Bourses de voyage (1904)/Première partie/Chapitre XI

Hetzel (Tome Ip. 208-230).

XI

en mer.

Le lendemain, le soleil, ce ponctuel factotum de l’univers, — a dit Charles Dickens, — se leva sur un horizon épuré par une jolie brise. L’Alert n’avait plus aucune terre en vue.

Ainsi donc, Harry Markel s’était décidé à retarder l’exécution de ses criminels projets.

À tout prendre, il lui avait été facile de se donner pour le capitaine Paxton, puisque celui-ci n’était pas connu de ses futurs passagers, et qu’il ne restait pas à bord un seul homme de l’ancien équipage. Débarrassé de M. Patterson et de ses compagnons, il n’aurait plus rien eu à redouter, et l’Alert pourrait sans risques gagner les parages du Pacifique.

Mais voici que le plan de cet audacieux malfaiteur venait d’être tout à coup modifié. Ce qu’il voulait, à présent, c’était conduire le trois-mâts à destination, naviguer dans les mers antiliennes, accomplir jusqu’au bout le voyage projeté, laisser ces jeunes garçons toucher, à la Barbade, la prime qui complétait leur bourse de voyage, et ne les jeter à la mer qu’après le départ des Antilles.

Il y avait cependant grand danger à procéder de la sorte. Ce fut l’avis de quelques-uns, entre autres celui de Corty, bien qu’il se montrât très sensible à l’apport de l’argent. Ne se pouvait-il pas que le capitaine Paxton fût connu dans quelque île de l’Antilie, ou du moins l’un des hommes ?… Il est vrai, du reste, c’était chose admissible que l’équipage de l’Alert eût subi des changements avant son départ pour le voyage des Antilles.

« Soit, fit observer Corty, un ou deux matelots… Mais, le capitaine Paxton… comment, expliquer son absence ?…

— Ce serait impossible, en effet, répondit Harry Markel. Heureusement, en lisant les papiers de Paxton, je me suis assuré qu’il n’est jamais allé aux Indes occidentales, ni sur l’Alert ni sur un autre navire. Il est donc permis de croire qu’il n’y est point connu… D’ailleurs, que nous ayons quelque danger à courir, je l’accorde, et cela en vaut la peine, cette somme promise par Mrs Kethlen Seymour aux boursiers d’Antilian School…

— Je pense comme Harry, dit alors John Carpenter. C’est un coup à risquer !… L’important était de quitter Queenstown, et nous en voici déjà à une trentaine de milles… Quant à la prime que doivent toucher M. Patterson et chacun de ces gentlemen…

— Chacun de nous la touchera tout entière, répondit Harry Markel, puisque nous ne sommes que dix, comme ils sont dix.

— Bien calculé, déclara le maître d’équipage, et, en y ajoutant la valeur du trois-mâts, bonne affaire !… Je me charge d’en faire comprendre les avantages à nos compagnons…

— Qu’ils comprennent ou non, répondit Harry Markel, c’est résolu. Que chacun veille à remplir son rôle pendant la traversée et ne se compromette ni en actes ni en paroles ! J’y tiendrai la main ! »

Finalement, Corty se rendit aux arguments d’Harry Markel, et, peu à peu, ses inquiétudes se calmeraient, en songeant aux bénéfices futurs. Puis, ainsi que l’avait dit John Carpenter, les prisonniers de Queenstown étaient maintenant à l’abri de la police, et, en mer, ils n’avaient à craindre aucune poursuite.

Bref, le plan d’Harry Markel, si audacieux qu’il fût, reçut l’approbation générale, et il n’y eut plus qu’à laisser marcher les choses.

Pendant la matinée, Harry Markel voulut encore revoir les papiers du bord, et plus spécialement ceux du capitaine Paxton en ce qui concernait le voyage et l’exploration des Antilles, conformément au programme.

Sans doute, à tous égards, il eût été préférable de rallier directement la Barbade, où les passagers devaient rencontrer Mrs Kethlen Seymour et recevoir la prime en question. Alors, au lieu d’aller d’îles en îles, Harry Markel, en quittant la Barbade, aurait mis le cap au large… Dans la nuit, les passagers eussent été jetés à la mer. Puis l’Alert se fût dirigé vers le sud-est, afin de doubler le cap de Bonne-Espérance.

Mais Mrs Kethlen Seymour avait tracé un itinéraire auquel il fallait se conformer en tous points. M. Horatio Patterson et ses compagnons de voyage le connaissaient, et, à son tour, Harry Markel en dut prendre connaissance.

Cet itinéraire avait été logiquement établi, puisque l’Alert devait atteindre l’Antilie par le nord et suivre le long chapelet des îles du Vent, en descendant vers le sud.

La première escale se ferait à Saint-Thomas et la seconde à Sainte-Croix, où Niels Harboe et Axel Wickborn mettraient le pied sur les possessions danoises.

La troisième escale permettrait à l’Alert de mouiller au port de l’île Saint-Martin, qui est à la fois française et hollandaise, et dans laquelle était né Albertus Leuwen.

La quatrième escale s’effectuerait à Saint-Barthélemy, seule possession suédoise des Antilles, lieu de naissance de Magnus Anders. À la cinquième escale, Hubert Perkins visiterait l’île anglaise d’Antigoa, et, à la sixième, Louis Clodion, l’île française de la Guadeloupe.

Enfin l’Alert débarquerait, pendant les dernières escales, John Howard à l’île anglaise de la Dominique, Tony Renault à l’île française de la Martinique et Roger Hinsdale à l’île anglaise de Sainte-Lucie.

Après ces neuf relâches, le capitaine Paxton devait mettre le cap sur l’île anglaise de la Barbade, où résidait Mrs Kethlen Seymour. Là, M. Horatio Patterson présenterait les neuf lauréats d’Antilian School à leur bienfaitrice. C’est là qu’ils la remercieraient de ses bontés ; c’est de là qu’ils repartiraient pour revenir en Europe.

Tel était le programme destiné à être suivi de point en point par le capitaine de l’Alert et auquel Harry Markel aurait à se conformer. Il importait même, dans l’intérêt de ces malfaiteurs, qu’il ne subit aucune modification. À la seule condition que l’infortuné Paxton ne fût pas connu aux Antilles — ce qui était plus que probable — les projets d’Harry Markel avaient grande chance de réussir, et nul ne soupçonnerait l’Alert d’être tombé entre les mains des pirates de l’Halifax.

Quant à la traversée de l’Atlantique sur un bon navire, à cette époque de l’année où les alizés traversent la zone tropicale, il y avait lieu de croire qu’elle s’accomplirait dans les conditions les plus favorables.

En quittant les eaux anglaises, Harry Markel avait donné la route au sud-ouest au lieu du sud-est — ce qu’il aurait fait si ses passagers eussent disparu pendant la nuit précédente. L’Alert aurait cherché à gagner la mer des Indes, puis l’Océan Pacifique dans le plus court délai. Maintenant, il s’agissait de rallier les parages de l’Antilie en coupant le Tropique du Cancer à peu près sur le soixante-dixième méridien. Aussi le trois-mâts, tout dessus, même ses cacatois, ses flèches et ses voiles d’étais, cinglait-il, tribord amures, sous une brise fraîchissante, qui lui valait ses onze milles à l’heure.

Cela va sans dire, personne ne souffrait du mal de mer. Très soutenu par sa voilure qui l’appuyait sur bâbord, à la surface de cette houle longue et régulière, l’Alert roulait à peine et s’élançait d’une lame à l’autre avec tant de légèreté que le tangage y était presque insensible.

Toutefois, et quoi qu’il y en eût, dans l’après-midi, M. Patterson ne laissa pas de ressentir un certain malaise. Il est vrai, grâce à la prudence de Mrs Patterson, et conformément à la fameuse formule Vergall, sa valise renfermait divers ingrédients qui, à en croire les gens les mieux informés, permettent de combattre avec succès ledit mal de mer qu’il appelait savamment « pélagalgie ».

Et, en outre, pendant la dernière semaine passée à Antilian School, le prévoyant économe n’avait point négligé de recourir à des purgations variées et progressives, afin de se trouver dans les meilleures conditions sanitaires pour résister aux taquineries de Neptune. C’est, dit-on, une précaution préparatoire tout indiquée par l’expérience, et le futur passager de l’Alert l’avait scrupuleusement prise.

Ensuite — recommandation infiniment plus agréable, celle-ci — M. Horatio Patterson, avant de quitter Queenstown pour embarquer sur l’Alert, avait fait un excellent déjeuner en compagnie des jeunes boursiers, qui lui portèrent les toasts les plus rassurants.

Du reste, M. Patterson savait que l’endroit du bord où les secousses sont le moins ressenties est le centre du navire. Le tangage et le roulis les rendent plus violentes, soit à l’avant, soit à l’arrière. Aussi, dès le début, pendant les premières heures de navigation, il crut pouvoir demeurer sur la dunette. On le vit donc s’y promener de long en large, les jambes écartées, en vrai marin, de manière à mieux assurer son équilibre, et ce digne homme conseilla à ses compagnons de suivre son exemple. Mais, paraît-il, ceux-ci dédaignaient ces précautions, que n’exigeaient ni leur tempérament ni leur âge.

Ce jour-là, M. Horatio Patterson ne sembla pas prendre sa part du déjeuner avec autant d’appétit que la veille, bien que le maître coq eut fait convenablement les choses. Puis, au dessert, n’éprouvant pas le besoin de se promener, il s’assit sur un des bancs de la dunette, regardant Louis Clodion et ses camarades, qui allaient et venaient autour de lui. Après le dîner, auquel il ne toucha que du bout des lèvres, Wagah le reconduisit à sa cabine et l’étendit dans son cadre, la tête un peu relevée, les yeux clos avant le sommeil.

Le lendemain, M. Patterson quitta son lit, assez peu dispos, et prit place sur un pliant à la porte du carré.

Lorsque Harry Markel passa près de lui :

« Rien de nouveau, capitaine Paxton ?… demanda-t-il d’une voix un peu affaiblie.

— Rien de nouveau, monsieur, répondit Harry Markel.

— Même temps ?…

— Même temps et même brise.

— Vous ne prévoyez pas de changement ?…

— Non, si ce n’est que le vent a une certaine tendance à fraîchir.
« voulez-vous me permettre de vous octroyer un conseil ?… »

— Alors… tout va bien ?…

— Tout va bien. »

Peut-être M. Patterson pensa-t-il en son for intérieur que tout n’allait pas aussi bien que la veille. Peut-être ferait-il mieux de se donner quelque mouvement. Donc, après s’être remis sur pied, et s’appuyant de la main droite contre la lisse, il marcha de la dunette au grand mât. C’était une recommandation, parmi tant d’autres, de la formule Vergall, dont un passager doit tenir compte au début d’une traversée. En se maintenant dans la partie centrale du navire, il espérait supporter sans trop d’inconvénient ces mouvements de tangage, plus désagréables que les mouvements de roulis, ceux-ci presque nuls, puisque l’Alert présentait une bande assez prononcée sur bâbord.

Tandis que M. Patterson déambulait ainsi d’un pas incertain, il se croisa à plusieurs reprises avec Corty, qui crut devoir lui dire :

« Voulez-vous me permettre de vous octroyer un conseil ?…

— Octroyez, mon ami.

— Eh bien… c’est de ne pas regarder au large… Cela trouble moins…

— Cependant, répondit M. Patterson, en se retenant à un taquet de tournage, j’ai lu dans les instructions à l’usage des voyageurs… qu’il est recommandé de fixer les yeux sur la mer… »

En effet, cette dernière recommandation se trouve dans la formule, mais la première également, bien qu’elles paraissent se contredire. Au surplus, M. Patterson était résolu à les suivre toutes, quelles qu’elles fussent. C’est pourquoi Mrs Patterson l’avait muni d’une ceinture de flanelle rouge qui faisait trois fois le tour de son corps et le sanglait comme un baudet.

En dépit de ces précautions, pourtant, le mentor se sentait de moins en moins à son aise. Il lui semblait que son cœur se déplaçait, oscillait dans sa poitrine comme un pendule, et, lorsque Wagah piqua l’heure du déjeuner, laissant les jeunes garçons se rendre dans le carré, il resta au pied du grand mât.

Et alors Corty, affectant un sérieux qu’il n’avait point, de lui dire :

« Voyez-vous, monsieur, si vous n’êtes point tout à fait dans votre assiette, c’est que vous n’obéissez pas aux balancements du navire, lorsque vous êtes assis…

— Cependant, mon ami, il serait difficile d’obéir…

— Si… monsieur… Regardez-moi… »

Et Corty prêcha d’exemple, se penchant en arrière, lorsque l’Alert donnait du nez dans la lame, se penchant en avant, lorsque son arrière se plongeait dans l’écume du sillage.

M. Patterson se leva alors, mais ne parvint point à garder son équilibre, et murmura :

« Non… impossible… Aidez-moi à me rasseoir… La mer est trop mauvaise…

— Mauvaise… la mer… Mais c’est de l’huile… monsieur… c’est de l’huile ! » affirma Corty.

Il va de soi que les passagers n’abandonnaient point M. Patterson à son malheureux sort. Ils venaient à chaque instant s’enquérir de son état… Ils essayaient de le distraire en causant… Ils lui donnaient des conseils, en rappelant que la formule indiquait encore nombre de prescriptions pour prévenir le mal de mer, et, docile, M. Patterson ne se refusait point à en essayer.

Hubert Perkins alla dans le carré chercher un flacon de rhum. Puis il remplit un petit verre de cette liqueur, si efficace pour remettre le cœur, et M. Patterson but à petites gorgées.

Une heure après, ce fut de l’eau de mélisse qu’Axel Wickborn lui apporta et dont il avala une grande cuillerée.

Les troubles continuaient cependant, descendant jusqu’à la cavité stomacale, et le morceau de sucre imbibé de kirsch ne put les apaiser.

Le moment approchait donc où M. Patterson, de jaune devenu pâle, serait contraint de réintégrer sa cabine, où il était à craindre que le mal ne vînt à empirer. Louis Clodion lui demanda s’il avait bien observé toutes les précautions indiquées dans la formule.

« Oui… oui !… balbutia-t-il en n’ouvrant la bouche que le moins possible. J’ai même sur moi un petit sachet que m’a confectionné Mrs Patterson et qui renferme quelques pincées de sel marin… »

Et, vraiment, si le sachet en question n’amenait aucun résultat, si, après la ceinture de flanelle, le sel marin restait inefficace, il n’y aurait plus rien à faire !

Les trois jours qui suivirent, pendant lesquels il venta fraîche brise, M. Patterson fut abominablement malade. Malgré de pressantes invitations, il ne voulut point quitter sa cabine, retourna ad vomitum, — ainsi dit l’Écriture, — et ce qu’il eût dit sans doute, s’il avait eu la force d’émettre une citation latine.

Il lui revint alors à la mémoire que Mrs Patterson lui avait préparé un sac contenant des noyaux de cerises. Toujours à s’en rapporter à la formule de Vergall, il suffisait de garder dans sa bouche un de ces noyaux hygiéniques pour empêcher le mal de mer ou de se produire ou de se continuer. Or, comme il en avait au moins une centaine, le mentor pourrait remplacer ledit noyau s’il venait à l’avaler.

M. Patterson pria donc Louis Clodion d’ouvrir le sac aux noyaux de cerise et d’en extraire un, qu’il plaça entre ses lèvres. Hélas ! presque aussitôt, dans un violent hoquet, le noyau s’échappa comme la balle d’une sarbacane.

Que faire, décidément ?… N’y avait-il plus de prescriptions à suivre ?… Avait-on épuisé toute la série des moyens prohibitifs ou curatifs ?… Est-ce qu’il n’était pas recommandé de manger un peu ?… Oui, comme aussi de ne pas manger du tout…

Les jeunes garçons ne savaient plus comment traiter M. Patterson arrivé au dernier degré de prostration. Et, pourtant, ils restaient près de lui le plus possible, ils évitaient de le laisser seul. Ils le savaient, on recommande bien de distraire le malade, de chasser la mélancolie à laquelle il s’abandonne… Or, la lecture même des auteurs favoris de M. Patterson n’aurait pu amener ce résultat.

Au surplus, comme c’était de l’air frais qu’il lui fallait surtout, et qu’il en eût manqué dans sa cabine, Wagah lui prépara un matelas sur le pont à l’avant de la dunette.

Et ce fut là que se coucha M. Horatio Patterson, convaincu, cette fois, que l’énergie et la volonté ne valaient pas mieux contre le mal de mer que les différentes prescriptions énumérées dans la formule thérapeutique.

« En quel état il est, notre pauvre économe !… dit Roger Hinsdale.

— C’est à croire qu’il a sagement fait en prenant ses dispositions testamentaires ! » répondit John Howard.

Pure exagération, d’ailleurs, car on ne meurt pas de ce mal-là.

Enfin, l’après-midi, comme les nausées reprenaient de plus belle, intervint l’obligeant steward qui dit :

« Monsieur, je connais encore un remède qui réussit quelquefois…

— Eh bien… que ce soit cette fois-ci, murmura M. Patterson, et indiquez-le s’il en est temps encore !

— C’est de tenir un citron à la main pendant toute la traversée… jour et nuit…

— Donnes-moi un citron », remurmura M. Patterson, d’une voix entrecoupée de spasmes.

Wagah n’inventait rien et ne plaisantait pas. Le citron figure dans la série des remèdes imaginés par les spécialistes contre le mal de mer.

Par malheur, celui-ci ne fut pas moins inefficace que les autres ! M. Patterson, plus jaune que le fruit de cette famille des arrantiacées, eut beau le tenir dans sa main, le presser de ses cinq doigts à en faire jaillir le jus, il n’éprouva aucun soulagement, et son cœur continua d’osciller dans sa poitrine.

Après cette dernière tentative, M. Patterson essaya des lunettes dont les verres avaient été teintés d’une légère couche de vermillon. Cela ne réussit pas davantage, et il semblait que la pharmacie du bord fût épuisée. Tant que M. Patterson aurait la force d’être malade, il le serait, sans doute, et il n’y avait plus rien à attendre que de la seule nature.

Cependant, après le steward, Corty vint encore proposer un suprême remède à son tour :

« Avez-vous du courage, monsieur Patterson ? » demanda-t-il.

D’un signe de tête, M. Patterson répondit qu’il n’en savait rien.

« De quoi s’agit-il ?… s’informa Louis Clodion, qui se défiait de cette thérapeutique marine.

— Tout simplement d’avaler un verre d’eau de mer… répondit Corty. Cela produit souvent des effets… extraordinaires !

— Voulez-vous essayer, monsieur Patterson ?… reprit Hubert Perkins.

— Tout ce qu’on voudra ! gémit l’infortuné.

— Bon, fit Tony Renault, ce n’est pas la mer à boire.

— Non… un verre seulement », déclara Corty, qui envoya une baille par-dessus le bord et la rehissa pleine d’une eau dont la limpidité ne laissait rien à désirer.

M. Patterson, — et il faut convenir qu’il y mettait une véritable énergie, — ne voulant point mériter le reproche de ne pas avoir tout essayé, se releva à demi sur son matelas, prit le verre d’une main tremblotante, le porta à ses lèvres et avala une bonne gorgée.

Ce fut la coup de grâce. Jamais nausées ne furent accompagnées de pareils spasmes, de pareilles contractions, de pareilles convulsions, de pareilles distorsions, de pareilles expectorations, et si tous ces mots n’ont pas une signification identique, ce jour-là, du moins, s’accordèrent-ils pour enlever au patient la connaissance des choses extérieures.

« Impossible de le laisser dans cet état, et il sera mieux dans sa cabine… dit Louis Clodion.

— C’est un homme à fourrer sur son cadre, déclara John Carpenter, dût-on ne l’en tirer qu’à l’arrivée à Saint-Thomas ! »

Et peut-être le maître d’équipage pensait-il que, si M. Patterson rendait le dernier soupir avant d’arriver aux Antilles, ce seraient sept cents livres de moins à partager entre ses compagnons et lui…

Aussitôt il appela Wagah pour aider Corty à transporter le malade, lequel fut couché sans avoir conscience de ce qu’on faisait de sa machine humaine.

Et, maintenant, puisque les remèdes intérieurs avaient été inefficaces, on résolut d’appliquer les remèdes extérieurs, qui ne seraient peut-être pas sans effet. Roger Hinsdale suggéra l’idée de s’en tenir, entre toutes les prescriptions de la fameuse formule, à la seule dont on n’eût pas encore usé, et dont on pourrait attendre d’heureuses conséquences.

M. Patterson, qui n’aurait même pas fait un geste de protestation, si on l’eut écorché vif, fut dépouillé de ses vêtements jusqu’à la ceinture, et l’on soumit son estomac à des frictions réitérées avec un linge imbibé de collodion liquide.

Et il ne faudrait pas s’imaginer qu’il fût l’objet d’un frottement doux et régulier, dû à une main caressante ! Loin de là !… Le vigoureux Wagah — à tour de bras, pourrait-on dire — s’acquitta de cette tâche avec telle conscience, que le mentor ne serait que juste en triplant sa gratification à la fin du voyage…

Bref, pour une raison ou pour une autre, peut-être parce que, là où il n’y a plus rien, la nature perd ses droits comme le plus puissant des souverains, peut-être parce que le patient était tellement vidé que ce vide lui faisait horreur, le mentor fit signe qu’il en avait assez. Puis, se retournant sur le flanc, son estomac appuyé contre le bord du cadre, il tomba dans une complète insensibilité.

Ses compagnons le laissèrent reposer, prêts à venir au premier appel. Après tout, rien

d’impossible à ce que M. Patterson reprit le dessus avant la fin de la traversée, et qu’il eût recouvré la plénitude de ses facultés morales et physiques lorsqu’il mettrait le pied sur la première île de l’archipel antilian.

Mais, assurément, cet homme sérieux et pratique aurait le droit de tenir pour erronée, pour trompeuse, cette formule Vergall, qui lui inspirait tant de confiance et ne comptait pas moins de vingt-huit prescriptions !…

Et qui sait ?… N’était-ce pas la vingt-huitième à laquelle il fallait ajouter foi, et dont voici les termes exacts :

« Ne rien faire pour se préserver du mal de mer ! »