Bourses de voyage (1904)/Première partie/Chapitre VIII

Hetzel (Tome Ip. 143-165).

VIII

à bord.

Le trajet de M. Patterson et des pensionnaires d’Antilian School s’était effectué dans de bonnes conditions. Ils avaient pris un vif intérêt aux moindres incidents de la route. Une véritable échappée d’oiseaux hors de leur cage, — des oiseaux parfaitement apprivoisés et qui devaient y revenir ! Et cela ne faisait que commencer.

Assurément ces jeunes garçons n’en étaient pas à leur premier voyage en chemin de fer ou en bateau. Tous avaient même franchi l’océan Atlantique, lorsqu’ils étaient venus des Antilles en Europe. Mais de là à dire que la mer n’avait plus de secrets pour eux, non ! C’était à peine s’il leur restait souvenir de cette traversée. Le plus âgé d’entre eux avait au plus une dizaine d’années, lorsqu’il avait mis le pied en Angleterre. La navigation à bord de l’Alert serait donc chose nouvelle pour eux. Quant au mentor, c’était la première fois qu’il allait s’aventurer sur le perfide élément, à son extrême satisfaction.

« Hoc erat in votis ! » répétait-il, dix-huit cents ans après Horace.

En descendant du train à Bristol, la petite troupe, dès cinq heures, prit le paquebot qui effectue un service régulier entre l’Angleterre et l’Irlande, un parcours de deux cents milles environ.

Ce sont de beaux navires, ces paquebots, bien aménagés, de marche rapide, enlevant leurs dix-sept milles à l’heure. On se trouvait dans une période de calme. Rien qu’une légère brise. D’ordinaire, l’entrée du canal de Saint-George, lorsqu’on a dépassé Milford Haven et les extrêmes pointes du pays de Galles, est assez dure. Il est vrai, on est à peu près à moitié route, mais les passagers n’en sont pas moins éprouvés pendant une demi-journée encore. Cette fois, ils se seraient crus en partie de yachtmen sur les tranquilles eaux du lac Lomond ou du lac Katrine au pays de Rob Roy, en pleine Écosse.

M. Horatio Patterson n’avait point souffert dans le canal de Saint-George, et il en tirait les plus favorables augures pour l’avenir. À l’entendre, d’ailleurs, un homme bien constitué, prudent, énergique, n’avait rien à redouter du mal de mer.

« Une question de volonté, répétait-il, pas autre chose ! »

Ce fut dans ces bonnes dispositions de corps et d’âme que le mentor et les lauréats arrivèrent au port de Queenstown. Très vraisemblablement, ils n’auraient pas le loisir de visiter cette ville, non plus que Cork, sa métropole.

On le comprend, tous ressentaient le plus violent désir d’être à bord de l’Alert, d’avoir mis le pied sur ce bâtiment frété pour eux, — autant dire un yacht de plaisance, — de prendre possession de leur cabine, de se promener du gaillard d’avant au gaillard d’arrière, d’entrer en rapport avec le capitaine Paxton et son équipage, de faire leur premier repas à la table du carré, d’assister à toutes les manœuvres d’un appareillage auquel ils prêteraient la main, pour peu que cela fût nécessaire.

Il ne fut donc pas question de déambuler par les rues de Queenstown, et si l’Alert eût été mouillé dans le port, M. Patterson et ses jeunes compagnons s’y fussent immédiatement embarqués. Or, il était tard, près de neuf heures du soir. Le lendemain, on se rendrait à l’anse Farmar.

Il y eut là une légère déception, car tous espéraient bien passer cette première nuit à bord, blottis dans leurs cadres superposés « comme les tiroirs d’une commode », disait Tony Renault, et quelle satisfaction de dormir au fond de ces tiroirs !

Mais il fallait remettre l’embarquement au matin.

Cependant, dès le soir même, Louis Clodion et John Howard prirent heure avec un marin du port, qui promit de les mener dans son canot au mouillage de l’Alert. Sur les demandes qui lui furent posées, il indiqua la situation de l’anse Farmar à l’entrée de la baie, distante d’environ deux milles. Si même ils l’eussent voulu, on les y aurait conduits dès leur arrivée, et les plus impatients se montrèrent d’avis d’accepter la proposition. Une promenade nocturne à travers la baie, par ce temps chaud et calme, cela ne pouvait être que très agréable.

M. Patterson ne crut pas devoir y consentir. On ne serait pas en retard en se présentant le lendemain au capitaine Paxton, puisque le départ avait été fixé au 30 juin. Très certainement, les lauréats n’étaient point attendus avant cette date.

Puis la soirée s’avançait… Dix heures sonnaient aux horloges de Queenstown… Nul doute que le capitaine Paxton et son équipage ne fussent couchés déjà… À quoi bon les réveiller ?…

« Eh ! s’écria Tony Renault, si nous étions à bord, peut-être l’Alert lèverait-il l’ancre cette nuit même ?…

— N’en croyez rien, mon jeune monsieur, déclara le marin. Il est impossible d’appareiller, et qui sait si ces calmes ne dureront pas quelques jours encore…

— Vous pensez, monsieur l’homme de mer ?… demanda M. Patterson.

— C’est à craindre…

— Eh bien, dans ce cas, reprit M. Patterson, mieux vaudrait peut-être nous installer dans un hôtel de Cork ou de Queenstown jusqu’au moment où un vent favorable gonflerait nos voiles…

— Oh ! monsieur Patterson… monsieur Patterson !… s’écrièrent Magnus Anders et quelques autres, ne pouvant réprimer un mouvement de dépit.

— Cependant… chers élèves… »

On discuta, et le résultat de la discussion fut que l’on irait à l’hôtel pour la nuit, et que dès l’aube, à la marée descendante, l’embarcation retenue transporterait les passagers à l’anse Farmar.

En outre, M. Patterson fit cette réflexion, on ne peut plus naturelle chez un comptable : à s’installer à bord, les dépenses d’hôtel seraient évitées, et cela en valait la peine. Au surplus, rien n’empêcherait de revenir à Queenstown et à Cork, si le départ devait être reculé de quelques jours, faute de vent.

M. Patterson et les lauréats se firent donc conduire à un hôtel situé sur le quai. Ils se couchèrent, ils dormirent d’un bon sommeil, et, le lendemain, après un premier déjeuner, thé et sandwiches, ils prirent place dans le canot qui devait les conduire à bord de l’Alert.

On ne l’a point oublié, la brume s’était dissipée à ce moment. Aussi, dès que l’embarcation se fut avancée d’un mille, l’anse Farmar apparut au détour d’une pointe qui la limitait au nord.

« L’Alert !… s’écria Tony Renault, montrant le seul bâtiment qui fût alors à ce mouillage.

— Oui… mon jeune monsieur, l’Alert… répondit le patron du canot. Un joli navire, je vous assure !

— Vous connaissez le capitaine Paxton ?… demanda Louis Clodion.

— Je ne le connais point, et il est rarement venu à terre. Mais il passe pour un excellent marin, et il a un bon équipage sous ses ordres.

— Quel beau trois-mâts !… s’écriait Tony Renault, dont l’admiration était largement partagée par son camarade Magnus Anders.

— C’est un véritable yacht ! » dit Roger Hinsdale dont l’amour-propre fut flatté que Mrs Kethlen Seymour eût mis ce superbe bâtiment à leur disposition.

Un quart d’heure après, le canot accostait l’Alert au bas de l’échelle de tribord.

On le sait, ainsi que cela avait été convenu, le patron et ses deux hommes étaient restés dans le canot, qui reprit aussitôt la direction du port.

On sait aussi dans quelles conditions les présentations furent faites, comment Harry Markel reçut les voyageurs sous le nom du capitaine Paxton. Après cela, John Carpenter, en qualité de maître d’équipage, offrit ses services et proposa aux passagers de les conduire au carré, où leurs cabines étaient préparées.

Auparavant, M. Patterson crut devoir se dépenser en nouveaux compliments à l’adresse du capitaine. Il se félicitait que Mrs Kethlen Seymour eût confié le sort de sa jeune troupe d’excursionnistes à un commandant aussi distingué et de si excellente réputation dans le monde maritime… Sans doute, puisqu’ils se hasardaient à fouler le sein de Téthys, ils s’exposaient à quelques dangers… Mais, avec le capitaine Paxton, sur un aussi bon navire que l’Alert, avec un équipage aussi expérimenté, on pouvait braver les colères de Neptune…

Harry Markel restait froid, impassible, devant ce débordement de congratulations. Il se contenta de répondre que ses hommes et lui s’emploieraient de leur mieux pour que les passagers de l’Alert eussent toute satisfaction pendant ce voyage.

Et, maintenant, il s’agissait de visiter le navire « depuis le fond de la cale jusqu’à la pomme des mâts », ainsi que le répétait Tony Renault.

Que cela dût intéresser au plus haut point ces jeunes garçons, on ne saurait s’en étonner. N’était-ce pas la demeure, la ville flottante qui leur avait été choisie pour une saison de trois mois ?… N’était-ce pas comme une partie d’Antilian School, détachée du Royaume-Uni, qu’ils allaient habiter durant ce voyage ?…

Ce fut, en premier lieu, le carré, à l’intérieur de la dunette, où devaient être pris les repas en commun, la table de roulis au milieu, les bancs avec leurs dossiers mobiles, les lampes et leurs suspensions à la cardan, les divers ustensiles accrochés à la partie du mât d’artimon qui traversait la table, la claire-voie grillagée que pénétrait largement la lumière du dehors, l’office, dans lequel assiettes, carafes, verres et autres objets étaient assujettis contre le roulis et le tangage.

Puis, en abord, de chaque côté, s’ouvraient les cabines des passagers, pourvues de leurs cadres, de leur toilette, de leur petite armoire, éclairées par un hublot à verre lenticulaire percé dans les parois de la dunette. C’était en ces cabines que seraient groupés les boursiers par nationalité : — à bâbord, Hubert Perkins et John Howard dans la première, Roger Hinsdale seul dans la seconde, Louis Clodion et Tony Renault dans la troisième, — à tribord, Niels Harboe et Axel Wickborn dans la quatrième, dans la cinquième, Albertus Leuwen, et, dans la sixième, Magnus Anders.

Quant à la cabine réservée à M. Horatio Patterson, qui faisait pendant à celle du capitaine, à droite en entrant dans le carré, elle prenait vue sur le devant de la dunette, un peu plus spacieuse que celles de ses jeunes compagnons. À la rigueur, il aurait pu se considérer comme le second de l’Alert, et aurait eu le droit de porter deux galons sur les manches de sa redingote.

Il va sans dire que la prévoyance de Mrs Kethlen Seymour n’avait rien oublié de ce qui pouvait assurer le confort et l’hygiène des jeunes Antilians. Qu’il n’y eût point de médecin à bord, soit, et vraiment il n’y avait lieu de prévoir ni maladie ni aucun accident grave pendant cette traversée. Le mentor saurait bien réprimer les imprudences des plus audacieux de la bande. Cependant la pharmacie de l’Alert était amplement fournie des drogues d’un usage courant. Et puis, en cas de mauvais temps, vent et rafales, les passagers pourraient se vêtir en matelots. Ni les surouets ni les capotes et pantalons de toile cirée ne manquaient dans chaque cabine.

On ne s’étonnera pas si Tony Renault et quelques autres voulurent se « mateloter » dès leur arrivée à bord. Pour ce qui concerne M. Horatio Patterson, fidèle au chapeau de haute forme, fidèle à la redingote noire, fidèle à la cravate blanche, il eût cru indigne de son caractère et de sa respectabilité d’endosser la vareuse marine et de se coiffer du surouet traditionnel.

Ce n’était pas, du reste, par ce temps calme, sur les tranquilles eaux de cette baie de Cork, alors que le trois-mâts ne ressentait même pas les ondulations de la houle, qu’il y avait lieu de rien changer à ses habitudes. À la condition que Mrs Patterson se fût trouvée près de lui, il ne lui aurait pas semblé qu’il eût quitté son appartement d’Antilian School. Peut-être même ne voyait-il pas grande différence entre l’anse Farmar et Oxford Street, si ce n’est que les passants y étaient en moins grand nombre.

Le carré visité, les valises mises en place dans chaque cabine, commença l’inspection du navire, dont John Carpenter fit les honneurs, répondant à toutes les questions que lui posaient plus particulièrement Tony Renault et Magnus Anders. Sur la dunette, la roue du gouvernail et l’habitacle furent regardés par eux avec une extrême attention, et, sans doute, à ces futurs marins, la main leur démangeait-elle de prendre la barre, de mettre le cap au nord-nord-est quart d’est ou au sud-sud-ouest demi-quart de sud. Redescendus sur le pont, les jeunes garçons le parcoururent, examinant les deux canots suspendus aux porte-pistolets, et la yole hissée à l’arrière. En avant du mât de misaine était la cuisine, dans laquelle chauffait déjà le déjeuner sous la direction de Ranyah Cogh, lequel fut complimenté par M. Horatio Patterson pour la beauté de son type africain. Enfin, le poste de l’équipage, dont les hommes n’inspirèrent aucune défiance, le gaillard d’avant, le cabestan, l’une des ancres traversée au bossoir de tribord, celle de bâbord étant mouillée, tout cela arrêta l’attention de cette curieuse jeunesse.

Il restait maintenant à explorer la cale, pour terminer la visite du navire.

Qu’on ne soit point surpris si M. Patterson ne se hasarda pas à suivre ses pensionnaires dans ces sombres profondeurs du bâtiment. En effet, pas d’escalier, simplement des entailles creusées le long des épontilles, et dans lesquelles il fallait introduire le pied. Il ne s’y aventura point, pas plus qu’il ne se risquerait à gravir les enfléchures pour grimper dans les hunes et aux barres du grand mat ou du mat de misaine, même en passant par le trou du chat. Mais les jeunes garçons s’affalèrent prestement à l’intérieur de l’Alert, là où la cargaison était remplacée par des gueuses de fer qui assuraient la stabilité du navire. La cale fut parcourue depuis l’avant, qui communiquait par une échelle avec le poste de l’équipage, jusqu’à l’arrière, où une cloison étanche métallique la séparait de la cambuse, placée sous la dunette. Il y avait là des voiles, des agrès, des espars de rechange, et aussi un certain nombre de caisses de conserves, des barils de vin et des fûts d’eau-de-vie, des sacs de farine. Véritablement, l’Alert était pourvu comme s’il eût dû faire le tour du monde.

Cette visite achevée, tous remontèrent et vinrent rejoindre sur la dunette le mentor en compagnie du capitaine. Tous deux s’entretenaient de choses et d’autres, M. Patterson avec sa faconde habituelle, Harry Markel se contentant de répondre brièvement. Un brave marin, sans doute, mais décidément peu communicatif.

Et alors, Tony Renault de tourner autour de la barre, d’examiner l’habitacle qui renfermait le compas, de mettre la main sur la roue, de la mouvoir dans un sens et dans l’autre, comme eût fait un timonier, et de dire enfin :

« Capitaine… vous nous permettrez bien… de temps en temps… de gouverner un peu… quand il fera beau…

— Eh !… fit le mentor, je ne sais si cela serait prudent…

— Soyez tranquille, monsieur Patterson, nous ne vous ferons pas sombrer sous voiles ! » déclara Tony Renault.

Harry Markel s’était borné à faire un geste affirmatif.

À quoi pensait-il, cet homme ?… Quelque pitié s’était-elle glissée dans son âme, en voyant ces jeunes garçons si heureux, si joyeux d’être embarqués à bord de l’Alert ?… Non ! et, la nuit prochaine, aucun d’eux ne trouverait grâce devant lui.

En ce moment, la cloche retentit à l’avant du navire. Un des matelots venait de piquer les quatre coups de onze heures.

« C’est le déjeuner, dit Louis Clodion.

— Eh bien, nous y ferons honneur !… répondit M. Horatio Patterson. J’ai une faim de loup…

— De loup de mer… ajouta Tony Renault.

Lupus maritimus », traduisit M. Patterson.

C’était, en effet, l’heure du déjeuner, que Harry Markel s’excusa de ne point présider, ayant l’habitude, déclara-t-il, de prendre ses repas dans sa cabine.

Ce déjeuner était servi dans le carré, et chacun trouva place autour de la table. Des œufs, de la viande froide, du poisson frais pêché, du biscuit, du thé, tout cela fut reconnu excellent. D’ailleurs, ces jeunes estomacs, affamés par leur promenade matinale, ne se seraient pas montrés difficiles, et il faut convenir que M. Patterson mangea deux fois plus qu’il n’eût fait au réfectoire d’Antilian School.

Après le déjeuner, tous rejoignirent sur la dunette Harry Markel.

Et, d’après ce qui venait d’être convenu entre eux, Louis Clodion s’adressant à lui :

« Capitaine, demanda-t-il, pensez-vous pouvoir bientôt mettre à la voile ?…

— Dès que le vent sera levé, répondit Harry Markel, qui prévit le but de cette question, et cela peut se produire d’un instant à l’autre.

— Et… s’il est contraire ?… fit observer M. Horatio Patterson.

— Cela n’empêcherait pas d’appareiller et de faire route. Ce qu’il nous faut, c’est la brise, d’où qu’elle souffle…

— Oui… s’écria Tony Renault, en tirant des bordées.

— Au plus près… ajouta Magnus Anders.

— Comme vous dites, messieurs », répliqua Harry Markel.

Et, en réalité, est-il une plus jolie allure que celle d’un bâtiment qui serre le vent, tribord ou bâbord amure, lorsque toutes ses voiles portent ?…

« Enfin, capitaine, demanda Niels Harboe, y a-t-il lieu de croire que la brise va reprendre…

— Dans l’après-midi ?… ajouta John Howard.

— Je l’espère, répondit Harry Markel. Voici près de soixante heures que durent ces calmes, et, assurément, ils vont cesser.

— Capitaine, interrogea Roger Hinsdale, nous désirerions savoir s’il y a quelque chance que l’Alert parte aujourd’hui ?…

— Je vous répète, messieurs, que je n’en serais nullement étonné, car le baromètre baisse un peu… toutefois, je ne saurais l’affirmer…

— Dans ce cas, dit Louis Clodion, nous pourrions peut-être aller à terre passer l’après-midi ?

— Oui… oui !… » répétèrent ensemble tous ses camarades.

Or, c’était précisément cette proposition à laquelle Harry Markel ne voulait point acquiescer. Jamais il n’enverrait personne à terre, ni des passagers ni de l’équipage. C’eût été compromettre une situation déjà si dangereuse.

Et alors, M. Horatio Patterson d’appuyer la demande avec quelques citations très opportunes. Ses jeunes compagnons et lui ne connaissaient ni Cork… ni Queenstown… Ils n’avaient pu la veille visiter ces deux villes… On en disait les environs très curieux… particulièrement le village de Blarney, qui a donné son nom aux gasconnades irlandaises… puis le château, dont une des pierres, dit-on, brouille à jamais avec la vérité ceux qui en approchent leurs lèvres…

On le comprend, tous appuyèrent M. Patterson. En une demi-heure, l’un des canots de l’Alert, avec deux hommes, les aurait conduits au port, et ils promettaient d’être revenus avant le soir.

« Voyons, capitaine, reprit M. Patterson, c’est au maître après Dieu que nous adressons notre supplique…

— Ce serait bien volontiers que j’y consentirais, répondit Harry Markel d’un ton un peu rude. Mais je ne le puis… Nous sommes au jour fixé pour le départ… Si peu qu’il y ait de vent, et même, s’il le faut, rien qu’avec la marée descendante, j’espère sortir de la baie de Cork…

— Cependant, fit observer Louis Clodion, puisque nous ne pourrons faire route, une fois dehors ?…

— Nous mouillerons près de terre pour éviter le flot, répondit Harry Markel, et, du moins, l’Alert aura quitté l’anse Farmar… Si le vent se lève, comme je le pense, c’est en mer que nous le rencontrerons plutôt que dans cette anse, qui est très abritée… »

Ces raisons étaient assez plausibles, et, en somme, il convenait de s’en rapporter au capitaine.

« Je vous prie donc, messieurs, ajouta-t-il, de renoncer à votre projet d’aller à terre… ce serait risquer peut-être de perdre une marée.

— C’est entendu, capitaine, répondit M. Patterson, et nous n’insisterons pas davantage. »

Les jeunes garçons eurent bientôt pris leur parti. D’ailleurs, au moins deux ne tenaient pas autrement à s’en aller. C’étaient, on le devine, Magnus Anders et Tony Renault. La joie d’être à bord leur suffisait. Embarqués sur l’Alert, ils prétendaient n’en débarquer que dans un des ports de l’Antilie. Voit-on la brise se lever, tandis que leurs camarades visiteraient Cork ou Queenstown, et le navire empêché d’appareiller, parce que ses passagers ne seraient pas de retour !… Et qui sait si de plus longs retards ne compromettraient pas le voyage ?… Et que dirait Mrs Kethlen Seymour ?… Et que penserait le directeur d’Antilian School… Et quelle responsabilité pour le mentor qui comprit toute la gravité de cette argumentation ?…

La question était vidée, on resterait à bord. Puis, dans la conversation qui se prolongea et à laquelle Harry Markel ne put refuser de prendre part, on causa du voyage. Roger Hinsdale demanda si l’Alert avait déjà fait la traversée de l’Angleterre aux Antilles.

« Non, monsieur, répondit Harry Markel. Notre navire n’a effectué jusqu’ici que deux voyages dans la mer des Indes.

— Mais, vous, capitaine, demanda Hubert Perkins, connaissez-vous les Antilles ?…

— Je ne les connais pas.

— Alors, fit observer M. Horatio Patterson, il est possible à un marin d’aller tout droit là où il n’a jamais été…

— Comment donc, s’écria Tony Renault, mais les yeux fermés…

— Non, répondit Harry Markel, les yeux ouverts, en faisant son point, en consultant les cartes, en relevant la direction…

— Et nous verrons tout cela ?… dit Magnus Anders.

— Tout cela, mais à la condition d’être en mer au lieu de moisir au fond d’une baie ! »

Louis Clodion et ses camarades se résignèrent donc. Du reste, de ce qu’ils auraient à passer la journée entière à bord de l’Alert, sans avoir eu la permission de débarquer, il ne faudrait pas déduire que cette journée leur paraîtrait longue. Non ! il ne leur viendrait même pas à l’idée de se faire conduire aux grèves voisines, — ce que Harry Markel eût accordé sans doute, car il ne pouvait en résulter aucun danger pour lui. S’asseoir sur les bancs de la dunette, se balancer sur les rocking-chairs, se promener sur le pont, monter aux hunes ou aux barres, est-ce que cela ne suffirait pas à remplir l’après-midi, sans s’être ennuyé un instant ?…

Et puis, bien que la baie de Cork fût au calme, elle ne présentait pas moins une certaine animation. Le mouvement du port de Queenstown n’était pas interrompu parce que la brise persistait à ne point se lever. Aussi les lorgnettes des jeunes pensionnaires et la longue-vue considérable — deux pieds quatre pouces — de M. Horatio Patterson fonctionnaient-elles sans cesse. Il ne fallait rien perdre du va-et-vient des embarcations en train de pêcher dans la baie, des chaloupes à vapeur qui faisaient le service du littoral, des tugs qui donnaient la remorque aux voiliers, pressés de mettre dehors, des transatlantiques et autres qui entraient ou sortaient, et le nombre en est grand chaque jour dans cette baie de Cork.

D’ailleurs, après le dîner de cinq heures, qui valut le déjeuner, et à propos duquel le mentor fit à Ranyah Cogh des compliments très mérités, lorsque les passagers remontèrent sur la dunette, Harry Markel leur annonça que la brise de terre commençait à se faire sentir. Très probablement, pour peu qu’elle tint une heure encore, il se déciderait à appareiller.

Que l’on juge si cette nouvelle fut bien accueillie !

En effet, vers le nord-est apparaissaient des nuages qui permettaient de croire à un changement de temps. Sans doute, ils se levaient de terre, et mieux eût valu qu’ils vinssent du large. Mais, enfin, l’Alert pouvait quitter son mouillage, et, une fois au-delà de Roche-Pointe, on agirait suivant les circonstances.

« Tout le monde sur le pont, commanda Harry Markel, et paré à lever l’ancre. »

Quelques hommes vinrent au guindeau, aidés des jeunes garçons qui voulurent leur donner la main. Pendant ce temps, les voiles étaient larguées, les vergues hissées à bloc. Puis, lorsque l’ancre fut à pic, tandis qu’elle remontait au bossoir, le trois-mâts prit de l’erre sous sa misaine, ses focs, ses huniers, ses perroquets, sa brigantine, et, en quelques instants, il eut contourné l’extrême pointe de l’anse Farmar.

Et, aux dernières nouvelles, les journaux du soir annoncèrent que le trois-mâts Alert, capitaine Paxton, ayant à bord les lauréats du concours d’Antilian School, venait de prendre la mer à destination des Antilles.