines. En même temps, elle a rang de capitale au milieu de ce groupe des Antilles anglaises relié sous le nom de Lieward-Islands, c’est-à-dire des îles du Vent, depuis les îles Vierges jusqu’à la Dominique.

C’est à Antigoa que résident le gouverneur, les présidents des Conseils exécutif et législatif, nommés moitié par la Couronne, moitié par les censitaires. À noter que l’on y compte moins d’électeurs libres que de fonctionnaires. On le remarquera, cette composition du corps électoral n’est donc pas spéciale aux colonies françaises.

M. Perkins, un des membres du Conseil exécutif, descendait des anciens colons qui suivirent le colonel Codington, et sa famille n’avait jamais quitté l’île. Après avoir conduit son fils en Europe, il était rentré à sa résidence d’Antigoa.

Comme de juste, les présentations furent faites dès que Hubert Perkins eut embrassé son père, sa mère et ses sœurs. M. Horatio Patterson, avant tous autres, reçut la poignée de main de M. Perkins, et ses jeunes compagnons furent honorés de la même faveur. Mais ce qui valut au mentor les compliments de Mrs Perkins, ce fut l’état de florissante santé des passagers de l’Alert, — compliments dont le mentor crut devoir reporter une bonne part au capitaine Paxton.

Harry Markel les accepta, d’ailleurs, avec sa froideur habituelle. Puis, après avoir salué, il vint à l’avant prendre ses dispositions pour affourcher le navire.

M. Perkins demanda tout d’abord à M. Patterson combien de temps devait durer la relâche à Antigoa.

« Quatre jours, monsieur Perkins, déclara M. Patterson. Nos jours sont comptés, comme on dit généralement de la vie humaine, et nous sommes soumis à un programme dont il ne faut pas s’écarter.

— C’est bien court, fit observer Mrs Perkins.

— Sans doute, ma chère amie, reprit M. Perkins, mais le temps du voyage est limité, et il y a encore nombre d’Antilles sur l’itinéraire…

Ars longa, vita brevis, ajouta M. Patterson, qui crut l’occasion opportune pour placer ce proverbe latin.

— Quoi qu’il en soit, dit M. Perkins, M. Patterson et les camarades de mon fils seront nos hôtes durant leur séjour…

— Monsieur Perkins, fit alors observer Roger Hinsdale, nous sommes dix à bord…

— Et assurément, ajouta M. Perkins, mon habitation serait trop petite pour vous héberger tous, mes jeunes amis !… Aussi on retiendra des chambres à l’hôtel, et vous viendrez vous asseoir à notre table.

— Dans ce cas, proposa Louis Clodion, peut-être vaudrait-il mieux rester sur l’Alert, sauf Hubert, monsieur Perkins ?… Pendant la journée, nous vous appartiendrons depuis le lever jusqu’au coucher du soleil. »

Cette combinaison, étant la meilleure, eut l’approbation de M. Patterson. Mais, évidemment, Harry Markel aurait préféré que les passagers prissent logement à terre. Le bâtiment eût été moins exposé à recevoir des visiteurs, dont il redoutait toujours l’arrivée.

Au surplus, le capitaine fut également invité à la table de famille dans l’habitation de M. Perkins. Il s’excusa comme d’habitude, et Hubert fit comprendre à son père qu’il n’y avait pas lieu d’insister.

L’embarcation partie avec Hubert, les passagers s’occupèrent de mettre leurs affaires en ordre, puis d’écrire quelques lettres qu’emporterait le soir même le courrier d’Europe. Parmi elles, il convient de citer l’enthousiaste missive de M. Horatio Patterson que Mrs Patterson recevrait dans une vingtaine de jours. Il y en eut une également à l’adresse du directeur d’Antilian School, 213, Oxford-Street, London, Great Britain, dans laquelle M. Julian Ardagh trouverait des informations aussi exactes qu’instructives relativement aux boursiers de Mrs Kethlen Seymour.

Entre temps, Harry Markel terminait ses manœuvres, ayant eu soin, comme aux relâches précédentes, de mouiller l’Alert vers le milieu du port. Les hommes qui conduiraient les passagers n’auraient, point la permission de débarquer. Lui-même, il n’irait à terre que le jour de l’arrivée et le jour du départ, en raison des formalités à remplir au bureau maritime.

Vers onze heures, le grand canot fut paré.

Deux matelots aux avirons, Corty à la barre, déposèrent sur le quai les invités de M. et Mrs Perkins.

Un quart d’heure après, réunis dans une confortable habitation de la haute ville, tous s’asseyaient devant une table abondamment servie, et la conversation porta sur les divers incidents du voyage.

Âgé de quarante-cinq ans, M. Perkins, dont la barbe et les cheveux grisonnaient, avait une attitude digne, un abord sympathique, un regard affectueux, toutes qualités qui se retrouveraient un jour chez son fils. Personne n’était plus honoré que lui dans la colonie, ne fût-ce que pour les services qu’il rendait comme membre du Conseil exécutif. En même temps, homme de goût, très instruit en tout ce qui concernait l’histoire des Indes occidentales, il pourrait fournir à M. Horatio Patterson des notes précises, des documents authentiques à ce sujet. Qu’on en soit assuré, celui-ci ne se ferait pas faute de recourir à M. Perkins, et d’enrichir ainsi son carnet de voyage qu’il tenait avec autant de méthode que ses livres de comptabilité.

Mrs Perkins, d’origine créole, touchait à la quarantaine. Cette femme, aimable, attentionnée, charitable, se consacrait tout entière à l’éducation de ses deux fillettes, Bertha et Mary, âgées de dix et douze ans. On s’imagine quelle avait été la joie de cette excellente mère en revoyant son fils, en le pressant dans ses bras, après quatre années d’absence. Mais, ainsi que cela fut dit au déjeuner, le moment approchait où Hubert reviendrait à Antigoa, que sa famille n’avait jamais voulu quitter. Dans un an son temps d’Antilian School serait achevé.

« Nous le regretterons, déclara John Howard, qui avait encore deux années à passer dans l’Institution d’Oxford Street. Hubert est un bon camarade…

— Dont nous garderons excellent souvenir, ajouta Clodion.

— Qui sait si vous n’aurez pas l’occasion de vous rencontrer plus tard ?… observa M. Perkins. Peut-être quelques-uns de vous, mes jeunes amis, rentreront-ils aux Antilles ?… Lorsque Hubert sera dans une maison de commerce d’Antigoa, nous le marierons…

— Le plus tôt possible, observa Mrs Perkins.

— Hubert marié !… s’écria Tony Renault. Ah ! je voudrais voir cela !…

— Eh ! pourquoi ne serais-tu pas mon témoin ?… répondit Hubert en riant.

— Ne plaisantons pas, jeunes gens, opina dogmatiquement M. Patterson. Base de toute société, le mariage est la plus respectable des institutions de ce monde. »

Il n’y avait pas à discuter sur ce sujet. Mais Mrs Perkins fut naturellement conduit à parler de Mrs Patterson. Elle demanda des nouvelles de cette dame. Le mentor répondit avec une parfaite convenance. Il lui tardait d’avoir une lettre d’elle, et peut-être en recevrait-il une à la Barbade, avant de s’embarquer pour la traversée de retour. Et alors, tirant de sa poche une photographie qui ne le quittait jamais, il la montra non sans quelque orgueil.

« C’est le portrait d’une bonne et charmante femme, dit Mrs Perkins.

— Et la digne épouse de M. Horatio Patterson, ajouta M. Perkins.

— Elle est la compagne de ma vie, répondit M. Patterson, légèrement ému, et tout ce que je demande au ciel, c’est de la retrouver à mon retour… ce qu’elle est hic et nunc !… »

Ce qu’entendait par ces derniers mots. M. Patterson, qui l’eût pu dire ?… Il les avait prononcés en baissant la voix, et l’on n’y prêta pas autrement attention.

Le déjeuner terminé, il fut question de visiter Saint-John, puis de faire une promenade aux environs. On s’accorda toutefois une heure de sieste dans le beau jardin sous les grands arbres de la villa. M. Perkins fournit à M. Patterson d’intéressants renseignements sur l’abolition de l’esclavage à Antigoa. C’est en 1824 que l’Angleterre proclama l’acte d’émancipation, et, contrairement à ce qui se passa dans d’autres colonies, sans mesures transitoires, sans que les noirs eussent fait l’apprentissage de cette nouvelle existence.

L’acte avait bien imposé certaines obligations qui devaient en atténuer le contrecoup ; mais les nègres, presque aussitôt affranchis de ces obligations, eurent tous les avantages et tous les inconvénients d’une entière liberté.

Il est vrai, ce brusque changement fut facilité par la situation des maîtres et des esclaves qui formaient de véritables familles. Aussi, bien que l’acte d’abolition rendit immédiatement libres trente-quatre mille nègres, alors que la colonie ne comptait que deux mille blancs, il n’y eut aucun excès à regretter, aucune scène de violence à déplorer. D’un côté comme de l’autre s’établit une parfaite entente, et les affranchis ne demandèrent qu’à rester sur les plantations comme domestiques ou gens à gages. Il convient d’ajouter que les colons se montrèrent très soucieux du bien-être des anciens esclaves. Ils assurèrent leur existence par un travail régulier et rémunérateur ; ils construisirent pour eux des habitations plus confortables que les cases d’antan. Ces noirs, mieux vêtus, au lieu d’être nourris presque uniquement de racines et de poissons salés, firent usage de la viande fraîche, et leur régime alimentaire subit d’heureuses améliorations.

Si le résultat fut excellent pour les gens de couleur, il ne le fut pas moins pour la colonie dont la prospérité s’accrut dans une sérieuse proportion. Les revenus du trésor public ne cessèrent d’augmenter, alors que les dépenses administratives tendaient à s’abaisser pour tous les services.

Lors de leurs excursions à travers l’île, M. Patterson et ses jeunes compagnons s’émerveillèrent à voir les champs remarquablement cultivés. Quelle fertilité à la surface des plateaux de strate de calcaire ! Partout des fermes bien entretenues, au courant de tous les progrès de l’agriculture !

On n’a pas oublié que le réseau hydrographique étant insuffisant à Antigoa, il avait fallu établir de vastes citernes pour recueillir les eaux pluviales. À ce sujet, M. Perkins eut occasion de dire que si les indigènes avaient donné à l’île le nom de Yacama, « la Ruisselante », ce devait être dans un sens ironique. Actuellement, ses réservoirs suffisent aux divers besoins de la ville et de la campagne.

Le drainage des eaux, intelligemment combiné, s’accomplit à la satisfaction générale. En même temps que la salubrité d’Antigoa est assurée, il garantit l’île à l’avenir contre cette disette qui, par deux fois, en 1779 et en 1784, produisit d’incalculables désastres. Les colons furent dans la situation de ces naufragés qui ne peuvent plus calmer les tortures de la soif, et ce fut par milliers que les bestiaux, sinon les habitants, périrent sur l’île.

C’est ce que raconta M. Perkins, tandis qu’il montrait à ses hôtes, non sans une légitime satisfaction, ces citernes d’une contenance de deux millions cinq cent mille mètres cubes, qui fournissent à Saint-John une moyenne supérieure à celle de plus d’une grande cité européenne.

Les excursions, entreprises sous la direction de M. Perkins, ne se bornèrent pas aux environs de la capitale. D’ailleurs, elles furent toujours combinées de manière que, chaque soir, les passagers pussent regagner l’Alert.

C’est ainsi que les touristes visitèrent l’autre port d’Antigoa, English-Harbour, situé sur la côte méridionale. Ce port, mieux abrité que celui de Saint-John, fut autrefois pourvu de bâtiments militaires, casernes, arsenaux, destinés à la défense d’Antigoa. Il est en réalité formé d’un groupe de cratères, dont le niveau s’est peu à peu abaissé, et qui ont été envahis par les eaux de la mer.

Tant en promenades qu’en repas et siestes dans la villa Perkins, les quatre jours affectés à la relâche s’écoulèrent rapidement. Dès le matin, on se mettait en route, et, bien que la chaleur fût grande à cette époque, les jeunes garçons n’eurent point trop à en souffrir. Puis, alors que Hubert Perkins restait chez ses parents, ses camarades revenaient à bord se refaire de leurs fatigues dans les cadres des cabines. D’ailleurs, Tony Renault prétendait que si Hubert ne rentrait pas comme eux, c’est qu’il y avait « quelque chose », — par exemple, son mariage avec une jeune créole de la Barbade, et que les fiançailles seraient célébrées avant le départ pour l’Europe…

On riait de ses fantaisies que le grave M. Patterson ne laissait pas de prendre au sérieux.

La veille du départ, le 15 août, Harry Markel eut une alerte dans les circonstances que voici.

L’après-midi, un canot vint accoster le navire, après avoir débordé d’un brick anglais, le Flag, qui arrivait de Liverpool. Un des matelots du brick monta sur le pont et demanda à parler au capitaine.

Il eût été difficile de lui répondre que le capitaine n’était pas en ce moment à bord, puisque, depuis son mouillage, Harry Markel n’avait débarqué qu’une fois.

Harry Markel observa cet homme à travers la fenêtre de sa cabine. Il l’entendit même et se garda bien de se montrer. D’ailleurs, il ne le connaissait pas et n’en était vraisemblablement pas connu. Mais il se pouvait que ce matelot, ayant navigué avec le capitaine Paxton, commandant l’Alert, eût voulu lui rendre visite.

Là était le danger, — danger de toutes les relâches, — et il ne prendrait fin que le jour où l’Alert, ayant quitté la Barbade, n’aurait plus à rallier aucune des Antilles.

Ce fut Corty qui reçut ce matelot, dès qu’il eut pris pied sur le pont.

« Vous voulez parler au capitaine Paxton ?… demanda-t-il.

— Oui, camarade, répondit le matelot, si c’est bien lui qui commande l’Alert, de Liverpool ?…

— Vous le connaissez ?…

— Non, mais j’ai un ami qui doit faire partie de son équipage…

— Ah ! et il se nomme ?…

— Forster… John Forster. »

Harry Markel, ayant entendu ces propos, sortit alors, aussi rassuré que Corty lui-même.

« Je suis le capitaine Paxton, dit-il.

— Capitaine ?… fit le matelot en portant la main à son béret.

— Que voulez-vous ?…

— Serrer la main à un camarade…

— Qui s’appelle ?…

— John Forster. »

Harry Markel eut un instant la pensée de répondre que John Forster s’était noyé dans la baie de Cork. Mais il se souvint d’avoir attribué le nom de Bob au malheureux dont le cadavre était venu à la côte. Deux matelots perdus avant le départ, cela eût sans doute paru suspect aux passagers de l’Alert.

Harry Markel se contenta donc de dire :

« John Forster n’est pas à bord…

— Il n’y est pas ?… répéta le matelot assez étonné. Je croyais bien l’y trouver, pourtant…

— Il n’y est pas, vous dis-je, ou plutôt il n’y est plus…

— Lui est-il arrivé quelque malheur ?…

— Il était malade au moment de partir, et a dû débarquer. »

Corty ne put qu’admirer la présence d’esprit de son chef. Mais, si le matelot du Flag eût connu le capitaine Paxton, les choses auraient sans doute mal tourné pour Harry Markel et ses compagnons.

Le matelot n’ajouta donc rien, si ce n’est : « Merci, capitaine ! » et il redescendit dans le canot, très chagriné de n’avoir pas rencontré son camarade.

Et, lorsqu’il fut au large :

« Décidément, s’écria Corty, c’est un jeu trop périlleux que nous jouons là !…

— Possible, mais qui en vaut la peine !

— N’importe !… De par tous les diables, Harry, il me tarde d’être en plein Atlantique !… Là, pas d’indiscret à craindre…

— Cela viendra, Corty… Demain l’Alert reprendra la mer…

— Pour ?…

— Pour la Guadeloupe, et, en somme, une colonie française est moins dangereuse pour nous qu’une colonie anglaise ! »

II

LA GUADELOUPE.

La distance qui sépare Antigoa de la Guadeloupe, ou pour mieux dire du groupe d’îles compris sous ce nom, n’est que de cent à cent vingt milles.

Dans des conditions ordinaires, l’Alert, servi par les vents alizés en quittant le port de Saint-John le matin du 16 août, aurait pu être à destination en vingt-quatre heures.

Louis Clodion devait donc espérer que, dès le lendemain, au lever du jour, les premières hauteurs de l’Antille française se dessineraient à l’horizon.

Il n’en fut pas ainsi. Des calmes, ou plutôt la faiblesse de la brise, retardèrent }} la marche du bâtiment, bien qu’il eût toute sa toile dehors. D’autre part, il rencontra une lame courte et résistante, malgré l’insuffisance du vent. Cela tenait à ce que cette partie de la mer, très ouverte au large, n’est plus protégée par les îles. La houle, troublée par certains contre-courants, déferle, avant d’aller se briser sur les roches de Montserrat. Même si l’Alert eût été appuyé par une fraîche brise, il n’aurait pas évité les brutales secousses de cette traversée. Il en résulta que M. Horatio Patterson émit quelques doutes sur l’efficacité des noyaux de cerise comme préservatifs du mal de mer.

À la rigueur, Harry Markel aurait pu passer en dedans de Montserrat, où la houle était moins forte. Mais il se fût exposé à de trop fréquentes rencontres de navires, ce dont il se gardait le plus possible. Puis, la route se serait allongée d’une trentaine de milles. Il aurait fallu redescendre jusqu’à l’extrémité méridionale de la Guadeloupe, et, après l’avoir doublée, remonter peut-être vent debout en vue de la Pointe-à-Pitre.

La Guadeloupe se compose de deux grandes îles.

L’île de l’ouest est la Guadeloupe proprement dite, que les Caraïbes appelaient Curucuera. Officiellement désignée sous le nom de Basse-Terre, bien que son relief soit le plus prononcé du groupe, ce nom lui vient de sa situation par rapport aux alizés.

L’île de l’est, sur les cartes, prend la dénomination de Grande-Terre, quoique sa contenance superficielle soit inférieure à l’autre. L’étendue totale des deux îles se chiffre par seize cent trois kilomètres carrés et leur population par cent trente-six mille habitants.

La Basse-Terre et la Grande-Terre sont séparées par une rivière aux eaux salées, dont la largeur varie de trente à cent vingt mètres, et que franchissent les navires d’un tirant de sept pieds environ. L’Alert n’aurait pu suivre ce passage, qui est le plus direct, qu’au plein de la marée, et encore ce n’eût pas été le fait d’un capitaine prudent. Aussi Harry Markel prit-il le large, à l’est du groupe. Cette navigation dura quarante heures au lieu de vingt-quatre, et ce fut seulement dans la matinée du 18 août que le trois-mâts parut à l’entrée de la baie où se jette la rivière salée, et dont le fond est occupé par la Pointe-à-Pitre.

Il y eut tout d’abord à dépasser la bordure d’îlots disposée autour du bassin qui forme le port et auquel on accède par un chenal étroit et sinueux.

Cinq ans s’étaient écoulés depuis que la famille de Louis Clodion avait quitté les Antilles, sauf le frère de sa mère resté à la Pointe-à-Pitre. Avec leurs enfants, ses parents s’étaient fixés en France, à Nantes, où M. Clodion dirigeait une importante maison d’armements au long cours. Aussi le jeune Louis avait conservé le souvenir de son île natale, d’où il n’était parti qu’à l’âge de quinze ans, et il comptait en faire les honneurs à ses camarades.

En venant par l’est, l’Alert reconnut premièrement la pointe de la Grande-Vigie sur la Grande-Terre, la plus septentrionale du groupe, puis la pointe des Gros-Caps, puis la pointe de l’Anse aux Loups, puis l’anse Sainte-Marguerite, et, tout à fait à l’extrémité sud-ouest de la Grande-Terre, la pointe des Châteaux.

Louis Clodion avait pu montrer sur la côte orientale cette ville du Moule, la troisième de la colonie par son importance, avec ses dix mille habitants. C’est là que les navires, chargés de sucre, attendent une occasion favorable pour prendre la mer. Ils y sont très à l’abri contre les mauvais temps, et contre ces formidables raz de marée qui causent tant de désastres sur ces parages.

Avant de doubler la pointe au sud-est de la Grande-Terre, les passagers eurent connaissance de la Désirade, autre Antille française, la première qui est signalée à bord des navires venant d’Europe et dont le morne, haut de deux cent soixante-dix-huit mètres, est visible à une grande distance.

Laissant alors la Désirade sur bâbord, l’Alert longea la pointe des Châteaux et, de là, on put entrevoir dans le sud une autre île, la Petite-Terre, qui fait partie du groupe de la Guadeloupe.

Mais, pour avoir un complet aperçu de l’ensemble, il eût fallu descendre plus au sud jusqu’à Marie-Galante, d’une étendue superficielle de cent soixante-trois kilomètres carrés, avec une population de quatorze mille âmes, puis en visiter les principales villes, Gros-Bourg, Saint-Louis, Vieux-Fort. Enfin, en poussant vers l’ouest, presque à la même latitude, se rencontre le petit archipel des Saintes, peuplé d’environ deux mille habitants, d’une étendue de quatorze kilomètres carrés. Formé de sept îles ou îlots distincts, dominé par le Chameau, d’une altitude de trois cent seize mètres, il est considéré comme le plus salubre sanatorium des Antilles.

Administrativement, la Guadeloupe est divisée en trois arrondissements. Ils comprennent la partie de Saint-Martin qui est restée mitoyenne avec la partie hollandaise, l’île Saint-Barthélemy que la Suède venait de céder à la France, les Saintes qui relèvent de l’arrondissement de Basse-Terre, ville principale de l’île de ce nom, la Désirade qui dépend de l’arrondissement de la Pointe-à-Pitre, Marie-Galante, le chef-lieu du troisième arrondissement.

Ce département colonial est représenté au conseil général par trente-six conseillers, et au parlement par un sénateur et deux députés. Son commerce présente un chiffre d’exportation de cinquante millions et un chiffre d’importation de trente-sept millions, — commerce qui se fait presque en totalité avec la France.

Quant au budget local, — cinq millions de francs, — il est alimenté par les droits à la sortie des denrées coloniales et un impôt qui frappe la consommation des spiritueux.

L’oncle de Louis Clodion, frère de sa mère, M. Henry Barrand, était un des riches et influents planteurs de la Guadeloupe. Il habitait la Pointe-à-Pitre et possédait de vastes propriétés aux environs de la ville. Sa fortune, son entregent, son caractère très communicatif, sa personnalité très sympathique, son originalité amusante, sa bonne humeur habituelle, lui faisaient des amis de tous ceux qui l’approchaient. Âgé de quarante-six ans, grand chasseur, grand amateur de sport, il parcourait à cheval ses vastes plantations, aimant la bonne chère, vrai gentilhomme campagnard, si cette qualification peut être appliquée à un colon des Antilles, et, brochant sur le tout, célibataire, oncle à héritage, oncle d’Amérique, sur lequel ses neveux et nièces devaient compter.

On devine avec quelle joie, avec quelle émotion même, il serra Louis Clodion dans ses bras dès l’arrivée de l’Alert.

« Sois le bienvenu, mon cher Louis, s’écria-t-il, et quel bonheur de te revoir après cinq ans d’absence !… Si je ne suis pas changé autant que toi, si je ne suis pas devenu un vieillard, tandis que tu devenais un jeune homme, ça va bien !…

— Mon oncle, affirma Louis Clodion en l’entraînant, vous êtes toujours le même !

— Alors c’est parfait ! reprit M. Barrand qui se retourna vers les passagers réunis sur la dunette. Soyez les bienvenus, vous aussi, jeunes camarades de mon neveu, et tenez pour certain que la colonie éprouve grande satisfaction à recevoir les pensionnaires d’Antilian School ! »

Puis l’excellent homme pressa toutes les mains qui lui furent tendues, et, revenant à Louis :

« Le père, la mère, les enfants, tout ce monde va bien là-bas… à Nantes ?…

— Tout le monde, mon oncle, mais c’est peut-être à vous qu’il faut demander de leurs nouvelles…

— En effet, j’ai eu une lettre de ma sœur avant-hier… La smala est en excellente santé !… Et l’on me recommande de bien te recevoir !… La bonne recommandation de cette chère sœur !… J’irai la voir l’hiver prochain, elle et sa maisonnée…

— Ah ! que vous nous ferez plaisir, mon oncle, car, à cette époque, mes études seront finies et je serai sans doute à Nantes…

— À moins que tu ne sois ici, mon neveu, pour partager mon existence !… J’ai des idées là-dessus… On verra plus tard ! »

À ce moment s’avança M. Patterson qui s’inclina cérémonieusement devant M. Barrand, et dit :

« Vous me permettez, monsieur, de vous présenter mes chers pensionnaires…

— Eh ! s’écria le planteur, c’est… ce doit être M. Patterson… Comment ça va-t-il, monsieur Patterson ?…

— Aussi bien que possible, après une traversée qui n’a pas laissé d’être quelque peu tangante et roulante…

— Je vous connais, allez, interrompit M. Barrand, comme je connais tous ces élèves d’Antilian School dont vous êtes l’aumônier.

— Pardon, monsieur Barrand, l’économe…

— Économe, aumônier, c’est la même chose ! repartit le planteur avec un joyeux éclat de rire. L’un tient les comptes d’ici-bas… l’autre tient les comptes de là-haut !… Et pourvu que la comptabilité soit en règle !… »

En parlant ainsi, M. Barrand allait et venait de l’un à l’autre, et, finalement, il pressa la main de M. Horatio Patterson avec une telle vigueur que, s’il eût été aumônier, le mentor n’aurait pu de deux jours bénir les pensionnaires d’Antilian School !

Et l’exubérant colon de continuer :

« Préparez-vous à débarquer, mes amis !… Vous logerez chez moi, tous !… Ma maison est grande, et, quand vous seriez cent fois plus nombreux, vous ne dévoreriez pas mes plantations… Et vous accompagnerez ces jeunes gens, monsieur Patterson… et vous aussi, si le cœur vous en dit, capitaine Paxton !… »

L’invitation fut naturellement refusée comme toujours. Mais M. Barrand, n’aimant pas à se répéter, n’insista pas.

« Pourtant, monsieur Barrand, observa alors le mentor, tout en vous remerciant d’une hospitalité offerte avec tant de… comment dirais-je ?…

— Ne dites pas… Ça vaudra mieux, monsieur Patterson.

— Si nous allions vous gêner…

— Me gêner… moi !… Est-ce que j’ai l’air d’un homme que l’on gêne… et qui se gêne ?… D’ailleurs, je le veux ! »

Devant cette impérieuse formule, il n’y avait qu’à obéir.

Puis, lorsque M. Patterson voulut faire en règle les présentations des passagers :

« Mais je les connais tous, ces jeunes garçons !… s’écria le planteur. Les journaux ont donné leurs noms, et je parie ne pas me tromper !… Tenez, voici les Anglais, Roger Hinsdale, John Howard, Hubert Perkins… et j’ai été en relation avec leurs familles à Sainte-Lucie, à la Dominique, à Antigoa… »

Les trois Anglais ne purent qu’être flattés de cette déclaration.

« Et puis, reprit M. Barrand, ce grand blond-là… c’est Albertus Leuwen, de Saint-Martin…

— Précisément, monsieur, répondit le jeune Hollandais en saluant.

— Et ces deux braves à bonne figure, qui se tiennent à l’écart, c’est Niels Harboe de Saint-Thomas, et c’est Axel Wickborn de Sainte-Croix… Vous voyez, je n’en manquerai pas un !… Et toi, là-bas, le petit, à l’œil vif, qui ne peux rester un moment en place, que le diable m’emporte si tu n’as pas les veines pleines de sang français…

— Jusqu’à la dernière goutte, déclara Tony Renault, mais je suis né à la Martinique.

— Eh bien… tu as eu tort !…

— Comment… tort ?…

— Oui !… Quand on naît Français aux Antilles, il faut que cela soit à la Guadeloupe et non ailleurs, parce que la Guadeloupe… c’est la Guadeloupe !…

— On naît où on peut… s’écria Tony Renault, en partant d’un éclat de rire.

— Bien répondu, le gaillard, répliqua M. Barrand, et ne crois pas que je t’en veuille pour cela…

— Quelqu’un en vouloir à Tony, dit Louis Clodion, cela ne serait pas possible !

— Et ne croyez pas non plus, ajouta le planteur, que je veuille déprécier la Martinique, la Désirade ou autres îles françaises ! Mais enfin, je suis de la Guadeloupe, et c’est tout dire !… Quant à ce grand secco… là-bas… avec sa chevelure blonde… ce doit être Magnus Anders…

— Lui-même, mon oncle, répondit Louis Clodion, et qui, en arrivant à Saint-Barthélemy, n’a plus trouvé son île, ou, du moins, elle avait cessé d’être suédoise…

— En effet, répondit M. Barrand, nous avons appris cela par les feuilles !… La Suède nous a cédé sa colonie !… Eh bien, Anders, il ne faut pas se faire tant de chagrin !… Nous vous traiterons en frère et vous finirez par reconnaître que la Suède n’a pas de meilleure amie que la France !… »

Tel était M. Henry Barrand, tel l’oncle de Louis Clodion. Dès cette première entrevue, les jeunes passagers le connaissaient comme s’ils eussent vécu sur ses plantations depuis leur naissance.

Avant de se retirer, M. Barrand ajouta :

« À onze heures le déjeuner… et un bon déjeuner pour tous !… Vous entendez, monsieur Patterson ?… Je n’admettrais pas dix minutes de retard…

— Comptez, monsieur, sur mon exactitude chronométrique », répondit M. Patterson.

M. Barrand emmena son neveu dans le canot qui l’avait conduit à bord dès l’arrivée de l’Alert.

Peut-être Basse-Terre se présente-t-elle dans de meilleures conditions que la Pointe-à-Pitre. Située à l’embouchure de la Rivière-aux-Herbes, près de la pointe extrême de l’île, peut-être provoque-t-elle plus vivement l’admiration des visiteurs avec ses maisons disposées en amphithéâtre, les jolies collines qui l’entourent. Il est probable, pourtant, que M. Henry Barrand n’aurait pas voulu en convenir, car, s’il faisait de la Guadeloupe la première des Antilles françaises, il faisait de la Pointe-à-Pitre la première ville de la Guadeloupe. Seulement, il n’aimait pas à se rappeler que la Guadeloupe capitula devant les Anglais en 1759, qu’elle repassa sous la domination anglaise en 1794, puis en 1810, et ne fut réellement restituée à la France que par le traité de paix du 30 mai 1814.

Après tout, la Pointe-à-Pitre méritait la visite des jeunes voyageurs. M. Barrand saurait bien en faire valoir les beautés avec une conviction qui les pénétrerait. Ce serait l’objet d’une promenade spéciale, et ses invités ne firent que traverser la ville dans les voitures mises à leur disposition. En un quart d’heure, ils eurent atteint l’habitation de Rose-Croix où les attendaient Louis Clodion et son oncle.

Ce qui les attendait aussi dans la grande salle à manger de cette superbe villa, c’était un déjeuner excellent, plutôt solide que recherché. Et quel accueil lui fit toute cette jeunesse affamée : quartiers de viande de boucherie, poissons, gibier, légumes récoltés sur la plantation, fruits cueillis aux arbres des vergers, café de premier choix, et qui, pour être de la Guadeloupe, n’en fut pas moins déclaré supérieur au Martinique, par cela seul qu’il provenait des caféiers de Rose-Croix ! Et toujours l’éloge de la Guadeloupe, plus particulièrement celui de la Pointe-à-Pitre, avec nombreux toasts et santés portés par l’intarissable amphitryon auquel il fallait les rendre.

Cependant, quoi qu’il en soit, la nature a fait plus pour la Basse-Terre que pour la Grande-Terre. C’est une région accidentée, à laquelle les forces plutoniennes ont donné un relief pittoresque, la Grosse-Montagne, haute de sept cent vingt mètres, les trois Manilles qui la dépassent de cinquante, le Caraïbe qui atteint presque cette altitude ; puis, au centre, la fameuse Soufrière dont l’extrême sommet est coté à près de quinze cents mètres.

Et comment la Grande-Terre, si ce n’est dans l’imagination impétueuse de M. Barrand, pourrait-elle se mettre en comparaison avec cette contrée si riche en beautés naturelles, une petite Suisse antiliane ?… C’est une région plate, une suite de plateaux peu relevés, de plaines à perte de vue, d’ailleurs, elle n’est pas moins favorable que sa voisine à la production agricole.

Aussi, M. Horatio Patterson de faire cette observation assez juste :

« Ce que je ne comprends pas, monsieur Barrand, c’est que ce soit précisément cette Basse-Terre que le formidable forgeron Vulcain a forgée sur son enclume mythologique — si cette métaphore peut passer…

— Avec un verre de vin, tout passe, monsieur Patterson !… répondit le planteur en levant son verre.

— Je m’étonne, disais-je, reprit le mentor, que cette Basse-Terre ait été épargnée par les convulsions sismiques, alors que la Grande-Terre, plutôt sortie des mains caressantes du dieu Neptune, y est particulièrement exposée…

— Bien observé, monsieur l’économe ! répliqua M. Barrand. De vrai, c’était la Basse-Terre que ces cataclysmes auraient dû éprouver et non la Grande-Terre, car la première est posée comme une marmite sur un foyer ardent !… Et pourtant, des deux îles, c’est la nôtre qui a le plus souffert ?… Que voulez-vous ?… La nature commet de ces erreurs, et, puisque l’homme n’y peut rien, il faut les accepter. Aussi, je répéterai en vous priant de me faire écho par un dernier toast : À la santé de la Grande-Terre, à la prospérité de la Pointe-à-Pitre…

— Et en l’honneur de notre généreux hôte ! » ajouta M. Patterson.

Au surplus, ces souhaits étaient déjà réalisés. La Pointe-à-Pitre a toujours prospéré depuis sa fondation, malgré les agressions et invasions qui ont désolé l’île, malgré les incendies dont la ville a été victime, malgré le terrible tremblement de terre de 1843, qui, en soixante-dix secondes, fit cinq mille victimes. Il ne restait plus debout que quelques pans de murs et la façade d’une église avec son horloge arrêtée à dix heures trente-cinq minutes du matin. Cette catastrophe s’étendit à la ville du Moule, aux bourgs de Saint-François, de Sainte-Anne, du Port-Louis, de Sainte-Rose, de l’anse Bertrand, de Joinville, même à Basse-Terre, moins abîmée cependant que la Pointe-à-Pitre. Peu de temps après, les maisons étaient reconstruites, basses, isolées. À présent, des chemins de fer, qui rayonnent autour de la capitale, se raccordent avec les usines à sucre et autres établissements industriels. Et puis, de tous côtés, ont surgi des forêts d’eucalyptus qui, absorbant l’humidité du sol, en assurent la parfaite salubrité.

Quel plaisir tous ces invités firent à leur hôte en visitant son domaine, si remarquablement entretenu, et dont il se montrait si fier ! Grâce à un système d’irrigations ingénieusement conduites, les vastes plaines de cannes à sucre promettaient une fructueuse récolte.

Des plantations de caféiers qui réussissent si bien sur les coteaux de l’île, entre deux cents et six cents mètres de hauteur, répétait M. Barrand, y produisaient un café qui l’emportait sur celui de la Martinique. Puis, on parcourut les champs autour de l’habitation, les pâturages que le réseau hydraulique maintenait en fraîche verdure, de riches plants d’aloès karata et de cotonniers d’une importance restreinte encore, mais dont le succès ne faisait pas doute, des cultures de ce tabac, le pétun, réservé à la consommation locale, et qui, au dire du digne planteur, valait n’importe quel autre des Antilles ; enfin les champs de manioc, ignames, patates, les vergers où abondaient les arbres à fruits des meilleures espèces.

Il va de soi que M. Barrand avait à son service un nombreux personnel libre, profondément dévoué, qui eût sacrifié tous les bénéfices de l’affranchissement plutôt que de quitter le domaine de Rose-Croix.

Cependant, si exclusif que fût l’oncle de Louis Clodion, il n’aurait pas voulu priver les passagers de l’Alert du plaisir de visiter quelques points curieux de la Guadeloupe proprement dite, la voisine de l’ouest. Aussi, le surlendemain de leur arrivée, le 20 août, un petit steamboat, frété exprès, qui les attendait dans le port de la Pointe-à-Pitre, les conduisit-il à Basse-Terre, sur la côte méridionale.

Basse-Terre, tout en étant un chef-lieu politique du groupe, n’occupe que le troisième rang parmi les villes de la colonie. Mais, quoique M. Barrand n’en voulût point convenir, aucune autre ne peut lui être comparée. Bâtie à l’embouchure de la Rivière-aux-Herbes, elle se dispose en amphithéâtre sur la colline, ses maisons groupées au milieu d’arbres magnifiques, ses villas éparses aux alentours, incessamment rafraîchies par les saines brises du large. Si leur hôte n’avait point accompagné les jeunes garçons dans cette excursion, du moins Louis Clodion, qui connaissait Basse-Terre, remplit-il à merveille son rôle de cicerone. Ni le Jardin Botanique, qui est célèbre aux Antilles, ni ce sanatorium du camp de Jacob, aussi salubre que celui des Saintes, ne furent oubliés.

Ainsi s’écoulèrent ces quatre jours, en promenades, en explorations, qui ne laissèrent pas une heure inoccupée. Et quels repas plantureux, et quelle perspective, au moins pour M. Horatio Patterson, de gastrites et de dilatations d’estomac, si la relâche eût duré quelques jours de plus !… Il est vrai, le moment arrivait de reprendre la mer. Cette hospitalité si facile, si large, si cordiale, si française en un mot, les passagers de l’Alert la retrouveraient sans doute à la Martinique. Mais ce n’était pas une raison pour ne point conserver un excellent souvenir de la Guadeloupe, une reconnaissance sincère pour l’accueil de M. Henry Barrand.

Par exemple, il ne fallait pas exciter sa verve jalouse en lui parlant de la Martinique, et, la veille du départ, il disait encore à M. Patterson :

« Ce qui m’enrage, c’est que le gouvernement français semble avoir des préférences pour cette rivale !

— Quelles sont donc les faveurs qu’il lui réserve ?… demanda M. Patterson.

— Eh ! entre autres, répondit M. Barrand, sans chercher à dissimuler son mécontentement, n’a-t-il point choisi Fort-de-France pour tête de ligne de ses paquebots transatlantiques ?… Est-ce que la Pointe-à-Pitre n’était pas naturellement tout indiquée pour devenir leur port d’arrivée ?…

— Assurément, répondit M. Patterson, et je pense que les Guadeloupiens auront le droit de réclamer…

— Réclamer, s’écria le planteur, et qui se chargerait de leurs réclamations ?…

— N’avez-vous donc pas des représentants au Parlement français ?…

— Un sénateur… deux députés… répondit M. Barrand, et ils font tout ce qu’ils peuvent pour défendre les intérêts de la colonie !…

— C’est leur devoir », répondit le mentor.

Dans la soirée du 21 août, M. Barrand reconduisit ses hôtes à bord de l’Alert. Puis, après avoir embrassé une dernière fois son neveu et serré la main à tous ses camarades :

« Voyons, dit-il, au lieu d’aller à la Martinique, ne feriez-vous pas mieux de passer huit jours encore à la Guadeloupe ?…

— Et mon île ?… s’écria Tony Renault.

— Ton île, mon garçon, elle ne s’en ira pas à la dérive, et tu la retrouverais à un autre voyage !

— Monsieur Barrand, objecta M. Patterson, vos offres nous touchent infiniment… et nous vous remercions de grand cœur… Mais il faut se conformer au programme de Mrs Kethlen Seymour…

— Soit !… allez donc à la Martinique, mes jeunes amis ! répondit M. Barrand. Et surtout prenez garde aux serpents !… Il y en a par milliers, et ce sont les Anglais, dit-on, qui les ont importés avant de rendre l’île à la France…

— Est-il possible ?… répondit le mentor. Non ! jamais je ne croirai à semblable méchanceté de la part de mes compatriotes…

— C’est de l’histoire, monsieur Patterson, c’est de l’histoire ! répliqua le planteur. Et, si vous vous laissez mordre là-bas, ce sera du moins par un serpent britannique…

— Britannique ou non, déclara Louis Clodion, on s’en défiera, mon oncle !

— À propos, demanda M. Barrand, au moment où il allait quitter le bord, avez-vous un bon capitaine ?…

— De premier ordre, répondit M. Patterson, et dont nous avons tout lieu d’être satisfaits… Mrs Kethlen Seymour n’aurait pu faire un meilleur choix…

— Tant pis, répondit très sérieusement M. Barrand en hochant la tête.

— Tant pis ?… Et pourquoi, de grâce ?…

— Parce que, si vous aviez eu un mauvais capitaine, peut-être l’Alert se fût-il mis à la côte en sortant du port, et j’aurais eu la bonne chance de vous garder à Rose-Croix pendant quelques semaines ! »

III

LA DOMINIQUE.

Lorsque le trois-mâts fut hors de la baie de la Pointe-à-Pitre, une petite brise d’est se leva, favorable à la direction qu’il devait suivre pour rallier la Dominique, une centaine de milles plus au sud. Couvert de toile, l’Alert glissa comme une mouette à la surface de cette mer étincelante. Avec un vent bien établi, il aurait pu franchir cette distance en vingt-quatre heures. Mais le baromètre montait lentement, — ce qui faisait présager des calmes et une traversée plus longue du double.

C’était un bon navire, l’Alert, et, il convient de le répéter, commandé par un capitaine qui connaissait à fond son métier, disposant d’un équipage qui n’en était plus à faire ses preuves. Les souhaits de M. Henry Barrand ne risquaient donc point de se réaliser. Même par mauvais temps, Harry Markel eût pris la mer sans craindre de se jeter sur les rochers de la baie, et les passagers n’auraient pas à profiter des hospitalières offres du planteur de Rose-Croix.

Si la navigation devait être lente, étant données les circonstances atmosphériques, elle débutait du moins dans les conditions les plus heureuses.

En quittant la Pointe-à-Pitre, cap au sud, le bâtiment passa en vue du groupe des Saintes, que domine un morne de trois cents mètres. On aperçut très visiblement le fort qui le couronne, sur lequel flottait le drapeau français. Les Saintes sont toujours en état de défense, comme une citadelle avancée qui protège de ce côté les approches de la Guadeloupe.

Entre tous, Tony Renault et Magnus Anders ne cessaient de se distinguer, lorsqu’il s’agissait de manœuvrer. Ils faisaient le quart en vrais matelots, même le quart de nuit, quoi qu’eût pu dire le mentor, toujours inquiet de l’imprudence de ces hardis garçons.

« Je vous les recommande, capitaine Paxton… répétait-il à Harry Markel. Songez donc, s’il leur arrivait un accident !… Lorsque je les vois grimper à la mâture, il me semble qu’ils vont être… comment dirai-je ?…

— Déralingués…

— Oui… c’est le mot, déralingués par un coup de roulis ou de tangage, et s’ils tombaient à la mer !… Pensez à ma responsabilité, capitaine ! »

Et quand Harry Markel avait répondu qu’il ne leur laisserait pas commettre d’imprudence, que sa responsabilité était non moins engagée que celle de M. Patterson, celui-ci le remerciait en termes émus qui ne dégelaient guère la froideur du faux Paxton.

Alors c’étaient des recommandations sans fin au jeune Suédois et au jeune Français, qui répondaient :

« N’ayez peur, monsieur Patterson… Nous nous tenons solidement…

— Mais si vos mains venaient à lâcher prise, vous dégringoleriez…

De branchâ in brancham dégringolat atque facil pouf ! comme dit Virgile !… déclama Tony Renault.

— Jamais le cygne de Mantoue n’a commis un pareil hexamètre !… répliqua M. Patterson en levant les bras au ciel.

— Eh bien, il aurait dû le faire, riposta cet irrespectueux Tony Renault, car la chute en est superbe : atque facit pouf ! »

Et les deux camarades d’éclater de rire.

Toutefois, le digne mentor pouvait se rassurer, Tony Renault et Magnus Anders, s’ils étaient hardis comme des pages, étaient adroits comme des singes. D’ailleurs, John Carpenter les surveillait, ne fût-ce que par crainte de voir leurs primes disparaître avec eux. Et puis, il ne fallait pas qu’un accident obligeât l’Alert à quelque longue relâche dans l’une des Antilles, et, si l’un ou l’autre de ces deux garçons se fût cassé quelque membre, le départ aurait été retardé.

À noter, d’autre part, que l’équipage se mettait rarement en rapport avec les passagers. Ceux-ci eussent pu même remarquer que les hommes se tenaient le plus souvent à l’écart, ne cherchaient point à se familiariser, ce que font d’ordinaire et si volontiers les matelots. Seuls Wagah et Corty liaient conversation, les autres gardant la réserve que leur avait imposée Harry Markel. Si, parfois, Roger Hinsdale et Louis Clodion avaient été surpris de cette attitude, si, à diverses reprises, ils avaient observé que les hommes se taisaient à leur approche, c’était tout, et ils ne pouvaient avoir aucun soupçon.

Quant à M. Patterson, il eût été incapable de faire aucune remarque à ce sujet. Il trouvait que le voyage s’accomplissait dans les plus agréables conditions — chose vraie d’ailleurs — et se félicitait maintenant d’arpenter le pont sans s’accrocher à chaque pas, pede maritimo.

Les calmes ayant persisté, ce fut seulement le matin du 24 août, vers cinq heures, que l’Alert, servi par une petite brise du nord-ouest, parut en vue de la Dominique.

La capitale de la colonie, nommée Ville-des-Roseaux, possède environ cinq mille habitants. Elle est située sur la côte orientale de l’île, dont les hauteurs la défendent de la violence trop fréquente des alizés. Mais le port n’est pas suffisamment abrité contre les houles du large, surtout à l’époque des grandes marées, et la tenue n’y est pas sûre. Un navire est exposé à chasser sur ses ancres, et les équipages sont toujours prêts à changer de mouillage au premier indice de mauvais temps.

Aussi, puisque l’Alert devait séjourner plusieurs jours à la Dominique, Harry Markel préféra-t-il, non sans raison, ne point relâcher à Ville-des-Roseaux. De même orientation, vers l’extrémité de l’île, s’ouvre une rade excellente, la rade de Portsmouth, où les bâtiments n’ont rien à craindre des ouragans ni des cyclones qui désolent si fréquemment ces parages.

C’était dans cette dernière ville, qu’était né, dix-huit ans auparavant, John Howard, le quatrième lauréat du concours, et il allait retrouver une cité en voie d’agrandissement, dont l’avenir fera un important centre de commerce.

Ce fut un dimanche que les passagers mirent pied sur la Dominique et, s’ils l’eussent fait le 3 novembre, c’eût été l’anniversaire de sa découverte par Christophe Colomb, en 1493. Le célèbre navigateur l’avait nommée Dominique en l’honneur de ce jour sanctifié à bord de ses caravelles.

La Dominique forme une importante colonie anglaise, puisqu’elle comprend sept cent cinquante-quatre kilomètres superficiels, soit douze lieues de long sur six lieues de large. Actuellement, elle est peuplée de trente mille habitants, qui ont remplacé les Caraïbes du temps de la conquête. Tout d’abord, les Espagnols ne cherchèrent point à s’y établir, bien que les vallées de l’île fussent fertiles, les eaux excellentes, les forêts riches en bois de construction.

De même que ses sœurs des Indes occidentales, la Dominique a successivement passé aux mains de diverses puissances européennes. Elle fut française, au début du XVIIe siècle. Les premiers colons y introduisirent la culture du café et du coton, et, en 1622, leur nombre était de trois cent quarante-neuf, auxquels s’ajoutaient trois cent trente-huit esclaves d’origine africaine.

Au début, les Français vécurent en bonne intelligence avec les Caraïbes, dont le total ne dépassait pas un millier. Ces indigènes provenaient d’une race forte, laborieuse, non point celle des Peaux-Rouges, mais plutôt celle des Indiens qui peuplèrent les Guyanes et ces régions septentrionales de l’Amérique du Sud.

Il est à remarquer que, dans tout l’archipel antilian, la langue que parlent les femmes n’est pas absolument identique à celle dont se servent les hommes. Ce sont deux idiomes dont l’un est, pour la partie féminine, l’aronaque, et l’autre, pour la partie masculine, le galibe. Ces indigènes, cruels et inhospitaliers, bien que possédant certaines notions religieuses, ont laissé une réputation de cannibalisme trop justifiée, et, peut-être, ce nom de Caraïbe est-il synonyme d’anthropophage. Cela ne saurait excuser, bien entendu, les férocités qu’exercèrent contre eux les conquérants espagnols.

Cependant, comme ces Caraïbes se livraient à des excursions hostiles sur les diverses îles de l’archipel avec leurs pirogues creusées à la hache dans des troncs d’arbres, comme les Indiens étaient principalement victimes de leur cruauté, il fallut les détruire. Aussi, depuis la découverte des Antilles, ont-ils presque entièrement disparu, et, de cette race supérieure à celle du nord, il ne reste plus qu’un petit nombre de types à la Martinique, à Saint-Vincent. Quant à la Dominique, où ils ont été moins durement pourchassés, leur nombre se réduit à une trentaine de familles. }}

Toutefois, si les Européens avaient juré la destruction des Caraïbes, ils ne se refusaient pas à les employer dans leurs luttes personnelles. À plusieurs reprises, les Anglais et les Français s’en firent de redoutables auxiliaires, utilisant leurs instincts belliqueux, quitte à les anéantir plus tard.

Bref, dès les premiers temps de la conquête, la Dominique acquit une suffisante importance coloniale pour exciter les convoitises et attirer les flibustiers.

Après les Français, qui y avaient fondé les premiers établissements, l’île tomba sous la domination des Anglais, puis des Hollandais. Il était donc possible que Roger Hinsdale, John Howard, Hubert Perkins, Louis Clodion, Tony Renault, Albertus Leuwen, pussent s’y réclamer d’ancêtres respectifs, qui s’étaient entre-tués deux ou trois siècles auparavant.

En 1745, lorsque éclata la guerre entre l’Angleterre et la France, la Dominique passa entre les mains des Anglais. En vain le gouvernement français protesta-t-il avec énergie, demandant la restitution de cette colonie pour laquelle on avait fait tant de sacrifices d’hommes et d’argent. Il ne parvint pas même à obtenir qu’elle lui fût rendue par le traité de Paris de 1763, et elle resta sous le pavillon aux trop larges plis de la Grande-Bretagne.

Néanmoins, la France ne devait pas accepter ces conditions sans tenter une revanche. En 1778, le marquis de Bouille, gouverneur de la Martinique, prit la mer avec une escadrille, s’empara de la Ville-des-Roseaux, et conserva sa conquête jusqu’en 1783. Mais les Anglais parurent en force, et la Dominique rentra sous l’autorité britannique, cette fois d’une façon définitive.

Que l’on se rassure, ce n’étaient point les jeunes lauréats anglais, hollandais, français de l’Alert, qui allaient renouveler les luttes de jadis, et réclamer pour leurs pays la possession de cette île. M. Horatio Patterson, homme éminemment respectueux des droits acquis, bien qu’il fût anglo-saxon, n’eut pas à intervenir dans une question de ce genre, qui aurait risqué d’ébranler l’équilibre européen.

Il y avait au plus six années que la famille de John Howard, après avoir quitté la ville de Portsmouth, habitait Manchester dans le comté de Lancastre.

Le jeune garçon n’avait pas perdu tout souvenir de l’île, puisqu’il était déjà âgé de douze ans, à l’époque où M. et Mme Howard abandonnèrent la colonie sans y laisser aucun parent. John Howard n’y retrouverait ni un frère comme Niels Harboe à Saint-Thomas, ni un oncle comme Louis Clodion à la Guadeloupe. Mais peut-être y rencontrerait-il quelque ami de sa famille qui s’empresserait de faire bon accueil aux élèves d’Antilian School.

Il est vrai, même à défaut d’amis, ou tout au moins de personnes qui avaient été en relations d’affaires avec M. Howard, son fils s’était bien promis, à l’arrivée à Portsmouth, de faire une visite qui lui tenait au cœur. Il ne s’agirait plus là de la réception si cordiale de M. Christian Harboe à Saint-Thomas ni de l’opulente hospitalité d’Henry Barrand à la Guadeloupe. Mais John Howard et ses camarades n’en seraient pas moins accueillis par un couple de braves gens.

Là, à Portsmouth, vivait encore, avec son vieux mari, une vieille négresse qui avait été au service de la famille Howard et dont la modeste existence était assurée par elle.

Et, qui serait enchantée, plus qu’enchantée, profondément émue en revoyant ce grand garçon qu’elle avait autrefois porté dans ses bras ?… Ce serait bien Kate Grindah. Ni son mari ni elle ne s’attendaient à cette visite… Ils ne savaient guère que l’Alert relâcherait à la Dominique, et que le petit John se trouvait à bord, et qu’il se hâterait de venir leur rendre visite.

Dès que l’Alert eut effectué son mouillage, les passagers se firent mettre à terre. Pendant ces quarante-huit heures de séjour à la Dominique, ils devaient rentrer chaque soir, et se borneraient à des excursions autour de la ville. Une des embarcations les irait chercher pour les ramener à bord.

En effet, Harry Markel préférait qu’il en fût ainsi, afin d’éviter toute relation avec les gens de Portsmouth, sauf pour ce qui concernait les formalités maritimes. Dans un port anglais, il y avait lieu de redouter, plus qu’en tout autre, la rencontre de personnes qui auraient connu le capitaine Paxton ou quelque matelot de son équipage. Harry Markel affourcha l’Alert à une certaine distance du quai et interdit de descendre à terre. D’autre part, n’ayant point à renouveler ses provisions, sauf en farine et en viande fraîche, il prendrait ses mesures pour que cela se fit le plus prudemment possible.

John Howard, ayant conservé de Portsmouth un souvenir assez précis, pourrait servir de guide à ses camarades. Ceux-ci connaissaient son intention d’aller tout d’abord embrasser les vieux Grindah dans leur petite maisonnette. Aussi, dès qu’ils eurent débarqué, ils traversèrent la ville et se dirigèrent vers le faubourg dont les dernières habitations débordent sur la campagne.

La promenade ne fut pas longue. Après un quart d’heure, tous s’arrêtaient devant une modeste case, d’apparence propre, entourée d’un jardin planté d’arbres à fruits, et terminé par une basse-cour où picoraient les volailles.

Le vieux travaillait dans ce jardin, la vieille était à l’intérieur, et elle sortait au moment où John Howard poussait la porte de l’enclos.

Quel cri de joie ne put retenir Kate, en reconnaissant l’enfant qu’elle n’avait pas vu depuis six ans !… Y en eût-il eu vingt, elle l’aurait reconnu tout de même, cet aîné de la famille !… Ce n’est pas avec les yeux que cela se fait, c’est avec le cœur !

« Toi… toi… John ! répétait-elle en pressant le jeune garçon dans ses bras.

— Oui… moi… bonne Kate… moi ! »

Et le vieux d’intervenir :

« Lui… John !… Tu te trompes !… Ce n’est pas lui, Kate…

— Si… c’est lui…

— Oui… c’est moi ! »

Et impossible de dire autre chose ! Puis, voici que les camarades de John Howard entourent les deux époux, et les embrassent à leur tour.

« Oui… répétait Tony Renault… c’est bien nous… Est-ce que vous ne nous reconnaissez pas ?… »

Il fallut tout expliquer, et dire pourquoi l’Alert était venu à la Dominique… uniquement pour la vieille négresse et son mari !… La preuve, c’est que la première visite avait été pour eux !… Et jusqu’à M. Horatio Patterson, qui, ne cachant point son émotion, serra cordialement les mains des deux vieillards !…

Alors les admirations de Kate pour « son enfant » de reprendre de plus belle ! Comme il avait grandi !… Comme il était changé !… Quel beau garçon !… Elle l’avait bien reconnu tout de même !… Et le vieux qui hésitait, lui !… Elle l’attirait, dans ses bras… elle pleurait de joie et d’attendrissement.

Il y eut alors à donner des nouvelles de toute la famille Howard, le père, la mère, les frères, les sœurs !… Tout le monde allait bien.

On parlait souvent là-bas de Kate et de son mari ?… On ne les oubliait ni l’un ni l’autre… Aussi John Howard leur remit-il à chacun un joli cadeau apporté tout exprès. Enfin, pendant la relâche de l’Alert, John Howard ne laisserait passer ni une soirée ni une matinée sans venir embrasser ces bonnes gens. Puis, après avoir accepté un petit verre de tafia, du rhum de la Jamaïque, on se sépara.

Les quelques excursions que John Howard et ses camarades effectuèrent aux environs de Portsmouth les amenèrent au pied du mont Diablotin, dont ils firent l’ascension. Du sommet, la vue s’étendait sur l’île entière. Assez éreinté, lorsqu’il s’assit sur sa pointe, le mentor crut devoir emprunter cette citation aux Géorgiques de Virgile : … Velut stabuli custos in montibus olim considit scopulo…

Ainsi que le fit remarquer ce loustic de Tony Renault, à part que M. Patterson ne se trouvait point sur une véritable montagne, qu’il n’était pas un berger, un custos stabuli, la citation pouvait être admise.

Du haut du Diablotin les regards embrassaient une campagne bien cultivée, qui assure un important trafic de fruits, sans parler du soufre que l’île fournit en abondance. La culture du caféier, actuellement en progrès sensible, deviendra la principale richesse de la Dominique.

Le lendemain, les jeunes voyageurs visitèrent Ville-des-Roseaux, peuplée de cinq mille âmes, peu commerçante, d’aspect fort agréable, mais que le gouvernement anglais « a frappée de paralysie », pour employer l’expression en usage.

Le départ de l’Alert, on le sait, avait été fixé au lendemain, 26 août. Aussi, vers cinq heures, tandis que les jeunes touristes faisaient une dernière promenade sur le littoral au nord de la ville, John Howard alla-t-il revoir une dernière fois la vieille Kate.

Au moment où il prenait une des rues qui aboutissent au quai, il fut accosté par un homme d’une cinquantaine d’années, un marin à la retraite, qui lui dit, en montrant l’Alert au milieu du port :

« Un joli navire, mon jeune monsieur, et, pour un matelot, c’est plaisir de le regarder !

— En effet, répondit John Howard, navire aussi bon que joli, et qui vient de faire une heureuse traversée d’Europe aux Antilles.

— Oui ! je sais… je sais, répondit le marin, comme je sais que vous êtes le fils de M. Howard, chez qui servaient la vieille Kate et son mari…

— Vous les connaissez ?…

— Nous sommes voisins, monsieur John.

— Eh bien, je vais leur faire mes adieux, car nous partons demain…

— Demain… déjà ?…

— Oui… Nous avons encore à visiter la Martinique, Sainte-Lucie, la Barbade…

— Je sais… je sais… je sais… Mais, dites-moi, monsieur John, qui commande l’Alert ?…

— Le capitaine Paxton.

— Le capitaine Paxton ?… répéta le matelot. Eh ! je le connais… je le connais.

— Vous le connaissez ?…

— Si Ned Butlar le connaît ?… Je le crois bien !… Nous avons navigué ensemble sur le Northumberland dans les mers du sud… il y a une quinzaine d’années de cela… lorsqu’il n’était que second, un homme d’une quarantaine d’années, n’est-ce pas ?…

— Environ, répondit John Howard.

— Un peu ramassé de taille ?…

— Non, plutôt grand et fort…

— Les cheveux roux ?…

— Non… noirs.

— C’est singulier !… déclara le matelot. Je me le rappelle pourtant comme si je le voyais…

— Eh bien, reprit John Howard, puisque vous connaissez le capitaine Paxton, allez le voir… Il sera heureux de serrer la main à un ancien compagnon de voyage…

— C’est ce que je ferai, monsieur John…

— Aujourd’hui alors, et même tout de suite… l’Alert doit partir demain dès la première heure…

— Merci pour votre conseil, monsieur John, et, certainement, je ne laisserai pas appareiller l’Alert sans avoir rendu visite au capitaine Paxton. »

Tous deux se séparèrent, et John Howard se dirigea vers le haut quartier de la ville.

Quant au marin, il sauta dans un canot et se fit conduire à bord du trois-mâts.

C’était là un sérieux danger pour Harry Markel et son équipage. Ce Ned Butlar connaissait le capitaine Paxton, puisqu’ils avaient navigué deux ans ensemble, et que dirait-il, que penserait-il, lorsqu’il se trouverait en présence d’Harry Markel, lequel, évidemment, n’avait aucune ressemblance avec l’ancien second du Northumberland.

Quand le matelot fut arrivé à l’échelle de tribord, Corty, qui se promenait sur le pont, intervint :

« Eh ! camarade, cria-t-il, qu’est-ce que vous voulez ?…

— Parler au capitaine Paxton.

— Vous le connaissez ?… demanda vivement Corty, toujours sur le qui-vive.

— Si je le connais !… Nous avons fait campagne ensemble dans les mers du sud…

— Ah ! vraiment… Et que lui voulez-vous, au capitaine Paxton ?…

— Échanger un bout de conversation avec lui, avant qu’il parte… Ça fait toujours plaisir de se revoir, n’est-ce pas, camarade ?…

— Comme vous dites !

— Alors je vais embarquer…

— Le capitaine Paxton n’est pas à bord en ce moment…

— Je l’attendrai…

— C’est inutile… Il ne doit revenir que très tard dans la soirée…

— Pas de chance ! dit le matelot.

— Non… pas de chance !

— Mais… demain… avant que l’Alert ne lève l’ancre…

— Peut-être… si vous y tenez !…

— Certes… je tiens à voir le capitaine Paxton, autant qu’il tiendrait à me voir, s’il savait que je suis ici…

— Je n’en doute pas… répondit ironiquement Corty.

— Annoncez-lui, camarade, que Ned Butlar… Ned Butlar du Northumberland, est venu pour lui souhaiter le bonjour…

— Ce sera fait…

— Alors… à demain ?…

— À demain ! »

Et Ned Butlar, repoussant le canot, se fit ramener au quai.

Dès qu’il se fut éloigné, Corty se rendit à la cabine d’Harry Markel et le mit au courant.

« Il est de toute évidence que ce marin connaît le capitaine Paxton… dit-il.

— Et qu’il reviendra demain dans la matinée… ajouta Corty.

— Qu’il revienne !… Nous n’y serons plus…

— L’Alert ne doit partir qu’à neuf heures, Harry…

— L’Alert partira quand il devra partir !… répondit Harry Markel. Mais pas un mot de cette visite aux passagers…

— Entendu, Harry ! N’importe, je donnerais ma part des primes pour avoir quitté ces parages, où il ne fait guère bon pour nous…

— Encore quinze jours de patience et de prudence, Corty, il n’en faut pas davantage ! »

Lorsque M. Horatio Patterson et ses compagnons rentrèrent à bord, il était déjà dix heures. John Howard avait fait ses adieux à la vieille Kate et à son mari. S’il avait été bien et bien embrassé, s’il avait été chargé de bons souhaits pour la famille, on le croira sans peine.

Après une journée fatigante, les passagers éprouvaient un grand besoin de s’étendre sur leurs cadres et ils allaient se retirer dans les cabines, lorsque John Howard demanda s’il n’était pas venu un matelot du nom de Ned Butlar, qui désirait renouveler connaissance avec le capitaine Paxton.

« Oui… répondit Corty, mais le capitaine était à terre au bureau maritime…

— Alors ce Butlar reviendra demain, sans doute, avant le départ de l’Alert ?…

— C’est convenu », répondit Corty.

Un quart d’heure après, le carré retentissait des plus sonores ronflements qu’une bande de dormeurs éreintés eût jamais fait entendre, et parmi lesquels dominait le souffle barytonant de M. Patterson.

Les passagers n’entendirent donc rien du bruit qui se fit, lorsque, vers trois heures du matin, l’Alert manœuvra pour sortir de Portsmouth.

Et, six heures après, lorsqu’ils reparurent sur le pont, déjà à cinq ou six milles de la Dominique, Magnus Anders, Tony Renault, de s’écrier :

« Quoi… partis ?…

— Et on a appareillé sans nous ?… ajouta Tony Renault.

— Je craignais un changement de temps, répondit Harry Markel, et j’ai voulu profiter de la brise de terre.

— Bon ! dit John Howard, et ce brave Butlar qui tenait tant à vous voir, capitaine Paxton…

— Oui… Butlar… je me rappelle… nous avons navigué ensemble, répondit Harry Markel… mais je ne pouvais attendre !…

— Le pauvre homme, dit John Howard, cela lui fera de la peine ! Je ne sais, d’ailleurs, s’il vous aurait reconnu… Il faisait de vous un homme gros et court, avec une barbe rousse…

— Un vieux qui n’a plus de mémoire ! se contenta d’observer Harry Markel.

— Ce que nous avons bien fait de déraper !… murmura Corty à l’oreille du maître d’équipage.

— Oui, répliqua John Carpenter, et en double… quand même il aurait fallu filer la chaîne par le bout ! »

IV

LA MARTINIQUE.

Ce danger, Harry Markel venait d’y échapper. Par trois fois encore, à la Martinique, à Sainte-Lucie et à la Barbade, il y serait exposé. Pourrait-il toujours s’y soustraire ?… Une chance extraordinaire l’avait accompagné pendant la première partie de son existence de pirate jusqu’au jour où ses compagnons et lui furent arrêtés à bord de l’Halifax, puis s’était manifestée de nouveau avec l’évasion de la prison de Queenstown, avec la capture de l’Alert. Depuis lors, elle avait continué, elle continuait même par ce fait que Harry Markel avait pu éviter la rencontre de Ned Butlar. Quant au portrait, si différent du sien, que ce matelot avait fait du capitaine Paxton, il n’attachait à cela aucune importance. Les passagers n’y songeaient déjà plus. Il avait foi dans son étoile, il irait jusqu’au bout de son aventureuse et criminelle campagne.

Ce matin-là, on l’a dit, la Dominique, dont on n’apercevait que les dernières hauteurs, restait à cinq ou six milles dans le sud, et n’aurait plus même été visible, si la brise eût fraîchi.

La distance entre cette île et la Martinique est à peu près égale à celle qui sépare la Guadeloupe de la Dominique. Or, ses montagnes sont assez élevées, et, par beau temps, se voient d’une soixantaine de milles. Rien d’impossible à ce qu’elles fussent aperçues avant le coucher du soleil. Dans ce cas, dès le lendemain, l’Alert serait à Fort-de-France, la capitale, vers laquelle il se dirigeait.

Divisée en neuf cantons et vingt-neuf communes, l’île comprend les deux arrondissements de Saint-Pierre et de Fort-de-France.

Le ciel était magnifique, la mer resplendissante, tout imprégnée de rayons solaires. Pas un nuage ne voilait l’espace. À peine si l’on ressentait cette houle longue et régulière qui venait du large. Le baromètre se tenait au beau fixe.

Dans ces conditions, il était donc à supposer que l’Alert ne gagnerait pas plus de cinq à six milles à l’heure. Aussi Harry Markel fit-il établir les bonnettes du grand mât, du mât de misaine, les voiles d’étai, en un mot complète voilure d’un trois-mâts.

Tony Renault et Magnus Anders ne furent pas les derniers à grimper par les haubans, à gagner les hunes, en s’aidant des hampes de revers, sans même passer par le trou du chat, à se hisser jusqu’aux barres de perroquet, à pousser les bouts des bonnettes, tandis que leurs camarades s’occupèrent à les amurer, puis à raidir leurs écoutes.

En vérité, la manœuvre achevée, ces hardis garçons consentiraient-ils à redescendre sur le pont, et ne préféreraient-ils pas rester dans la mâture ?

Sur la dunette, assis dans un confortable fauteuil d’osier doublé d’un moelleux coussin, le mentor paraissait fier de ses jeunes compagnons. Non point qu’il fût sans inquiétude à les voir se promener sur les vergues, à gravir les enfléchures et qu’il négligeât de leur crier de bien se tenir. Enfin tout cela l’enchantait. Ah ! si son directeur, M. Julian Ardagh, eût été là près de lui, s’ils avaient pu échanger quelques propos, quels pompeux éloges ils eussent faits des pensionnaires d’Antilian School ! Et tout ce que M. Patterson aurait à raconter, à son retour, lorsqu’il remettrait le registre où figureraient les comptes de ce merveilleux voyage !

Et s’étonnera-t-on si, à un moment où Tony Renault et Magnus Anders atteignaient en haut des mâts, cette citation lui échappa en présence de John Carpenter :

« Sic itur ad astra…

— Qu’est-ce que ça veut dire, monsieur ?… demanda le maître d’équipage.

— Ça veut dire qu’ils s’élèvent vers le ciel.

— Et qui a enfilé ces mots-là les uns au bout des autres ?…

— Le divin Virgile.

— J’ai connu un individu de ce nom, un nègre, qui était soutier à bord des transatlantiques…

— Ce n’était pas lui, mon ami…

— Eh bien, tant mieux pour votre Virgile, car le mien a été pendu ! »

Au cours de cette journée, l’Alert croisa plusieurs de ces navires qui font le cabotage entre les Antilles, mais il ne s’en approcha pas.

Ce que craignait alors Harry Markel, c’était d’être encalminé pendant quelques jours, ce qui eût retardé d’autant son arrivée à la Martinique.

Cependant, si la brise indiqua une tendance à calmir, elle ne tomba pas tout à fait avec le soir. Quoique faible, elle parut devoir se maintenir toute la nuit. Venant du nord-est, elle serait favorable à l’Alert, qui n’amena point ses hautes voiles, bien que cela se fasse d’ordinaire entre le coucher et le lever du soleil.

Ce fut vainement, avant que l’obscurité eût rempli l’espace, que les passagers cherchèrent à apercevoir la cime du mont Pelé, qui s’élève à treize cent cinquante-six mètres au-dessus du niveau de la mer. Aussi, vers neuf heures, regagnèrent-ils leurs cabines, dont les portes restèrent ouvertes à cause de la chaleur.

Jamais nuit ne leur avait paru plus tranquille, et, dès cinq heures du matin, tous étaient sur le pont.

Et alors Tony Renault de s’écrier, en montrant une hauteur vers le sud :

« Le mont Pelé, le voilà !… C’est lui… je le reconnais !…

— Tu le reconnais ?… répliqua Roger Hinsdale, d’un ton qui marquait une certaine incrédulité…

— Sans doute !… Pourquoi aurait-il changé depuis cinq ans ?… Tenez… les trois pitons du Carbet…

— Il faut avouer, Tony, que tu as de bons yeux…

— Excellents !… Je vous affirme que c’est le mont Pelé… qui n’est pas pelé du tout… Il est vert et boisé comme toutes les montagnes de mon île !… Et vous en verrez bien d’autres dans mon île… si nous gravissons la montagne du Vauclin !… Et, que vous le veuillez ou non, il faudra bien admirer mon île… la plus belle des Antilles ! »

On le laissa s’emballer, car il avait la riposte vive, ce pétulant garçon.

Toute exagération à part, Tony Renault ne s’aventurait pas en vantant la Martinique. Par sa superficie, cette île occupe le second rang de la chaîne antiliane, soit neuf cent quatre-vingt-sept kilomètres carrés, et ne compte pas moins de cent soixante-dix-sept mille habitants, soit dix mille blancs, quinze mille asiatiques, cent cinquante mille noirs et gens de couleur pour la plupart d’origine martiniquaise. Elle est entièrement montagneuse et couverte de magnifiques forêts jusqu’à ses plus hautes cimes. Quant au réseau hydrographique, nécessaire à la fertilité de son sol, il permet de lutter contre les chaleurs de la zone tropicale. La plupart de ses rivières sont navigables, et ses ports sont accessibles aux bâtiments de fort tonnage.

Pendant cette journée, la brise continua de souffler faiblement. Elle ne fraîchit un peu que dans l’après-midi, et les vigies relevèrent alors la pointe Macouba à l’extrémité septentrionale de la Martinique.

La nuit, vers une heure, le vent prit plus de force, et l’Alert, qui avait conservé toute sa voilure, put faire bonne route en contournant l’île par l’ouest.

Aux premières heures de l’aube apparut le morne Jacob, moins éloigné du centre que le mont Pelé, dont la cime se dégagea bientôt des basses vapeurs du matin.

Vers sept heures, une ville se montra sur le littoral presque à l’extrémité nord-ouest de l’île.

Tony Renault de s’écrier à ce moment :

« Saint-Pierre Martinique ! »

Et il chanta à pleine voix le refrain de la vieille chanson française :

« C’est le pays qui m’a donné le jour ! »

C’était à Saint-Pierre, en effet, qu’était né Tony Renault. Mais, en quittant la Martinique pour venir se fixer en France, sa famille n’y avait laissé aucun parent.

Fort-de-France, situé plus au sud sur le même littoral, à l’entrée de la baie de ce nom, après s’être primitivement appelé Fort-Roque, est la capitale de la Martinique. Cependant le commerce n’y a pas pris un développement aussi considérable qu’à Saint-Pierre, dont la population est de vingt-six mille habitants, celle de Fort-de-France étant moindre de deux cinquièmes. Les autres principales villes de la Martinique sont, sur la côte ouest, le bourg de Laurentin ; plus au sud, le bourg du Saint-Esprit, le bourg du Diamant, le bourg du Menu et, à l’extrémité de l’île, le bourg de la Trinité.

À Saint-Pierre, le chef-lieu administratif de la colonie, les échanges ne sont pas aussi contrariés par les règlements militaires qu’à Fort-de-France, qui, avec les forts du Tribut et du Mouillage, puissamment armés, assure la défense de l’île[5].

Neuf heures du matin sonnaient, lorsque l’Alert vint jeter l’ancre dans la baie circulaire où s’ouvre le port. Au fond, la ville, qu’une petite rivière guéable divise en deux parties, est abritée contre les vents de l’est par une haute montagne.

Élisée Reclus rapporte volontiers ce que l’historien Dutertre a dit de Saint-Pierre, « une de ces villes que l’étranger n’oublie point. La façon d’être du pays est si agréable, la température si bonne, et l’on y vit dans une liberté si honnête que je n’ai pas vu un seul homme ni une seule femme, qui, après en être revenus, n’aient eu une grande passion d’y retourner ».

Et il est vraisemblable que Tony Renault éprouvait un peu de cette passion-là, car il se montrait plus agité, plus démonstratif que jamais. Ses camarades pouvaient compter sur lui pour leur faire les honneurs de son île natale. Que la relâche, d’après le programme, ne dût s’y prolonger que quatre jours, peu importait ! Avec de l’activité, le désir de tout voir et de bonnes jambes, sous la direction d’un guide tel que Tony Renault, les excursions succéderaient aux excursions, et s’étendraient jusqu’à la capitale de la Martinique. Ne point le faire, ce serait avoir parcouru la France sans visiter Paris, ou, comme le dit Tony Renault, « aller à Dieppe sans voir la mer » !

De tels projets exigeaient une complète liberté de mouvements. Il ne fallait pas s’astreindre à revenir chaque soir coucher dans sa cabine. On passerait la nuit où l’on se trouverait. Il en résulterait quelques dépenses, sans doute, mais l’économe d’Antilian School les surveillerait avec autant de soin qu’il mettrait à les inscrire sur son carnet. Et puis, en prévision de la prime que chacun des boursiers devait toucher à la Barbade, y avait-il lieu d’y regarder de si près ?…

Le premier jour fut consacré à Saint-Pierre. Après avoir admiré du large l’aspect amphithéâtral de la ville, son heureuse disposition, au milieu des magnifiques bouquets de palmiers et autres arbres tropicaux, sur les pointes de la montagne qui lui sert d’arrière-plan, on visita l’intérieur, digne de l’extérieur. Peut-être, les maisons basses, peintes en jaune, n’ont-elles pas grand air ; mais on a dû se résoudre à les rendre solides et sûres, à les prémunir contre les tremblements de terre, si fréquents aux Antilles, contre les ouragans formidables, tel celui de 1776 qui causa tant de désastres et étendit ses ravages à toute la surface de l’île.

Tony Renault n’oublia pas de faire à ses camarades les honneurs de la maison où il naissait, dix-sept ans auparavant, et qui était devenue un entrepôt de denrées coloniales.

Jusqu’en 1635, les Caraïbes furent les seuls habitants de la Martinique. À cette époque, le Français d’Esnambue, gouverneur de Saint-Christophe, qui vint s’y établir avec une centaine d’hommes, obligea les indigènes à se retirer dans les montagnes et au fond des bois. Toutefois, les Caraïbes n’entendaient pas être dépossédés sans résistance ; ils firent appel aux Indiens des îles voisines et, au début, parvinrent chasser les étrangers. Mais ceux-ci, appelant des renforts, reprirent la campagne et, dans un dernier engagement, les indigènes perdirent sept à huit cents des leurs.

Une autre tentative fut encore faite par les Caraïbes pour reconquérir l’île, guerre de guets-apens et de surprises, d’assassinats isolés. On décida alors d’en finir avec cette redoutable race, et, après un massacre général, les Français demeurèrent maîtres de la Martinique.

À partir de cette époque, les travaux de culture furent conduits avec méthode et activité. Le coton, le roucou, le tabac, l’indigo, la canne à sucre, puis, dès la fin du XVIIe siècle, les cacaoyers, devinrent les principales richesses de l’île.

À ce propos, voici la petite histoire que raconta Tony Renault, et dont M. Patterson prit bonne note :

« En 1718, un ouragan, d’une extrême violence, détruisit tous les cacaoyers. Or, à Paris, le jardin botanique possédait quelques-uns de ces arbres qui lui venaient de Hollande. Le naturaliste Desclieux fut chargé d’apporter à la Martinique deux rejetons de cacaoyers. Pendant la traversée, l’eau vint presque entièrement à manquer. Mais, sur les quelques gouttes de sa ration, Desclieux en attribua une part à ses rejetons, qui, arrivés à bon port, reconstituèrent les plantations de l’île.

— N’est-ce pas ce que Jussieu a fait pour le cèdre que l’on admire au Jardin des Plantes de Paris ?… demanda Louis Clodion.

— Oui… et c’est beau… c’est très beau, déclara M. Patterson, et la France est une grande nation ! »

Cependant, en 1794, la Martinique tomba au pouvoir des Anglais, et elle ne fut définitivement restituée qu’au traité de 1816.

C’est alors que la colonie se trouva aux prises avec une situation que rendit très difficile la supériorité numérique des esclaves par rapport à leurs maîtres. Une révolte éclata, provoquée surtout par les nègres marrons. Il fallut recourir à l’affranchissement et trois mille esclaves furent libérés. Ces gens de couleur jouirent du complet exercice de leurs droits civils et politiques. Dès 1828, on comptait dix-neuf mille nègres libres à la Martinique, et beaucoup d’entre eux, travaillant pour leur propre compte, devinrent propriétaires d’une partie du sol.

Le lendemain, les touristes firent l’ascension du mont Pelé, à travers les épaisses forêts qui tapissent ses flancs. Et si cette ascension ne laissa pas d’occasionner quelque fatigue, Tony Renault et ses camarades en furent récompensés. La vue s’étendait sur l’île entière, découpée comme une feuille d’arbre, qui semblait flotter à la surface de cette mer si bleue des Antilles. Vers le sud-est, un étroit isthme, mesurant à peine deux kilomètres entre les marécages riverains, réunit ces deux parties de la Martinique. La première projette sur l’Atlantique la presqu’île des Caravelles, entre le havre de la Trinité et la baie du Gabion. La seconde, très accidentée, se relève jusqu’à l’altitude de cinq cents mètres avec le Vauclin. Quant aux autres mornes du Robert, des François, de Constant, de la Plaine, ils accentuent pittoresquement le relief de l’île. Enfin, du côté du littoral, vers le sud-ouest, s’arrondit l’anse du Diamant, et, au sud-est, se dessine la pointe des Salines, qui forme comme le pédoncule de cette feuille flottante.

Et leurs regards furent si charmés que les jeunes voyageurs eurent d’abord l’admiration muette. M. Horatio Patterson lui-même ne retrouva pas dans sa mémoire un seul vers latin pour formuler son admiration.

« Qu’est-ce que je vous avais dit ?… Qu’est-ce que je vous avais dit ?… » répétait Tony Renault.

Du haut de ce mont Pelé, on pouvait constater la fertilité de l’île, qui est en même temps l’une des terres les plus peuplées du globe, soit cent soixante-dix-huit habitants par kilomètre carré.

Si l’exploitation des cacaoyers et des bois de teinture a conservé son importance, la production du café s’est beaucoup amoindrie et va presque jusqu’à l’abandon. Quant aux champs de cannes à sucre, ils n’occupent pas moins de quarante mille hectares et, annuellement, produisent pour dix-huit à vingt millions de sucre, rhum et tafia.

Bref, l’importation se chiffre par vingt-deux millions de francs, l’exportation par vingt et un millions, et près de dix-neuf cents navires impriment au commerce de la Martinique un mouvement considérable.

Du reste, l’île est desservie par plusieurs }}]] chemins de fer industriels et agricoles qui mettent les ports en communication avec les usines centrales. En outre, elle possède un réseau de voies carrossables dont la longueur dépasse neuf cents kilomètres.

Le lendemain, 30 août, par un temps magnifique, sur une route bien entretenue, les touristes se rendirent à Fort-de-France. Un break contenait toute cette troupe de joyeux garçons, au teint fortement hâlé par les brises de l’Atlantique, et dont la gaieté était débordante.

Après un substantiel déjeuner dans un bon hôtel, ils parcoururent la capitale de l’île, assise au fond de la grande baie du même nom, et que domine la masse imposante du Fort-Royal. Il y eut à visiter l’arsenal et le port militaire, qui enlèvent à cette cité tout caractère industriel ou commercial. Là, comme en Amérique, comme en Europe, il est difficile que l’esprit militaire et l’esprit civil progressent parallèlement. Aussi, grande différence entre Saint-Pierre et Fort-de-France.

Cette ville n’a point échappé aux deux fléaux qui occasionnent tant de ravages dans les Indes Occidentales. Éprouvée par le tremblement de terre de 1839, qui fit de nombreuses victimes[6], elle s’est relevée, et, actuellement, de superbes promenades s’allongent jusque sur les collines environnantes. Il fallait voir la bande bruyante déambuler à travers cette magnifique allée de la Savane qui aboutit au fort Saint-Louis, puis faire le tour de la place horizontale, plantée de palmiers, au centre de laquelle se dresse la statue en marbre blanc de l’impératrice Joséphine, la créole couronnée, dont le souvenir est resté si cher à la Martinique.

Après la ville, les environs, et c’est à peine si Tony Renault laissait à ses camarades le temps de respirer. Ils durent le suivre sur une hauteur voisine au camp de Balata, puis à ce sanatorium affecté aux troupes qui vont s’y acclimater en arrivant d’Europe. Enfin, l’excursion s’étendit jusqu’aux sources thermales des environs. Et, en passant, il faut remarquer que, jusqu’alors, si nombreux que soient les serpents à la Martinique, le mentor et ses compagnons n’avaient pas rencontré un seul de ces venimeux reptiles.

Le jeune cicérone ne fit même pas grâce à ses camarades d’une excursion au bourg de Lamentin à travers les forêts qui recouvrent cette partie de l’île. Et ce fut à cette occasion que se produisit un incident digne d’être rapporté avec quelque détail, car rien de ce qui concerne M. Horatio Patterson ne saurait être tenu dans l’ombre.

Le 31 août, la veille du jour fixé pour le départ de l’Alert, les excursionnistes, après une bonne nuit de repos, se dirigèrent vers l’isthme qui réunit les deux moitiés de l’île. La route se fit gaiement, comme toujours. Les voitures avaient emporté quelques provisions ; chacun ayant sa gourde pleine, on déjeunerait dans les bois voisins de l’isthme.

Après un trajet de quelques heures, Tony Renault et les autres descendirent de voiture, s’engagèrent sous bois et atteignirent, à un demi-kilomètre de là, l’orée d’une clairière qui leur parut toute désignée pour une halte, avant de gagner plus profondément à travers la forêt.

M. Patterson, moins ingambe, était resté d’une centaine de pas en arrière. On ne s’en préoccupa pas, et, assurément, il ne tarderait pas à rejoindre.

Cependant, après dix minutes d’attente, comme le mentor ne reparaissait pas, Louis Clodion, se relevant, appela d’une voix forte :

« Monsieur Patterson !… Par ici, monsieur Patterson ! »

Aucune réponse de l’absent, qu’on n’apercevait pas entre les arbres.

« Est-ce qu’il s’est égaré ?… demanda Roger Hinsdale, en se levant à son tour.

— Il ne peut être loin… », répondit Axel Wickborn.

Et, alors, tous de crier ensemble :

« Monsieur Patterson… monsieur Patterson ! »

Pris d’une certaine anxiété, les jeunes garçons décidèrent de se mettre à la recherche du mentor. La forêt était assez épaisse pour qu’il fût possible, et, par là même, imprudent de s’y égarer. Et puis, si les fauves ne sont pas à craindre, puisqu’on n’en rencontre pas aux Antilles, on risque de se trouver inopinément en présence de quelque redoutable ophidien, un de ces trigonocéphales dont la morsure est mortelle.

Véritablement, il y eut lieu d’être très inquiet, lorsque les recherches poursuivies pendant une demi-heure n’eurent donné aucun résultat. En vain le nom de M. Patterson avait-il été cent fois lancé en toutes directions… Aucune trace de M. Patterson.

Tous étaient arrivés au plus profond de la forêt, lorsqu’ils aperçurent une cabane, sorte de pavillon de chasse, enfouie sous les arbres, au milieu d’un inextricable entrelacement de lierres.

Était-ce là, et pour un motif ou un autre, que M. Patterson avait cherché refuge ? En tout cas, la cabane était fermée et sa porte avait été assujettie extérieurement par une barre de bois.

« Il ne peut être là… dit Niels Harboe.

— Voyons toujours », dit Magnus Anders.

La barre fut retirée, la porte ouverte.

La cabane était vide. Elle ne contenait que quelques bottes d’herbe sèche, un couteau de chasse dans sa gaine accroché à l’une des parois, un carnier, plusieurs peaux de quadrupèdes et d’oiseaux pendues dans un coin.

Louis Clodion et Roger Hinsdale, qui étaient entrés dans cette cabane, en sortirent presque aussitôt aux cris de leurs camarades.

« Le voilà… le voilà ! » répétaient-ils.

En effet, à vingt pas en arrière, au pied d’un arbre, M. Patterson, étendu tout de son long, le chapeau à terre, la figure convulsée, les bras contractés, présentait l’apparence d’un homme qui n’a plus un souffle de vie.

Louis Clodion, John Howard, Albertus Leuwen, se précipitèrent vers M. Patterson… Son cœur battait… il n’était pas mort…

« Que lui est-il arrivé ?… s’écriait Tony Renault. Est-ce qu’il a été mordu par un serpent ?… »

Oui, peut-être M. Patterson avait-il été aux prises avec un de ces trigonocéphales, ces « fers de lance » si communs à la Martinique et à deux autres des petites Antilles. Ces dangereux reptiles, dont quelques-uns ont six pieds de long, ne diffèrent que par la couleur de leur peau et se confondent facilement avec les racines entre lesquelles ils se cachent. Il est donc difficile d’éviter leurs attaques aussi rapides que soudaines.

Mais, enfin, puisque M. Patterson respirait, il fallait tout faire pour qu’il reprit connaissance. Louis Clodion, écartant ses vêtements, s’assura qu’il ne portait aucune trace de morsure sur le corps. Dès lors, comment donc expliquer qu’il se trouvait en cet état, l’épouvante encore peinte sur le visage ?…

On lui releva la tête, on l’appuya avec précaution contre un arbre, on lui bassina les tempes avec l’eau fraîche d’un rio qui coulait vers le marécage, on lui introduisit quelques gouttes de rhum entre les lèvres.

Ses yeux se rouvrirent enfin, et de sa bouche s’échappèrent ces mots presque inarticulés :

« Le serpent… le serpent ?…

— Monsieur Patterson… monsieur Patterson… répondit Louis Clodion, en lui prenant les mains.

— Le serpent… est-il en fuite ?…

— Quel serpent ?…

— Celui que j’ai aperçu au milieu des branches de cet arbre…

— Quelles branches ?… Quel arbre ?…

— Voyez… là… là… Prenez garde !… »

Bien que M. Patterson ne fît entendre que des phrases incohérentes, on finit par comprendre qu’il s’était trouvé en face d’un énorme reptile, enroulé à la fourche d’un arbre… qui le fascinait comme un oiseau… Il résistait… il résistait… mais le serpent l’attirait malgré lui, et, quand il en fut à le toucher, poussé par l’instinct de la défensive, il le frappa de son bâton au moment où l’horrible bête allait s’élancer !… Maintenant, qu’est-il devenu, ce serpent ?… A-t-il été tué ?… Ne se glisse-t-il pas sous les herbes… latet anugis in herba ? »

Les jeunes garçons rassurèrent M. Patterson. Non… aucune trace de serpent…

« Si… si !… » s’écria-t-il.

Il venait de se redresser, et sa main tendue :

« Là… là… » répétait-il d’une voix épouvantée.

Tous les regards se portèrent du côté qu’indiquait M. Patterson, qui criait :

« Je le vois… je le vois ! »

En effet, de l’une des basses branches d’un arbre, pendait le corps d’un trigonocéphale de la plus grande espèce, les yeux brillants encore, la langue fourchue hors de la gueule, mais flasque, immobile, retenu seulement par sa queue, et ne donnant plus signe de vie.

Décidément, le coup de bâton de M. Patterson avait été heureux. Il fallait qu’il l’eût asséné avec une rare vigueur pour tuer un reptile de cette taille. Il est vrai, après ce coup si violent, M. Patterson ne savait plus ce qui s’était passé… et il était tombé évanoui au pied de l’arbre.

Le triomphateur n’en fut pas moins félicité, et on ne s’étonnera pas qu’il voulût emporter l’objet de son triomphe à bord de l’Alert, dans l’intention de le faire empailler à l’une des prochaines relâches.

Aussitôt John Howard, Magnus Anders et Niels Harboe de décrocher le serpent, qui fut ramené à la clairière. Là les touristes se restaurèrent copieusement, en buvant à la santé de M. Patterson, puis ils allèrent visiter l’isthme. Trois heures plus tard, ils remontèrent dans leurs voitures, où le serpent fut déposé, et rentrèrent à Saint-Pierre vers huit heures du soir.

Lorsque les passagers eurent embarqué, John Carpenter et Corty firent hisser à bord et placer dans le carré le superbe ophidien sur lequel M. Patterson ne cessait de jeter des regards de terreur et de satisfaction. Quel récit de cette aventure il ferait à Mrs Patterson, et quelle place d’honneur, dans la bibliothèque d’Antilian School, on réserverait à ce remarquable et terrifiant échantillon des trigonocéphales de la Martinique ! C’est en ces termes que devait s’exprimer le mentor dans sa prochaine lettre à M. Julian Ardagh.

Après une journée si bien remplie — dies notunda lapillo, ainsi que le dit Horace et le redit Horatio, — il n’y avait plus qu’à se refaire, d’abord par un bon dîner, ensuite par un bon sommeil, en attendant le départ du lendemain.

C’est ainsi que les choses se passèrent. Toutefois, avant de rentrer dans sa cabine, ne voilà-t-il pas que Tony Renault, prenant ses camarades à part, leur dit, en ayant soin de ne point être entendu de M. Patterson :

« Eh bien… elle est drôle, celle-là !…

— Qu’est-ce qui est drôle ?… demanda Hubert Perkins.

— La découverte que je viens de faire…

— Et qu’as-tu découvert ?…

— Qu’il ne sera pas nécessaire de faire empailler le serpent de M. Patterson…

— Et pourquoi ?…

— Parce qu’il l’est déjà ! »

Rien de plus vrai, et c’est ce que venait de constater Tony Renault en manipulant l’animal. Oui ! ce serpent n’était qu’un trophée de chasse enroulé aux branches de l’arbre, près de la cabane !… C’était un serpent déjà mort qu’avait tué l’intrépide M. Patterson !…

Mais il fut convenu qu’on le ferait soi-disant empailler chez un préparateur de Sainte-Lucie pour ne pas chagriner l’excellent homme et lui laisser tout le bénéfice de sa victoire !

Le lendemain, au point du jour, l’Alert leva l’ancre, et, dans la matinée, les passagers avaient perdu de vue les hauteurs de l’île.

On a pu dire de la Martinique que « c’est le pays des revenants », puisqu’on a toujours l’envie d’y revenir, et peut-être l’un ou l’autre des pensionnaires d’Antilian School y songeait-il, sans se douter du sort qui les attendait tous !

V

SAINTE-LUCIE.

La traversée entre la Martinique et Sainte-Lucie s’effectua avec autant de régularité que de rapidité. Le vent soufflait du nord-est en fraîche brise, et l’Alert, tout dessus, enleva dans la journée les quatre-vingts milles qui séparent Saint-Pierre de Castries, le principal port de l’île anglaise, sans avoir changé ses amures.

Toutefois, Harry Markel, ne devant arriver en vue de Sainte-Lucie qu’à la tombée du jour, comptait mettre en panne pour donner dans le chenal au lever du soleil.

Pendant les premières heures de la matinée, les plus hauts sommets de la Martinique se montraient encore. Le mont Pelé, que Tony Renault avait salué à son arrivée, reçut de lui un dernier adieu.

Le port de Castries se présente sous belle apparence entre d’imposantes falaises. C’est une sorte de vaste cirque dans lequel la mer a fait irruption. Les navires, même de fort tonnage, y trouvent des mouillages très sûrs. La ville, bâtie en amphithéâtre, étage gracieusement ses maisons jusqu’aux crêtes environnantes. Elle est, ainsi que la plupart des villes de l’Antilie, orientée au couchant, de manière à être abritée contre les vents du large et les plus violentes perturbations atmosphériques.

On ne s’étonnera pas que Roger Hinsdale regardât son île comme très supérieure à toutes les autres du groupe. Ni la Martinique ni la Guadeloupe ne lui paraissaient dignes d’une comparaison. Ce jeune Anglais, tout rempli de la morgue britannique, d’attitude un peu hautaine, excipait à toute occasion de sa nationalité, ce qui faisait sourire ses camarades. À bord, toutefois, il ne laissait pas d’être soutenu par John Howard et Hubert Perkins, moins « britannisés » que lui, sans doute. Mais, lorsque le sang anglo-saxon coule dans les veines, il faut admettre que ses globules ont des vertus spéciales, et ne pas autrement s’en étonner.

Du reste, à l’exemple de Louis Clodion et de Tony Renault, et peut-être par un sentiment chez lui très naturel, il se promettait de faire les honneurs de Sainte-Lucie, où ses parents avaient occupé une haute situation parmi les notables de l’île.

D’ailleurs, la famille Hinsdale y possédait encore des propriétés importantes, plantations et sucreries, des établissements agricoles en état de grande prospérité. Ces propriétés étaient administrées pour son compte par un gérant, M. Edward Falkes, qui, prévenu de la prochaine arrivée du jeune héritier des Hinsdale, devait se mettre à sa disposition pour toute la durée de la relâche.

Il a été dit que Harry Markel ne chercherait pas à entrer de nuit dans le port. Aussi, lorsque la mer fut étale, avant que le jusant commençât à se faire sentir, alla-t-il mouiller à l’intérieur d’une petite crique, afin de ne point être entraîné au large.

Le matin venu, Harry Markel vit qu’il serait nécessaire d’attendre quelques heures pour appareiller. La brise étant tombée après minuit, elle reprendrait sans doute de l’ouest, lorsque le soleil aurait atteint quelques degrés au-dessus de l’horizon.

Néanmoins, dès l’aube, Roger Hinsdale, le premier, M. Patterson, le dernier, tous apparaissaient sur la dunette afin de respirer un air plus frais que celui des cabines. Ils avaient hâte de contempler en pleine lumière ce littoral entrevu la veille à travers les ombres du soir. Et, s’ils n’avaient connu l’histoire de Sainte-Lucie, c’est qu’ils n’auraient pas écouté Roger Hinsdale avec l’attention qu’y mit le mentor.

De fait, il faut bien l’avouer, l’histoire de Sainte-Lucie ne différait guère de celle des autres îles des Indes Occidentales.

Après avoir été habitée par les Caraïbes, Sainte-Lucie, déjà livrée aux travaux de culture, fut découverte par Christophe Colomb à une date qui n’est pas plus précisée que celle à laquelle arrivèrent les premiers colons. Ce qui est certain, c’est que les Espagnols n’y fondèrent aucun établissement avant l’année 1639. Quant aux Anglais, ils n’en gardèrent la possession que durant dix-huit mois, au milieu du XVIIe siècle.

Cependant, lorsque les Caraïbes furent emmenés par eux de la Dominique, ainsi que cela a été mentionné, les îles voisines se révoltèrent. En 1640, les indigènes fanatisés se jetèrent sur la colonie naissante. La plupart des colons furent assassinés, et seuls échappèrent au massacre ceux qui purent s’embarquer et fuir.

Dix ans après quarante Français, conduits par un certain Rousselan, homme de résolution, vinrent s’établir à Sainte-Lucie. Rousselan épousa même une Indienne, s’attacha les indigènes par son intelligence, son habileté, et, pendant quatre ans, jusqu’à sa mort, assura la tranquillité du pays.

Les colons qui lui succédèrent se montrèrent moins habiles. À force de vexations et d’injustices, ils provoquèrent les représailles des Caraïbes, qui se vengèrent par des tueries et des pillages. Les Anglais jugèrent alors l’heure favorable à une intervention. Flibustiers et aventuriers envahirent Sainte-Lucie, qui put espérer retrouver le calme au traité d’Utrecht, par lequel l’île fut déclarée neutre.

« Enfin, demanda Niels Harboe, est-ce depuis cette époque que Sainte-Lucie appartient aux Anglais ?…

— Oui et non, répondit Roger Hinsdale.

— Je dis non, précisa Louis Clodion, qui avait lu tout ce qui concernait cette île des Antilles où devait relâcher l’Alert. Non, car, après le traité d’Utrecht, la concession fut donnée au maréchal d’Estrées, qui y envoya des troupes en 1718 pour protéger la colonie française.

— Sans doute, répliqua Roger Hinsdale. Toutefois, sur les réclamations de l’Angleterre, cette concession fut annulée au profit du duc de Montagne…

— D’accord, riposta Louis Clodion ; mais, sur de nouvelles réclamations de la France, cette concession fut également annulée…

— Et qu’importait puisque les colons anglais y restèrent ?…

— S’ils y restèrent, il n’en est pas moins vrai qu’au traité de Paris de 1763, la souveraineté pleine et entière de cette colonie fut attribuée à la France ! »

C’était la vérité, et Roger Hinsdale, très résolu à défendre sa cause, dut le reconnaître. Puis, pendant la période qui suivit, Sainte-Lucie vit sa prospérité s’accroître avec le nombre des établissements fondés par les colons voisins de Grenade, de Saint-Vincent, de la Martinique. En 1709, l’île comptait près de treize mille habitants, esclaves compris, et, en 1772, plus de quinze mille.

Toutefois, Sainte-Lucie n’en avait pas fini avec les puissances qui se disputaient sa possession, et Roger Hinsdale put ajouter :

« En 1779, l’île fut reprise par le général Abercrombie et repassa sous la domination britannique…

— Je le sais, répondit Louis Clodion, qui s’entêtait de son côté, mais le traité de 1783 la rendit encore une fois à la France…

— Pour redevenir anglaise en 1794, déclara Roger Hinsdale, qui ripostait date pour date.

— Allons !… s’écria Tony Renault, tiens bon, Louis, et dis-nous que Sainte-Lucie a revu flotter le pavillon français…

— Assurément, Tony, puisqu’elle est reconnue colonie française en 1802…

— Pas pour longtemps, affirma Roger Hinsdale. À la rupture de la paix d’Amiens, en 1803, elle fut restituée à l’Angleterre, et, cette fois, définitivement, il faut le croire…

— Oh ! définitivement !… s’écria Tony Renault en faisant une pirouette assez dédaigneuse.

— Décidément, Tony, répondit Roger Hinsdale, qui s’échauffait et voulut mettre dans sa réponse toute l’ironie possible, est-ce que tu aurais la prétention de la reprendre à toi tout seul ?…

— Pourquoi pas ?… » répliqua Tony Renault en se donnant des attitudes de conquérant.

Il est certain que Niels Harboe, Axel Wickborn, Albertus Anders, n’avaient aucun intérêt dans cette discussion entre Anglais et Français. Ni le Danemark ni la Hollande n’avaient jamais réclamé une part de cette colonie si disputée. Et, peut-être, Magnus Anders aurait-il pu les mettre d’accord en la réclamant pour la Suède, qui ne possédait plus même un îlot dans l’archipel.

Mais, comme la discussion menaçait de s’aggraver, M. Horatio Patterson intervint par un opportun quos ego renouvelé de Virgile, et que n’aurait point désavoué Neptune.

Puis, plus doucement :

« Du calme, mes jeunes amis, dit-il. Est-ce que vous allez partir en guerre ?… La guerre, ce fléau humain !… la guerre… Bella matribus detestata ; ce qui signifie…

— En bon français, s’écria Tony Renault, « détestables belles-mères ! »

Et, sur cette repartie, toute la bande d’éclater de rire, tandis que le mentor se voilait la face.

Bref, tout cela finit par un serrement de main, un peu contraint de la part de Roger Hinsdale, très franc de la part de Louis Clodion. Puis il fut stipulé entre les deux nations que Tony Renault ne ferait aucune tentative pour arracher Sainte-Lucie à la domination anglaise. Seulement, ce que Louis Clodion aurait eu le droit d’ajouter, les passagers de l’Alert allaient bientôt le constater de visu et de auditu, c’est que, si Sainte-Lucie arbore actuellement le pavillon britannique, elle n’en conserve pas moins et de façon indélébile la marque française par ses mœurs, ses traditions, ses instincts. Débarqués à Sainte-Lucie, Louis Clodion et Tony Renault seraient fondés à croire qu’ils foulaient le sol de la Désirade, de la Guadeloupe ou de la Martinique.

Un peu après neuf heures, la brise se leva et, ainsi que l’espérait Harry Markel, elle venait du large. Bien qu’il s’agisse de l’ouest, cette expression est juste en ce qui concerne Sainte-Lucie, qui n’est couverte ni au levant ni au couchant. Absolument isolée entre la mer des Antilles et l’Océan Atlantique, elle est exposée des deux côtés aux violences des vents et de la houle.

L’Alert fit aussitôt ses préparatifs d’appareillage. Dès que l’ancre fut remontée au bossoir, le trois-mâts, sous son grand hunier, sa misaine, sa brigantine, prit de l’erre pour quitter ce mouillage et contourner l’une des pointes qui ferment le port de Castries.

Ce port a nom le Carénage, il est l’un des meilleurs de l’archipel antilian. Ainsi s’explique l’entêtement de la France et de l’Angleterre à s’en disputer la possession. Dès cette époque, on s’occupait d’achever la construction des quais, d’établir les cales et les appontements, de manière à satisfaire tous les besoins du service maritime. Il n’est pas douteux que le Carénage ne soit destiné à un grand avenir. C’est là, en effet, que les steamers viennent s’approvisionner de charbons importés d’Angleterre, dans les vastes entrepôts, incessamment ravitaillés par les navires du Royaume-Uni.

Quant à Sainte-Lucie, si elle n’égale pas en étendue superficielle les plus grandes des îles du Vent, elle ne comprend pas moins six cent quatorze kilomètres carrés, et sa population se chiffre par quarante-cinq mille habitants, dont cinq mille figurent au compte de Castries, sa capitale.

Sans doute, Roger Hinsdale eût été heureux que la relâche se fût prolongée plus de temps que dans les autres Antilles déjà visitées. Il aurait voulu montrer l’île en détail à ses camarades. Mais le programme du voyage ne lui accordait que trois jours, et il fallait s’y conformer.

D’ailleurs, il ne s’y trouvait plus aucun membre de la famille Hinsdale définitivement installée à Londres. Toutefois les propriétés qu’elle y possédait étaient considérables, et il allait être là comme un jeune landlord qui vient parcourir son domaine.

Après que l’Alert eut mouillé au Carénage, vers dix heures, Roger Hinsdale et ses camarades, accompagnés de M. Patterson, se firent mettre à terre.

La ville leur sembla proprement entretenue, avec des places spacieuses, des rues larges, des ombrages toujours si désirables sous ce climat brûlant des Antilles. Toutefois ils ressentirent cette impression dont il a été parlé plus haut : elle leur parut plus française qu’anglaise.

Aussi Tony Renault ne put retenir cette observation que Roger Hinsdale accueillit avec un certain dédain :

« Décidément… nous sommes en France… ici ! »

Les passagers avaient été reçus à l’appontement par le gérant qui devait les guider pendant leurs excursions. M. Edward Falkes ne négligerait pas de leur faire admirer les superbes plantations de la famille, principalement ces champs de cannes si renommés à Sainte-Lucie, et dont les productions rivalisent avec celles de Saint-Christophe, où se récolte le meilleur sucre de l’Antilie.

Dans la colonie, le chiffre des blancs était alors assez limité, à peine un millier. Les gens de couleur et les noirs l’occupaient en majorité, leur nombre s’étant surtout accru depuis l’abandon des travaux du canal de Panama, qui les laissa sans ouvrage.

L’ancienne habitation Hinsdale, où demeurait M. Edward Falkes, était vaste et confortable. Située à l’extrémité de la ville, elle pouvait aisément loger les passagers de l’Alert. Roger, qui tenait à en faire les honneurs, leur proposa de s’y installer pendant la durée de la relâche. Chacun aurait sa chambre et M. Patterson occuperait la plus belle de toutes. Il va de soi que les repas seraient pris en commun dans la grande salle à manger, et que les voitures du domaine seraient à la disposition des touristes.

La proposition de Roger Hinsdale fut acceptée avec empressement, car, en dépit de sa morgue originelle, le jeune Anglais était généreux et serviable, bien qu’il agît toujours avec une certaine ostentation vis-à-vis de ses camarades.

Du reste, s’il ressentait quelque jalousie, c’était plus particulièrement envers Louis Clodion. À Antilian School, toujours rivaux, ils se disputaient les premières places. On n’a point oublié qu’ils étaient arrivés tous deux en tête du concours pour les bourses de voyage, « dead heat », comme on dit sur les champs de course ; ex æquo, — disait Tony Renault, — ce qu’il traduisait par « le même cheval » en jouant sur les mots equus et æquus, au grand scandale du susceptible mentor.

Dès le premier jour, les excursions commencèrent à travers les plantations. Les forêts superbes de cette île, l’une des plus salubres des Antilles, n’en couvrent pas moins des quatre cinquièmes. On fit l’ascension du morne Fortuné, haut de deux cent trente-quatre mètres, sur lequel sont établies les casernes, des mornes Asabot et du Chazeau, — rien que des noms français, on le voit, — et où est installé le sanatorium. Puis, vers le centre, les touristes visitèrent les Aiguilles de Sainte-Alousie, cratères endormis qui pourraient bien se réveiller un jour, car les eaux des étangs voisins s’y maintiennent en ébullition constante.

Ce soir-là, de retour à l’habitation, Roger Hinsdale dit à M. Patterson :

« À Sainte-Lucie, il faut aussi se défier des trigonocéphales comme à la Martinique… Il y a des serpents dans notre île… et non moins dangereux…

— Je n’en suis plus à les craindre, déclara M. Patterson, qui prit une attitude superbe, et je vais même faire empailler le mien pendant notre relâche !…

— Vous avez raison !… » répondit Tony Renault, qui eut peine à garder son sérieux.

Aussi, le lendemain, M. Falkes fit-il porter le terrible reptile chez un naturaliste de Castries auquel, après l’avoir pris à part, Tony Renault expliqua ce dont il s’agissait. Le serpent était empaillé déjà et depuis de longues années… On n’en voulait rien dire à M. Patterson… La veille du départ, l’empailleur ferait rapporter le serpent à bord de l’Alert.

Précisément, le soir même, avant de se mettre au lit, M. Patterson écrivit une seconde lettre à Mrs Patterson. Que, de sa plume, nombre de citations d’Horace, de Virgile ou d’Ovide eussent coulé sur le papier, on ne saurait en être surpris, et d’ailleurs l’excellente dame y était habituée.

Cette lettre, qui partirait le lendemain par le courrier d’Europe, rapportait avec sa scrupuleuse exactitude les détails de ce merveilleux voyage. M. Patterson, plus précis que dans sa première lettre, relatait les moindres incidents, accompagnés de réflexions toutes personnelles. Il racontait comment s’était faite l’heureuse traversée du Royaume-Uni aux Indes occidentales, comment il était parvenu à dompter le mal de mer, quelle consommation il avait faite de ces noyaux de cerises dont Mrs Patterson l’avait si intelligemment pourvu. Il parlait des réceptions à Saint-Thomas, à Sainte-Croix, à Saint-Martin, à Antigoa, à la Guadeloupe, à la Dominique, à la Martinique, à Sainte-Lucie, en attendant celle que leur réservait cette généreuse et magnanime Mrs Kethlen Seymour à la Barbade. Il prévoyait que la traversée de retour s’effectuerait aussi dans les conditions les plus favorables. Non ! pas de collisions, pas de naufrages à craindre !… L’Océan Atlantique serait clément aux passagers de l’Alert, et les outres d’Éole ne videraient pas sur eux le souffle des tempêtes !… Mrs Patterson n’aurait donc point à ouvrir le testament que son époux avait cru devoir libeller avant le départ, ni à profiter des autres dispositions si prévoyantes qui avaient été prises en vue d’une éternelle séparation… Lesquelles ?… c’est ce que ce couple si original était seul à connaître.

Puis M. Patterson narrait la grande excursion à l’isthme de la Martinique, l’apparition du trigonocéphale entre les branches d’un arbre, la violence du coup qu’il avait porté à ce monstre, monstrum horrendum, informe, ingens, cui la lumière n’avait pas été enlevée, mais la vie !… Et maintenant, bourré de paille, les yeux ardents, la gueule ouverte, dardant sa triple langue ophidienne, il n’en était pas moins des plus inoffensifs !… On voit l’effet que produirait ce superbe reptile lorsqu’il serait en bonne place dans la bibliothèque d’Antilian School.

Il convient d’ajouter, entre parenthèses, que les dessous de cette affaire ne devaient jamais être révélés. Le secret en fut religieusement gardé, même par Tony Renault, bien que l’envie de tout dire dût plus d’une fois lui venir aux lèvres. Et la gloire que l’intrépide mentor avait acquise, en cette mémorable rencontre, avec un serpent empaillé, resterait entière !

M. Patterson terminait cette longue lettre par un éloge bien appuyé, bien senti, du capitaine de l’Alert et de son équipage. Il n’avait qu’à se louer de l’excellent steward auquel était confié le service du carré, et dont il entendait récompenser les soins par une haute gratification. Quant au capitaine Paxton, jamais chef de navire, ni dans la marine de l’État ni dans la marine de commerce, n’avait mieux mérité d’être appelé Dominus secundum Deum, le maître après Dieu !

Enfin, après avoir tendrement embrassé Mrs Patterson, M. Patterson mettait, sous les dernières lignes de la lettre, cette signature à paraphes compliqués, qui dénotait chez ce digne homme un véritable talent calligraphique.

Ce serait le lendemain matin seulement que les touristes rentreraient à bord vers huit heures. Ils passèrent donc cette soirée dans l’habitation dont Roger Hinsdale tenait à leur faire les honneurs jusqu’au dernier moment.

Quelques amis de M. Edward Falkes avaient été invités à prendre place à la table, et, comme d’habitude, après les toasts à la santé de chacun, chaque convive but à Mrs Kethlen Seymour. Dans quelques jours, les jeunes boursiers auraient fait la connaissance de cette grande dame… La Barbade n’était plus loin… La Barbade, la dernière relâche dans ces Antilles dont les lauréats garderaient un éternel souvenir !

Cependant, cet après-midi-là, il s’était produit un incident d’une telle gravité que l’équipage put croire que la situation allait être irrémédiablement compromise.

On le sait, Harry Markel ne laissait descendre ses hommes à terre que pour les besoins du bord. La plus simple prudence lui commandait d’en agir ainsi.

Mais, vers trois heures, il fut nécessaire de prendre livraison de viande fraîche et de légumes, dont le cuisinier Ranyah Cogh avait fait acquisition sur le marché de Castries.

Harry Markel fit donc armer une des embarcations pour conduire le cuisinier au quai avec un des matelots, nommé Morden.

Le canot poussa, et, quelques minutes après, il était revenu à l’arrière de l’Alert.

À quatre heures, lorsque le maître d’équipage l’eut renvoyé à terre, quarante minutes s’écoulèrent avant son retour.

De là, vives inquiétudes d’Harry Markel, que John Carpenter et Corty partagèrent. Qu’était-il arrivé ?… Pourquoi ce retard ?… Des nouvelles venues d’Europe faisaient-elles planer des soupçons sur le capitaine et l’équipage de l’Alert ?…

Enfin, un peu avant cinq heures, l’embarcation se dirigea vers le bord.

Mais, avant qu’elle eût accosté, Corty s’écria :

« Ranyah revient seul !… Morden n’est pas avec lui…

— Où peut-il être ? demanda John Carpenter.

— Dans quelque cabaret, où il sera tombé ivre-mort !… ajouta Corty.

— Ranyah aurait dû le ramener quand même, dit Harry Markel. Ce damné Morden est capable de parler plus qu’il ne faut sous l’excitation du brandy ou du gin !… »

C’était probablement ce qui était arrivé, et ce fut ce que l’on apprit de la bouche même de Ranyah Cogh. Tandis qu’il s’occupait des acquisitions au marché de la ville, Morden l’avait quitté sans rien dire. Poussé par ses goûts d’ivrognerie qu’il ne pouvait satisfaire à bord, en ce moment, sans doute, il était échoué dans quelque cabaret. Le cuisinier chercha à retrouver son compagnon. Ce fut en vain qu’il visita les tavernes du quartier maritime ! Impossible de remettre la main sur ce maudit Morden, qu’il eût amarré au fond du canot.

« Il faut à tout prix le retrouver… s’écria John Carpenter.

— Et nous ne pouvons le laisser à Sainte-Lucie !… Il bavarderait… Il ne sait plus ce qu’il dit quand il a bu, et nous aurions bientôt un aviso à nos trousses !… »

Ces craintes n’étaient que trop sérieuses, et jamais Harry Markel n’avait couru un danger plus grand !

Donc nécessité de réclamer Morden. C’était d’ailleurs le droit et le devoir du capitaine… Il ne pouvait laisser à la côte un homme de l’équipage, et on le lui rendrait dès qu’il aurait établi son identité. Pourvu qu’il n’eût pas parlé à tort et à travers !…

Harry Markel allait descendre à terre pour demander au bureau maritime de rechercher le matelot en bordée, lorsqu’une embarcation se dirigea vers l’Alert.

Il y avait alors dans le Carénage un stationnaire chargé de la police du port.

Or, c’était précisément un de ses canots, monté par une demi-douzaine d’hommes sous les ordres d’un officier, qui s’approchait. Il n’était plus qu’à une demi-encablure, lorsque Corty s’écria :

« Morden est dedans ! »

En effet, Morden « était dedans » et doublement, aurait-on pu dire. Après s’être séparé du cuisinier, il avait été s’attabler dans un tap du dernier ordre. Bientôt ivre-mort, on l’avait ramassé, et le canot du stationnaire le reconduisait à bord de l’Alert, où il fut nécessaire de le hisser avec un palan.

Lorsque l’officier eut pris pied sur le pont :

« Le capitaine Paxton ?… demanda-t-il.

— Me voici, monsieur, répondit Harry Markel.

— Cet ivrogne est bien un de vos matelots ?…

— En effet, et j’allais le réclamer, car nous devons lever l’ancre demain…

— Eh bien, je vous l’ai ramené… vous voyez dans quel état…

— Il sera puni, répondit Harry Markel.

— Mais… une explication, capitaine Paxton, reprit l’officier. Dans son ivresse… des phrases incohérentes lui échappaient, à ce matelot… Il parlait de campagnes dans le Pacifique… de ce navire Halifax dont il a été dernièrement question… de cet Harry Markel qui le commandait, et dont nous avons appris l’évasion de la prison de Queenstown ?… »

On se figure quels efforts Harry Markel dut faire pour se contenir, pour ne rien perdre de son sang-froid en entendant l’officier. John Carpenter et Corty, moins maîtres d’eux, détournant la tête, s’étaient peu à peu éloignés. Très heureusement, l’officier ne remarqua point leur trouble, et se borna à demander :

« Capitaine Paxton… qu’est-ce que cela signifie ?…

— Je ne puis l’expliquer, monsieur, répondit Harry Markel. Ce Morden est un ivrogne, et, quand il a bu, on ne sait ce qui lui passe par la tête…

— Ainsi il n’a jamais navigué à bord de l’Halifax ?…

— Jamais, et voilà plus de dix ans que nous courons les mers ensemble.

— Alors, pourquoi a-t-il parlé de cet Harry Markel ?… insista l’officier.

— Cette affaire de l’Halifax a fait grand bruit, monsieur… Il était question de l’évasion des malfaiteurs, lorsque nous avons quitté Queenstown… On en a parlé souvent à bord… Ce sera resté dans la mémoire de cet homme… C’est la seule explication que je puisse donner à ces propos d’ivrogne… »

Au total, rien n’aurait pu inspirer à l’officier le soupçon qu’il se trouvait en face de Harry Markel, ni que cet équipage ne fût pas celui du capitaine Paxton. Il termina donc l’entretien en disant :

« Qu’allez-vous faire de ce matelot ?…

— L’envoyer pour huit jours à fond de cale, où il se dégrisera, répondit Harry Markel. Et même, si je n’étais à court d’hommes, — j’en ai perdu un dans la baie de Cork, — j’aurais débarqué Morden à Sainte-Lucie… Mais il m’eût été impossible de le remplacer…

— Et quand attendez-vous vos passagers, capitaine Paxton ?…

— Demain matin, car nous mettrons à la voile au plein de la mer.

— Bon voyage alors !…

— Merci, monsieur. »

L’officier rembarqué, le canot s’éloigna pour rejoindre le stationnaire.

Il va de soi que Morden, qui n’entendait, qui ne comprenait rien dans son ivresse de brute, fut affalé dans la cale à grands coups de pied. Le fait est qu’il avait failli faire tout découvrir en parlant de l’Halifax et d’Harry Markel.

« J’en ai encore une sueur froide !… dit Corty, en s’essuyant le front.

— Harry, observa John Carpenter, nous devrions partir cette nuit même… sans attendre nos passagers !… Il fait trop chaud pour nous dans ces satanées Antilles…

— Et, quand nous serons partis, répondit Harry Markel, on comprendra ce qu’a dit Morden !… Tout sera découvert… et ce stationnaire aura vite fait de se lancer à notre poursuite !… Si vous tenez à être pendus, je n’y tiens pas, moi… et je reste. »

Le lendemain, dès huit heures, les passagers étaient à bord. Il parut inutile de les mettre au courant de l’incident de la veille. Que l’un des matelots se fût enivré, cela n’avait aucune importance.

L’ancre à pic, les voiles éventées, l’Alert sortit du port de Castries, et, cap au sud, fit route vers la Barbade.

VI

LA BARBADE.

Si elle n’est pas exactement déterminée, la date à laquelle les Portugais découvrirent la Barbade ou les Barbades, il est certain qu’un bâtiment, sous pavillon britannique, vint y relâcher dès l’an 1605. La prise de possession fut alors faite au nom de Jacques Ier, roi d’Angleterre.

Cet acte, d’ailleurs, n’avait été que purement nominal. À cette époque, aucun établissement ne fut fondé sur la Barbade, aucun colon ne s’y installa, même à titre provisoire.

Cette île est, comme Sainte-Lucie, isolée de la chaîne micro-antiliane. Elle ne lui appartient pas, pourrait-on dire, et de profonds abîmes l’en séparent. C’est le plateau supérieur d’une montagne qui s’élève à une quarantaine de lieues de Sainte-Lucie, sa voisine au nord. Entre elles, la mer accuse des profondeurs de deux mille huit cents mètres.

La Barbade est d’origine coralligène. Ce sont les infusoires qui l’ont lentement édifiée et haussée au-dessus du niveau de l’Océan. Son étendue comprend seize lieues en longueur et cinq lieues en largeur. Solide sur son inébranlable base, une ceinture d’énormes récifs défendent les deux tiers de sa circonférence.

Précisément, au début du XVIIe siècle, étant donné son isolement, la possession de la Barbade fut moins disputée que les autres îles des Indes Occidentales. C’est grâce à une circonstance toute fortuite que l’attention des puissances européennes fut appelée sur elle.

Un navire anglais revenant du Brésil, pris par la tempête au large de la Barbade, dut aller chercher refuge à l’embouchure d’une rivière de sa côte ouest. Le commandant et l’équipage de ce navire, retenu là plusieurs jours, eurent le temps de visiter cette île, presque inconnue alors, d’en admirer la fertilité, d’en parcourir les forêts qui la couvraient presque tout entière, et de constater que son sol, une fois défriché, serait très propice à la culture du coton et de la canne à sucre.

Après le retour du bâtiment à Londres, la concession de la Barbade fut accordée au comte de Marlborough et, affaire conclue avec un riche négociant de la Cité, des planteurs vinrent s’installer sur l’île en 1624. Ce sont eux qui construisirent la première ville à laquelle ils donnèrent le nom de James-Town, en l’honneur de leur souverain.

Avant cette époque, il est vrai, le comte Carlisle avait obtenu la concession de toutes les Caraïbes, et il se crut fondé à réclamer la Barbade.

De là naquit une lutte entre les deux lords, qui se prolongea, non sans une extrême vivacité, et amena en 1629 la reconnaissance des droits du comte Carlisle par Charles Ier d’Angleterre.

Pendant la période des troubles religieux de la Grande-Bretagne, le nombre fut considérable de ceux qui voulurent les fuir, et la Barbade profita dans une large mesure de cette émigration dont s’accrurent l’importance et la prospérité de la colonie.

Après le dictatoriat de Cromwell, lorsque la restauration eut rendu à Charles II le trône de son père, ce roi fut prié par les colons d’accepter la souveraineté de l’île en promettant de payer à la couronne un impôt de quatre et demi pour cent qui frapperait tous les produits de l’île. L’offre était trop avantageuse pour être repoussée. Aussi, le 12 décembre 1667, fut signé le traité d’annexion de la Barbade au domaine colonial de la Grande-Bretagne.

La prospérité de l’île ne cessa de s’accroître depuis cette époque. Dès l’année 1674, sa population montait à cent vingt mille habitants, pour diminuer quelque peu ensuite ; les blancs ne comptant que pour un cinquième par rapport aux affranchis et aux esclaves, conséquence de l’avidité des gouverneurs. Toutefois, par sa position même, la Barbade ne fut point troublée par les interminables luttes de l’Angleterre et de la France, et d’ailleurs elle se trouvait protégée par ses défenses naturelles.

Ainsi, alors que la plupart des autres Antilles ont successivement passé sous des dominations diverses, la Barbade, devenue anglaise dès les premiers temps de sa découverte, l’est toujours restée de langage et de mœurs.

Au surplus, parce qu’elle relève de la Couronne, il ne faudrait pas croire qu’elle ne jouit point d’une certaine indépendance. Sa maison d’Assemblée compte vingt-quatre membres nommés par cinq mille électeurs censitaires. Si elle est soumise à l’autorité d’un gouverneur, d’un conseil législatif, et de neuf membres désignés par le souverain, elle est administrée par un conseil exécutif où figurent, avec les principaux fonctionnaires, un membre de la Chambre haute et quatre membres de la Chambre basse. Divisée en onze paroisses, l’île dispose d’un budget dont le total n’est pas inférieur à seize cent mille livres[7].

C’est le gouvernement de la Barbade qui commande toutes les forces navales dans les petites Antilles anglaises. Bien que l’île n’occupe que le cinquième rang avec une étendue de quatre cent trente kilomètres superficiels, elle est au deuxième rang par le chiffre de sa population, et au troisième par l’importance de ses affaires commerciales. Sa population s’élève au chiffre de cent quatre-vingt-trois mille habitants, dont le tiers occupe Bridgetown et ses faubourgs.

La traversée entre le port de Castries, de Sainte-Lucie et Bridgetown de la Barbade exigea près de quarante-huit heures. Avec une brise bien établie, une mer maniable, l’Alert eût franchi cette distance en moitié moins de temps ; mais il se produisit des intermittences et des changements de vent qui ne permirent pas de suivre la route directe. La brise tendit même à haler le nord-ouest, ce qui obligea Harry Markel à s’éloigner des parages de l’Antilie.

On put même craindre de rencontrer, dès le premier jour, les contre-alizés de la partie ouest. Dans ces conditions, l’Alert aurait été entraîné au large. Or, s’il avait fallu louvoyer pendant de longs jours pour rallier les côtes de la Barbade, qui sait si Harry Markel n’eût pas renoncé à cette dernière relâche, si profitable dût-elle être pour ses compagnons et pour lui ?… Qui sait s’il n’aurait pas fui ces dangereux parages, s’il n’eût pas enfin assuré sa sécurité en dirigeant son navire sans passagers vers les mers du Pacifique ?…

Eh bien, non, avec le tempérament audacieux qu’on lui connaissait, Harry Markel, résistant aux instances de son équipage, aurait fait valoir que la Barbade devait être l’étape terminale ; que le voyage serait achevé dans quelques jours, que les périls ne seraient pas plus redoutables dans cette île qu’à Sainte-Lucie ou à la Dominique, anglaises comme elle, et il eût ajouté :

« Au retour, l’Alert vaudra sept mille livres de plus, car je ne jetterai pas ces sept mille livres à la mer, en y jetant ceux qui doivent les toucher à la Barbade ! »

Les modifications atmosphériques que l’on pouvait craindre ne se réalisèrent pas. Dans l’après-midi éclata un de ces gros orages, violents roulements de tonnerre, pluie torrentielle, qui ne sont pas rares dans la région des Antilles et y occasionnent trop souvent d’incalculables désastres. L’Alert dut pousser au large durant quelques heures. Puis le météore prit fin avec le coucher du soleil et la nuit promettait d’être assez calme.

Dans cette première journée, l’Alert n’avait franchi que le quart de la distance qui sépare les deux îles. L’orage l’ayant obligé de se mettre en cape courante, hors de sa route, Harry Markel espérait rattraper la nuit ce qu’il venait de perdre.

C’est ainsi que les choses se passèrent. La direction du vent s’étant modifiée, les alizés reprirent dans l’est, faibles et intermittents. La mer restée dure, la houle déferlante, tout ce que put faire le navire jusqu’à l’aube, ce fut de regagner au vent, et, le matin du 6 septembre, il était à mi-chemin entre les deux îles.

Ce jour-là, la navigation s’effectua en d’assez bonnes conditions avec une vitesse moyenne, et, le soir, l’Alert se trouvait en latitude avec la Barbade.

Cette île ne se laisse pas apercevoir de très loin, comme la Martinique. C’est une terre basse, sans grand relief, qui, ainsi que cela a été observé, est lentement montée à la surface de la mer. Son morne le plus élevé, l’Hillaby, ne dépasse pas trois cent cinquante mètres. Autour, de même qu’à Sainte-Lucie, se continue la croissance des couches coralligènes, et sa ceinture extérieure s’étend en quelques endroits à plusieurs kilomètres.

Harry Markel mit donc le cap à l’ouest, et, comme il n’en était qu’à une quinzaine de milles, l’île serait atteinte en quelques heures. Toutefois, ne voulant pas s’aventurer à proximité des brisants, il resta sous petite voilure, attendant le lever du jour pour entrer dans le port de Bridgetown.

Le lendemain, 7 septembre, l’Alert avait pris son mouillage.

L’impression des jeunes passagers, lorsqu’ils se virent au milieu de ce port, fut bien celle que marque Élisée Reclus dans sa Géographie si documentée. Ils crurent avoir atteint un des ports de l’Angleterre, Belfast ou Liverpool. Plus rien de ce qu’ils avaient observé à Amalia-Charlotte de Saint-Thomas, ni à Pointe-à-Pitre de la Guadeloupe, ni à Saint-Pierre de la Martinique. Suivant la remarque du grand géographe français, il semblait que les palmiers fussent dépaysés en cette île.

Si la Barbade n’a qu’une moyenne superficie, elle possède cependant un certain nombre de villes, assez importantes, fondées sur son littoral, Sperghstown, Hoistingtown, Hobetown, Hastings, village balnéaire assez fréquenté. Toutes sont aussi anglaises que leur nom.

On dirait que le Royaume-Uni les a expédiées en pièces démontables et qu’il n’y a eu qu’à les dresser sur place.

Dès que l’Alert eut envoyé son ancre par le fond, la première personne qui se présenta à bord fut une sorte de gentleman, sérieux et correct, habit noir et chapeau de haute forme.

Ce personnage vint présenter au capitaine Paxton et à ses passagers les compliments de Mrs Kethlen Seymour.

C’était M. Well, l’intendant, qui s’inclina respectueusement, et auquel M. Horatio Patterson rendit un salut non moins respectueux. Puis, après quelques propos échangés, les jeunes lauréats ne cachèrent point le vif désir qu’ils éprouvaient de faire connaissance avec la châtelaine de Nording-House.

À cela, M. Well répondit que, au débarquement, les futurs hôtes de Mrs Kethlen Seymour trouveraient les équipages mis à leur disposition et qu’ils seraient immédiatement conduits à Nording-House où les attendait Mrs Kethlen Seymour.

Puis, M. Well se retira avec une dignité dont M. Patterson apprécia toute la valeur, non sans avoir dit que des chambres étaient préparées pour recevoir les hôtes de Nording-House, et que le déjeuner serait servi à onze heures.

Il était vraisemblable, d’ailleurs, que la relâche de l’Alert à la Barbade se prolongerait plus que dans les autres îles.

N’était-il pas naturel que Mrs Kethlen Seymour désirât garder quelque temps près d’elle les boursiers d’Antilian School, et ceux-ci pourraient-ils se refuser à lui faire ce plaisir ?… N’était-il pas non moins naturel que l’excellente dame voulût leur montrer cette île qu’elle considérait sans doute comme la plus belle des Indes Occidentales ?…

À dix heures et demie, M. Patterson, irréprochablement habillé de noir, ses jeunes compagnons, vêtus de leurs costumes les plus propres, étaient prêts à partir.

Le grand canot de l’Alert les attendait. Après avoir descendu un certain nombre de valises, ils y prirent place, et l’embarcation revint à bord dès qu’elle les eut déposés sur le quai.

Deux équipages étaient là, ainsi que l’avait dit M. Well, cocher sur le siège, valet de pied aux portières.

M. Patterson et ses compagnons montèrent aussitôt dans les voitures, qui partirent au trot des attelages, et, après avoir traversé les rues marchandes voisines du port, elles atteignirent le faubourg de Fontabelle.

C’est ce quartier élégant qu’habitent les riches négociants de Bridgetown. Les superbes habitations, les opulentes villas, s’y élèvent au milieu des arbres, et, de toutes ces résidences, la plus somptueuse était, sans contredit, celle de Mrs Kethlen Seymour.

Il avait été convenu que, pendant le séjour à la Barbade, personne ne reviendrait à bord : on ne reverrait Harry Markel que le jour du départ.

D’une certaine façon, cela ne pouvait que convenir à celui-ci. Les passagers, une fois installés à Nording-House, l’Alert ne recevrait aucun visiteur, et le faux capitaine Paxton courrait moins de risques d’être reconnu.

Mais, d’autre façon, ce qui ne laissait pas de l’inquiéter, c’était la prolongation de la relâche. Si le programme, imposé par Mrs Kethlen Seymour, ne comportait que de deux à trois jours dans les autres Antilles, on ignorait les intentions de cette dame en ce qui concernait la Barbade. Il se pouvait fort bien que l’Alert dût rester une semaine à Bridgetown, peut-être deux, c’est-à-dire jusqu’au 20 septembre. Même en partant à cette date, avec une traversée moyenne de vingt-cinq jours de l’Amérique à l’Europe, les pensionnaires d’Antilian School seraient de retour pour la mi-octobre, presque au début de l’année scolaire. Donc, il était possible que la relâche ne prit fin que vers le 20, ce qui permettrait aux hôtes de Mrs Kethlen Seymour d’explorer complètement l’île.

C’est bien à cela que réfléchissaient Harry Markel et ses compagnons. Après avoir réussi jusqu’alors, après avoir évité la visite de ce matelot du Fire-Fly qui demandait à voir un de ses camarades, puis celle du vieux marin de la Dominique qui voulait serrer la main du capitaine Paxton, la malchance se déclarerait-elle contre eux à la Barbade ?…

En tout cas, Harry Markel se tiendrait plus sévèrement que jamais sur ses gardes. Il refuserait toute invitation qui lui serait adressée pour Nording-House. Pas un seul de ses hommes ne descendrait à terre. Cette fois, ni Morden ni aucun autre n’aurait l’occasion d’aller se griser dans les tavernes de Bridgetown.

Magnifique propriété, ce domaine de Nording-House, et d’une importance considérable. Le château s’élève au milieu d’un parc ombragé des plus beaux arbres de la zone tropicale. Autour s’étendent les plantations de cannes à sucre, les champs de cotonniers, avec un horizon de forêts dans le nord-est. Étangs, rios, y sont alimentés d’eaux toujours fraîches, bien que le défrichement de l’île ait amené la diminution des pluies. Quelques rivières l’arrosent, et nombreux sont les puits ou la couche liquide se rencontre à petite profondeur.

Ce fut dans le vaste hall du château que l’intendant fit entrer M. Patterson et les jeunes garçons, tandis que des domestiques noirs prenaient leurs bagages et les montaient aux chambres destinées à chacun d’eux. Puis, M. Well les introduisit dans le salon où attendait Mrs Kethlen Seymour.

C’était une femme de soixante-deux ans, cheveux blancs, yeux bleus, physionomie avenante, taille élevée, ayant un grand air de noblesse et de bonté, à laquelle M. Horatio Patterson ne manqua pas d’appliquer le patuit incessu Dea de Virgile. Cette dame leur fit à tous l’accueil le plus cordial, et ne cacha point l’extrême joie qu’elle éprouvait à recevoir les lauréats du concours d’Antilian School.

Roger Hinsdale, au nom de ses camarades, répondit par un petit discours bien préparé, bien su, bien récité, dont Mrs Kethlen Seymour se montra charmée. Elle s’exprima à ce sujet en excellents termes, et déclara aux passagers de l’Alert qu’ils seraient ses hôtes pendant toute la durée du séjour à la Barbade.

M. Patterson répondit que les désirs de Mrs Kethlen Seymour étaient pour eux des ordres, et, comme elle lui tendait la main, il y déposa le plus respectueux des baisers.

Mrs Kethlen Seymour, née à la Barbade, appartenait à une riche famille qui avait pris possession de ce domaine dès les débuts de la colonie. Elle comptait parmi ses ancêtres ce comte de Carlisle, l’un des concessionnaires de l’île. À cette époque, tout propriétaire de terres rétrocédées par lui devait verser annuellement la valeur de quarante livres de coton. De là les revenus très considérables que produisaient ces propriétés, et, entre autres, la propriété de Nording-House.

Il n’est pas inutile de noter que le climat de la Barbade est l’un des plus salubres de l’Antilie. La chaleur est quotidiennement tempérée par les brises de mer. Jamais la fièvre jaune, si commune et si désastreuse dans l’archipel, n’y a étendu ses ravages. Cette île ne doit redouter que la violence des ouragans, d’ordinaire terribles et fréquents en ces parages.

Le gouverneur des Antilles anglaises, qui réside à la Barbade, tenait Mrs Kethlen Seymour en haute estime. Femme de grand cœur, généreuse et charitable, les malheureux n’invoquaient pas en vain son inépuisable charité.

Le déjeuner fut servi dans la vaste salle du rez-de-chaussée. Sur la table abondaient les productions de l’île, poissons, gibier, fruits dont la variété égale la saveur, et les convives apprécièrent ce menu comme il le méritait.

S’ils ne purent qu’être satisfaits de l’accueil de leur hôtesse, celle-ci éprouva pleine satisfaction à voir, rangés autour d’elle, ces jeunes voyageurs dont les visages, hâlés par les brises marines, respiraient le contentement et la santé.

Et, pendant le déjeuner, lorsqu’il fut question de la durée de cette relâche à la Barbade :

« Je pense, mes chers enfants, répondit Mrs Kethlen Seymour, qu’elle ne devra pas être moindre d’une quinzaine. C’est aujourd’hui le 7 septembre, et, en partant le 22, il y a tout lieu de croire que vous arriverez en Angleterre vers le milieu du mois d’octobre… J’ai l’espoir que vous ne regretterez pas votre séjour à la Barbade… Que pensez-vous de cette date, monsieur Patterson ?…

— Madame, répondit M. Patterson en s’inclinant sur son assiette, nos jours vous appartiennent, et vous pouvez en disposer à votre convenance…

— Alors, mes jeunes amis, si je n’écoutais que mon cœur, je ne vous laisserais plus retourner en Europe !… Et que diraient vos familles ?… Que dirait, votre femme en ne vous voyant pas revenir, monsieur Patterson ?…

— Le cas est prévu, répondit le mentor. Oui… le cas où l’Alert ayant disparu… des années s’écouleraient sans qu’on eût de mes nouvelles…

— Oh ! cela n’arrivera point ! affirma Mrs Kethlen Seymour… Votre traversée a été heureuse à l’aller, elle le sera au retour. Vous avez un bon navire… Le capitaine Paxton est un excellent marin…

— Certes, ajouta M. Patterson, nous n’avons jamais eu qu’à nous louer de sa conduite !

— Je ne l’oublierai pas, répondit Mrs Kethlen Seymour.

— Pas plus, noble dame, que nous n’oublierons le jour où il nous a été donné de vous présenter nos premiers hommages, ce dies albo notanda lapillo… et, comme l’a dit Martial : hanc lucem lactea gemma notet ; ou, comme l’a dit Horace : cressa ne careat pulchra dies nota ; ou, comme l’a dit Stace : creta signare diem… »

Heureusement, M. Patterson s’arrêta sur cette dernière citation, que les jeunes convives crurent devoir interrompre de leurs joyeux hurrahs.

Que Mrs Kethlen Seymour eût compris ces formules latines, ce n’était pas probable, mais elle ne pouvait se méprendre à l’intention de l’éloquent citateur. Et, d’ailleurs, peut-être les lauréats n’avaient-ils pas tous compris les phrases empruntées à Martial, à Stace, à Horace. En effet, lorsqu’ils furent seuls, voici ce que Roger Hinsdale lui dit :

« Monsieur Patterson, comment traduisez-vous exactement creta signare diem ?…

— Mais noter un jour avec de la craie, ce qui équivaut à noter avec une pierre blanche, lactea gemma Comment, vous, Hinsdale, vous n’aviez pas compris, alors que certainement Mrs Kethlen Seymour a dû…

— Oh ! s’écria Tony Renault…

— Si… si !… affirma le mentor. Cet admirable latin se comprend tout seul…

— Oh ! fit encore ce diable de Tony.

— Pourquoi ce oh ?…

— Parce que le latin, même admirable, ne se comprend pas toujours tout seul, comme vous dites, monsieur Patterson, affirma Tony Renault. Et, tenez, permettez-moi de vous citer une phrase et de vous demander comment vous la traduiriez ?… »

Assurément, cet incorrigible garçon allait encore énoncer quelqu’une de ces plaisanteries dont il était coutumier, et ses camarades ne s’y trompèrent pas.

« Voyons… citez… répondit M. Patterson en ajustant ses lunettes d’un geste doctoral.

— Voici la phrase : Rosam angelum letorum.

— Ah ! fit M. Patterson, qui parut surpris. Et de qui est-elle, cette phrase ?…

— D’un auteur inconnu… mais peu importe !… Que peut-elle signifier ?…

— Elle ne signifie rien, Tony !… Ce sont des mots sans suite… Rosam, la rose, à l’accusatif ; angelum, l’ange, à l’accusatif ; letorum, des heureux, au génitif pluriel…

— Je vous demande pardon, répliqua Tony Renault, dont l’œil brillait de malice. Cette phrase a une signification très précise…

— Que vous connaissez ?…

— Que je connais.

— Ah !… Eh bien, je chercherai… conclut M. Patterson, je chercherai ! »

Et, en effet, il devait chercher… longtemps encore, comme on le verra.

À partir de ce jour, la relâche s’écoula en excursions, — excursions auxquelles Mrs Kethlen Seymour prit souvent part. Il y eut à visiter non seulement le domaine de Nording-House, mais aussi les autres régions de la côte orientale. Bridgetown n’eut pas seule le privilège de posséder les hôtes de l’opulente dame. Ils poussèrent leur exploration jusqu’aux villes du littoral, et vraiment Mrs Kethlen Seymour se réjouissait aux compliments qu’ils lui faisaient de son île.

Il résulte de là que, au cours de cette relâche, l’Alert fut absolument oublié de ses passagers. Pas une seule fois ils n’eurent l’occasion de revenir à bord. D’ailleurs, Harry Markel et les autres étaient toujours sur le qui-vive, et, bien qu’aucun incident ne fût venu les compromettre, il leur tardait d’avoir quitté la Barbade. Alors, en pleine mer, ils seraient à l’abri de toute éventualité et arriveraient au dénouement de ce drame !

On peut dire, sans trop d’exagération, que l’île est un immense jardin, riche en fruits, riche en fleurs. De ce jardin, qui est aussi un potager, l’industrie agricole tire à profusion le riz, le coton de l’espèce « barbadeuse », recherché sur les divers marchés d’Europe. Quant au sucre, sa production est considérable. Il y a lieu d’ajouter que les établissements industriels s’y trouvent en prospérité croissante. En effet on ne compte pas moins de cinq cents usines à la Barbade.

En diverses occasions, lorsque les touristes visitèrent les autres villes, leur excursion se prolongeant, ils ne purent rentrer le jour même à Nording-House. Ce fut l’exception, et, presque tous les soirs, ils se réunissaient dans les salons du château. Plusieurs fois, les notables de Bridgetown, Son Excellence le Gouverneur, les membres du Conseil exécutif, quelques hauts fonctionnaires, vinrent s’asseoir à la table de Mrs Kethlen Seymour.

Le 17, il y eut une grande fête qui ne compta pas moins d’une soixantaine d’invités, — fête que devait terminer un feu d’artifice. Les jeunes lauréats en eurent tous les honneurs, sans distinction de nationalité.

Et Mrs Kethlen Seymour de redire sans cesse :

« Je ne veux voir ici ni Anglais, ni Français, ni Hollandais, ni Suédois, ni Danois… Non ! rien que des Antilians, mes compatriotes ! »

Après un concert où l’on exécuta d’excellente musique, quelques tables de whist furent dressées ; et M. Horatio Patterson, partenaire de Mrs Kethlen Seymour, fit, non sans un très légitime orgueil, un extraordinaire chelem de dix fiches dont on parle encore dans les Indes Occidentales.

Ainsi s’écoula le temps avec une telle rapidité que les hôtes de Nording-House purent en regarder les jours comme des heures, les heures comme des minutes. Le 21 septembre était arrivé sans qu’ils s’en fussent aperçus. Harry Markel ne les avait point revus à bord. Ils ne tarderaient pas à revenir, d’ailleurs, puisque le départ était fixé au 22.

La veille, cependant, Mrs Kethlen Seymour manifesta le désir de visiter l’Alert. Vive satisfaction pour Louis Clodion et ses camarades, heureux de lui faire les honneurs du navire comme elle leur avait fait les honneurs de son château. L’excellente dame voulait connaître le capitaine Paxton, lui exprimer ses remerciements, — d’autant plus qu’elle avait une demande à lui adresser.

Donc, dans la matinée, les équipages quittèrent le domaine et vinrent s’arrêter au quai de Bridgetown.

Le grand canot de la direction maritime, qui attendait à l’escalier de l’appontement, transporta les visiteurs à bord.

Harry Markel avait été prévenu par l’intendant, et ils se fussent bien passés de cette visite, ses compagnons et lui, craignant toujours quelque complication imprévue ! Or, il eût été impossible de l’éviter.

« Au diable tous ces gens-là !… s’était écrié John Carpenter.

— Soit… mais de la tenue », avait répondu Harry Markel.

Mrs Kethlen Seymour fut reçue avec la convenance et le respect que commandait sa grande situation à la Barbade. Et, tout d’abord, elle offrit au capitaine l’expression de sa gratitude.

Harry Markel mit une extrême politesse dans sa réponse. Puis, comme la châtelaine de Nording-House ajouta que, pour reconnaître les bons soins de l’équipage, elle lui accordait une gratification de cinq cents livres, Corty donna le signal de hurrahs dont l’ardeur ne put que la toucher très sincèrement.

Mrs Kethlen Seymour visita alors le carré et les cabines. Conduite dans la dunette, cette installation parut la satisfaire de tous points. Et quels compliments accueillirent M. Horatio Patterson, lorsqu’il montra le terrible serpent disposé dans une attitude effrayante autour du mât d’artimon.

« Quoi ! s’écria Mrs Kethlen Seymour, c’est vous, monsieur Patterson, qui avez tué cet horrible monstre ?…

— Moi-même, répondit M. Patterson, et, s’il est encore si terrible d’aspect après sa mort, vous jugez de ce qu’il devait être pendant sa vie, lorsqu’il dardait sur moi sa langue de trigonocéphale ! »

Et, si Tony Renault ne se tordit pas à cette répartie, c’est que Louis Clodion le pinça jusqu’au sang.

« Il paraît, d’ailleurs, aussi vivant que lorsque je l’ai tué !… déclara M. Patterson.

— Tout autant ! » répondit Tony Renault, que son camarade ne put retenir cette fois.

Revenue sur la dunette, Mrs Kethlen Seymour, rejoignant Harry Markel, lui dit :

« C’est demain que vous prendrez la mer, capitaine Paxton ?…

— Demain, madame, et dès le lever du soleil.

— Eh bien, j’ai une demande à vous faire… Il s’agit d’un jeune marin de vingt-cinq ans, le fils de l’une de mes femmes, un brave garçon, qui va retourner en Angleterre pour occuper les fonctions de second maître sur un bâtiment de commerce… Je vous serais très obligée de lui donner passage à bord de l’Alert. »

Que cette demande convint ou non à Harry Markel, il était évident qu’il ne pouvait refuser, puisque le navire naviguait au compte de Mrs Kethlen Seymour. Il se borna donc à répondre :

« Que ce jeune homme vienne à bord, madame, il y sera bien reçu. »

Mrs Kethlen Seymour renouvela ses remerciements au capitaine. Puis elle lui recommanda, pour la traversée de retour, M. Patterson et les jeunes passagers, dont elle avait la responsabilité vis-à-vis de leurs familles.

Et alors, — point essentiel pour Harry Markel, et en vue duquel ses compagnons et lui s’étaient exposés à de si graves dangers, — Mrs Kethlen Seymour annonça que, le jour même, M. Patterson et les boursiers recevraient la prime de sept cents livres promise à chacun.

M. Patterson, très sincèrement, observa que ce serait abuser de la générosité de la châtelaine de Nording-House. Roger Hinsdale, Louis Clodion, d’autres se joignirent à lui.

Mrs Kethlen Seymour ayant déclaré qu’un refus la désobligerait, il n’y eut pas lieu d’insister, à l’extrême satisfaction de John Carpenter et de tout l’équipage.

Puis, après un amical adieu au capitaine de l’Alert, après des souhaits de bon voyage, la visiteuse et ses hôtes reprirent place dans le canot qui les reconduisit au quai, d’où les voitures les ramenèrent au château pour y passer cette dernière journée.

Et lorsque tous eurent quitté le bord :

« Ça y est !… s’écria Corty.

— Mille et mille diables !… ajouta John Carpenter. J’ai vu le moment où ces imbéciles allaient refuser de toucher leur prime !… C’eût été bien la peine d’avoir risqué sa tête pour s’en retourner la poche vide ! »

Enfin, les passagers ne reviendraient pas sans rapporter la somme qui devait doubler les bénéfices de l’affaire.

« Et ce marin ?… dit alors Corty.

— Bon !… répondit le maître d’équipage. Un de plus… ce n’est pas cela qui nous embarrassera, j’imagine…

— Non, répliqua Corty, et je me charge de lui ! »

Ce soir-là, un grand dîner réunit à Nording-House les notables de la colonie et les hôtes de Mrs Kethlen Seymour. Le repas achevé, de nouveaux adieux furent échangés, et les passagers de l’Alert revinrent à bord. Chacun d’eux avait reçu en guinées, renfermées dans un petit sac de soie, la prime attribuée aux lauréats du concours d’Antilian School.

Une heure auparavant était arrivé le jeune marin pour lequel Mrs Kethlen Seymour avait demandé passage, et il avait été conduit à la cabine qu’il devait occuper.

Tout était prêt pour l’appareillage du lendemain, et, au lever du soleil, l’Alert aurait quitté le port de Bridgetown, sa dernière relâche aux Indes Occidentales.

VII

DÉBUT DE TRAVERSÉE.

Dès dix heures du matin, l’Alert avait laissé derrière l’horizon les extrêmes contours de la Barbade, la plus avancée vers l’est des îles de la chaîne micro-antilienne.

Ainsi cette petite visite des lauréats à leur pays natal s’était effectuée dans des conditions très favorables. Ils n’avaient pas eu trop à souffrir au cours de leurs traversées des violentes perturbations atmosphériques si fréquentes en ces parages. Le voyage de retour commençait. Au lieu de revenir en Europe, le navire, dont Harry Markel et ses complices seraient dès le lendemain les maîtres, allait faire route vers les mers du Pacifique.

En effet, il semblait bien que les passagers de l’Alert ne pouvaient échapper au sort que leur réservaient ces bandits. La nuit prochaine, ils seraient surpris dans leurs cabines, égorgés avant d’avoir pu se défendre !… Et qui dévoilerait jamais ce drame sanglant de l’Alert ?… À la rubrique des informations maritimes, le trois-mâts figurerait parmi ces navires perdus corps et biens dont on n’a plus aucune nouvelle. On se mettrait vainement à sa recherche, alors que sous un autre nom, sous un autre pavillon, après quelques modifications à son gréement, le capitaine Markel entreprendrait ses criminelles campagnes dans les mers de l’Ouest-Pacifique.

Et ce n’était pas la présence du marin nouveau-venu qui apporterait quelque chance de salut. Sans doute, les passagers se trouvaient maintenant onze à bord, et Harry Markel et ses compagnons n’étaient que dix. Mais ceux-ci auraient l’avantage de la surprise. D’ailleurs, comment opposer une résistance efficace à ces hommes robustes, habitués à verser le sang ?… Et puis, c’est la nuit que s’accomplirait ce massacre… Les victimes seraient frappées en plein sommeil. Quant à implorer la pitié de ces misérables, inutile !… Il n’y en avait aucune à attendre.

Ainsi tout aurait réussi à cet audacieux malfaiteur. Ses projets se seraient réalisés jusqu’au bout. Il aurait eu raison contre les hésitations de John Carpenter et de quelques autres. La navigation à travers les Antilles ne les avait pas trahis, et cette relâche à la Barbade leur valait une somme de sept mille livres, sans parler de la prime accordée par Mrs Kethlen Seymour.

Le marin embarqué sur l’Alert s’appelait Will Mitz. Il n’était âgé que de vingt-cinq ans, — à peine cinq années de plus que Roger Hinsdale, Louis Clodion et Albertus Leuwen.

Will Mitz, de taille moyenne, vigoureux, bien découplé, agile et souple comme l’exige le métier de gabier, offrait tous les caractères de l’honnêteté et de la franchise. C’était aussi un garçon serviable, de bonnes mœurs, d’une conduite irréprochable, très pénétré de sentiments religieux. Jamais il n’avait encouru une punition, et nul ne montrait plus de soumission ni déployait plus de zèle dans le service. Embarqué dès l’âge de douze ans en qualité de mousse, il devint successivement novice, puis matelot, puis quartier-maître. C’était le fils unique de Mrs Mitz, veuve depuis plusieurs années, qui occupait des fonctions de confiance au château de Nording-House.

Après un dernier voyage dans les mers du Sud, Will Mitz resta près de sa mère pendant deux mois. Mrs Kethlen Seymour avait pu apprécier les qualités de cet honnête garçon. Grâce à ses relations, il venait d’obtenir ce poste de second maître à bord d’un bâtiment en chargement à Liverpool pour Sydney de l’Australie. Nul doute que Will Mitz, ayant de bonnes connaissances pratiques en navigation, intelligent, zélé, ne dût faire son chemin et acquérir plus tard la position d’officier dans la marine marchande. Enfin, brave, résolu, il possédait cet imperturbable sang-froid, ce juste coup d’œil, indispensable aux gens de mer, et qui doit être leur première qualité.

Will Mitz attendait à Bridgetown l’occasion de s’embarquer pour Liverpool, lorsque l’Alert mouilla dans le port de la Barbade. }}]] C’est alors que Mrs Kethlen Seymour eut la pensée de s’entendre avec le capitaine Paxton afin d’assurer le retour du jeune marin en Europe. C’était donc dans des conditions très agréables que Will Mitz allait traverser l’Atlantique pour Liverpool, où le trois-mâts devait se rendre, le port même d’embarquement de Will Mitz. De là, M. Horatio Patterson et ses jeunes compagnons regagneraient Londres par chemin de fer et rentreraient à Antilian School, où ils seraient accueillis comme ils le méritaient.

Du reste, Will Mitz n’entendait point rester oisif au cours de la traversée. Le capitaine Paxton ne demanderait pas mieux que de l’employer pour remplacer cet homme qu’il avait eu le malheur de perdre dans la baie de Cork.

Le soir du 21, Will Mitz avait apporté son sac à bord de l’Alert, après avoir pris congé de Mrs Kethlen Seymour et embrassé sa mère. Il était, en outre, gratifié d’une petite somme que la bonne châtelaine le força d’accepter, — somme qui lui permettrait d’attendre à Liverpool le départ de son bâtiment.

Bien que tous les cadres du poste de l’équipage ne fussent pas occupés par ses hommes, Harry Markel préféra ne point mettre Will Mitz avec eux. Cela aurait pu être un embarras à l’accomplissement de ses projets. Il restait une cabine libre dans la dunette, et le nouveau passager en prit aussitôt possession.

En arrivant, Will Mitz dit à Harry Markel :

« Capitaine Paxton, je désire me rendre utile à bord… Je suis à votre disposition, et, si vous le voulez bien, je ferai le quart à mon tour…

— Soit », répondit Harry Markel.

Il convient de dire que Will Mitz fut peu favorablement impressionné en observant le personnel du navire. Et ce n’était pas seulement le capitaine de l’Alert, c’étaient aussi John Carpenter, Corty et les autres. Si la tenue du trois-mâts lui parut irréprochable, ces figures où se reflétaient tant de passions violentes, ces physionomies farouches, dont la fausseté se dissimulait mal, n’étaient point pour lui inspirer confiance. Aussi résolut-il de garder une certaine réserve avec l’équipage.

D’ailleurs, si Will Mitz ne connaissait pas le capitaine Paxton, il en avait entendu parler comme d’un excellent marin, avant même qu’il eût le commandement de l’Alert, et Mrs Kethlen Seymour ne l’avait pas choisi sans sérieuses références.

En outre, durant leur séjour à Nording-House, les jeunes passagers avaient toujours fait le plus grand éloge du capitaine Paxton et vanté l’habileté dont il avait donné des preuves pendant la tempête au large des Bermudes. La traversée d’aller s’était effectuée d’une manière très satisfaisante, pourquoi n’en serait-il pas ainsi de la traversée de retour ?… Will Mitz pensa donc que cette première impression qu’il avait ressentie en arrivant à bord ne tarderait pas à s’effacer.

Lorsque Corty apprit que Will Mitz avait offert ses services, il dit à Harry Markel et à John Carpenter :

« Eh !… voilà une bonne recrue sur laquelle nous ne comptions guère !… Un fameux marin pour commander le quart avec toi, John…

— Et qu’on peut mettre en toute confiance à la barre !… ajouta non moins ironiquement John Carpenter. Avec un pareil timonier, pas d’écart de route à craindre, et l’Alert filera droit sur Liverpool…

— Où, sans doute, la police, prévenue d’une façon ou d’une autre, reprit Corty, nous recevrait à notre arrivée avec les honneurs qui nous sont dus…

— Assez plaisanté, déclara Harry Markel, et que chacun veille sur sa langue pendant vingt-quatre heures encore…

— D’autant plus, fit observer John Carpenter, que ce marsouin-là m’a paru nous regarder d’une singulière façon…

— Dans tous les cas, reprit Harry Markel, qu’on ne lui réponde que peu ou point, s’il veut causer !… Et surtout que Morden ne recommence pas ce qu’il a fait à Sainte-Lucie…

— Bon ! conclut Corty, quand il n’a pas bu, Morden est muet comme un poisson, et on l’empêchera de boire avant que nous portions la santé du capitaine Markel ! »

Au surplus, il ne sembla pas que Will Mitz voulût engager conversation avec les hommes de l’équipage. Dès son arrivée, il se retira dans la cabine où il déposa son sac, en attendant le retour des passagers, et, le lendemain, il avait donné la main à l’appareillage.

Pendant cette première journée, Will Mitz rencontra à l’arrière ce qu’il n’eût pas trouvé à l’avant du navire, — de braves garçons qui s’intéressaient à lui. Plus particulièrement, Tony Renault et Magnus Anders se montrèrent très heureux « de pouvoir parler marine avec un marin ».

Après le déjeuner, Will Mitz alla se promener sur le pont en fumant sa pipe.

L’Alert portait ses basses voiles, ses huniers et ses perroquets. Il aurait dû courir une longue bordée au nord-est, de manière à passer à l’ouvert du canal de Bahama au-delà des Antilles, et profiter des courants du Gulf-Stream qui se dirigent vers l’Europe. Aussi Will Mitz put-il s’étonner que le capitaine eût pris les amures à tribord au lieu de les prendre à bâbord, ce qui l’éloignait avec cap au sud-est. Mais, sans doute, Harry Markel avait ses raisons pour agir ainsi, et il n’appartenait point à Will Mitz de l’interroger à ce sujet. Il se disait, d’ailleurs, que l’Alert, après avoir parcouru cinquante ou soixante milles, reprendrait sa route vers le nord-est.

En réalité, ce n’était pas sans intention qu’Harry Markel manœuvrait de manière à gagner la pointe méridionale de l’Afrique, et, de temps en temps, il observait si l’homme de barre maintenait le navire en cette direction.

Cependant Tony Renault, Magnus Anders, deux ou trois de leurs camarades causaient avec le jeune marin, en se promenant tantôt sur le pont, tantôt sur la dunette. Ils lui posaient des questions relatives à son métier, ce qu’ils n’avaient pu faire jusqu’ici avec leur peu communicatif capitaine. Au moins, Will Mitz répondait volontiers, se plaisait à leur conversation, voyant le goût qu’ils manifestaient pour les choses de la mer.

Et, tout d’abord, quels pays avait-il visités au cours de ses navigations, soit à l’État, soit au commerce ?…

« Mes jeunes messieurs, répondit Will Mitz, je voyage depuis douze ans déjà, autant dire depuis mon enfance…

— Vous avez traversé plusieurs fois l’Atlantique et le Pacifique ?… demanda Tony Renault.

— Plusieurs fois, en effet, soit à bord de voiliers, soit à bord de steamers.

— Est-ce que vous avez fait campagne sur des bâtiments de guerre ?… dit Magnus Anders.

— Oui, répondit Will Mitz, lorsque l’Angleterre envoya une de ses escadres dans le golfe de Petchili.

— Vous êtes allé en Chine !… s’écria Tony Renault, et il ne cachait point son admiration pour un homme qui avait accosté les rivages du Céleste Empire.

— Oui… monsieur Renault, et je vous assure qu’il n’est pas plus difficile d’aller en Chine que d’aller aux Antilles.

— Et sur quel navire ?… questionna John Howard.

— Sur le croiseur-cuirassé Standard, contre-amiral sir Harry Walker.

— Alors, reprit Magnus Anders, vous étiez embarqué comme mousse ?…

— En effet… comme mousse.

— Et il y avait de gros canons à bord du Standard ?… demanda Tony Renault.

— Très gros… de vingt tonnes…

— De vingt tonnes ! » répéta Tony Renault.

Et on sentait combien cet intrépide garçon serait heureux s’il pouvait jamais tirer une de ces formidables pièces d’artillerie.

« Mais, ajouta ensuite Louis Clodion, ce n’est pas à bord des navires de guerre que vous avez le plus navigué ?…

— Non, mes jeunes messieurs, répondit Will Mitz. Je ne suis resté que trois ans à l’État, et c’est au commerce que j’ai fait mon apprentissage de gabier.

— Sur quels bâtiments ?… demanda Magnus Anders.

— Le North’s-Brothers, de Cardiff, avec lequel je suis allé à Boston, et le Great Britain, à Newcastle.

— Un grand navire ?… dit Tony Renault.

— Certes, un charbonnier de trois mille cinq cents tonneaux, qui avait pris son complet chargement pour Melbourne.

— Et qu’est-ce que vous rapportiez ?…

— Des blés d’Australie à destination de Leith, le port d’Edimbourg.

— Est-ce que vous n’aimez pas mieux la navigation à voile que la navigation à vapeur ?… reprit Niels Harboe.

— Je la préfère et de beaucoup, répondit Will Mitz. C’est plus marin, ces traversées-là, et, en général, elles sont aussi rapides que les autres… Et puis, on ne navigue pas au milieu des fumées de charbon, et rien n’est magnifique comme un bâtiment couvert de toile, qui peut faire ses quinze ou seize milles à l’heure !

— Je vous crois… je vous crois !… répliqua Tony Renault que son imagination entraînait à travers toutes les mers du monde. Et quel est le navire sur lequel vous allez embarquer ?…

— L’Elisa Warden, de Liverpool, un superbe quatre-mâts en acier, de trois mille huit cents tonnes, qui est revenu de Thio en Nouvelle Calédonie avec un chargement de nickel.

— Et quelle cargaison va-t-il prendre en Angleterre ?… demanda John Howard.

— Une cargaison de houille pour San-Francisco, répondit Will Mitz, et je sais qu’il est affrété pour retour à Dublin avec blés de l’Orégon.

— Que doit durer le voyage ?… reprit Magnus Anders.

— De onze à douze mois environ.

— Ah ! s’exclama Tony Renault, voilà des traversées que je voudrais faire !… Un an entre le ciel et l’eau !… L’Océan Atlantique, la mer du Sud, l’Océan Pacifique !… On va par le cap Horn… on revient par le cap de Bonne-Espérance !… C’est presque le tour du monde !…

— Eh ! mon jeune monsieur, répondit Will Mitz en souriant, vous auriez aimé la grande navigation…

— Assurément… et plus encore comme marin que comme passager !

— Voilà qui est bien dit, déclara Will Mitz, et je vois que vous avez goût pour la mer !…

— Magnus Anders et lui, affirma Niels Harboe en riant, si on les écoutait, il faudrait leur abandonner la direction du navire, l’un après l’autre à la barre !

— Par malheur, fit observer Louis Clodion, Magnus et Tony sont trop âgés pour faire leurs débuts dans la marine…

— Dirait-on pas que nous avons soixante ans !… riposta Tony Renault.

— Non… mais nous en avons vingt… avoua le jeune Suédois, et peut-être est-il trop tard…

— Qui sait ?… répondit Will Mitz ?… Vous êtes hardis, lestes, bien portants, et, avec ces qualités-là, le métier s’apprend vite !… Cependant, mieux vaut commencer jeune… Il est vrai, pour la marine du commerce, il n’y a pas d’âge réglementaire.

— Enfin, dit Louis Clodion, Tony et Magnus verront cela, lorsqu’ils auront fini leurs études à Antilian School…

— Et, quand on sort d’Antilian School, conclut Tony Renault, on est apte à tous les métiers… N’est-il pas vrai, monsieur Patterson ?… »

Le mentor, qui venait d’arriver, paraissait un peu préoccupé. Peut-être songeait-il à la fameuse phrase latine dont il n’avait pas encore trouvé le sens. Toutefois il n’en dit mot, et Tony Renault, qui le regardait d’un air narquois, n’y fit aucune allusion. Mis au courant de la conversation, il donna raison au jeune pensionnaire qui tenait d’une main si vaillante le pavillon de l’école antilienne. Et le voici, l’excellent homme, qui se donne pour exemple. Il était l’économe d’Antilian School, c’est-à-dire absolument étranger à toutes les connaissances maritimes… Il n’avait jamais voyagé à travers les Océans, même en rêve… En fait de bâtiment, il n’avait guère vu que ceux qui remontent ou descendent la Tamise à travers Londres… Eh bien, rien que parce qu’il appartenait au personnel administratif de la célèbre institution, il s’était trouvé capable d’affronter les colères de Neptune !… Sans doute, au début, pendant quelques jours, les secousses du roulage…

« Roulis, souffla Tony Renault.

— Oui… roulis… reprit M. Patterson, du roulis et du tang… oui… du tangage m’ont éprouvé, paraît-il !… Mais, à présent, ne suis-je pas cuirassé contre le mal de mer ?… N’ai-je pas le pied marin ?… Croyez-moi… experto crede Roberto.

— Horatio, souffla encore Tony Renault.

— Horatio… puisque j’ai été baptisé du même nom que le divin Flaccus !… Et, si je ne désire point lutter contre les tempêtes, les tornades, les cyclones, être le jouet des tourmentes et des ouragans, du moins je les contemplerais d’un œil ferme et sans pâlir…

— Je vous en fais mon compliment, monsieur Patterson, répondit Will Mitz. Du reste, entre nous, mieux vaut ne point en faire l’expérience… J’ai passé par là, et j’ai vu les plus braves parfois en proie à l’épouvante, lorsqu’ils se sentaient impuissants devant la tempête…

— Oh ! fit M. Patterson, ce que j’en dis, ce n’est point pour provoquer la fureur des éléments !… Loin de moi cette pensée, qui ne serait ni d’un homme prudent, ni d’un mentor, d’un chargé d’âmes, de jeunes âmes, et qui sent tout le poids de sa responsabilité !… D’ailleurs, Will Mitz, j’espère que nous n’avons rien à redouter de semblable…

— Je l’espère, comme vous, monsieur Patterson. À cette époque de l’année, les mauvais temps sont assez rares dans cette partie de l’Atlantique. Il est vrai, un orage est toujours à craindre, et, un orage, on ne sait jamais ni ce qu’il sera ni ce qu’il durera… Nous en éprouverons, sans doute, car ils sont fréquents en septembre, et je souhaite qu’ils ne se changent point en tempête…

— Nous le souhaitons tous, répondit Niels Harboe. Cependant, en cas de mauvais temps, nous pouvons avoir toute confiance en notre capitaine, c’est un marin habile.

— Oui, répondit Will Mitz, je sais que le capitaine Paxton a fait ses preuves, et j’en ai entendu dire le plus grand bien en Angleterre…

— Avec raison, déclara Hubert Perkins.

— Et son équipage, demanda Will Mitz, vous l’avez vu à l’œuvre ?…

— John Carpenter paraît être un maître très entendu, déclara Niels Harboe, et ses hommes connaissent bien la manœuvre d’un navire.

— Ils ne sont pas causeurs… fit observer Will Mitz.

— En effet, mais leur conduite est bonne, répondit Magnus Anders. Puis, la discipline est sévère à bord, et le capitaine Paxton ne laisse jamais aucun matelot descendre à terre… Non ! il n’y a rien à leur reprocher…

— Tant mieux, dit Will Mitz.

— Et nous ne demandons qu’une chose, ajouta Louis Clodion, c’est que la campagne se continue dans les conditions où elle s’est faite jusqu’à ce jour. »

VIII

LA NUIT VIENT.

Ainsi s’écoula cette première matinée du voyage de retour. La vie de bord allait reprendre sa régularité habituelle, dont la monotonie ne pouvait être rompue que par les incidents de mer, très rares, lorsque le temps est beau et le vent favorable.

Comme à l’ordinaire, le déjeuner fut servi dans le carré où se réunissaient les passagers sous la présidence de M. Patterson, et par les soins du steward.

Comme à l’ordinaire également, Harry Markel fit apporter son repas dans sa cabine.

Cela même parut quelque peu singulier à Will Mitz, puisqu’il est d’usage que le capitaine s’assoie à la table du carré des navires de commerce.

C’est en vain que Will Mitz chercha à lier conversation avec John Carpenter ou autres de l’équipage. Il ne sentit rien de cette camaraderie qui s’établit si facilement entre gens de mer.

Étant données les fonctions qu’il devait remplir à bord de l’Elisa Warden, le second de l’Alert aurait bien pu le traiter d’égal à égal.

Le repas achevé, Will Mitz remonta sur le pont avec les jeunes garçons qui lui faisaient si bon accueil.

Pendant l’après-midi, les distractions ne manquèrent pas. La brise étant modérée, la vitesse moyenne, des lignes furent mises à la traîne du haut de la dunette, et les passagers se livrèrent au plaisir d’une pêche qui fut fructueuse.

Aux plus ardents, Tony Renault, Magnus Anders, Niels Harboe, Axel Wickborn, se joignit Will Mitz, qui était un vrai pêcheur et très habile.

Il n’ignorait rien du métier de marin, doué d’une adresse et d’une intelligence qui n’échappèrent ni à Harry Markel ni au maître d’équipage.

Cette pêche dura plusieurs heures. On prit des bonites, d’excellente qualité, même un de ces esturgeons de grande taille, dont les femelles, pesant jusqu’à deux cents livres, portent un million d’œufs, espèce très abondante dans l’Atlantique et la Méditerranée.

Les lignes ramenèrent plusieurs de ces merluches qui suivent les bâtiments en troupes nombreuses, des scyphias, des épées de mer du genre espadon, et aussi quelques gymnotes, au corps allongé en forme de serpent, qui fréquentent plus volontiers les parages de l’Amérique.

M. Horatio Patterson, avant que Will Mitz eût pu le retenir, ayant eu l’imprudence de saisir à pleine main une de ces gymnotes, une décharge électrique l’envoya rouler jusqu’à l’habitacle.

On courut à lui, on le releva, et il lui fallut quelque temps pour se remettre.

« Il est dangereux de toucher ces bêtes-là… lui fit observer Will Mitz.

— Je m’en aperçois… trop tard, répondit M. Patterson en détirant ses bras engourdis par la secousse.

— Après tout, déclara Tony Renault, on dit que ces décharges font merveille pour les rhumatismes…

— Alors ça va bien, puisque je suis de nature rhumatisante, et me voici guéri pour jusqu’à la fin de mes jours ! »

L’incident auquel les passagers prirent le plus d’intérêt fut la rencontre de trois ou quatre baleines.

Ces cétacés ne sont pas communs dans les parages des Antilles, que les baleiniers n’ont pas l’habitude de considérer comme lieux de pêche.

« C’est en plein Pacifique plus particulièrement que les bâtiments leur donnent la chasse, raconta Will Mitz, soit au nord, dans les vastes baies de la Colombie anglaise, où elles déposent leurs petits, soit dans le sud, sur les côtes de la Nouvelle-Zélande.

— Est-ce que vous avez fait la pêche à la baleine ?… demanda Louis Clodion.

— Oui, pendant une saison, à bord du Wrangel de Belfast, aux abords des îles Kouriles et dans la mer d’Okhotsk. Mais il faut être équipé de pirogues, de lignes, de harpons, de harponneurs. Cela ne va pas sans grands risques, lorsqu’on est entraîné hors de vue, et cette pêche fait bien des victimes.

— Est-elle avantageuse ?… dit Niels Harboe.

— Oui et non, répondit Will Mitz. L’habileté, c’est bien, mais la chance, c’est mieux, et, trop de fois, il arrive qu’une campagne finisse sans qu’il ait été possible d’amarrer une baleine ! »

Au surplus, celles qui venaient d’être signalées soufflaient à trois milles au moins de l’Alert, et il fut impossible de les approcher de plus près, au vif regret des passagers. Même en se couvrant de toile, le trois-mâts n’aurait pu les gagner en vitesse. Elles filaient vers l’est avec tant de rapidité, qu’une pirogue aurait eu grand-peine à les rejoindre.

À mesure que le soleil s’abaissait sur l’horizon, la brise tendait à calmir.

Les nuages du couchant, épais et livides, restaient immobiles. Si le vent se levait de ce côté, ce serait un vent d’orage qui ne durerait pas. À l’opposé s’accumulaient de grosses vapeurs montant jusqu’au zénith, qui rendraient la nuit très obscure.

Il était même à craindre que le ciel s’illuminât d’éclairs et retentît des éclats de la foudre. La chaleur était très forte, la température lourde, l’espace saturé d’électricité.

Pendant que les lignes étaient dehors, Harry Markel avait dû faire mettre l’une des embarcations à la mer, quelques-uns de ces poissons étant tellement lourds qu’on n’aurait pu les hisser directement à bord.

La mer restant calme, cette embarcation ne fut pas remontée à son poste. Harry Markel avait, sans doute, ses raisons pour la laisser dehors.

L’Alert portait toute sa voilure, de manière à profiter des derniers souffles. Aussi Will Mitz pensait-il que le capitaine reprendrait une autre bordée vers le nord-est dès que la brise viendrait à fraîchir. Durant toute la journée, il avait vainement attendu que l’ordre fût donné de virer de bord, et ne parvenait pas à comprendre les intentions de Harry Markel.

Le soleil disparut derrière les gros nuages, dont l’épaisse couche interceptait ses derniers rayons. La nuit allait tomber rapidement, car le crépuscule est de courte durée sous les latitudes voisines du Tropique.

Harry Markel conserverait-il cette voilure jusqu’au jour… Will Mitz ne le pensait pas. Un orage pouvait éclater, et l’on sait avec quelle violence, quelle rapidité ils se déchaînent au milieu de ces parages.

Un bâtiment, surpris tout dessus, n’a pas le temps de larguer ses écoutes, d’amener ses voiles. En quelques instants, il peut engager, et, pour se relever, est forcé de couper sa mâture.

Un marin prudent ne saurait donc s’exposer à de tels risques, et, à moins que le temps ne soit absolument sûr, il est préférable de rester seulement sous les huniers, la misaine, la brigantine et les focs.

Vers six heures, après être monté sur la dunette où M. Patterson et ses jeunes compagnons étaient alors réunis, Harry Markel ordonna de relever la tente, ainsi qu’on avait soin de le faire chaque soir. Puis, ayant une dernière fois observé le temps :

« À serrer les cacatois et les perroquets », commanda-t-il.

Cet ordre, aussitôt transmis par John Carpenter, l’équipage se mit en mesure de l’exécuter.

Il va sans dire que, suivant leur habitude, Tony Renault et Magnus Anders gravirent les haubans du grand mât avec une légèreté, une souplesse, qui provoquaient toujours chez le mentor autant d’admiration que d’inquiétude… et, aussi, de regret de ne pouvoir les imiter.

Cette fois, Will Mitz les suivit, non moins leste qu’eux. Ils atteignirent presque au même moment les barres, et tous trois s’occupaient de serrer le grand perroquet.

« Tenez-vous bien, mes jeunes messieurs, leur dit-il. C’est une précaution qu’il faut toujours prendre, même quand le navire ne roule pas…

— On tient bon, répondit Tony Renault. Ça ferait trop de peine à M. Patterson si nous tombions à la mer ! »

Tous trois suffirent à serrer la voile contre la vergue, qui avait été amenée sur le ton du grand mât, après que cette opération eut été achevée pour le cacatois.

En même temps, les matelots en faisaient autant au mât de misaine ; puis le grand foc, le clin-foc et la voile de flèche d’arrière furent rentrés.

Le navire demeura sous ses deux huniers, sa misaine, sa brigantine, son petit foc, que les derniers souffles de la brise gonflaient à peine.

Légèrement appuyé par le courant qui portait à l’est, il ne ferait que peu de route jusqu’au lever du soleil.

Mais Harry Markel ne serait pas surpris si quelque brusque orage tombait à bord.

En quelques instants, ou aurait cargué la misaine et mis les deux huniers au bas ris.

Lorsque Will Mitz fut redescendu avec Tony Renault et Magnus Anders sur la dunette, il observa la boussole, éclairée par la lampe d’habitacle.

Depuis le matin, l’Alert devait avoir couru d’une cinquantaine de milles vers le sud-est, et il pensait que le capitaine allait prendre un autre bord pour la nuit, cette fois, en direction du nord-est.

Harry Markel s’aperçut bien que son passager témoignait quelque surprise à le voir maintenir sa route. Mais, sévère observateur de la discipline, Will Mitz ne se fût pas permis de présenter aucune observation à cet égard.

En effet, après avoir regardé une dernière fois le compas, alors que Corty tenait la barre, il examina l’état du ciel et vînt s’asseoir au pied du grand mât.

À ce moment, Corty, ne risquant point d’être entendu, s’approchant d’Harry Markel, lui dit :

« Il semble bien que Mitz ne pense pas que nous soyons en bonne route !… Eh bien, on l’y mettra cette nuit, lui et les autres, et rien ne les empêchera de gagner Liverpool à la nage, si les requins leur laissent bras et jambes ! »

Probablement le misérable trouva la remarque très plaisante, car il partit d’un violent éclat de rire, que Harry Markel réprima d’un regard.

En ce moment, John Carpenter le rejoignit.

« Nous gardons le grand canot à la traîne, Harry ?… demanda-t-il.

— Oui, John, il peut nous servir…

— Si nous avions besoin d’achever la besogne au dehors ! »

Ce soir-là, le dîner ne fut servi qu’à six heures et demie. Sur la table figurèrent plusieurs des poissons pêchés dans la journée, et que Ranyah Cogh avait convenablement accommodés.

M. Patterson déclara n’avoir jamais rien mangé de meilleur… surtout les bonites, et il exprima l’espoir que les jeunes pêcheurs sauraient en prendre d’autres de la même espèce au cours de la traversée.

Après le dîner, tous remontèrent sur la dunette, où ils comptaient attendre que la nuit fût close pour regagner leurs cabines.

Le soleil, caché derrière les nuages, n’avait point encore disparu sous l’horizon, et l’obscurité ne serait pas complète avant une grande heure.

Or, Tony Renault, à cet instant, crut apercevoir une voile dans la direction de l’est, et, presque aussitôt, la voix de Will Mitz se fit entendre :

« Navire par bâbord devant. »

Tous les regards se dirigèrent de ce côté.

Un grand navire, portant ses huniers et ses basses voiles, apparaissait à quatre milles au vent. Sans doute, il trouvait là un peu plus de brise, et, grand largue, faisait route à contre-bord de l’Alert.

Louis Clodion et Roger Hinsdale allèrent chercher leurs lorgnettes et observèrent ce bâtiment qui s’approchait, cap au nord-ouest.

« Damné navire ! murmura John Carpenter à Harry Markel. Dans une heure, il sera par notre travers !… »

Cette réflexion que venait de faire le maître d’équipage, Corty et les autres l’avaient faite également. Si le vent tombait entièrement, les deux bâtiments resteraient encalminés pendant la nuit, peut-être à un demi-mille, un quart de mille l’un de l’autre !… Or, si, une première fois, sur la côte d’Irlande, Harry Markel avait pu se féliciter de ne pas en avoir fini avec ses passagers, les circonstances n’étaient plus maintenant les mêmes. L’argent de Mrs Kethlen Seymour était à bord et, dans le voisinage de ce navire, les criminels projets pourraient-ils être mis à exécution ?…

« Malédiction ! répétait John Carpenter, nous n’arriverons donc jamais à nous débarrasser de cette pension-là ?… Est-ce qu’il faudra encore attendre la nuit prochaine ?… »

Le bâtiment, profitant du restant de brise, s’approchait de l’Alert. Mais elle ne tarderait pas à lui manquer.

C’était un grand trois-mâts, à destination, soit d’une des Antilles, soit de l’un des ports du Mexique.

Quant à sa nationalité, impossible de la reconnaître, puisque son pavillon ne flottait pas à la corne de brigantine. Cependant il semblait bien que ce bâtiment devait être américain, d’après sa construction et son gréement.

« Il ne paraît pas lourdement chargé… fit observer Magnus Anders.

— En effet, répondit Will Mitz, et je croirais volontiers qu’il navigue sur lest. »

Trois quarts d’heure après, le navire n’était plus qu’à deux milles de l’Alert.

Comme le courant le portait dans cette direction, Harry Markel espérait qu’il dépasserait l’Alert. Pour peu qu’il fût à cinq ou six milles entre une heure et quatre heures du matin, en admettant qu’il y eût lutte à bord, les cris ne pourraient être entendus à cette distance.

Une demi-heure plus tard, lorsque le crépuscule prit fin, aucun souffle de vent ne se faisait sentir. Les deux bâtiments étaient encalminés à moins d’un demi-mille.

Vers neuf heures, M. Patterson, d’une voix que brouillait déjà le sommeil, dit :

« Allons, mes amis, est-ce que nous ne pensons pas réintégrer nos cabines ?…

— Il n’est pas tard… monsieur Patterson, répondit Roger Hinsdale.

— Et dormir de neuf heures du soir à sept heures du matin, c’est trop, monsieur Patterson, ajouta Axel Wickborn.

— Et vous reviendrez en Europe gras comme un moine, monsieur Patterson, déclara Tony Renault, en arrondissant les bras autour de son ventre.

— N’ayez la moindre crainte à ce sujet, répliqua le mentor. Je saurai toujours me tenir dans les limites convenables entre la maigreur et l’obésité.

— Monsieur Patterson, vous connaissez le dicton qui nous vient des sages de l’antiquité ?… » reprit Louis Clodion.

Et il commença les premiers vers de ce distique de l’école de Salerne :

« Sex horas dormire, sat est…

Juveni senique… continua Hubert Perkins.

Septem pigro… poursuivit John Howard.

Nulli concedimus octo ! » acheva Roger Hinsdale.

Si M. Horatio Patterson fut flatté d’entendre cette citation latine sortir successivement de la bouche des lauréats, inutile d’insister à cet égard. Mais enfin, il avait bonne envie de dormir, et il répondit :

« Restez, si cela vous plaît, à respirer l’air du soir sur la dunette… Mais moi… je serai ce piger… je serai même ce nullus, et je vais me coucher…

— Bonne nuit, monsieur Patterson ! »

Le mentor redescendit sur le pont et rentra dans sa cabine. Une fois allongé sur son cadre, le hublot ouvert afin d’obtenir plus de fraîcheur, il s’endormit du sommeil des justes, après que ces mots se furent échappés de sa bouche :

« Rosam… letorum… angelum ! »

Louis Clodion et ses camarades demeurèrent une heure encore en plein air. Ils causèrent du voyage aux Antilles, rappelant telle ou telle circonstance qui les avait frappés, songeant, au retour dans leurs familles, à cette joie de raconter tout ce qu’ils avaient fait, tout ce qu’ils avaient vu depuis leur départ.

De même que Harry Markel avait hissé son feu blanc à l’étai de misaine, de même le capitaine du navire inconnu avait hissé le sien à l’avant.

C’est prudent par ces nuits obscures, alors que courants et contre-courants peuvent occasionner des collisions. De la dunette on voyait osciller le fanal de ce bâtiment qui, sans changer de place, se balançait sous l’action d’une longue houle.

Tony Renault se promettait bien, cette fois, de ne point dépasser les sex hora recommandées par l’école de Salerne. Avant cinq heures du matin, il aurait quitté sa cabine, il serait sur la dunette. Et, si ce navire se trouvait encore par le travers de l’Alert, on hisserait le pavillon pour lui demander sa nationalité.

Enfin, vers dix heures, tous les passagers étaient endormis, sauf Will Mitz, qui se promenait sur le pont.

Mille pensées agitaient l’esprit du jeune marin. Il songeait à la Barbade… où il ne reviendrait pas avant trois ou quatre ans… à sa mère qu’il serait si longtemps sans revoir… à son embarquement sur l’Elisa Warden… à la position qu’il allait y occuper… à ce voyage qui le conduirait à travers des mers nouvelles pour lui…

Puis il songeait à l’Alert, sur lequel il avait pris passage… à ces jeunes garçons pour lesquels il éprouvait tant de sympathie… Tony Renault et Magnus Anders l’intéressait surtout par leur goût pour la navigation.

Puis, c’était l’équipage de l’Alert, ce capitaine Paxton, dont la personne lui inspirait une involontaire répulsion, ces marins, si peu enclins à l’accueillir !… Jamais il ne se les fût imaginés tels, et reviendrait-il de cette défavorable impression ?…

Tout à ses préoccupations, Will Mitz allait du gaillard d’avant à la dunette. Quelques-uns des matelots étaient étendus le long des bastingages, les uns dormant, les autres causant à voix basse.

Harry Markel, voyant qu’il n’y avait rien à faire cette nuit, était rentré dans sa cabine, après avoir donné l’ordre qu’on le prévint, si le vent fraîchissait.

John Carpenter et Wagah, postés sur la dunette, regardaient le feu du trois-mâts dont l’éclat faiblissait. Une légère brume commençait à se lever. La lune étant nouvelle, les étoiles s’éteignant peu à peu derrière les vapeurs, il régnait une profonde obscurité.

Il arriva donc que le navire voisin de l’Alert ne fut bientôt plus visible. Mais il était là… Si des cris se faisaient entendre, il mettrait ses embarcations à la mer et peut-être recueillerait-il quelques-unes des victimes ?…

Ce bâtiment devait compter vingt-cinq ou trente hommes d’équipage… Comment soutenir la lutte s’il l’engageait ?… Dans ces conditions, Harry Markel avait raison d’attendre… Et il l’avait dit : ce qui ne se ferait pas cette nuit se ferait l’autre… À mesure que l’Alert s’éloignerait des Antilles dans la direction du sud-est, les rencontres de bâtiments seraient plus rares… Il est vrai, au jour, si les alizés reprenaient, Harry Markel devrait virer et courir une bordée au nord-ouest, ou cela aurait paru par trop suspect à Will Mitz…

Tandis que John Carpenter et Wagah s’entretenaient ainsi sur la dunette, deux des hommes causaient à bâbord, près du gaillard d’avant.

C’étaient Corty et Ranyah Cogh. On les voyait souvent ensemble, car Corty rôdait toujours autour de la cuisine pour attraper quelque bon morceau que le cuisinier lui tenait en réserve.

Et voici ce qu’ils disaient, — ce que d’ailleurs devaient se dire leurs compagnons, auxquels il tardait tant d’être enfin maîtres de l’Alert :

« Décidemment, Harry y met trop de prudence, Corty…

— Peut-être, Cogh, et peut-être n’a-t-il pas tort !… Si l’on était sûr de les surprendre dans leurs cabines pendant qu’ils sont endormis, on les expédierait sans qu’ils aient eu le temps de pousser un cri…

— Un coup de coutelas à la gorge, cela vous gêne un peu pour appeler au secours…

— Sans doute, Ranyah, mais il est possible qu’ils essaient de se défendre !… Et ce maudit bâtiment ne s’est-il pas rapproché au milieu de la brume ?… Que l’un de ces garçons se jette à la mer et parvienne à gagner le navire, le capitaine aura vite fait d’envoyer une vingtaine d’hommes à bord de l’Alert !… Nous ne serons pas en nombre pour résister et c’est à fond de cale qu’on nous reconduira aux Antilles, puis de là en Angleterre !… Cette fois, les policemen sauront bien nous garder en prison… et tu sais ce qui nous attend, Ranyah !…

— Le diable s’en mêle, Corty !… Après tant de bonnes chances, cette mauvaise qui amène ce navire sur notre route !… Et ce calme qui survient !… Et quand je pense qu’il ne faudrait qu’une heure de bonne brise pour nous déhaler à cinq ou six milles…

— Ça viendra peut-être avant le jour, répliqua Corty. Par exemple, prenons garde à ce Will Mitz, qui ne me paraît point homme à se laisser surprendre…

— Je lui ferai son affaire, déclara Ranyah Cogh, dans sa cabine ou sur le pont, n’importe où il sera !… Un bon coup entre les deux épaules !… Il n’aura même pas le temps de se retourner, et, aussitôt, par-dessus le bord…

— N’était-il pas tout à l’heure à se promener sur le pont ?… demanda Corty.

— En effet, répondit Cogh, et je ne le vois plus… à moins qu’il ne soit sur la dunette…

— Non, Ranyah… Il n’y a que John Carpenter et le steward, et voici même qu’ils en descendent…

— Alors, répondit Ranyah Cogh, Will Mitz sera rentré dans le carré… Si ce satané navire n’était pas là, ce serait le moment… et, en quelques minutes, plus un seul passager à bord…

— Puisqu’il n’y a rien à faire, conclut Corty, allons dormir. »

Ils regagnèrent le poste, tandis que deux hommes restaient de quart à l’avant.

Will Mitz, blotti sous le gaillard où il ne pouvait être aperçu, avait entendu cette conversation. À présent il savait tout… Il savait entre quelles mains était tombé le navire… Il savait que le capitaine était Harry Markel… Il savait que ces misérables voulaient jeter les passagers à la mer… Et cet abominable forfait eût été accompli déjà sans la présence du bâtiment que le calme retenait à proximité de l’Alert !

IX

WILL MITZ.

Un peu après onze heures, pendant cette nuit du 22 au 23 septembre, une embarcation errait, au milieu des brumes, à la surface de la mer. À peine se balançait-elle au gré d’une houle molle que ne troublait aucun souffle.

Deux avirons la poussaient sans bruit dans la direction du nord-est, — à l’estime du moins, car l’étoile polaire, cachée derrière les vapeurs à demi condensées du brouillard, ne se voyait pas.

L’homme qui tenait la barre devait regretter que le temps n’eût pas tourné à l’orage. Si quelque éclair eût sillonné l’espace, il aurait pu aller directement à son but, au lieu de se diriger en aveugle. Avant que la mer se fût grossie sous les rafales, il eût franchi la faible distance qui le séparait de ce but et assuré le salut commun.

Cette embarcation contenait onze personnes : deux hommes et neuf jeunes garçons, dont les plus âgés s’étaient mis aux avirons. L’un des hommes, se relevant parfois, essayant de glisser son regard à travers quelque déchirure des brumes, prêtait l’oreille…

C’était le grand canot de l’Alert qui emportait les fugitifs. C’étaient Louis Clodion et Axel Wickborn qui nageaient à l’avant. C’était Will Mitz qui gouvernait, cherchant vainement sa route au milieu de cette obscurité que les buées chaudes de la nuit rendaient plus épaisse encore.

Ils avaient perdu de vue l’Alert depuis un quart d’heure et ils n’apercevaient pas le feu blanc du trois-mâts dont la distance ne devait pas dépasser un demi-mille, le calme ayant dû le maintenir à la même place.

Voici comment les choses s’étaient passées.

À la suite de la conversation surprise entre Corty et Ranyah Cogh, Will Mitz s’était glissé hors du gaillard sans être aperçu et avait regagné le carré de la dunette.

Là, il y resta quelques minutes à se rendre compte de ce que commandaient les circonstances avant d’agir.

Aucun doute : le capitaine Paxton et son équipage avaient été massacrés à bord de l’Alert, et, lorsque les passagers arrivèrent, le navire se trouvait déjà aux mains d’Harry Markel et de ses complices.

Quant à ces malfaiteurs, Will Mitz n’ignorait pas ce que les journaux des Antilles avaient raconté sur les pirates de l’Halifax, leur arrestation, puis leur évasion de la prison de Queenstown, en Irlande, — évasion dont la date coïncidait avec celle du départ de l’Alert. Après s’être emparés du navire au mouillage de l’anse Farmar, le défaut de vent avait dû les empêcher d’appareiller… Le lendemain, embarquement de M. Patterson et des pensionnaires d’Antilian School… Quant à la raison pour laquelle Harry Markel ne s’était pas débarrassé d’eux comme il avait fait du capitaine Paxton et de son équipage, pourquoi il n’avait pas exécuté ses projets pendant la traversée de l’Angleterre aux Antilles, Will Mitz ne savait se l’expliquer.

Mais l’heure n’était point à ces explications. Si les passagers ne parvenaient pas à quitter l’Alert, ils étaient perdus. Que le vent vint à se lever, les deux bâtiments s’éloigneraient l’un de l’autre, et le massacre s’accomplirait… Si ce n’était pas cette nuit, ce serait la nuit prochaine, ou même le jour venu, à la condition que la mer fût déserte… Quoique averti, Will Mitz ne pourrait organiser une défense sérieuse.

Or, puisqu’une circonstance providentielle — on a droit de le dire — retardait la perpétration du crime, il fallait en profiter et chercher le salut là où il était.

Donc, nécessité de partir, et de partir sans donner l’éveil. Harry Markel s’était retiré dans sa cabine. John Carpenter et Wagah venaient de regagner le poste où les autres dormaient déjà. Il n’y avait plus à l’avant que le matelot de quart qui ne devait pas faire bonne surveillance.

Et, d’abord, pour rejoindre le navire encalminé, il y avait une embarcation, le grand canot, qui, après la pêche, était resté à la traîne par ordre d’Harry Markel.

Homme de courage et de résolution, Will Mitz s’était décidé à tout tenter pour sauver ses compagnons, en même temps qu’il assurerait son propre salut.

Les pirates de l’Halifax à bord de l’Alert !… Ainsi s’expliquait cette antipathie que lui inspira dès le premier abord le prétendu capitaine Paxton, et cette répulsion qu’il éprouvait en présence de l’équipage, et la réserve farouche que ces hommes, chargés de crimes, gardaient vis-à-vis de lui !…

Il n’y avait pas un instant à perdre pour profiter des circonstances favorables.

Personne n’ignore avec quelle rapidité le temps change dans ces parages des Tropiques… Une légère brise suffirait à éloigner l’Alert… On n’avait serré ni les huniers, ni la misaine, ni la brigantine, que gonfleraient les premiers souffles du vent… Au même moment, l’autre bâtiment s’éloignerait en direction contraire, et il n’y aurait plus chance de le rencontrer, — chance déjà si incertaine au milieu de ces brumes qui ne permettaient pas de l’apercevoir !…

Ce qu’il y avait d’abord à faire, c’était de réveiller les passagers l’un après l’autre, de les prévenir en quelques mots, puis de les embarquer dans le canot par l’arrière du carré, sans attirer l’attention du matelot de quart.

Avant tout, Will Mitz voulut s’assurer si Harry Markel était toujours dans sa cabine, qui occupait un des angles de la dunette, à l’entrée. Le bruit aurait pu l’éveiller, et, à moins de le mettre hors d’état d’appeler, la fuite serait compromise.

Will Mitz se glissa près de la porte de la cabine, il appuya son oreille contre le vantail, il écouta quelques instants.

Harry Markel, sachant qu’il n’y aurait rien à faire cette nuit, dormait d’un profond sommeil.

Will Mitz revint au fond du carré et, sans allumer la lampe suspendue au plafond, il ouvrit une des deux fenêtres percées dans le tableau d’arrière, à six pieds environ au-dessus de la ligne de flottaison.

Cette fenêtre serait-elle assez large pour que les passagers pussent descendre dans le canot ?…

De jeunes garçons, oui !… mais des hommes un peu forts, non…

Heureusement, M. Patterson n’était point corpulent. Les épreuves de la traversée l’avaient plutôt amaigri, en dépit des banquets dont il prenait si copieusement sa part aux diverses réceptions en l’honneur des pensionnaires d’Antilian School.

Quant à lui, Will Mitz, élancé, agile, souple, il saurait bien se glisser par cette fenêtre.

La fuite étant possible, sans avoir à remonter sur la dunette, — ce qui l’eut rendue inexécutable peut-être, — Will Mitz s’occupa de réveiller ses compagnons.

La première cabine, dont il ouvrit doucement la porte, fut celle de Louis Clodion et de Tony Renault.

Tous deux dormaient, et Louis Clodion ne se releva qu’au moment où il sentit une main s’appuyer sur son épaule.

« Pas un mot !… dit Will Mitz. C’est moi…

— Que voulez-vous ?…

— Pas un mot, vous dis-je !… Nous courons les plus grands dangers !… »

Une phrase suffit à expliquer la situation. Louis Clodion, qui en comprit la gravité, eut la force de se contenir.

« Éveillez votre camarade, ajouta Will Mitz. Moi… je vais prévenir les autres…

— Et comment fuir ?… demanda Louis Clodion.

— Dans le canot… il est à l’arrière au bout de son amarre… Il nous conduira au navire qui ne doit pas être éloigné ! »

Louis Clodion n’en demanda pas davantage, et, tandis que Will Mitz sortait de sa cabine, il réveilla Tony Renault qui sauta hors de son cadre, dès qu’il eut été mis au courant.

En quelques minutes, tous les jeunes lauréats furent sur pied. Quant à M. Patterson, il ne serait prévenu qu’au dernier moment. On l’entraînerait, on l’affalerait dans l’embarcation, sans même lui donner le temps de comprendre.

Il convient de le dire à l’éloge d’Antilian School, pas un de ses pensionnaires ne se montra faible devant le danger. Il ne leur échappa ni une plainte, ni un cri d’effroi, qui auraient compromis cette évasion tentée dans des conditions si difficiles.

Toutefois, Niels Harboe fit cette proposition, qui témoignait d’une âme énergique :

« Je ne m’en irai pas sans avoir arraché la vie à ce misérable ! »

Et il se dirigeait vers la cabine d’Harry Markel.

Will Mitz l’arrêta :

« Vous n’en ferez, rien, monsieur Harboe… dit-il. Harry Markel pourrait se réveiller au moment où vous entreriez dans sa cabine, puis appeler, puis se défendre, et nous serions bientôt accablés !… Embarquons sans bruit… Une fois à bord du navire, je ne doute pas que son commandant ne veuille s’emparer de l’Alert et des bandits qui en sont les maîtres ! »

C’était le seul parti à prendre.

« Et M. Patterson ?… observa Roger Hinsdale.

— Embarquez d’abord, répondit Will Mitz, et, lorsque vous serez installés, nous le ferons descendre. »

Alors Louis Clodion et ses camarades de revêtir quelques vêtements plus chauds. Des vivres, il n’en fut pas question, puisqu’il ne s’agissait que de rejoindre le navire à un demi-mille. Dût même le canot attendre le lever de la brume ou le lever du jour, on l’apercevrait. Et, fussent-ils alors vus de l’équipage de l’Alert, les fugitifs seraient recueillis avant qu’Harry Markel et ses hommes eussent pu se mettre à leur poursuite.

Ce qu’il y avait surtout à craindre, c’était la reprise du vent. En ce cas, le bâtiment eût fait route vers l’ouest, tandis que l’Alert aurait marché vers l’est. Dans ce cas, le jour venu, l’embarcation serait exposée à tous les dangers, sans eau et sans vivres, sur cette mer déserte.

Cependant Hubert Perkins recommanda à chacun d’emporter son petit sac aux guinées. Si, à l’aube, l’Alert avait disparu, cette somme de sept mille livres qui aurait échappé à la bande servirait au rapatriement des fugitifs.

Le moment était venu.

Louis Clodion alla se poster contre la cabine et s’assura que rien n’avait troublé le sommeil d’Harry Markel. En même temps, par la porte ouverte de la dunette, il observait le matelot de quart sur le gaillard d’avant.

Will Mitz, se penchant en dehors de l’une des fenêtres du carré, saisit l’amarre et attira le canot sous la voûte d’arrière.

La brume paraissait s’être encore épaissie. À peine distinguait-on l’embarcation. On n’entendait que le petit clapotis léchant le doublage de l’Alert.

Un à un, et sans trop de peine, les jeunes garçons se laissèrent glisser le long de l’amarre que tenait Will Mitz, John Howard et Axel Wickborn les premiers, Hubert Perkins et Niels Harboe les deuxièmes, Magnus Anders et Tony Renault les troisièmes, Albertus Leuwen et Roger Hinsdale les quatrièmes. Il ne restait plus dans le carré que Louis Clodion et Will Mitz.

Will Mitz allait ouvrir la porte de la cabine de M. Patterson, lorsque Louis Clodion l’arrêta.

« Prenons garde… murmura-t-il. Voici l’homme de quart qui vient…

— Attendons, dit Will Mitz.

— Il a un fanal à la main… reprit Louis Clodion.

— Poussez la porte, et il ne pourra rien voir à l’intérieur du carré. »

Le matelot se trouvait déjà entre le grand mât et le mât de misaine. S’il montait sur la dunette, la brume serait sans doute assez forte pour lui dérober l’embarcation déjà chargée et prête à larguer son amarre.

Mais, aux mouvements désordonnés du fanal, Will Mitz reconnut que le porteur ne tenait guère sur ses jambes. Assurément, après s’être procuré une bouteille de brandy ou de gin, cet homme avait bu outre mesure. Puis, ayant peut-être entendu quelque bruit à l’arrière, il s’était machinalement dirigé de ce côté. Vraisemblablement, tout étant tranquille, il reviendrait prendre sa place sur le gaillard d’avant.

C’est ce qui arriva et, dès que l’ivrogne eut rebroussé chemin, Louis Clodion et Will Mitz s’occupèrent de M. Patterson.

Le mentor dormait d’un profond sommeil et de sonores ronflements emplissaient sa cabine. Peut-être même était-ce ce bruit qui avait attiré l’attention du matelot de quart.

Il fallait se hâter. Les passagers, déjà embarqués, étaient dévorés à la fois d’inquiétude et d’impatience. À chaque instant, ils s’imaginaient surprendre quelque cri, voir les matelots apparaître sur la dunette !… Et comment démarrer tant que M. Patterson, Louis Clodion, Will Mitz ne seraient pas avec eux ?… Et si Harry Markel, réveillé, appelait ; si John Carpenter, Corty, venaient à son appel, ils étaient perdus !… La présence du bâtiment n’aurait pas empêché le massacre de s’accomplir !…

Louis Clodion entra dans la cabine de M. Patterson et lui toucha légèrement l’épaule. Les ronflements cessèrent aussitôt, et ces mots s’échappèrent des lèvres du dormeur :

« Madame Patterson… trigonocéphale… angelum… À bientôt le mariage… »

Et de quoi rêvait le digne homme… du serpent… de la citation latine et aussi de mariage !… Quel mariage ?…

Comme il ne se réveillait pas, Louis Clodion le secoua plus vivement, après lui avoir mis la main sur la bouche pour l’empêcher de crier, en cas qu’il se revît aux prises avec le terrible serpent dans les forêts de la Martinique.

M. Patterson se releva cette fois, en reconnaissant la voix de celui qui lui parlait.

« Louis… Louis Clodion ?… » répétait-il, ne comprenant guère ce qu’on lui disait du capitaine Paxton qui n’était pas le capitaine Paxton, de l’Alert tombé au pouvoir de Harry Markel, de la nécessité de rejoindre les passagers qui l’attendaient dans l’embarcation…

Mais, ce qui ne lui échappa point, c’est que la vie de ses jeunes compagnons, la sienne, étaient menacées, s’ils restaient à bord de l’Alert… C’est que tout était préparé en vue d’une fuite immédiate, et qu’on n’attendait plus que lui pour chercher refuge sur le navire signalé…

M. Patterson, sans plus demander, s’habilla avec autant de sang-froid que de rapidité. Il revêtit son pantalon dont il mit soin de retrousser les jambes, il passa son gilet dans le gousset duquel fut glissée sa montre, il endossa sa longue redingote, il se coiffa de son chapeau noir, et répondit à Will Mitz qui le pressait :

« Quand vous voudrez, mon ami… »

Peut-être, en apercevant le reptile qu’il fallait abandonner, M. Patterson eut-il gros cœur ; mais il ne désespérait pas de le revoir à cette place, lorsque l’Alert, repris à Harry Markel, serait ramené au port le plus rapproché de l’Antilie.

Restait la question de s’introduire à travers l’étroite fenêtre de l’arrière, de saisir l’amarre, et de s’affaler dans le canot, sans faire ni un faux mouvement ni le moindre bruit.

Au moment où il sortait de sa cabine, la pensée vint à M. Patterson d’emporter la sacoche qui contenait les sept cents livres de Mrs Kethlen Seymour ainsi que le carnet sur lequel il inscrivait les dépenses du voyage, et qui trouvèrent place dans les vastes poches de la redingote.

« Qui aurait jamais cru cela de ce capitaine Paxton !… » se-répétait-il.

Le capitaine Paxton et Harry Markel s’identifiaient encore dans sa pensée, et il n’était pas parvenu à dédoubler ces deux êtres qui se ressemblaient si peu !…

Il ne fallait pas compter sur la souplesse ou l’adresse du mentor. On dut l’aider tandis qu’il glissait le long de l’amarre. Toute la crainte de Will Mitz était qu’il ne vint à tomber lourdement au fond du canot, ce qui aurait pu éveiller l’attention du matelot de quart, si gris qu’il fût…

Enfin M. Patterson atteignit du pied l’un des bancs, et Axel Wickborn le soutint par le bras, pour l’aider à gagner l’arrière.

Ce fut alors le tour de Louis Clodion, qui s’assura une dernière fois que le sommeil d’Harry Markel n’avait point été interrompu, et que tout était tranquille à bord.

Après lui, Will Mitz franchit la fenêtre, et s’affala en un instant. Pour ne point perdre de temps à défaire le nœud de l’amarre, il prit son couteau et la coupa, laissant un bout de quatre à cinq pieds pendre du haut du couronnement.

L’embarcation s’éloigna de l’Alert.

Will Mitz et ses compagnons parviendraient-ils à se réfugier à bord du navire ?… Le retrouveraient-ils au milieu de cette brumeuse obscurité, avant que le soleil eût reparu sur l’horizon ?… Serait-il là, d’ailleurs, et la brise n’allait-elle pas se lever, qui lui permettrait de faire route ?…

En tout cas, si les passagers échappaient au sort que leur réservaient Harry Markel et ses complices, ce serait à Will Mitz qu’ils le devraient, et aussi à Mrs Kethlen Seymour, qui lui avait obtenu passage sur l’Alert !

X

AU MILIEU DES BRUMES..

Il était onze heures et demie.

Si l’obscurité n’eût pas été si complète, la brume si épaisse, on aurait pu voir, à la distance d’un mille ou deux, le feu du bâtiment hissé à l’étai du mât de misaine.

Rien n’apparaissait, ni la masse d’un bâtiment, ni la clarté d’un fanal. Ce que Will Mitz savait, c’est que le navire, alors qu’il cessa de faire route, se trouvait dans le nord. L’embarcation se dirigea donc de ce côté, assurée, du moins, de s’éloigner de l’Alert.

Le brouillard, joint à la nuit, rendait la fuite plus difficile. Toutefois, faute de vent, sur une mer unie comme une glace, le bâtiment aurait été atteint en une heure, si Will Mitz n’eût marché pour ainsi dire à l’aventure !…

Et, à présent, les fugitifs pouvaient reconstituer, dès son début, ce drame dont le dénouement ne se fût pas fait attendre !

« Ainsi, dit Hubert Perkins, ce sont les pirates de l’Halifax qui se sont emparés de l’Alert !…

— Et tandis qu’on les cherchait dans le quartier du port, ajouta Niels Harboe, ils parvenaient à gagner l’anse Farmar !…

— Mais, fit observer Albertus Leuwen, ils savaient donc que l’Alert était en partance, n’ayant à bord que son capitaine et son équipage…

— Sans doute, répondit Roger Hinsdale. Les journaux avaient annoncé ce départ pour le 30 juin, et c’est précisément la veille qu’ils se sont échappés de la prison de Queenstown… Ils ont risqué le tout pour le tout, et cela leur a réussi !…

— Et, dit Axel Wickborn, c’est dans la nuit qui a précédé notre embarquement, que le malheureux capitaine Paxton et son équipage ont été surpris, massacrés, jetés à la mer…

— Oui, ajouta John Howard, et c’est bien le corps de l’un d’eux que le courant a porté sur la grève où il a été retrouvé, ainsi qu’on en a été avisé à la Barbade…

— Et rappelez-vous l’audace de ce Markel !… s’écria Tony Renault. N’a-t-il pas déclaré à l’officier de l’Essex qu’il avait perdu un de ses hommes dans la baie… et n’a-t-il pas même ajouté que si ce pauvre Bob avait reçu un coup de poignard, c’étaient probablement les bandits de l’Halifax qui l’avaient frappé !… Le misérable ! puisse-t-il être repris… jugé… condamné… pendu… et les siens avec lui ! »

Ces quelques propos échangés, tandis que le canot gagnait vers le nord, montrent que les passagers de l’Alert n’ignoraient plus rien des circonstances dans lesquelles le massacre du capitaine Paxton et de son équipage s’était accompli. Lorsqu’ils arrivèrent à bord, Harry Markel et ses bandits étaient déjà maîtres du navire.

Alors, Hubert Perkins posa cette question :

« Pourquoi, sans attendre notre arrivée, l’Alert n’a-t-il pas pris la mer ?…

— Faute de vent, répondit Louis Clodion. Tu te rappelles bien, Hubert, depuis deux jours le temps était aussi calme qu’il l’est aujourd’hui… Pendant notre traversée de Bristol à Cork, nous n’avons pas eu un souffle de brise… Évidemment, son coup fait, Markel espérait mettre à la voile, mais il ne l’a pas pu…

— Aussi, affirma Roger Hinsdale, ce misérable s’est-il décidé à jouer son rôle… Il est devenu le capitaine Paxton, et les autres sont devenus les matelots de l’Alert

— Et dire que, depuis bientôt deux mois, s’écria Tony Renault, nous vivons dans la société de ces coquins… des pillards, des assassins, et qu’ils ont été assez habiles pour faire figure d’honnêtes gens…

— Oh ! fit Albertus Leuwen, ils ne nous ont jamais inspiré aucune sympathie…

— Pas même ce Corty, qui affectait tant de bonnes intentions à notre égard !… déclara Axel Wickborn.

— Et encore moins Harry Markel, qui ne nous donnait pas une bonne idée du capitaine Paxton ! » ajouta Hubert Perkins.

Will Mitz les écoutait. Ils n’avaient plus rien à s’apprendre ni les uns ni les autres. Et ils se souvenaient, non sans honte et sans colère, des éloges qu’ils avaient faits du capitaine et de son équipage, des remerciements dont on avait comblé ces malfaiteurs, de la prime que Mrs Kethlen Seymour avait accordée à cette bande de meurtriers…

Et, ces éloges, n’était-ce pas M. Patterson qui s’en était montré le plus prodigue dans les termes excessifs que lui suggérait son emphase habituelle !

Mais, à cette heure, le mentor ne songeait guère à revenir sur le passé, ni à ce qu’il avait pu dire en l’honneur du capitaine. Assis au fond du canot, entendant à peine les observations échangées autour de lui, s’il avait songé à quelqu’un, c’eût été sans doute à Mrs Patterson…

En réalité, il ne songeait à rien.

Alors une dernière question fut faite, à laquelle on répondit d’une façon assez plausible, qui était juste, d’ailleurs.

Pourquoi, après avoir reçu à bord les pensionnaires d’Antilian School, Henry Markel ne s’était-il pas débarrassé d’eux dès le début de la traversée afin de rallier les mers du sud ?…

À cette question, Louis Clodion fit la réponse suivante :

« Je crois bien que ce Markel avait l’intention de se défaire de nous dès que l’Alert aurait été en pleine mer. Mais, faute de vent, forcé de rester sous la côte, il aura appris que chaque passager devait toucher une prime à la Barbade, et, avec une incroyable audace, il a conduit l’Alert aux Antilles…

— Oui, dit Will Mitz, oui… ce doit être la raison, et c’est le désir de s’approprier cet argent qui vous a sauvé la vie, mes jeunes messieurs… en admettant qu’elle soit sauvée », murmura-t-il, car la situation s’aggravait sans qu’il voulût rien laisser paraître de ses inquiétudes.

En effet, depuis près d’une heure, l’embarcation errait au milieu des brumes. Elle n’avait pas rencontré le navire, bien qu’elle eût marché dans sa direction relevée la veille.

Mais Will Mitz, n’ayant pas de boussole, n’avait pas même pu se guider sur les étoiles, et plus de temps s’était écoulé qu’il ne lui en aurait fallu pour accoster le bâtiment. Or, s’il avait été dépassé, que faire ?… Revenir vers l’est ou vers l’ouest ?… Ne serait-ce pas courir le risque de se retrouver dans les eaux de l’Alert ?… Ne valait-il pas mieux attendre au large que le brouillard se fût dissipé, et, peut-être, serait-ce au lever du soleil, c’est-à-dire dans quatre ou cinq heures ?… Le canot rejoindrait alors le navire, et, en admettant que les fugitifs fussent aperçus de l’Alert, Harry Markel n’oserait pas les poursuivre. La situation deviendrait très mauvaise pour ses compagnons et lui…

Il est vrai, d’ici là, qui sait si un peu de brise n’aurait pas permis à l’Alert de s’éloigner vers le sud-est ? Aussi Will Mitz comprenait-il à présent pourquoi Harry Markel avait mis le cap en cette direction. Par malheur, l’autre bâtiment aurait eu toute facilité pour continuer sa route en sens inverse, et, au lever du jour, il ne serait plus en vue. Que deviendrait alors l’embarcation avec les onze passagers qu’elle portait à la merci du vent et de la mer ?…

En tout cas, Will Mitz manœuvra de manière à rester, autant que possible, à longue distance de l’Alert.

Une heure après minuit, rien de nouveau. Une vive inquiétude commençait à se manifester chez quelques-uns des fugitifs. Pleins d’espoir en partant, ils se disaient qu’une demi-heure après ils seraient en sûreté. Or, depuis deux heures déjà, ils couraient à la recherche du bâtiment au milieu de cette profonde nuit.

Louis Clodion et Roger Hinsdale, montrant une grande énergie, réconfortaient leurs camarades, lorsque quelque plainte, quoique défaillance, se faisaient sentir ou entendre, à défaut de M. Patterson, qui ne semblait plus avoir conscience de rien.

Will Mitz les secondait :

« Ayez bon espoir, mes jeunes messieurs, répétait-il. La brise ne s’est point levée, et le navire doit être là… Lorsque ces brumes se dissiperont avec le jour, nous l’apercevrons alors que notre embarcation sera loin de l’Alert, et il suffira de quelques coups d’avirons pour être à bord ! »

Cependant Will Mitz était extrêmement anxieux, bien qu’il n’en voulût rien laisser paraître, en songeant à une éventualité qui risquait de se produire.

N’était-il pas à craindre qu’un de ces bandits eût découvert la fuite des passagers, que Harry Markel sût maintenant à quoi s’en tenir, qu’il se fût embarqué dans le second canot avec quelques-uns de ses hommes ?…

Cela était possible, après tout. Ce misérable n’avait-il pas un intérêt majeur à reprendre les fugitifs, puisque les calmes empêchaient l’Alert de quitter ces parages ?…

Et même, la brise lui eut-elle permis d’éventer ses voiles, ne courait-il pas le danger d’être poursuivi par ce navire, plus rapide et assurément plus fort que le sien et dont le capitaine serait au courant de la situation ?…

Aussi Will Mitz tendait-il l’oreille aux moindres bruits qui se propageaient à la surface de la mer. Parfois il croyait entendre un va-et-vient d’avirons à faible distance, ce qui eût indiqué que l’embarcation de l’Alert était à leur poursuite.

Alors, il recommandait de ne plus nager. Le canot, immobile, n’obéissait qu’aux lentes oscillations de la houle. Tous écoutaient en silence, avec la crainte que la voix de John Carpenter ou de tout autre sortit des brumes…

Une heure s’écoula encore. Louis Clodion et ses camarades se relayaient aux avirons, uniquement pour se maintenir sur place. Will Mitz ne voulait pas s’éloigner davantage, ne sachant quelle direction suivre. D’ailleurs, au moment où le soleil reparaîtrait, il importait de ne pas être à une trop grande distance du navire, soit pour lui faire des signaux, soit pour essayer de le rejoindre, s’il se remettait en route.

À cette époque de l’équinoxe, dans la seconde moitié du mois de septembre, le jour n’apparaît guère avant six heures du matin. Il est vrai, dès cinq heures, si le brouillard se dissipait, un bâtiment serait assurément visible dans un rayon de trois à quatre milles.

Aussi, ce que Will Mitz devait désirer, ce dont il parlait avec Roger Hinsdale et Louis Clodion, avec Tony Renault, qui ne se laissait pas abattre, c’était que la brume vint à s’enlever avant l’aube.

« Non point sous l’action de la brise, ajoutait-il, car, si l’Alert s’éloignait, l’autre navire s’éloignerait également, et nous n’aurions plus autour de nous qu’une mer déserte ! »

Or, avec ce canot non ponté, très chargé, sans la possibilité d’y établir une voile, un canot que le moindre coup de mer mettrait en perdition, serait-il possible de rallier un port des Antilles ?… Will Mitz estimait que, pendant cette première journée de navigation, l’Alert devait s’être déplacé d’une soixantaine de milles dans le sud-est de la Barbade. Soixante milles, même avec une voilure, par bon vent et mer maniable, l’embarcation eût à peine franchi cette distance en quarante-huit heures !… Et pas de provisions à bord, ni eau ni vivres !… Le jour venu, la faim et la soif ! comment les apaiser ?

Une heure plus tard, brisés de fatigue, saisis d’un irrésistible besoin de dormir, la plupart des jeunes garçons, étendus sur les bancs, avaient succombé au sommeil. Si Louis Clodion et Roger Hinsdale résistaient encore, la nuit ne s’achèverait pas sans qu’ils eussent imité leurs camarades.

Will Mitz resterait donc seul à veiller. Et qui sait s’il ne se sentirait pas pris de désespoir devant tant de circonstances défavorables, tant de chances contraires ?

De fait, il n’était plus nécessaire de recourir aux avirons, si ce n’est pour étaler le courant en attendant soit le lever du brouillard, soit le lever du jour.

Toutefois, il semblait bien que quelques souffles intermittents passaient à travers les vapeurs, et, bien que le calme reprit aussitôt, certains symptômes indiquaient le retour du vent à l’approche de l’aube.

Il était un peu plus de quatre heures, lors qu’un choc se produisit. L’avant du canot venait de se heurter, légèrement il est vrai, contre un obstacle, et cet obstacle ne pouvait être que la coque d’un navire.

Était-ce celui que les fugitifs cherchaient inutilement depuis de si longues heures ?…

Les uns s’étaient éveillés d’eux-mêmes, les autres avaient été réveillés par leurs camarades.

Will Mitz saisit un des avirons, afin de ranger la coque du bâtiment. L’embarcation l’avait accosté par l’arrière, et Will Mitz sentit les ferrures d’un gouvernail.

Le canot se trouvait donc sous la voûte du navire, et, bien que la brume fût un peu moins épaisse, il n’avait pas dû être aperçu des hommes de quart.

Soudain, la main de Will Mitz saisit un cordage qui pendait de quatre à cinq pieds en dehors du couronnement.

Will Mitz reconnut ce cordage…

C’était l’amarre qu’il avait coupée lui-même, en s’éloignant, et ce navire, c’était l’Alert

« L’Alert ! » répéta-t-il avec un geste de désespoir.

Ainsi, après avoir erré toute cette nuit, c’était vers l’Alert qu’une mauvaise chance les avait ramenés, et ils allaient retomber entre les mains d’Harry Markel !

Tous étaient atterrés, et des larmes s’échappaient de leurs yeux.

Mais n’était-il pas encore temps de fuir, de se lancer à la recherche du bâtiment ?… Déjà, du côté de l’est, portaient les premières lueurs… Cinq heures approchaient… Quelques fraîcheurs matinales se faisaient sentir…

Soudain, les vapeurs remontèrent et dégagèrent la surface de l’Océan. La vue put s’étendre sur un rayon de trois à quatre milles…

Le navire en vue, profitant des premiers souffles, s’éloignait dans la direction de l’est… Il fallait renoncer à tout espoir de se réfugier à son bord.

Cependant aucun bruit ne se faisait entendre sur le pont de l’Alert. Nul doute que Harry Markel et l’équipage ne fussent encore plongés dans le sommeil. Le matelot de quart ne s’était même pas aperçu du retour de la brise alors que la voilure désorientée battait contre les mâts.

Eh bien, puisque les passagers n’avaient plus à espérer d’autre salut, il leur fallait devenir maîtres de l’Alert !

Ce coup d’audace, Will Mitz, après l’avoir conçu, s’apprêtait à l’exécuter. Ce qu’il voulait faire, il le dit en quelques mots à voix basse. Louis Clodion, Tony Renault, Roger Hinsdale comprirent. C’était l’unique chance, puisque personne n’avait vu ni partir ni revenir l’embarcation.

« Nous vous suivrons, Will Mitz… dit Magnus Anders.

— Quand vous voudrez », dit Louis Clodion.

Le jour pointant à peine, il s’agissait de surprendre l’Alert avant que l’éveil eût été donné, d’enfermer Harry Markel dans sa cabine, et l’équipage dans le poste. Puis, aidé des jeunes garçons, Will Mitz manœuvrerait de manière, soit à regagner les Antilles, soit à rejoindre le premier bâtiment qui croiserait sa route.

Le canot glissa sans bruit le long de la carène, et s’arrêta à la hauteur des porte-haubans du grand-mât, à bâbord. En s’aidant des ferrures et des capes de mouton, il serait facile d’enjamber la lisse et de prendre pied sur le pont. Aux porte-haubans du mât d’artimon, étant donnée la hauteur de la dunette, l’escalade eût été plus difficile.

Will Mitz monta le premier. À peine avait-il la tête au niveau du bastingage qu’il s’arrêta et fit signe de ne point bouger.

Harry Markel venait de quitter sa cabine et observait le temps. Comme les voiles claquaient sur les mâts, il appela l’équipage pour l’appareillage.

Les hommes dormaient, personne ne lui répondit, et il se dirigea vers le poste.

Will Mitz, qui suivait ses mouvements, le vit disparaître par le capot.

C’était le moment d’agir. Mieux valait ne point être obligé d’enfermer Harry Markel et peut-être d’engager une lutte dont le bruit aurait été entendu de l’avant. Lorsque tous les hommes seraient emprisonnés dans le poste, on saurait les empêcher de sortir avant l’arrivée aux Antilles, et, si les alizés tenaient, en trente-six heures on aurait connaissance de la Barbade.

Will Mitz sauta sur le pont. Les jeunes garçons le suivirent, après avoir amarré le canot, où était resté M. Patterson, et ils rampèrent de manière à n’être ni vus ni entendus.

En quelques secondes, ils eurent atteint le capot du poste, dont la porte fut refermées extérieurement. Puis l’épais prélart goudronné, qui le protégeait en cas de mauvais temps, fut fixé par de lourds espars sur ses bords.

Et, maintenant, Harry Markel compris, tout le personnel du bord était prisonnier. Il n’y aurait plus qu’à surveiller ces misérables jusqu’au moment de les livrer, soit à quelque bâtiment rencontré en route, soit au premier port des Antilles où relâcherait l’Alert.

Le jour se faisait peu à peu. Les volutes de brume remontaient dans l’espace. L’horizon s’élargissait sous les premières lueurs du matin.

En même temps, la brise fraîchissait légèrement, sans s’établir à un point quelconque du compas. Les voiles, telles qu’elles étaient orientées alors, ne pouvaient que maintenir le trois-mâts en panne.

Ainsi la tentative de Will Mitz avait réussi. Ses jeunes compagnons et lui étaient maîtres de l’Alert !

Quant à ce navire à bord duquel ils comptaient chercher refuge, à cinq ou six milles déjà dans l’est, il ne tarderait pas à disparaître.

XI

MAÎTRES À BORD.

Tel était le revirement dû au courage et à l’audace de Will Mitz. Les bonnes chances semblaient être maintenant du côté des honnêtes gens, les mauvaises du côté de ces malfaiteurs. Ce dernier crime, qui devait les débarrasser des passagers et de Will Mitz la nuit prochaine, ils seraient dans l’impuissance de le commettre.

N’étaient-ce pas eux, au contraire, dont les forfaits allaient être châtiés, qui seraient livrés à la police dès l’arrivée de l’Alert en un port quelconque de l’Antilie ou de l’Amérique, s’ils ne parvenaient pas à s’emparer une seconde fois du navire ?… Mais y parviendraient-ils ?…

Sans doute, ils étaient dix enfermés dans ce poste, — dix hommes robustes, contre lesquels Will Mitz et ses compagnons n’eussent pas lutté avec avantage. Après avoir démoli les cloisons qui séparaient le poste de la cale, n’arriveraient-ils pas à regagner le pont par les panneaux qui y donnaient accès ?… Assurément, ils feraient tout le possible pour recouvrer la liberté…

Tout d’abord Will Mitz remercia Dieu, le priant de leur continuer sa protection.

Les jeunes gens joignirent leur prière à la sienne. Homme de foi et de piété, cet honnête marin n’avait affaire ni à des ingrats ni à des incrédules, et une sincère effusion de reconnaissance s’échappa de leur cœur.

Quant à M. Horatio Patterson, on l’avait aidé à remonter sur le pont, sans qu’il fût sorti de son état d’inconscience. Se croyant sous l’influence d’un mauvais rêve, il regagna sa cabine. Cinq minutes après, il dormait de plus belle.

Le jour grandissait, et le soleil ne tarda pas à se lever derrière une bande d’épais nuages qui s’étendait du nord-est au sud-est ; Will Mitz eût préféré un horizon nettoyé de vapeurs. Il craignait que le vent ne s’établit pas franchement de ce côté, d’autant plus qu’à l’opposé, l’état du ciel présentait des symptômes de forte brise auxquels son instinct de marin ne pouvait se tromper.

Toute la question était là : si les alizés l’emportaient, ils seraient favorables à une rapide marche de l’Alert vers l’ouest en direction des Antilles.

Mais, avant d’appareiller, il convenait d’attendre que la brise se fût prononcée dans un sens ou dans l’autre. Intermittente jusqu’alors, elle n’eût pas permis d’installer la voilure.

La mer ne verdissait ni au levant ni au couchant. La houle, qui n’est qu’un balancement des eaux, oscillait sur place, imprimant au navire un roulis assez sensible.

Il importait, cependant, que la traversée se fit dans le plus court délai. La cale et la cambuse contenant des provisions pour plusieurs semaines, les passagers n’avaient point à redouter le manque de vivres et d’eau.

Il est vrai, comment pourvoir à la nourriture des prisonniers, si des calmes ou des mauvais temps retardaient l’Alert ?… Le poste ne renfermait aucune provision… Dès ce premier jour, Harry Markel et les autres seraient en proie à la faim et à la soif… Faire passer à manger et boire par la porte du capot, n’était-ce pas leur donner accès sur le pont ?…

Eh bien, Will Mitz aviserait si la navigation devait se prolonger. N’était-il pas possible qu’en vingt-quatre ou trente-six heures, l’Alert eût d’ailleurs franchi les quatre-vingts milles qui le séparaient des Indes Occidentales ?…

Un incident ne tarda pas à trancher cette question de la nourriture des prisonniers. Elle allait être assurée, dût la traversée durer plusieurs semaines.

Il était environ sept heures, lorsque Will Mitz, qui faisait ses préparatifs d’appareillage, en fut distrait par ces cris de Louis Clodion :

« À moi !… à moi !… »

Will Mitz accourut. De tout son poids, le jeune garçon pesait sur le grand panneau que l’on cherchait à soulever de l’intérieur. Harry Markel et les autres, après avoir défoncé la cloison du poste, avaient envahi la cale, et ils essayaient d’en sortir par le grand panneau. Et, certainement, ils y fussent parvenus, si Louis Clodion n’eût arrêté la tentative.

Aussitôt Will Mitz, Roger Hinsdale, Axel Wickborn, de lui venir en aide. Le panneau fut rajusté sur les hiloires, et, les barres de fer transversales mises en place, il serait impossible de le forcer. Même précaution fut prise pour le panneau de l’avant qui aurait pu livrer passage.

Will Mitz, revenant alors près du capot, cria d’une voix forte :

« Écoutez-moi là-dedans, et faites attention à ce que je dis ! »

Aucune réponse ne vint du poste.

« Harry Markel, c’est à toi que je m’adresse. »

En l’entendant, Harry Markel comprit que son identité était établie. D’une façon ou d’une autre, les passagers avaient tout appris et devaient être au courant de ses projets.

D’effroyables jurons, voilà la seule réponse qu’obtint Will Mitz. Il continua en ces termes :

« Harry Markel, sache bien et que tes complices le sachent aussi… nous sommes armés… Le premier de vous qui essaierait de sortir du poste, je lui casserais la tête. »

Et, à partir de ce moment, après avoir pris les revolvers du râtelier de la dunette, les jeunes garçons allaient veiller jour et nuit, prêts à faire feu sur quiconque apparaîtrait hors du capot.

Toutefois, si les prisonniers n’avaient plus chance de s’échapper, maintenant maîtres de la cale, ils auraient des provisions en abondance, viande conservée, biscuits, barils de bière, de brandy et de gin. Et, alors libres de se livrer à tous les excès de l’ivresse, Harry Markel aurait-il le pouvoir de les retenir ?…

En somme, ces misérables ne devaient se faire aucune illusion sur les intentions de Will Mitz. Harry Markel n’ignorait pas que l’Alert ne se trouvait qu’à soixante-dix ou quatre-vingts milles des Antilles. Avec les vents régnants, il était possible de rallier l’une des îles en moins de deux jours. En outre, à travers ces parages si fréquentés, l’Alert rencontrerait nombre de bâtiments avec lesquels Will Mitz se mettrait en communication. Donc, de toute manière, soit à bord d’un autre navire, soit dans un des ports de l’Antilie, les pirates de l’Halifax, les échappés de la prison de Queenstown, n’auraient plus qu’à attendre le châtiment de leurs crimes.

Aussi Harry Markel devait-il comprendre qu’il ne lui restait aucune chance de salut… Il ne pourrait délivrer ses compagnons et redevenir une seconde fois maître à bord…

Les panneaux et le poste solidement fermés, il n’existait point d’autre communication entre le pont et la cale. Quant à percer la coque au-dessus de la flottaison, attaquer l’épais bordé et la solide membrure, ou trouer le pont, comment le faire sans outils ?… Et puis, ce travail ne se fût pas exécuté sans attirer l’attention… En vain même les prisonniers essaieraient-ils de s’introduire dans la partie arrière du navire, en défonçant la cloison étanche de la cambuse à laquelle on n’accédait que par un panneau en avant de la dunette… D’autre part, si les passagers n’avaient à leur disposition que les réserves de cette cambuse, elles leur suffiraient pendant huit à dix jours, ainsi que l’eau douce contenue dans les barils du pont. Or, avant quarante-huit heures, même par brise moyenne, l’Alert aurait atteint une des îles de l’archipel.

Cependant le temps ne se déclarait pas, et si l’autre navire avait pu faire route vers l’ouest, c’est qu’il se trouvait plus au nord, là où les alizés avaient repris dès le lever du jour.

En attendant la brise, d’où qu’elle vint, et tandis que Hubert Perkins et Axel Wickborn veillaient à l’avant près du capot, les autres entouraient Will Mitz, prêts à exécuter les ordres qu’il donnerait.

Will Mitz dit alors :

« Ce que nous devons chercher, c’est de rallier les Antilles dans le plus court délai…

— Et là, répondit Tony Renault, livrer ces misérables à la police…

— Pensons à nous, d’abord, observa le très pratique Roger Hinsdale.

— Et quel jour l’Alert pourrait-il arriver ?… demanda Magnus Anders.

— Demain dans l’après-midi, si nous sommes favorisés par le temps, déclara Will Mitz.

— Pensez-vous que le vent soufflera de ce côté ?… interrogea Hubert Perkins, en indiquant l’est.

— Je l’espère, et encore faudra-t-il qu’il tienne trente-six heures… Par ces temps orageux, on ne sait trop sur quoi compter…

— Et quelle direction suivrons-nous ?… reprit Louis Clodion.

— Franchement l’ouest.

— Et sommes-nous certains de rencontrer les Antilles ?… reprit John Howard.

— Certains, affirma Will Mitz. L’archipel depuis Antigoa jusqu’à Tabago occupe une étendue de quatre cents milles, et, en quelque île que ce soit, nous serons en sûreté…

— Assurément, déclara Roger Hinsdale, française, anglaise, danoise, hollandaise, et, même si nous sommes déviés de notre route par des vents contraires, si nous arrivons aux Guyanes ou dans l’un des ports des États-Unis…

— Eh ! que diable, riposta Tony Renault, nous finirons bien par accoster l’une ou l’autre des deux Amériques entre le cap Horn et la Nouvelle-Angleterre…

— En effet, monsieur Tony, conclut Will Mitz. Seulement il ne faut pas que l’Alert reste encalminé à cette place !… Vienne la brise et fasse Dieu qu’elle nous soit favorable ! »

Et il ne suffisait pas que le vent fût favorable, il importait non moins qu’il ne fût pas trop violent. Rude et difficile tâche pour Will Mitz d’avoir à manœuvrer avec un équipage de jeunes garçons, étrangers à la pratique, n’en sachant que le peu qu’ils avaient pu voir durant la traversée d’Europe aux Antilles. Et que ferait Will Mitz, s’il fallait opérer avec rapidité, virer vent devant ou vent arrière, en cas qu’il y eût des bords à courir, des ris à prendre, si quelque ouragan risquait de compromettre la mâture ?… Comment parer à toutes les éventualités qui peuvent se produire au milieu de parages si fréquemment visités par les cyclones et les tempêtes ?…

Et peut-être Harry Markel comptait-il sur l’embarras où serait Will Mitz : ce n’était qu’un matelot, intelligent, énergique, mais incapable de relever sa position avec quelque exactitude ! Si les circonstances devenaient critiques, si des vents d’ouest rejetaient l’Alert au large, si une tempête menaçait de le désemparer, s’il se trouvait en perdition, Will Mitz ne se verrait-il pas contraint de recourir à Markel, à ses compagnons, et alors…

Cela, jamais ! Will Mitz suffirait à tout avec l’aide des jeunes passagers… Il ne conserverait de la voilure que les voiles facilement manœuvrables, dût-il retarder l’arrivée de l’Alert !… Non ! plutôt périr que de recourir à l’assistance de ces misérables, que de retomber entre leurs mains !

Du reste, on n’en était pas là, et, en somme, que demandait Will Mitz ?… Trente-six heures, quarante-huit heures au plus d’une brise moyenne de l’est, une mer maniable… Était-ce donc trop espérer de ces parages où les alizés règnent d’ordinaire ?…

Il était près de huit heures. En surveillant le capot et les deux panneaux, on entendait l’équipage aller et venir dans la cale, et aussi les cris de colère, les malédictions accompagnées des plus abominables injures. Mais il n’y avait rien à craindre de ces hommes, réduits à l’impuissance.

Tony Renault proposa alors de déjeuner. Après les fatigues et les émotions de cette nuit, la faim commençait à se faire vivement sentir. Ce repas fut pris sur les réserves de la cambuse, biscuit et viande conservée, œufs que le jeune garçon alla faire durcir sur le fourneau de la cuisine dont les divers ustensiles étaient à sa disposition. La cambuse fournit aussi le wisky ou le gin qui furent mélangés à l’eau douce des barils, et ce premier déjeuner réconforta copieusement tout ce petit monde.

M. Patterson en avait eu sa part. Il est vrai, lui, si loquace d’habitude, c’est à peine si quelques paroles s’échappaient de ses lèvres. Se rendant compte de la situation, il en comprenait la gravité, et les dangers de la mer lui apparaissaient maintenant dans toute leur gravité.

Vers huit heures et demie, la brise parut s’établir, dans l’est, par bonne chance. Quelques rides se dessinaient à la surface de la mer, et, à deux milles sur bâbord, étincelaient des blancheurs d’écume. Du reste, l’immense plaine liquide était déserte. Pas un navire en vue, même à la dernière limite de l’horizon.

Will Mitz se décida à appareiller. Son intention n’était point d’employer les hautes voiles de perroquet et de cacatois qu’il faudrait serrer, s’il venait à surventer. Le grand et le petit hunier, la misaine, la brigantine, les focs, suffiraient à se tenir en bonne route. Or, comme ces voiles étaient sur leurs cargues, il n’y aurait qu’à les orienter, à les amurer, à les border, et l’Alert mettrait le cap à l’ouest.

Will Mitz réunit les jeunes garçons. Il leur expliqua ce qu’il attendait d’eux, et assigna à chacun son poste. Suivi de Tony Renault et de Magnus Anders, plus habitués que leurs camarades, il monta dans les hunes, après avoir indiqué à Louis Clodion comment il devrait tenir la barre.

« Cela ira… cela ira !… répétait Tony Renault avec la confiance si naturelle à son âge, et il se sentait vraiment capable des plus grandes choses.

— Je l’espère, Dieu aidant ! » dit Will Mitz.

En un quart d’heure le trois-mâts fut sous voiles, et, doucement incliné, il filait grand largue, laissant derrière lui un long sillage blanc.

Jusqu’à une heure, le vent demeura à l’état de petite brise, non sans des intermittences qui causaient certaines inquiétudes à Will Mitz. Et puis, à l’ouest, s’arrondissaient de gros nuages aux bords très nets, d’apparence livide, indices de l’état orageux de l’atmosphère…

« Que dites-vous du temps, Will ?… demanda Roger Hinsdale.

— Il n’est pas comme je le voudrais !… Je sens quelque orage devant nous, ou tout au moins du vent…

— Et s’il vient de ce côté ?…

— Que voulez-vous, répondit Will Mitz, il faudra bien le prendre comme il sera !… Nous courrons des bordées en attendant le retour des alizés, et, pourvu que la mer ne soit pas trop dure, on s’en tirera… L’important est d’arriver en vue de la terre, et, si ce n’est que dans trois jours au lieu de deux, on se résignera… À cinq ou six milles des Antilles nous devons rencontrer des pilotes qui viendront à bord et, quelques heures après, l’Alert sera à son mouillage. »

Cependant, ainsi que le prévoyait Will Mitz, le vent ne put tenir à l’est. Dans l’après-midi, l’Alert fut très secoué par les contre-lames de l’ouest avec la brise qui s’établit définitivement de ce côté.

Il y eut donc nécessité de courir au plus près, afin de ne point être entraîné vers le large. La manœuvre s’effectua assez facilement sans changer les amures. Tony Renault se mit au gouvernail et tint la barre dessous. Will Mitz et les autres raidirent les bras des vergues, les écoutes de la misaine, des huniers, de la brigantine et des focs. L’Alert, orienté pour sa première bordée, cap au nord-est, appuyé sur tribord, marcha rapidement dans cette direction.

Nul doute que, dans la cale où ils étaient renfermés, Harry Markel et les siens n’eussent reconnu que le navire, ayant vent contraire, s’éloignait des Antilles. Or, ce retard ne pouvait que tourner à leur avantage.

Vers six heures du soir, Will Mitz jugea que l’Alert s’était assez élevé au nord-est, et, pour mieux utiliser les courants, il résolut de tirer une bordée vers le sud-ouest.

C’était, de toutes les manœuvres, celle dont il s’inquiétait le plus. Virer vent devant est une opération qui exige une grande précision de mouvements dans le brassage des vergues. Il est vrai, l’Alert aurait pu virer vent arrière ; mais ce serait plus long, sans parler du risque de recevoir quelques mauvais coups de mer. Heureusement, la houle n’était pas trop dure. On borda la brigantine, la barre dessous, puis, les écoutes larguées à propos, la misaine et le petit hunier reçurent le vent par tribord. L’abattée se fit après une courte hésitation, et, ses voiles amurées de nouveau, le navire cingla dans la direction du sud-ouest.

« Bien…, bien…, mes jeunes messieurs !… s’écria Will Mitz, lorsque l’opération fut terminée. Vous avez manœuvré comme de vrais matelots…

— Sous les ordres d’un bon capitaine ! » répondit Louis Clodion au nom de tous ses camarades.

Et si, de la cale ou du poste, Harry Markel, John Carpenter et les autres se rendirent compte que l’Alert avait repris une autre bordée, on imagine aisément à quel accès de rage ils s’abandonnèrent !

Le dîner, rapidement expédié comme l’avait été le déjeuner, quelques tasses de thé préparées par Tony Renault le complétèrent.

Cela fait, M. Patterson ne tarda pas à rentrer dans sa cabine, car il ne pouvait être d’aucune utilité.

Alors Will Mitz s’occupa de partager les quarts pour la nuit entre Louis Clodion et ses camarades.

Il fut convenu que cinq d’entre eux resteraient sur le pont, tandis que les quatre autres prendraient quelque repos. Ils se relèveraient de quatre en quatre heures, et, s’il était nécessaire de virer de bord avant le jour, tous viendraient donner la main à la manœuvre.

D’ailleurs, pendant le quart, ils surveilleraient le capot et les panneaux, de façon à prévenir toute surprise.

Les choses ainsi réglées, Roger Hinsdale, Niels Harboe, Albertus Leuwen, Louis Clodion, rentrèrent dans le carré et se jetèrent tout habillés sur leurs cadres. Magnus Anders, au gouvernail, suivit les indications que lui donnait Will Mitz. Tony Renault, Hubert Perkins, se placèrent à l’avant. Axel Wickborn et John Howard restèrent au pied du grand mât.

Will Mitz, lui, allait et venait, ayant l’œil à tout, mollissant ou raidissant les écoutes suivant les demandes de la brise, prenant la barre lorsqu’il la fallait tenir d’une main ferme et expérimentée, — bref, capitaine, maître, gabier, timonier, matelot, selon les circonstances.

Les quarts se succédèrent comme il avait été décidé. Ceux qui avaient dormi quelques heures vinrent remplacer leurs camarades à l’avant et à l’arrière.

Quant à Will Mitz, il voulut demeurer sur pied jusqu’au matin.

Après une nuit sans incidents, l’orage qui menaçait s’étant dissipé, le vent continua de souffler en petite brise. Il n’y eut donc pas lieu de diminuer la voilure, — opération difficile au milieu de l’obscurité.

Quant à ce qui se passait à l’intérieur du poste et de la cale, ni Harry Markel ni ses compagnons ne firent aucune tentative pour reprendre possession du navire. Même la nuit, ils savaient que cette tentative aurait échoué. Des cris de fureur éclataient parfois sous les panneaux, et aussi des clameurs d’ivrognes qui finirent par cesser.

À l’aube, l’Alert avait couru trois bordées dans l’ouest. Quant à la distance qui le séparait encore des Antilles, de combien de milles avait-elle diminué ?… Dix ou douze, à peine !…

XII

PENDANT TROIS JOURS.

Le soleil, débordant d’un horizon semé de vapeurs « débraillées », — c’est le mot juste, — n’annonçait pas une importante modification dans l’état atmosphérique. Il semblait, au contraire, que le vent, tout en soufflant de l’ouest, accusait une certaine tendance à fraîchir.

Au surplus, ces nuages ne tardèrent pas à gagner le zénith, et, sans doute, le temps resterait couvert toute la journée, qui serait pluvieuse. Cette pluie aurait peut-être pour résultat d’amoindrir la brise, si elle n’engendrait quelques rafales, — ce que craignait Will Mitz.

Dans tous les cas, à louvoyer jusqu’au soir, il était présumable que l’Alert gagnerait peu en direction des Antilles. De là un retard dont on ne pouvait prévoir la durée. Il y aurait lieu de regretter que le vent ne se fût pas maintenu vingt-quatre heures de plus dans l’est.

Ainsi donc, lorsque le navire quitta la Barbade sous le commandement d’Harry Markel, les alizés avaient contrarié sa marche. Sans cette circonstance, il se fût trouvé à une centaine de milles plus au large en plein Atlantique. Et voici, maintenant, que c’était contre les vents d’ouest qu’il lui fallait louvoyer pour revenir aux Antilles.

Lorsque Louis Clodion rejoignit Will Mitz dès six heures du matin :

« Rien de nouveau ?… demanda-t-il.

— Rien, monsieur Louis…

— Vous ne prévoyez pas que le vent puisse changer ?…

— Je ne sais trop… S’il ne fraîchit pas, nous ne serons point gênés sous cette voilure…

— Cela nous retardera ?…

— Un peu… Néanmoins il n’y a pas à s’inquiéter… Nous arriverons tout de même… Et puis je compte apercevoir quelque navire…

— Vous avez bon espoir ?…

— Bon espoir !

— Ne voulez-vous pas prendre du repos ?…

— Non… je ne suis pas fatigué… Plus tard, si j’ai besoin de dormir, une ou deux heures de sommeil, il ne m’en faudra pas davantage. »

Si Will Mitz tenait ce langage, c’est qu’il ne voulait pas inquiéter les passagers. Au fond sa perspicacité de marin ne le laissait pas sans appréhension. À bien l’observer, il lui semblait que la mer « sentait quelque chose », étant plus agitée que ne le comportait la brise.

Il était possible qu’il y eût des gros temps dans l’ouest. En juin ou juillet, ils ne se fussent pas prolongés au-delà de vingt-quatre ou de quarante-huit heures. Mais, en cette période de l’équinoxe, peut-être tiendraient-ils une ou deux semaines ?… N’est-ce pas l’époque à laquelle les Antilles ont subi d’effroyables désastres dus aux cyclones ?…

En admettant même que le vent n’allât pas jusqu’à la tempête, comment ces jeunes garçons résisteraient-ils à la fatigue en manœuvrant jour et nuit ?…

Vers sept heures, M. Patterson parut sur le pont, vint à Will Mitz, et lui serra la main.

« On ne voit pas encore la terre ?… demanda-t-il.

— Pas encore, monsieur Patterson.

— Elle est toujours dans cette direction ?… ajouta-t-il en désignant l’ouest.

— Toujours. »

De cette réponse, rassurante, il fallait bien que M. Patterson se contentât. Toutefois son imagination très surexcitée lui laissait entrevoir des retards considérables… Et si le navire ne parvenait point à rallier la Barbade ou toute autre île de l’Antilie, s’il était rejeté au large, si quelque tempête se déchaînait, que deviendrait-il sans capitaine, sans équipage ?… Le pauvre homme ne se voyait-il pas entraîné jusqu’aux extrêmes limites de l’0céan… jeté sur quelque rivage désert de la côte africaine… abandonné pendant des mois, et, qui sait, des années ?… Et alors, Mrs Patterson, ayant toute raison de se croire veuve, après l’avoir pleuré comme il convenait… Oui ! ces navrantes hypothèses se présentaient à son esprit, et ce n’est ni dans Horace ni dans Virgile qu’il eût trouvé une consolation à sa douleur !… Il ne songeait même plus à essayer de traduire la fameuse citation latine de Tony Renault.

La matinée n’amena aucun changement dans la direction du vent. À midi, Will Mitz résolut de courir un nouveau bord. Mais, la mer étant plus dure, l’Alert ne réussit pas à virer vent devant, et il fallut le faire lof pour lof.

La voilure établie, Will Mitz, succombant à la fatigue, s’étendit sur la dunette près de l’habitacle, tandis que Louis Clodion tenait la barre.

Après une heure de sommeil, il fut réveillé par des cris qui partaient de l’avant, où Roger Hinsdale et Axel Wickborn étaient de garde près du poste.

« Navire… navire !… » répétait le jeune Danois, la main tendue vers l’est.

Will Mitz se précipita vers le bossoir de tribord.

En effet, un bâtiment se montrait de ce côté, faisant la même route que l’Alert. C’était un steamer, dont on ne voyait encore que la fumée. Il marchait rapidement, et sa coque apparut bientôt à la ligne d’horizon. De ses deux cheminées s’échappait une fumée noire, et il devait pousser ses feux.

On s’imagine ce que fut l’émotion des jeunes passagers, tandis que ce bâtiment se rapprochait. Peut-être touchaient-ils au dénouement d’une situation si sérieusement aggravée avec cette persistance des vents contraires.

Toutes les lorgnettes étaient braquées sur ce steamer dont on ne perdait pas un mouvement.

Will Mitz se préoccupait surtout de la direction qu’il suivait en gagnant vers l’ouest. Mais, ce qu’il observa aussi, c’est qu’à continuer sa route, le steamer ne couperait pas celle de l’Alert, et on passerait au moins à quatre milles. Il décida donc de laisser porter, afin de croiser ce bâtiment, d’assez près pour que ses signaux fussent aperçus. On brassa les vergues des deux huniers et de la misaine, on mollit les écoutes de la brigantine et des focs, et l’Alert arriva de plusieurs quarts sous le vent.

Une demi-heure après, le steamer n’était plus qu’à trois milles. Ce devait être un transatlantique d’une ligne française ou anglaise à en juger par ses formes et ses dimensions. S’il ne modifiait pas sa marche en lofant, les deux navires ne pourraient entrer en communication.

Par ordre de Will Mitz, Tony Renault hissa au mât de misaine le pavillon de pilote, blanc et bleu, en même temps que le pavillon britannique se déployait à la corne du mât d’artimon.

Un quart d’heure s’écoula. L’Alert, vent arrière alors, ne pouvait faire davantage pour se rapprocher du steamer, qui lui restait à trois milles dans le nord. N’ayant pas reçu de réponse à leurs signaux, Roger Hinsdale et Louis Clodion allèrent prendre deux carabines au râtelier du carré. Plusieurs coups furent tirés. le vent portant en cette direction, peut-être ces détonations seraient-elles entendues ?…

Nul doute que Harry Markel, John Carpenter, les autres, n’eussent compris ce qui se passait. L’allure du trois-mâts ayant changé, il roulait, n’étant plus appuyé comme sous l’allure du plus près. Puis des coups de feu éclataient à bord.

Il y avait donc un navire en vue, avec lequel l’Alert essayait de communiquer…

Ces misérables, se croyant perdus, redoublèrent leurs efforts pour s’échapper de la cale. Des coups violents retentirent sur les parois du poste, contre les panneaux du pont. Des hurlements de colère les accompagnaient. D’ailleurs, au premier qui eût paru, Will Mitz eût cassé la tête d’une balle de revolver.

Par malheur, la chance ne se déclara pas pour les passagers de l’Alert. On ne vit rien de leurs signaux, on n’entendit rien de leurs décharges. Une demi-heure plus tard, le steamer, éloigné de cinq à six milles, disparaissait à l’horizon.

Will Mitz, revenant au vent, reprit alors sa bordée vers le sud-ouest.

Pendant l’après-midi, l’Alert ne fit que louvoyer en gagnant peu. L’apparence du ciel n’était point rassurante. Les nuages s’épaississaient au couchant, le vent fraîchissait, la mer devenait très dure, et les lames commençaient à déferler au-dessus du gaillard d’avant. S’il ne survenait pas quelque accalmie, Will Mitz ne pourrait pas continuer à tenir le plus près, à moins de diminuer la voilure. Il était donc de plus en plus inquiet, tout en s’efforçant de dissimuler son inquiétude. Mais Louis Clodion, Roger Hinsdale, les plus sérieux, sentaient bien ce qui se passait en lui. Quand ils le regardaient et l’interrogeaient des yeux, Will Mitz détournait la tête.

La nuit qui s’approchait menaçait d’être mauvaise. Il devint nécessaire de prendre deux ris dans les huniers, un ris dans la misaine et la brigantine. Cette opération, difficile de jour avec cet équipage improvisé, le serait davantage dans l’ombre. Il fallait manœuvrer de manière à ne point être surpris, tout en résistant à cette violente brise mêlée de rafales.

En effet, que serait-il arrivé si l’Alert était rejeté dans l’est ?… Jusqu’où l’entraînerait une tempête qui durerait plusieurs jours ?… Aucune terre dans ces parages, si ce n’est, plus au nord-est, ces dangereuses Bermudes où le trois-mâts avait déjà essuyé des gros temps qui l’avaient obligé de fuir vent arrière ?… Irait-il se perdre au-delà de l’Atlantique, sur les récifs de la côte africaine ?…

Donc nécessité de résister, et tant que le navire pourrait se tenir, soit au plus près, soit même à la cape, dans le voisinage des Antilles. Puis, la tourmente passée, les alizés reprenant le dessus, l’Alert regagnerait les quelques jours de retard.

Will Mitz expliqua ce dont il s’agissait. Alors que les voiles détonaient comme des pièces d’artillerie, on s’occuperait d’abord du petit hunier, puis du grand hunier, Magnus Anders, Tony Renault, Louis Clodion, Axel Wickborn suivraient Will Mitz sur les vergues, ayant soin de ne pas lâcher la main, et, après avoir ramené la toile à eux, ils amarreraient les garcettes.

Quand ils seraient redescendus, tous se mettraient sur les drisses et hisseraient les vergues à bloc.

Albertus Leuwen, Hubert Perkins, se tiendraient à la roue du gouvernail, et Will Mitz leur indiqua comment ils devaient la manœuvrer.

L’opération commença. Après de grands efforts, deux ris étaient pris dans le petit hunier, lequel, une fois solidement étarqué d’en bas, fut orienté au plus près.

Il en fut de même pour le grand hunier. Quant à la brigantine, il n’y eut point à monter aux barres d’artimon, mais seulement à enrouler la partie inférieure de la voile sur le gui.

En ce qui concerne la misaine, on se contenta de la carguer, quitte à la rétablir si le vent mollissait aux approches du jour.

Et, maintenant, l’Alert, sous cette voilure, courait à la surface de l’océan. Il donnait parfois une bande effrayante, recevant des paquets de mer qui inondaient le pont jusqu’à la dunette. Will Mitz, debout à la barre, le redressait d’un bras vigoureux avec l’aide de l’un ou de l’autre des jeunes garçons.

Cette allure put être conservée toute la nuit, et Will Mitz ne crut même pas devoir virer de bord avant le lever du soleil. La bordée vers le nord-est, qu’il avait prise après avoir diminué de toile, se continua jusqu’au jour.

Lorsque l’aube reparut, si Will Mitz n’avait pas quitté le pont, les jeunes garçons, après s’être relayés de quatre heures en quatre heures, s’étaient reposés quelques heures.

Dès que l’horizon fut dégagé du côté du vent, Will Mitz le parcourut du regard. C’était de là que pouvait venir le danger. L’aspect du ciel n’avait rien de satisfaisant. Si le vent n’avait pas fraîchi pendant la nuit, s’il se tenait à l’état de grande brise, aucun symptôme n’indiquait un prochain apaisement. Il fallait aussi craindre des pluies violentes et des rafales contre lesquelles il y aurait certaines précautions à prendre. Peut-être serait-il nécessaire de tenir la cape afin de mieux résister en présentant le navire debout à la lame. Au lieu de faire bonne route, l’Alert perdrait alors plus qu’il ne gagnerait en direction des Antilles.

Bientôt les rafales se déchaînaient, faisant claquer les huniers et menaçant de les mettre en lambeaux. Si M. Patterson ne put sortir du carré, les autres, vêtus de capotes cirées, coiffés de surouets, restèrent sur le pont à la disposition de Will Mitz. Cette eau qui tombait à torrents, ils la recueillirent dans des bailles pour n’en point manquer, dans le cas où l’Alert serait entraîné plus au large en fuyant devant la tempête.

Dans la matinée, au prix d’efforts inouïs, Will Mitz parvint à courir une bordée au sud-ouest, ce qui le maintenait en latitude des Antilles, et, suivant son estime, à la hauteur de la Barbade, dans la partie médiane de l’archipel.

Il espérait donc pouvoir garder ses huniers à deux ris, sa brigantine et son grand foc, lorsque, l’après-midi, le vent prit plus de force, en halant un peu le nord-ouest.

La bande que donnait l’Alert était parfois si considérable que l’extrémité de la grande vergue affleurait la crête des lames, et des coups de mer le couvraient en grand.

Ils devaient se dire, en bas, Harry Markel et ses compagnons, que les choses allaient mal en haut, que le bâtiment était aux prises avec la tourmente, que Will Mitz ne pourrait gouverner… Lorsqu’il serait en perdition, peut-être faudrait-il recourir à eux ?…

Ils se trompaient, et l’Alert sombrerait sous voiles, se perdrait corps et biens, plutôt que de retomber entre les mains de ces bandits !…

Will Mitz ne défaillit pas en ces terribles circonstances, et, d’autre part, il semblait que les jeunes passagers ne voulussent pas voir le péril. Aux ordres qui leur furent donnés, ils obéirent avec autant de courage que d’adresse, lorsqu’il devint indispensable de diminuer la voilure.

Le grand hunier fut amené et serré ; la brigantine également. L’Alert resta sous son petit hunier au bas ris, — opération que facilitait le système des doubles vergues dont le navire était pourvu. À l’avant, Will Mitz fit hisser un des focs, et, à l’arrière, au mât d’artimon, un tourmentin triangulaire, assez solide pour résister à la violence de l’ouragan.

Et toujours l’immensité déserte !… Pas une voile au large !… Et, d’ailleurs, eût-il été possible d’accoster un navire, de mettre une embarcation à la mer ?…

Will Mitz vit bientôt qu’il faudrait renoncer à lutter contre le vent. Impossible de se maintenir ni au plus près, ni à la cape. Mais l’Alert avait « de la fuite », comme disent les marins, et ne risquait pas de s’affaler sur une côte d’où il n’aurait pu se relever. Il est vrai, c’était tout l’Atlantique qui s’ouvrait devant lui, et, en peu de temps, un millier de milles le sépareraient des Indes occidentales.

La barre dessous, le navire pivota, horriblement secoué, et, après avoir été assailli de lames déferlantes, risquant d’embarder sur un bord ou sur l’autre, il courut vent arrière.

Cette allure est des plus dangereuses, lorsque le bâtiment ne parvient pas à devancer les lames, lorsque sa poupe est menacée de coups de mer. La barre est extrêmement difficile et il faut se faire attacher pour ne point partir par-dessus bord.

Will Mitz obligea, malgré eux, les jeunes garçons à se réfugier à l’intérieur de la dunette. S’il avait besoin de leur aide il les appellerait.

Et là, dans ce carré, dont les cloisons craquaient, accrochés aux bancs, parfois inondés de l’eau du pont qui pénétrait au dedans, réduits à se nourrir de biscuit et de conserves, cette journée du 25 septembre fut la plus épouvantable qu’ils eussent passée jusqu’alors !

Et quelle nuit, terrible, obscure, tumultueuse ! L’ouragan se déchaînait avec une incomparable violence. Lui résister vingt-quatre heures, l’Alert le pourrait-il ?… Ne finirait-il pas par engager, et si, pour le relever, il fallait couper sa mâture, y réussirait-on ?… Le navire ne serait-il pas entraîné dans l’abîme ?…

Will Mitz était seul à la barre. Son énergie domptant sa fatigue, il soutenait l’Alert contre les embardées qui menaçaient de le mettre en travers des lames.

Vers minuit, un coup de mer, montant de cinq à six pieds au-dessus du couronnement, retomba sur la dunette avec une telle violence qu’il faillit la défoncer. Puis, précipité sur le pont, après avoir enlevé le petit canot suspendu à l’arrière, il brisa tout sur son passage, les cages à poules, les deux barils d’eau douce amarrés au pied du grand mât ; puis, arrachant la seconde embarcation de ses pistolets, il l’entraîna par-dessus bord.

Il ne restait plus qu’un seul canot, celui dans lequel les passagers avaient tenté de fuir une première fois. D’ailleurs, il n’aurait pu leur servir, et cette mer démontée l’eût englouti en un instant.

Au fracas qui fit trembler le navire jusque dans l’emplanture des mâts, Louis Clodion et quelques autres s’élancèrent hors de la dunette.

Alors la voix de Will Mitz se fit entendre au milieu du sifflement des rafales.

« Rentrez… rentrez !… criait-il.

— N’y a-t-il plus d’espoir de salut ?… demanda Roger Hinsdale.

— Si… avec l’aide de Dieu, répondit Will Mitz. Lui seul peut nous sauver… »

En ce moment un horrible déchirement se fit entendre. Une masse blanchâtre passa entre la mâture comme un énorme oiseau que l’ouragan emporte. Le petit hunier venait d’être arraché de sa vergue et il n’en restait plus que les ralingues.

L’Alert était pour ainsi dire à sec de toile et, sa barre n’ayant plus d’action, devenu le jouet des vents et de la mer, il fut déhalé vers l’est avec une épouvantable vitesse.

L’aube revenue, à quelle distance l’Alert se trouvait-il des Antilles ?… Depuis qu’il avait été obligé de fuir, n’était-ce pas à plusieurs centaines de milles qu’il fallait évaluer cette distance ?… Et, en admettant que le vent repassât dans l’est, que l’on pût installer des voiles de rechange, combien de jours faudrait-il pour la regagner ?…

Cependant la tempête parut diminuer. Le vent ne tarda pas à changer avec cette brusquerie si fréquente dans les parages des Tropiques.

Will Mitz fut tout d’abord frappé de l’état du ciel. Durant les dernières heures, l’horizon de l’est s’était dégagé des énormes nuages qui l’obstruaient depuis la veille.

Louis Clodion et ses camarades reparurent sur le pont. Il semblait que cette tempête allait prendre fin. La mer était extrêmement dure, il est vrai, et une journée suffirait à peine à calmer les lames qui déferlaient toutes blanches d’écume.

« Oui… oui… c’est la fin ! » répétait Will Mitz.

Et il levait les bras vers le ciel dans un mouvement de confiance et d’espoir auquel s’associèrent les jeunes passagers.

Il s’agissait maintenant de revenir franchement vers l’ouest. La terre, on la trouverait de ce côté, si éloignée fût-elle.

D’ailleurs, la distance ne s’était accrue qu’à partir du moment où l’Alert, ne pouvant plus louvoyer, avait dû fuir devant la tempête.

Vers midi, la force du vent avait diminué à ce point qu’un navire eût pu larguer ses ris et naviguer sous ses huniers et ses voiles basses.

Puis, à mesure qu’elle mollissait, la brise halait le sud, et l’Alert n’aurait qu’à tenir le largue pour faire bonne route.

Il convenait donc de remplacer le petit hunier, puis d’établir le grand hunier, la misaine, la brigantine et les focs.

Cette besogne se prolongea jusqu’à cinq heures du soir, et ce ne fut pas sans peine que l’on parvint à enverguer une voile nouvelle, retirée de la soute d’arrière.

À ce moment, des cris retentirent au fond de la cale, puis des coups contre les panneaux et les parois du poste. Harry Markel et ses compagnons tentaient-ils une dernière fois de se frayer quelque issue au dehors ?…

Les jeunes garçons sautèrent sur leurs armes et se tinrent prêts à en faire usage contre le premier qui se montrerait.

Mais, presque aussitôt, Louis Clodion de crier :

« Le feu est au navire !… »

En effet, une fumée qui venait de l’intérieur commençait à envahir le pont.

Nul doute, — probablement par imprudence, — quelques-uns des prisonniers, ivres de brandy et de gin, avaient laissé le feu se communiquer aux caisses de la cargaison. Déjà on entendait les fûts de la cale qui éclataient avec violence.

Cet incendie, eût-il été possible de l’éteindre ?… Peut-être, à la condition d’ouvrir les panneaux pour inonder la cale… Il est vrai, c’eût été rendre libres Harry Markel et sa bande… C’eût été permettre la reprise de l’Alert… Avant même de chercher à éteindre l’incendie, les misérables auraient massacré et jeté à la mer les passagers.

Cependant, au milieu des cris qui redoublaient, les volutes plus épaisses couraient à la surface du pont dont les coutures goudronnées commençaient à se disjoindre.

En même temps, d’autres détonations retentissaient, plus particulièrement à l’avant, où étaient rangés les barils d’alcool. Les prisonniers devaient être à moitié asphyxiés dans cette cale où l’air pénétrait à peine.

« Will… Will ! » s’écrièrent John Howard, Tony Renault, Albertus Leuwen, en tendant leurs bras vers lui…

Et ne semblaient-ils pas lui demander quelque pitié pour Harry Markel et ses compagnons ?…

Non ! Le salut commun interdirait toute faiblesse, toute humanité !…

D’ailleurs, il n’y avait pas un instant à perdre en présence d’un incendie qu’on ne pouvait éteindre, et qui aurait bientôt dévoré tout entier le navire !… Il fallait abandonner l’Alert, avec son équipage qui périrait avec lui !

Le second canot et la yole de l’arrière ayant disparu pendant la tempête, il ne restait plus que le grand canot de tribord.

Will Mitz regarda la mer, moins furieuse alors… Il regarda l’Alert enveloppé déjà d’un rideau de flammes… Il regarda les jeunes garçons épouvantés, et il cria :

« Embarque ! »

XIII

À L’AVENTURE.

Il ne s’agissait plus, cette fois, d’accoster un bâtiment à quelques encablures, ni même à quelques milles au large. C’était un navire en proie à l’incendie qu’il fallait abandonner. C’était à la surface d’une mer déserte, avec l’incertain espoir d’être rencontré sur ces parages, qu’une frêle embarcation allait s’exposer à tant de périls !

Tandis que Will Mitz, faisant en toute hâte ses préparatifs de départ, s’occupait de déhaler le dernier canot du bord, que se passait-il dans la cale ?…

Des rugissements de damnés éclataient sous le pont. Des coups incessants ébranlaient les panneaux et le capot du poste. Et qui sait si les prisonniers ne finiraient pas par les forcer, si à travers quelque trou de la coque ils ne parviendraient pas à se précipiter à la mer pour remonter sur le pont ?…

Quant à la cause de cet incendie, l’hypothèse la plus probable était qu’un baril d’alcool s’étant brisé, son contenu avait été enflammé par l’imprudence d’un Morden ou de tout autre, n’ayant plus conscience de ses actes. À présent, le foyer s’étendait à toute la cale, depuis l’avant jusqu’à la cloison qui séparait l’arrière. En admettant même que le feu s’arrêtât à cette cloison, le navire n’en périrait pas moins, et il n’en resterait bientôt plus que quelques épaves à la surface de la mer.

Dès que le canot, déhalé de ses palans, fut amarré le long du bord, Will Mitz fit embarquer tout ce qui serait nécessaire à une navigation longue peut-être. Louis Clodion et Albertus Leuwen y ayant pris place, on leur passa deux caisses de conserves et de biscuits de la cambuse, un dernier fût d’alcool, deux barils d’eau douce, un fourneau portatif, deux sacs de charbon, une petite provision de thé, quelques armes, quelques munitions, puis divers instruments de cuisine et d’office.

En même temps, Tony Renault et les autres envoyaient le gréement du canot, un mât avec sa drisse, une voile avec sa vergue, le foc de l’avant, quatre avirons, le gouvernail, une boussole et la carte générale des Antilles. Il y joignit plusieurs lignes aussi, car il serait peut-être nécessaire de demander à la pêche un supplément de nourriture.

M. Patterson fut le premier à descendre dans l’embarcation. Ce pauvre homme, dont tant d’épreuves avaient brisé le ressort, ne songeait plus ni à son trigonocéphale destiné à périr dans les flammes, ni à ces mots intraduisibles de la citation latine !… Il ne s’inquiétait que d’avoir à courir la mer sur ce canot, dans lequel Will Mitz jeta des vêtements de rechange, des capotes cirées, des couvertures, et un prélart qui permettrait d’établir un taud.

Ces préparatifs furent achevés en un quart d’heure, tandis que les hurlements redoublaient à travers les flammes qui commençaient à dévorer le gréement et la mâture.

Et, à chaque instant, on craignait de voir surgir quelque échappé de la cale en feu, spectre à demi brûlé au milieu des mugissements de cette fournaise…

Il n’était que temps d’abandonner l’Alert. Rien n’avait été oublié, et Will Mitz allait embarquer à son tour, lorsque Niels Harboe de dire :

« Et l’argent ?…

— Oui, répondit Will Mitz, cet argent c’est celui de notre bienfaitrice. Il faut le sauver, ou il sera perdu avec ce navire dont il ne restera plus rien !… »

Et, rentrant dans le carré, il prit l’argent déposé dans la cabine du mentor, revint sur le pont, enjamba les bastingages, et, aussitôt pied dans le canot, dit :

« Pousse ! »

L’amarre larguée, l’embarcation s’éloigna dans la direction de l’ouest.

À ce moment, une explosion se produisit sous la pression de l’air porté à une haute température dans la cale du navire. Elle fut si violente que le mât de misaine, soulevé de son emplanture, s’abattit sur bâbord avec tout le phare de l’avant. En même temps, l’Alert se coucha sous la secousse pour se relever aussitôt, et l’eau, qui aurait noyé l’incendie, ne pénétra pas à l’intérieur.

Aucun des compagnons d’Harry Markel ne parut sur le pont. Ou ils étaient asphyxiés, ou ils n’avaient encore pu se frayer passage à travers la fumée et les flammes.

Il était alors cinq heures et demie du soir. Le vent assez régulier permettait d’installer la voile du canot, quitte à l’amener s’il venait à fraîchir. Tony Renault et Magnus Anders la hissèrent ainsi que le foc. Will Mitz, à la barre, les avirons furent dégagés de leurs tolets et rentrés en dedans. Afin d’obtenir toute la vitesse possible sans compromettre la sécurité, on donna un peu de mou à l’écoute, et ce fut grand largue que l’embarcation glissa à la surface de la mer.

Will Mitz n’était pas à un demi-mille, lorsque les deux autres mâts de l’Alert s’abattirent, après que les haubans et galhaubans eurent pris feu. Le navire, rasé comme un ponton, gité cette fois sur bâbord, ne se redressa pas. Puis, peu à peu, l’eau l’envahit par-dessus les bastingages. Quelques hommes se montrèrent sur son flanc, — entre autres Harry Markel. Le misérable jeta un dernier cri de colère, en voyant le canot si loin déjà qu’il serait impossible de le rejoindre.

Enfin, l’Alert, coulant à pic, disparut dans l’abîme. Dieu avait fait justice de ces pirates de l’Halifax échappés à la justice humaine. Du navire, il ne restait que d’informes débris de mâture flottant à la dérive.

En voyant sombrer l’Alert, les jeunes passagers ne purent se défendre d’une profonde émotion, et des larmes mouillèrent leurs yeux.

Cependant, si, depuis une douzaine d’heures, la tempête avait cessé, cette situation n’en était pas moins effrayante.

L’embarcation, qui mesurait trente pieds de l’étrave à l’étambot, sur cinq pieds de largeur, était suffisante pour onze passagers. Mais, n’étant pas pontée, elle n’offrait aucun abri contre la pluie ou le vent et risquait d’emplir au premier coup de mer.

Toutefois, entre le pied du mât et l’étrave, Will Mitz installa le prélart qui, tendu d’un bord à l’autre, et soutenu au moyen d’espars, forma une sorte de taud sous lequel trois personnes trouveraient place.

En même temps, Louis Clodion et Roger Hinsdale prirent la précaution d’abriter la boussole, les caisses de biscuit et de conserves au fond du canot.

Quant aux provisions embarquées, elles devaient durer une dizaine de jours, sans compter ce que donnerait la pêche. Pour l’eau douce, sans compter non plus ce que donnerait la pluie, en la ménageant, il y en avait pour une semaine.

Dans ce délai, avoir rallié une terre quelconque, soit aux Antilles, soit aux Bermudes, était-il permis de l’espérer ?…

Non, assurément. L’Alert avait dû être rejeté très au large et plutôt dans le sud-est, ce qui l’écartait des Bermudes. Aussi, Will Mitz chercherait-il à gagner soit une des îles de l’Antilie, soit une des côtes américaines du Brésil, du Venezuela ou des Guyanes.

Mais c’était plutôt sur la rencontre d’un navire qu’il fondait quelque espoir de salut.

Telle était la situation dans cette soirée du 26 septembre. La nuit approchait, et l’obscurité serait bientôt complète. Au coucher du soleil, l’aspect de l’horizon n’avait point paru mauvais, plutôt embrumé de vapeurs que chargé de nuages à l’est comme à l’ouest. La mer tombait graduellement, les lames se balançaient en longues houles. Le souffle des alizés continuait à se faire sentir, ce qui permettait de conserver la voile. Pour éclairer la route, il ne fallait pas compter sur la lune, qui était nouvelle ; mais, entre nombre d’étoiles, la polaire brillerait dans le nord à quelques degrés de l’horizon.

Tout d’abord, Louis Clodion et ses camarades avaient offert de se mettre aux avirons en se relayant d’heure en heure. Will Mitz leur fit observer que ce surcroît de fatigue ne s’imposait pas, et mieux valait ménager ses forces.

« La brise est régulière, dit-il, et semble devoir tenir. Il sera temps de nager si le calme revient, ou s’il faut forcer de vitesse pour atteindre un navire…

— Will, demanda Roger Hinsdale, à quelle distance pensez-vous que soit la terre la plus rapprochée ?…

— À quatre cents milles au moins…

— Et que pourrait faire notre canot avec une brise moyenne ?… ajouta Louis Clodion.

— À peu près une soixantaine de milles par vingt-quatre heures.

— Nous aurions donc à naviguer pendant sept à huit jours ?… dit Albertus Leuwen.

— Oui, répondit Will Mitz, à moins que, d’ici là, nous n’ayons trouvé refuge à bord d’un bâtiment… »

Ce serait l’éventualité la plus heureuse, celle sur laquelle, sans doute, il y aurait le plus à compter.

« En tout cas, Will, reprit Louis Clodion, ne nous ménagez pas… Nous sommes à votre disposition si la brise vient à mollir…

— Je le sais, mes jeunes messieurs, répondit Will Mitz, et je ne désespère pas de nous sauver tous !… Mais il est inutile de se fatiguer sans nécessité… Étendez-vous sous le prélart ou au fond de l’embarcation, et dormez… S’il le faut, je vous réveillerai… La nuit sera tranquille, je pense…

— Vous ne voulez pas que l’un de nous reste à l’écoute de la voile… proposa Axel Wickborn.

— Cela n’est pas indispensable, monsieur Axel et je suffirai à tout… Je vous le répète, si le vent obligeait à diminuer la voilure et à prendre les avirons, je vous appellerais… Croyez-moi, enveloppez-vous de vos couvertures, et dormez jusqu’au jour ! »

Les jeunes garçons firent ce que leur conseillait Will Mitz. Deux d’entre eux se glissèrent sous le taud auprès de M. Patterson ; les autres s’étendirent le long des bancs, et bientôt tous dormaient à bord.

Will Mitz, seul à l’arrière, tenait la barre d’une main, l’autre prête à mollir ou à raidir les écoutes de la voile et du foc. Un petit fanal, éclairant la boussole posée devant lui, lui indiquait si l’embarcation déviait de la route à suivre.

Ainsi s’écoulèrent de longues heures, sans que Will Mitz eut succombé un instant au sommeil. Trop de pensées agitaient son esprit, trop d’inquiétudes ! Soutenu par une inébranlable confiance en Dieu, il ne désespérait pas. Il était à l’arrière de ce canot, comme il était, l’autre nuit, sur la dunette de l’Alert, dirigeant l’un d’une main ferme, comme il avait dirigé l’autre. Mais, au lieu du solide navire qui portait ses jeunes compagnons et lui, ce n’était plus qu’une frêle embarcation, avec une réserve de vivres qu’une semaine épuiserait, qui allait les livrer à toutes les incertitudes de cette navigation, à tous les caprices, tous les dangers de la mer.

La brise persistant modérée et régulière, Will Mitz n’eut pas l’occasion de réveiller son petit monde, et si, à plusieurs reprises, se relevant, l’un ou l’autre, ils l’interrogeaient :

« Cela va bien… cela va bien », répondait-il.

Et, après un signe amical, allongés de nouveau sous leurs couvertures, ils s’abandonnaient au sommeil.

Dès l’aube, tous furent sur pied, même M. Patterson, qui se dégagea du taud et s’assit à l’avant.

Une belle journée s’annonçait. Le soleil se levait sur un horizon voilé de quelques brumes que ses premiers rayons ne tardèrent pas dissiper. Des risées couraient à la surface de la mer, zébrée de petite lames qui clapotaient le long de l’embarcation.

En premier lieu, et suivant son habitude, Tony Renault, comme il le faisait, à bord de l’Alert, s’occupa du déjeuner, thé qu’il fit chauffer sur le fourneau portatif, biscuit que l’on tira de l’une des caisses, puis quelques gouttes de brandy mêlées à l’eau douce.

Roger Hinsdale, s’adressant à Will Mitz, lui dit :

« Il faut dormir à votre tour… il le faut, si vous devez passer la nuit prochaine à la barre…

— Il le faut », ajouta Louis Clodion.

Will Mitz interrogea l’horizon du regard et, voyant la mer si calme, la brise si régulière :

« Je vais dormir deux heures », répondit-il.

Remettant la barre à Magnus Anders, après lui avoir donné quelques instructions, il alla s’étendre sous le taud.

Deux heures plus tard, ainsi qu’il l’avait dit, il reparut et vint à l’arrière.

Dès qu’il se fut assuré que l’embarcation était en bonne route, il observa le ciel et la mer.

Les conditions atmosphériques n’avaient point changé. Le soleil montait vers la méridienne sur un ciel pur. La température aurait été insoutenable avec la réverbération des eaux, si les fraîcheurs de la brise ne l’eussent adoucie.

Toutefois, si loin que la vue pût s’étendre, on n’apercevait ni la silhouette blanche d’une voile ni le panache noir d’une fumée. Les lorgnettes se promenèrent vainement le long de l’immense périmètre.

D’ordinaire, à cette époque de l’année, les navires anglais, français, américains, allemands, fréquentent ces parages ; limités au nord par l’archipel des Bermudes, à l’ouest par l’archipel des Indes Occidentales. Il est rare qu’une journée s’écoula sans que des bâtiments ne s’y croisent.

Aussi, Will Mitz se demandait-il si la tempête n’avait pas entraîné l’Alert plus au large qu’il ne le pensait, à une distance telle qu’elle ne pourrait être franchie en moins de deux ou trois semaines !… Et, bien avant même, les provisions seraient épuisées !… Il n’y aurait plus à compter que sur la pêche pour se procurer un peu de nourriture, et sur la pluie pour apaiser les tortures de la soif !…

Ces alarmantes réflexions, Will Mitz les gardait pour lui, affectant une confiance qu’il commençait à perdre.

La matinée s’acheva dans ces conditions que rien ne vint modifier. Une sorte de bonnette, maintenue par un tangon, ayant été hissée, la vitesse du canot s’accrut sous l’allure du vent arrière.

Le second déjeuner, moins sommaire que le premier, se composa de biscuit, de viande sèche, de légumes conservés qu’il suffisait de faire réchauffer, et de thé pour boisson. M. Patterson, s’habituant à cette situation, mangea avec quelque appétit. Ses jeunes compagnons, eux, dévorèrent à belles dents, et le cœur de Will Mitz se serrait en songeant aux terribles éventualités de l’avenir, si la navigation se prolongeait…

L’après-midi, les lignes, mises à la traîne, rapportèrent divers poissons, qui, bouillis dans l’eau de mer, augmentèrent le menu du dîner.

Puis, la nuit vint. Aucune voile n’avait été aperçue avant le coucher du soleil. Obligeant Louis Clodion et ses camarades à dormir comme la veille, Will Mitz resta au gouvernail jusqu’au jour.

Le lendemain, 28 septembre, le vent, qui avait légèrement molli entre le coucher et le lever du soleil, fraîchit à mesure que l’astre du jour montait vers le zénith. Dans la matinée, il fut nécessaire d’amener la bonnette. Avec la vitesse qui l’animait, le canot embarquait un peu d’eau par l’avant, et il devenait difficile d’éviter les embardées. Will Mitz, prévoyant le cas où il serait nécessaire de diminuer la voile, ne fit pas ses deux heures de sommeil.

Le vent paraissait d’autant mieux établi que le ciel, d’un bleu intense, était sans nuages. Bien que le soleil, depuis l’équinoxe, décrivit un arc diurne moins allongé, ses rayons obliques étaient d’une extrême ardeur. Aussi convenait-il de ménager l’eau douce, puisque seule la pluie permettrait de renouveler la provision à demi épuisée déjà. Il fallut se rationner, et chacun s’y soumit sans se plaindre.

Ce jour-là, vers trois heures de l’après-midi, une fumée s’allongea vers le nord-est, et l’on eut l’espoir de rencontrer un navire.

Cet espoir fut de courte durée. La silhouette d’un grand steamer apparut, mais à dix milles du canot. Il était impossible d’attirer son attention, et Will Mitz eut bientôt constaté qu’il ne croisait pas sa route.

En effet, une heure après, ce steamer avait dépassé l’embarcation, et on ne vit bientôt plus que les dernières volutes de sa fumée rabattues par la brise.

Avant le dîner, Tony Renault, Hubert Perkins et Albertus Leuwen prirent encore quelques poissons, qui furent accommodés comme la veille. D’ailleurs, il fallut aussi songer à économiser le charbon du fourneau.

Le lendemain, la navigation se poursuivit à peu près dans les mêmes conditions. Seulement, le vent ayant un peu halé le nord, on dut raidir les écoutes et marcher à l’allure du largue.

Ce n’est pas que la vitesse fût diminuée, mais le canot donnait parfois la bande, au point que son plat-bord rasait la surface de l’eau.

Will Mitz le soutenait avec la barre, rendant la main lorsqu’il menaçait de s’emplir, tandis que Tony Renault filait l’écoute de la voile.

Ce qui inquiétait Will Mitz, c’était que les appréhensions qu’il cherchait vainement à cacher commençaient à troubler ses jeunes compagnons.

Et, tout d’abord, M. Patterson, doué d’une moins grande endurance, parut ne pas devoir résister comme il l’avait fait jusqu’alors. Ce n’était pas qu’il fût abattu par le mal de mer, non ! Des accès de fièvre l’accablaient, accompagnés d’une soif brûlante. Et, pour l’apaiser, chacun lui eût volontiers abandonné sa part d’eau douce, bien réduite déjà. S’il s’affaiblissait encore, si le délire le prenait, — et parfois s’échappaient de sa bouche des paroles incohérentes, — que faire pour lui ?…

En outre, Axel Wickborn et Hubert Perkins furent en proie à de telles faiblesses, qu’ils ne pouvaient demeurer sur les bancs. Leur figure pâlie, leurs yeux caves, leur regard incertain, indiquaient qu’ils étaient à bout de forces, et il fallut les étendre près de M. Patterson.

La nuit du 29 au 30 septembre accrut encore les anxiétés de Will Mitz. Roger Hinsdale, Tony Renault, Magnus Anders, qui avaient montré jusqu’ici le plus d’énergie, les durent partager. Et, pour comble de malchance, le vent, jusqu’alors favorable à la marche du canot, marqua une tendance à mollir.

Voilà ce qu’il y avait le plus à redouter, ces calmes dont on ne prévoit pas la fin. Avec de nouveaux retards, les provisions qui diminuaient chaque jour, et l’eau douce qui serait bientôt réduite à quelques pintes, finiraient par manquer…

C’était le 26 au soir que l’embarcation avait abandonné l’Alert. Depuis quatre jours, le canot errait à l’aventure sur cette mer toujours déserte. Et lorsque Louis Clodion demanda combien de milles il avait pu faire en direction de l’ouest :

« Cent cinquante peut-être… répondit Will Mitz.

— Cent cinquante… s’écria John Howard, et nous n’apercevons pas encore la terre…

— Est-ce qu’il n’y a plus de terre de ce côté ?… » murmura Niels Harboe.

Will Mitz ne sut que répondre. La terre était là, mais à quelle distance, impossible même de l’estimer !

En réalité, s’il y avait des vivres pour quelques jours encore, il ne resterait d’eau douce que pour quarante-huit heures, à moins que la pluie ne vint à tomber.

Et, précisément, la sérénité du ciel enlevait tout espoir à cet égard. Ce vent, qui avait halé le nord, n’amenait pas un seul nuage. Le canot avait dû dériver vers le sud, et ce n’était pas en cette direction que se rencontrerait la côte américaine, mais bien le vaste Océan ouvert jusqu’aux limites de la mer Antarctique !

D’ailleurs, dans la nuit du 3 au 4 octobre, la brise tomba peu à peu, et, au lever de l’aube, la voile battait sur le mât.

Quel regard désespéré les plus énergiques jetèrent sur cette immensité !

Will Mitz, lui-même, croisant les mains, ne put qu’adresser ce dernier appel à la Providence :

« Mon Dieu… mon Dieu !… prenez-nous en pitié ! »

Une journée encore se passa sans changement, et, sous cette chaleur torride, il fallait sans cesse se relayer aux avirons. Ils n’étaient plus que quatre qui pussent encore le faire, Louis Clodion, Tony Renault, John Howard, Magnus Anders. Leurs camarades, brisés par la fatigue, minés par la fièvre, gisaient au fond de l’embarcation, et l’eau potable allait leur manquer…

Will Mitz, cependant, conservait assez d’énergie pour encourager ses jeunes compagnons. Il ne quittait la barre que pour prendre l’aviron à son tour. En vain espérait-il que le vent reviendrait ! Les rares nuages de l’horizon se dissipaient presque aussitôt. La voile ne battait plus, et, si on la laissait sur le mât, c’est qu’elle formait abri contre les brûlants rayons du soleil.

Cette situation ne pouvait se prolonger.

Pendant la nuit du 1er au 2 octobre, plusieurs de ces pauvres enfants eurent le délire. Ils criaient… ils appelaient leur mère… Sans l’incessante surveillance de Will Mitz, ils se fussent jetés à la mer sous l’empire d’effroyables hallucinations…

Enfin le jour parut, et, pour quelques-uns, ne serait-ce pas celui qui terminerait leurs souffrances ?…

Soudain un cri se fit entendre, — un cri qui échappait des lèvres de Louis Clodion :

« Navire ! »

XIV

AU TERME DU VOYAGE.

Le steamer Victoria, après avoir quitté la Dominique à destination de Liverpool, se trouvait à trois cent cinquante milles dans le sud-est des Antilles, lorsque les hommes de quart aperçurent le canot de l’Alert.

Le capitaine John Davis, aussitôt prévenu, donna l’ordre de se diriger vers cette embarcation. Était-elle abandonnée, ou contenait-elle quelques malheureux échappés à un naufrage ?…

Au moment où Louis Clodion avait poussé ce cri : « Navire ! » Will Mitz et deux ou trois autres s’étaient relevés et tendaient les bras vers le bâtiment en vue.

Les plus valides retrouvèrent alors quelque force, et le capitaine du Victoria n’eut pas à envoyer une embarcation pour les recueillir. Will Mitz et Louis Clodion aux avirons, Tony Renault à la barre, le canot ne tarda pas à ranger le flanc du steamer. On lança une amarre, l’échelle fut déployée. Cinq minutes après, tous les passagers de l’Alert étaient à bord du Victoria, où les attendaient l’accueil le plus bienveillant et aussi les soins dont ils avaient si grand besoin.

Les voilà donc sauvés, les pensionnaires d’Antilian School, les boursiers de Mrs Kethlen Seymour, et avec eux M. Horatio Patterson, et aussi ce courageux Will Mitz, auquel tous devaient leur salut !

Louis Clodion fit le récit de ce qui s’était passé depuis le départ de la Barbade. Le capitaine du Victoria apprit dans quelles conditions s’effectua la première traversée, alors que l’Alert était entre les mains d’Harry Markel et de sa bande, puis le voyage d’exploration à travers les Antilles, puis comment Will Mitz découvrit les desseins de ces misérables, comment ses jeunes compagnons et lui avaient dû fuir le navire en flammes, et enfin ce que venait d’être la navigation du canot pendant ces derniers jours.

Ainsi, l’Alert, que l’on croyait, à cette date, aux deux tiers de son voyage de retour, s’était englouti dans les profondeurs de l’Atlantique avec les pirates de l’Halifax, les fugitifs de la prison du Queenstown !

Et alors, au nom de ses camarades, la voix profondément émue, Louis Clodion remercia Will Mitz de tout ce que ce vaillant marin avait fait pour eux. En le pressant dans leurs bras, tous pleuraient de joie et de reconnaissance.

Le Victoria était un charbonnier de deux mille cinq cents tonneaux de jauge, qui, après avoir porté un chargement de houille à la Dominique, retournait sur lest précisément à Liverpool. Les passagers de l’Alert seraient donc ramenés directement en Angleterre. Or, comme le Victoria enlevait aisément ses quinze milles à l’heure, le retour de M. Horatio Patterson et des jeunes lauréats ne serait même pas retardé d’une semaine.

Il va sans dire que, dès cette première journée, grâce aux soins dont ils furent l’objet, aucun d’eux ne se ressentait des fatigues morales et physiques, des terribles épreuves par lesquelles ils avaient passé. Cela reculait déjà dans leurs souvenirs. Ils étaient tous à cette satisfaction, à cet immense bonheur d’en avoir fini avec les périls de la seconde traversée et les souffrances qu’ils avaient subies à bord du canot au milieu de l’Atlantique.

Quant à M. Patterson, en achevant une longue et intéressante conversation avec le capitaine du Victoria, dans laquelle s’entremêlèrent la figure de deux monstres, Harry Markel et le serpent de la Martinique, il s’exprima en ces termes :

« Décidément, capitaine, on a toujours raison de prendre les précautions les plus minutieuses avant de se mettre en voyage !… Suave mari magno, il est doux, comme l’a dit Lucrèce, il est doux, lorsque la mer est agitée, de se rappeler qu’on a fait son devoir !… Que serait-il arrivé si j’eusse disparu dans les profondeurs de l’Océan… si je n’étais pas revenu au port… si, pendant de longues années, on eût été sans nouvelles de l’économe d’Antilian School ?… Il est vrai, Mrs Patterson aurait pu profiter des suprêmes dispositions que j’avais cru devoir prendre !… Mais, grâce à Dieu, je vais être de retour à temps, et il n’y aura pas lieu d’y donner suite !… Finis coronat opus ! »

Probablement, le capitaine du Victoria ne comprit pas ce que le mentor lui disait, ni en latin ni même en sa langue, à propos de Mrs Patterson ; mais il n’insista pas et ne put que féliciter son nouveau passager d’avoir triomphé de tant de périls.

On le voit, M. Patterson avait repris toute possession de lui-même, toute liberté d’esprit. Et, alors, lui revint à la mémoire la fameuse citation latine qu’il n’était pas encore parvenu à traduire. D’ailleurs, Tony Renault n’entendait pas lui en faire grâce et, le lendemain, devant ses camarades :

« Eh bien, monsieur Patterson, et cette traduction ?… demanda-t-il.

— De votre phrase latine ?

— Oui.

Letorum rosam angelum ?…

— Non… non… rectifia Tony Renault, rosam angelum letorum…

— Ah ! qu’importe l’ordre de ces mots ?…

— Il importe, au contraire, monsieur Patterson !

— Voici qui est plaisant !

— C’est comme cela !… Et vous n’avez pas trouvé ?…

— J’ai trouvé que cela ne signifiait rien du tout…

— Erreur ! Il est vrai, j’ai oublié de vous prévenir que cette phrase ne peut se traduire qu’en français…

— Me direz-vous enfin ?…

— Oui… quand nous serons en vue de la côte anglaise ! »

Et, les jours suivants, c’est en vain que M. Patterson tourna et retourna ces mots vraiment cabalistiques ! Un latiniste comme lui pris au dépourvu !

Aussi, très ennuyé, très vexé, dès que le cri : « Terre ! » retentit à bord, mit-il Tony Renault en demeure de s’expliquer.

« Rien n’est plus simple, répondit le jeune loustic d’Antilian School.

— Eh bien ?…

Rosam angelum letorum signifie exactement en bon français : Rose a mangé l’omelette au rhum ! »

M. Patterson ne comprit pas tout d’abord, mais, quand il eut compris, il sursauta comme s’il venait de recevoir une décharge électrique, puis se voila la face en signe d’horreur.

Bref, après une heureuse traversée, à la date du 22 octobre, le Victoria donnait dans le canal de Saint-George, et, le soir même, il s’amarrait à son appontement des docks de Liverpool.

Des dépêches furent aussitôt lancées au directeur d’Antilian School et aux familles des jeunes pensionnaires, annonçant leur retour.

Dès le soir, les journaux relataient les faits dont l’Alert avait été le théâtre, et racontaient dans quelles conditions M. Horatio Patterson et les jeunes lauréats venaient d’être rapatriés en Angleterre.

Cette histoire eut un retentissement considérable. L’émotion fut grande, lorsqu’on apprit les détails de ce drame qui avait débuté dans la baie de Cork par le massacre du capitaine Paxton et de son équipage, et dont le dénouement s’était accompli en plein Océan avec l’engloutissement d’Harry Markel et de toute sa bande.

En même temps, par les soins de M. Ardagh, Mrs Kethlen Seymour était informée de ces événements. On imagine sans peine ce que dut être l’émotion de cette excellente et généreuse dame !… Que serait-il arrivé si elle n’avait eu la pensée d’assurer le passage de Will Mitz à bord de l’Alert !… Et quelle reconnaissance elle témoigna à ce brave marin devenu le héros du jour !… Maintenant, à Liverpool, Will Mitz n’avait plus qu’à attendre son embarquement comme second maître sur l’Elisa Warden.

Après avoir renouvelé au capitaine du Victoria les remerciements que méritait sa conduite, M. Patterson et les pensionnaires prirent un train de nuit. Le lendemain, ils rentraient à Antilian School.

À cette date, les vacances étant achevées, on se figure quel accueil les voyageurs reçurent, après les péripéties d’un tel voyage ! Il fallut en connaître tous les détails et, assurément, l’on en parlerait longtemps encore, toujours peut-être, pendant les heures de récréations. Malgré tant de dangers auxquels avaient échappé les passagers de l’Alert, combien de leurs camarades regrettèrent de ne point les avoir partagés ! Et, nul doute à cet égard, si quelque nouveau concours s’ouvrait pour l’obtention de bourses de voyage, les concurrents ne manqueraient pas !

Il est vrai, tout portait à croire qu’il ne se rencontrerait pas une autre bande de pirates pour s’emparer du navire affecté au transport des jeunes lauréats.

Cependant, tous devaient avoir hâte de revoir leurs familles qui les attendaient avec tant d’impatience, — et à quoi avait-il tenu qu’ils ne fussent jamais revenus de ce voyage aux Antilles !

Aussi, à l’exception d’Hubert Perkins, dont les parents habitaient Antigoa, de Roger Hinsdale, dont la famille habitait Londres, John Howard, Louis Clodion, Tony Renault, Niels Harboe, Axel Wickborn, Albertus Leuwen, Magnus Anders, partirent immédiatement pour Manchester, Paris, Nantes, Copenhague, Rotterdam, Gottenborg, désireux d’y passer quelques jours avant de revenir à Antilian School.

Cette histoire ne serait pas achevée de tous points, si elle ne rappelait une dernière fois l’attention sur M. Horatio Patterson.

Il va sans dire qu’au moment où les deux époux tombèrent dans les bras l’un de l’autre, la scène fut des plus touchantes. Non ! Mrs Patterson ne pouvait s’imaginer que son mari, cet homme si rangé, si méthodique, si en dehors de toutes les éventualités fâcheuses de la vie, eût été exposé à de tels dangers et s’en fût tiré avec tant de bonheur ! Mais ce que se disait cet excellent homme, c’est qu’il ne se risquerait plus jamais à braver les périls d’une traversée ! Il n’en sortirait peut-être pas si heureusement, non bis in idem, et Mrs Patterson admit sans conteste cet axiome de jurisprudence.

Lorsque M. Patterson déposa entre les mains de Mrs Patterson la prime de sept cents livres touchée à la Barbade, il ne put que lui exprimer son vif regret de n’y pas joindre le fameux trigonocéphale, présentement englouti dans les sombres abîmes de l’océan Atlantique. Quel bon effet ce serpent eût produit, sinon dans le salon de l’économat, du moins dans le cabinet d’histoire naturelle d’Antilian School !…

Et alors M. Patterson d’ajouter :

« Il ne nous reste plus maintenant qu’à prévenir le révérend Finbook, de la paroisse d’Oxford-street… »

Mrs Patterson ne put réprimer un sourire, et dit simplement :

« C’est inutile, mon ami…

— Comment… inutile ! » s’écria M. Patterson au comble de la surprise, et aussi de la stupéfaction.

Ceci demande une explication, la voici :

Par excès de précaution et dans sa fantastique manie d’ordre poussé à l’extrême en toutes choses, le méticuleux économe d’Antilian School, ne trouvant pas son testament suffisant pour régler ses affaires, avait imaginé de divorcer avant son départ. De cette façon, en cas que l’on fût sans nouvelles de lui, et même s’il ne devait jamais revenir, Mrs Patterson n’aurait pas à attendre des années et des années pour se trouver libérée de toute tutelle comme il est arrivé à des femmes de grands voyageurs dans d’aussi tristes circonstances. M. Patterson ne pouvait se faire à l’idée que, pendant son absence, sa succession ne serait point immédiatement réglée comme il convient pour des choses qui doivent être conduites avec ordre et méthode et que la chère compagne de sa vie, pour récompense de sa fidélité et de son affection, ne fût pas en mesure de disposer d’elle-même et de sa petite fortune comme il convient à une veuve.

Si les idées de M. Patterson étaient trop profondément enracinées pour qu’on songeât à lui opposer n’importe quelle bonne raison, sa digne épouse avait, elle aussi, ses principes bien arrêtés, si bien arrêtés qu’elle n’accepterait jamais un divorce, fut-ce dans ces conditions. Mais, en même temps que l’économe était très entêté, il était distrait prodigieusement — on a pu s’en rendre compte au cours de ce récit — et c’est sur cela que comptait Mrs Patterson pour que tout s’arrangeât selon son désir. D’accord avec un solicitor, vieil ami, conseiller d’Antilian School et des deux époux, elle avait feint de se prêter à toute espèce de démarches. Or, dans l’émotion si légitime que lui causait cet acte, ainsi que l’avait bien prévu Mrs Patterson, son mari ne s’était aperçu de rien.

« Non… monsieur Patterson, je n’avais point signé… Nous n’avons jamais été désunis par le divorce… et notre contrat est resté et restera ce qu’il était…

Ne varietur ! » répondit M. Horatio Patterson, en serrant tendrement dans ses bras Mrs Patterson.


FIN

  1. 17.500 francs.
  2. 15,000 francs.
  3. On sait ce que sont devenues ces deux îles, Cuba et Porto-Rico, depuis la guerre hispano-américaine de 1898.
  4. Actuellement on s'occupe de la cession des trois îles danoises aux États-Unis, et la question se discute dans les Chambres.
  5. Il convient de rappeler ici le désastre qui, quelques années plus tard, allait frapper la Martinique, dans la matinée du 8 mai 1902 ; tremblement de terre et éruptions ont détruit une partie de l'île. Saint-Pierre, située à vingt-deux kilomètres de Fort-de-France, fut ravagée par les vapeurs et les cendres que vomissait le cratère de la montagne Pelée. Des milliers d'habitants périrent par l'asphyxie due à l'inhalation de l'air chaud. D'ailleurs, l'île ne fut ravagée que du côté faisant face à la Mer des Caraïbes, qui est franchement volcanique.
  6. Un incendie en a détruit la plus grande partie en 1890.
  7. 40 millions de francs.