Bourses de voyage
Première partie
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



XII
À travers l’Atlantique.

La navigation se poursuivit dans des conditions assez favorables, et il fut même reconnu que l’état de M. Horatio Patterson n’empirait pas, au contraire. Inutile de dire qu’il avait renoncé à tenir un citron entre ses doigts. Décidément, les frictions au collodion, exécutées par Wagah, ne manquaient point d’une certaine efficacité. Le cœur du Mentor reprenait sa régularité chronométrique, comme battait l’horloge de l’économat d’Antilian School.

De temps en temps, passèrent quelques grains, qui secouaient violemment l’Alert. Le navire les supportait sans peine. Du reste, l’équipage manœuvrait si habilement sous les ordres d’Harry Markel, que les passagers en étaient émerveillés — surtout Tony Renault et Magnus Anders. Ils donnaient la main, soit pour amener les voiles hautes, soit pour brasser les vergues, soit pour prendre des ris, — opération que l’installation de doubles huniers rendait plus facile. M. Patterson n’était pas là pour leur recommander la prudence ; mais il se rassurait, sachant que John Carpenter veillait sur ces jeunes gabiers avec une sollicitude toute paternelle… et pour cause.

Au surplus, les troubles atmosphériques n’allèrent jamais jusqu’à la tempête. Le vent tenait dans l’est, et l’Alert faisait bonne route.

Entre autres distractions que leur procurait cette traversée de l’Atlantique, les boursiers se livraient au plaisir de la pêche, non sans passion ni succès. Les longues lignes qu’ils mettaient à la traîne, en leur prêtant cette attention spéciale qui caractérise les disciples de ce grand art, ramenaient à chaque hameçon des poissons de toutes sortes. C’étaient le froid Albertus Leuwen et le patient Hubert Perkins qui montraient le plus de goût et déployaient le plus de zèle pour cet exercice. Le menu des repas s’en ressentait agréablement, grâce à ces poissons de pleine mer, bonites, dorades, esturgeons, morues, thons, dont se régalait aussi l’équipage.

Assurément, M. Patterson eut pris le plus vif plaisir à suivre les péripéties de ces pêches ; mais, s’il quittait sa cabine, ce n’était encore que pour respirer l’air frais de l’espace. Certes, il ne se fût pas moins intéressé à observer les ébats des marsouins, des dauphins qui s’élançaient et plongeaient sur les flancs de l’Alert, à entendre les cris des jeunes passagers, admirant les prodigieuses culbutes et cabrioles de ces « clowns océaniques » !

« En voici deux que l’on aurait pu tirer au vol… déclarait l’un.

— Et ceux-ci, qui vont se heurter contre l’étrave ! » s’écriait l’autre.

Ces souples et agiles animaux se rencontraient parfois en bandes de quinze ou vingt, tantôt à l’avant, tantôt dans le sillage du navire. Et ils marchaient plus vite que lui ; ils apparaissaient d’un côté et, à l’instant, ils se montraient de l’autre, après avoir passé sous la quille ; ils faisaient des bonds de trois à quatre pieds ; ils retombaient en décrivant des courbes gracieuses, et l’œil pouvait les entrevoir jusque dans les profondeurs de ces eaux verdâtres, si claires et si transparentes.

À plusieurs reprises, sur la demande des passagers, John Carpenter et Corty essayèrent de capturer un de ces marsouins, de les frapper avec des harpons. Mais ils n’y réussirent pas, tant ces poissons sont agiles.

Il n’en fut pas de même des énormes squales qui fréquentent ces parages de l’Atlantique. Ils sont tellement voraces qu’ils se jettent sur n’importe quel objet tombé à la mer, chapeau, bouteille, morceau de bois, bout de filin. Tout est comestible à leurs formidables estomacs, et ils gardent ce qu’ils n’ont pu digérer.

Dans la journée du 7 juillet, un requin fut pris, qui ne mesurait pas moins de douze pieds de longueur. Lorsqu’il eut avalé le croc amorcé d’un débris de viande, il se débattit avec une telle violence que l’équipage eut grand’peine à le hisser sur le pont. Louis Clodion et ses camarades étaient là, regardant, non sans quelque effroi, le gigantesque monstre, et, sur la recommandation de John Carpenter, ils se gardèrent de l’approcher de trop près, car les coups de sa queue eussent été terribles.

Le squale fut aussitôt attaqué avec la hache, et, l’estomac ouvert, il essayait encore de se déhaler par des bonds formidables qui l’envoyaient d’un bord à l’autre.

M. Horatio Patterson ne put assister à cette intéressante capture. Ce fut dommage ; il en aurait soigneusement inséré le récit dans ses notes de voyage, et eût, sans doute, donné raison au naturaliste Roquefort, qui fait dériver par corruption le mot requin du latin requiem.

Ainsi s’écoulaient les journées, et on ne les trouvait point monotones. À chaque instant, — distraction nouvelle — des bandes d’oiseaux de mer croisaient leur vol autour des vergues. Quelques-uns furent tués par Roger Hinsdale et Louis Clodion, qui se servirent fort adroitement des carabines du bord.

Il convient de noter que, sur les ordres formels d’Harry Markel, ses compagnons n’avaient aucun rapport avec les passagers de l’Alert. Seuls, le maître d’équipage, Corty, Wagah, chargé du service du carré, se départaient de cette réserve. Harry Markel lui-même restait toujours l’homme froid, peu communicatif, qu’il s’était montré dès le premier jour.

Assez fréquemment passaient en vue du trois-mâts des voiliers, des steamers, à une trop grande distance pour qu’il fût possible de les raisonner. D’ailleurs — ce qui devait échapper à ces jeunes garçons — Harry Markel cherchait plutôt à s’écarter des bâtiments en vue, et lorsque l’un d’eux, courant à contrebord, se rapprochait, il laissait porter ou loffait d’un ou deux quarts, afin de s’en éloigner.

Cependant, le 18, vers trois heures de l’après-midi, l’Alert fut gagné par un steamer de grande marche qui faisait route au sud-ouest, c’est-à-dire en même direction.

Ce steamer, un américain, le Portland, de San Diégo, revenait d’Europe en Californie par le détroit de Magellan.

Lorsque les deux navires ne furent plus qu’à une encablure l’un de l’autre, les questions d’usage s’échangèrent entre les capitaines :

« Tout va bien à bord ?…

— Tout va bien.

— Rien de nouveau depuis le départ ?…

— Rien de nouveau.

— Vous allez ?…

— Aux Antilles… Et vous ?

— À San Diégo.

— Alors, bon voyage !

— Bon voyage ! »

Le Portland, après avoir un peu ralenti sa vitesse, se remit à toute vapeur, et les yeux purent suivre longtemps sa fumée, qui se perdit enfin sous l’horizon.

Ce dont Tony Renault et Magnus Anders s’inquiétèrent, après quinze jours de navigation, fut de relever sur la carte la première terre qui serait signalée par les vigies du bord.

Cette terre, d’après la route tenue par l’Alert, devait être l’archipel des Bermudes.

Ce groupe, situé par soixante-quatre degrés de longitude ouest et trente et un degrés de latitude nord, appartient à l’Angleterre. Placé sur la route que suivent les navires pour aller d’Europe au golfe du Mexique, il ne comprend pas moins de quatre cents îles ou îlots, dont les principaux sont Bermude, Saint-Georges, Cooper, Somerset. Ils offrent de nombreuses relâches, et les bâtiments y trouvent tout ce qui leur est nécessaire, soit pour se réparer, soit pour se ravitailler. Grand avantage dans ces parages fréquemment assaillis par les coups de vent les plus redoutables de l’Atlantique.

L’Alert en était encore à une soixantaine de milles dans la journée du 19 juillet, lorsque les lorgnettes du bord commencèrent à parcourir l’horizon en direction de l’ouest. Toutefois, pour des yeux inhabitués, il était facile de confondre ces hautes terres avec les nuages épais à la limite de la mer et du ciel.

Cependant les Bermudes pouvaient être déjà aperçues dans la matinée, — ce que fit observer John Carpenter à Tony Renault et à Magnus Anders, les plus impatients de la bande.

« Là… regardez… dit-il, par tribord devant…

— Vous distinguez des cimes de montagnes ?… demanda Magnus Anders.

— Oui, mon jeune monsieur… Elles pointent même au-dessus des nuages, et vous ne tarderez pas à les reconnaître. »

En effet, avant le coucher du soleil, des masses arrondies se dessinèrent assez confusément vers le couchant, et, le lendemain, l’Alert passait en vue de l’île Saint-David, la plus orientale de l’archipel.

Du reste, il fallut tenir tête à de violents grains. Certaines rafales, entremêlées d’éclairs, qui tombaient du sud-est, contraignirent l’Alert à prendre la cape. Pendant toute la journée et la nuit suivante, la mer fut démontée. Sous ses huniers au bas ris, le trois-mâts dut faire route contraire, car il n’aurait pu s’exposer sans danger aux lames qui l’eussent couvert en grand.

Peut-être Harry Markel eût-il fait acte de marin prudent et sage, en cherchant refuge dans quelque port de l’archipel, et, plus particulièrement, à Saint-Georges. Mais, on le comprend, plutôt compromettre son navire que de rallier une colonie anglaise, où le capitaine Paxton pouvait être connu. Il resta donc au large, manœuvrant d’ailleurs avec une extrême habileté. L’Alert ne subit que des avaries sans importance, quelques voiles déchirées, un coup de mer qui faillit enlever l’embarcation de tribord.

Si M. Patterson supporta mieux que l’on ne devait l’espérer ces soixante heures de mauvais temps, plusieurs de ses jeunes compagnons, sans avoir passé par toutes les phases du terrible mal dont il avait été victime, furent cependant assez éprouvés : John Howard, Niels Harboe, Albertus Leuwen. Mais Louis Clodion, Roger Hinsdale, Hubert Perkins, Axel Wickborn résistèrent et purent admirer dans toute sa magnifique horreur cette lutte des éléments déchaînés pendant deux jours de tempête.

Quant à Tony Renault et à Magnus Anders, ils avaient décidément des cœurs de marin, cet æs triplex que M. Patterson ne possédait pas et qu’il enviait au navigateur d’Horace.

Au cours de cette bourrasque, l’Alert fut rejeté d’une centaine de milles hors de sa route. De là un retard qui ne serait pas complètement regagné, même si le navire ralliait sans nouveaux incidents les parages où dominent les alizés qui soufflent de l’est à l’ouest. Par malheur, Harry Markel ne retrouva pas les brises régulières qui l’avaient favorisé depuis son départ de Queenstown. Entre les Bermudes et la terre d’Amérique, le temps fut extrêmement variable : parfois des calmes, et le trois-mâts ne gagnait pas un mille à l’heure, — parfois des grains qui obligeaient l’équipage à carguer les voiles hautes, à prendre des ris dans les huniers et la misaine.

Il était donc certain, dès maintenant, que les passagers ne débarqueraient point à Saint-Thomas sans un retard de quelques jours. Il en résulterait une inquiétude assez justifiée sur le sort de l’Alert. Les câblogrammes devaient avoir fait connaître à la Barbade le départ du capitaine Paxton, à quelle date le bâtiment était sorti de la baie de Cork. Plus de vingt jours écoulés, et on n’aurait encore aucune nouvelle du navire.

Il est vrai, de ces appréhensions, Harry Markel et ses compagnons ne prenaient nul souci. Eux, c’était l’impatience qui les rongeait, — l’impatience d’en avoir fini avec cette exploration à travers les Antilles, de n’avoir plus rien à craindre, en cinglant vers le cap de Bonne-Espérance.

Dans la matinée du 20 juillet, l’Alert coupa le Tropique du Cancer à la hauteur du canal de Bahama, par lequel, en partant du détroit de la Floride, se déversent dans l’Océan les eaux du golfe du Mexique.

Si l’Alert, au cours de sa navigation, avait eu à franchir l’équateur, Roger Hinsdale et ses camarades n’auraient point négligé de fêter le passage de la ligne. Ils se fussent très volontiers soumis aux exigences de cette cérémonie traditionnelle en payant les frais du baptême en gratifications. Mais l’équateur est plus au sud de vingt-trois degrés, et il n’y eut pas lieu de célébrer le passage du vingt-troisième parallèle.

Il va sans dire que M. Horatio Patterson, à la condition d’être valide, eût mis la plus parfaite bonne grâce à recevoir les compliments du bonhomme Tropique et de son cortège carnavalesque. Il l’aurait fait, sans nul doute, avec toute la bienveillance et aussi toute la dignité qui convenaient à l’économe d’Antilian School.

Cependant, s’il n’y eut pas cérémonie, Harry Markel, à la demande des jeunes boursiers, accorda double ration à l’équipage.

Le point calculé ce jour-là plaçait l’Alert à deux cent cinquante milles de la plus rapprochée des Antilles au nord-est de l’archipel. Peut-être le trois-mâts serait-il un peu retardé lorsqu’il rencontrerait, à l’ouvert du canal de Bahama, le gulf-stream, ce courant chaud qui se propage jusqu’aux régions septentrionales de l’Europe, sorte de fleuve océanien dont les eaux ne se confondent point avec les eaux de l’Atlantique. D’ailleurs, l’Alert serait alors servi par les vents alizés, régulièrement établis en ces parages, et, avant trois jours, assurément, la vigie signalerait les hauteurs de Saint-Thomas, où s’effectuerait la première relâche.

Et maintenant, à mesure qu’ils approchaient des Antilles, en songeant à cette exploration de l’archipel, qui durerait plusieurs semaines, et non sans danger pour lui, l’équipage ne pouvait se défendre des plus sérieuses appréhensions.

John Carpenter et Corty causaient souvent entre eux à ce propos. C’était véritablement jouer gros jeu, si la mauvaise chance s’en mêlait. Sans doute, il y avait cette somme de sept mille livres à toucher, et elle valait la peine que l’on courût quelque risque… Mais enfin, si, pour tout avoir, on allait tout perdre — même la vie ?… Si les pirates de l’Halifax, les fugitifs de Queenstown, venaient à être reconnus, s’ils retombaient entre les mains de la justice ?… Et on répétait qu’il était encore temps de se mettre hors de danger… La nuit prochaine, il suffirait d’appréhender les passagers sans défiance et sans défense, et de les jeter à la mer… Puis l’Alert virerait cap pour cap.

Il est vrai, à toutes ces raisons, à toutes ces craintes que manifestaient ses compagnons, Harry Markel se contentait de répondre :

« Fiez-vous à moi !… »

Tant de confiance en lui-même, appuyée sur tant d’audace, finissait par les gagner, et ils disaient, en langage de marin :

« Bon !… Laisse courir !… »

Dans la journée du 25 juillet, les Antilles ne restaient plus qu’à une soixantaine de milles à l’ouest-sud-ouest. Avec la fraîche brise qui le poussait, nul doute que l’Alert n’aperçût les hauteurs de Saint-Thomas avant le coucher du soleil.

Aussi Tony Renault et Magnus Anders passèrent-ils cet après-midi, l’un sur les barres du grand mât, l’autre sur les barres du mât de misaine, et c’était à qui des deux crierait le premier :

« Terre !… terre ! »