Bourses de voyage (1903)/Partie 2/IX

Bourses de voyage
Deuxième partie
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



IX
Will Mitz.

Un peu après onze heures, pendant cette nuit du 22 au 23 septembre, une embarcation errait au milieu des brumes, à la surface de la mer. À peine se balançait-elle au gré d’une houle molle que ne troublait aucun souffle.

Deux avirons la poussaient sans bruit dans la direction du nord-est, — à l’estime du moins, car l’étoile polaire, cachée derrière les vapeurs à demi condensées du brouillard, ne se voyait pas.

L’homme qui tenait la barre devait regretter que le temps n’eût pas tourné à l’orage. Si quelque éclair eût sillonné l’espace, il aurait pu aller directement à son but, au lieu de se diriger en aveugle. Avant que la mer se fût grossie sous les rafales, il eût franchi la faible distance qui le séparait de ce but et assuré le salut commun.

Cette embarcation contenait onze personnes : deux hommes et neuf jeunes garçons, dont les plus âgés s’étaient mis aux avirons. L’un des hommes, se relevant parfois, essayant de glisser son regard à travers les brumes, prêtait l’oreille…

C’était le grand canot de l’Alert qui emportait les fugitifs. C’étaient Louis Clodion et Axel Wickborn qui nageaient à l’avant. C’était Will Mitz qui gouvernait, cherchant vainement sa route au milieu de cette obscurité que les buées chaudes de la nuit épaississaient davantage. Ils avaient perdu de vue l’Alert depuis un quart d’heure et ils n’apercevaient pas le feu blanc du trois-mâts éloigné au plus d’un demi-mille, le calme ayant dû le maintenir à la même place.

Voici comment les choses s’étaient passées.

À la suite de la conversation surprise entre Corty et Ranyah Cogh, Will Mitz s’était glissé hors du gaillard sans être aperçu et avait regagné le carré de la dunette.

Là, il y resta quelques minutes à se rendre compte de ce que commandaient les circonstances avant d’agir.

Aucun doute : le capitaine Paxton et son équipage avaient été massacrés à bord de l’Alert, et, lorsque les passagers arrivèrent, le navire se trouvait déjà aux mains d’Harry Markel et de ses complices.

Quant à ces malfaiteurs, Will Mitz n’ignorait pas ce que les journaux des Antilles avaient raconté sur les pirates de l’Halifax, leur arrestation, puis leur évasion de la prison de Queenstown, en Irlande, — évasion dont la date coïncidait avec celle du départ de l’Alert. Après s’être emparés du navire au mouillage de l’anse Farmar, le défaut de vent avait dû les empêcher d’appareiller… Le lendemain, embarquement de M. Patterson et des pensionnaires d’Antilian School… Quant à la raison pour laquelle Harry Markel ne s’était pas débarrassé d’eux comme il avait fait du capitaine Paxton et de son équipage, pourquoi il n’avait pas exécuté ses projets pendant la traversée de l’Angleterre aux Antilles, Will Mitz ne savait se l’expliquer.

Mais l’heure n’était point à ces explications. Si les passagers ne parvenaient pas à quitter l’Alert, ils étaient perdus. Que le vent vînt à se lever, les deux bâtiments s’éloigneraient l’un de l’autre, et le massacre s’accomplirait… Si ce n’était pas cette nuit, ce serait la nuit prochaine, ou même le jour venu, à la condition que la mer fût déserte… Quoique averti, Will Mitz ne pourrait organiser une défense sérieuse.

Or, puisqu’une circonstance providentielle, — on a le droit de le dire, — retardait la perpétration du crime, il fallait en profiter et chercher le salut là où il était.

Donc, nécessité de partir, et de partir sans donner l’éveil. Harry Markel s’était retiré dans sa cabine. John Carpenter et Wagah avaient regagné le poste où les autres dormaient déjà.

Il n’y avait plus à l’avant que le matelot de quart qui ne devait pas faire bonne surveillance.

Et, d’abord, pour rejoindre le navire encalminé, il y avait une embarcation, le grand canot, qui, après la pêche, était resté à la traîne par ordre d’Harry Markel.

Homme de courage et de décision, Will Mitz résolut de tout tenter pour sauver ses compagnons, en même temps qu’il assurerait son propre salut.

Les pirates de l’Halifax à bord de l’Alert !… Ainsi s’expliquaient cette antipathie que lui inspira, dès le premier abord, le prétendu capitaine Paxton, cette répulsion qu’il éprouvait en présence de l’équipage, et la réserve farouche que ces hommes, chargés de crimes, gardaient vis-à-vis de lui.

Il n’y avait pas un instant à perdre pour profiter des circonstances favorables.

Personne n’ignore avec quelle rapidité le temps change dans ces parages des Tropiques… Une légère brise suffirait à éloigner l’Alert… On n’avait serré ni les huniers, ni la misaine, ni la brigantine, que gonfleraient les premiers souffles du vent… Au même moment, l’autre bâtiment s’éloignerait en direction contraire, et il n’y aurait plus chance de le rencontrer, — chance déjà si incertaine au milieu de ces brumes qui ne permettaient pas de l’apercevoir !…

Ce qu’il y avait d’abord à faire, c’était de réveiller les passagers l’un après l’autre, de les prévenir en quelques mots, puis de les embarquer dans le canot par l’arrière du carré, sans attirer l’attention du matelot de quart.

Avant tout, Will Mitz voulut s’assurer si Harry Markel était toujours dans sa cabine, qui occupait un des angles de la dunette, à l’entrée. Le bruit aurait pu l’éveiller, et, à moins de le mettre hors d’état d’appeler, la fuite serait compromise.

Will Mitz se glissa près de la porte de la cabine, il appuya son oreille contre le vantail, il écouta quelques instants.

Harry Markel, sachant qu’il n’y aurait rien à faire cette nuit, dormait d’un profond sommeil.

Will Mitz revint au fond du carré et, sans allumer la lampe suspendue au plafond, il ouvrit une des fenêtres percées dans le tableau d’arrière, à six pieds environ au-dessus de la ligne de flottaison.

Cette fenêtre serait-elle assez large pour que les passagers pussent descendre dans le canot ?…

De jeunes garçons, oui !… mais des hommes un peu forts, non…

Heureusement, M. Patterson n’était point corpulent. Les épreuves de la traversée l’avaient plutôt amaigri, en dépit des banquets dont il prenait si copieusement sa part aux diverses réceptions en l’honneur des pensionnaires d’Antilian School.

Quant à lui, Will Mitz, élancé, agile, souple, il saurait bien se glisser par cette fenêtre.

La fuite étant possible, sans avoir à remonter sur la dunette, — ce qui l’eût rendue inexécutable peut-être, Will Mitz s’occupa de réveiller ses compagnons.

La première cabine, dont il ouvrit doucement la porte, fut celle de Louis Clodion et de Tony Renault.

Tous deux dormaient, et Louis Clodion ne se releva qu’au moment où il sentit une main s’appuyer sur son épaule.

« Pas un mot !… dit Will Mitz. C’est moi…

— Que voulez-vous ?…

— Pas un mot, vous dis-je ?… Nous courons les plus grands dangers !… »

Une phrase suffit à expliquer la situation. Louis Clodion, qui en comprit la gravité, eut la force de se contenir.

« Éveillez votre camarade, ajouta Will Mitz. Moi… je vais prévenir les autres…

— Et comment fuir ?… demanda Louis Clodion.

— Dans le canot… il est à l’arrière au bout de son amarre… Il nous conduira au navire qui ne doit pas être éloigné ! »

Louis Clodion n’en demanda pas davantage, et, tandis que Will Mitz sortait de la cabine, il réveilla Tony Renault qui sauta hors de son cadre dès qu’il eut été mis au courant.

En quelques minutes, tous les jeunes passagers lauréats furent sur pied, sauf M. Patterson. Il ne serait prévenu qu’au dernier moment. On l’entraînerait, on l’affalerait dans l’embarcation, sans même lui donner le temps de comprendre.

Il convient de le dire à l’éloge d’Antilian School, pas un de ses pensionnaires ne se montra faible devant le danger. Il ne leur échappa ni une plainte, ni un cri d’effroi, qui auraient compromis cette évasion tentée dans des conditions si difficiles.

Toutefois, Niels Harboe lit cette proposition qui témoignait d’une âme énergique :

« Je ne m’en irai pas sans avoir arraché la vie à ce misérable ! »

Et il se dirigeait vers la cabine d’Harry Markel.

Will Mitz l’arrêta :

« Vous n’en ferez rien, monsieur Harboe… dit-il. Harry Markel pourrait se réveiller au moment où vous entreriez dans sa cabine, puis appeler, puis se défendre, et nous serions bientôt accablés !… Embarquons sans bruit… Une fois à bord du navire, je ne doute pas que son commandant ne veuille s’emparer de l’Alert et des bandits qui en sont les maîtres ! »

C’était le seul parti à prendre.

« Et M. Patterson ?… observa Roger Hinsdale. — Embarquez d’abord, répondit Will Mitz, et, lorsque vous serez installés, nous le ferons descendre. »

Alors Louis Clodion et ses camarades de revêtir quelques vêtements plus chauds. Des vivres, il n’en fut pas question, puisqu’il ne s’agissait que de rejoindre le navire à un demi-mille. Dut même le canot attendre le lever de la brume ou le lever du jour, on l’apercevrait. Et, fussent-ils alors vus de l’équipage de l’Alert, les fugitifs seraient recueillis avant qu’Harry Markel et ses hommes eussent pu se mettre à leur poursuite.

Ce qu’il y avait surtout à craindre, c’était la reprise du vent. En ce cas, le bâtiment eût fait route vers l’ouest, tandis que l’Alert aurait marché vers l’est. Dans ce cas, le jour venu, l’embarcation serait exposée à tous les dangers, sans eau et sans vivres sur cette mer déserte.

Cependant Hubert Perkins recommanda à chacun d’emporter son petit sac aux guinées. Si, à l’aube, l’Alert avait disparu, cette somme de 7 000 livres qui aurait échappé à la bande servirait au rapatriement des fugitifs.

Le moment était arrivé.

Louis Clodion alla se poster contre la cabine et s’assura que rien n’avait troublé le sommeil d’Harry Markel. En même temps, par la porte ouverte de la dunette, il observait le matelot de quart sur le gaillard d’avant.

Will Mitz, se penchant en dehors de l’une des fenêtres du carré, saisit l’amarre et attira le canot sous la voûte d’arrière.

La brume paraissait s’être encore épaissie. À peine distinguait-on l’embarcation. On n’entendait que le petit clapotis léchant le doublage de l’Alert.

Un à un, et sans trop de peine, les jeunes garçons se laissèrent glisser le long de l’amarre que tenait Will Mitz : John Howard et Axel Wickborn les premiers, Hubert Perkins et Niels Harboe les deuxièmes, Magnus Anders et Tony Renault les troisièmes, Albertus Leuwen et Roger Hinsdale les quatrièmes. Il ne restait plus dans le carré que Louis Clodion et Will Mitz.

Will Mitz allait ouvrir la porte de la cabine de M. Patterson, lorsque Louis Clodion l’arrêta.

« Prenons garde… murmura-t-il. Voici l’homme de quart qui vient.

— Attendons, dit Will Mitz.

— Il a un fanal à la main… reprit Louis Clodion.

— Poussez la porte, et il ne pourra rien voir à l’intérieur du carré. »

Le matelot se trouvait déjà entre le grand mât et le mât de misaine. S’il montait sur la dunette, la brume serait sans doute assez forte pour lui dérober l’embarcation déjà chargée et prête à larguer son amarre.

Mais, aux mouvements désordonnés du fanal, Will Mitz reconnut que le porteur ne tenait guère sur ses jambes. Assurément, après s’être procuré une bouteille de brandy ou de gin, cet homme avait bu outre mesure. Puis, ayant peut-être entendu quelque bruit à l’arrière, il s’était machinalement dirigé de ce côté. Vraisemblablement, tout étant tranquille, il reviendrait prendre sa place sur le gaillard d’avant.

C’est ce qui arriva et, dès que l’ivrogne eut rebroussé chemin, Louis Clodion et Will Mitz s’occupèrent de M. Patterson.

Le mentor dormait d’un profond sommeil et de sonores ronflements emplissaient sa cabine. Peut-être même était-ce ce bruit qui avait attiré l’attention du matelot de quart.

Il fallait se hâter. Les passagers, déjà embarqués, étaient dévorés à la fois d’inquiétude et d’impatience. À chaque instant, ils s’imaginaient surprendre quelque cri, voir les matelots apparaître sur la dunette !… Et comment démarrer tant que M. Patterson, Louis Clodion et Will Mitz ne seraient pas avec eux ?… Et si Harry Markel, réveillé, appelait, si John Carpenter, Corty, venaient à son appel, ils étaient perdus !… La présence du bâtiment n’aurait pas empêché le massacre de s’accomplir ! …

Louis Clodion entra dans la cabine de M. Patterson et lui toucha légèrement l’épaule. Les ronflements cessèrent aussitôt, et ces mots s’échappèrent des lèvres du dormeur :

« Madame Patterson… trigonocéphale… angelum… À bientôt le mariage… »

Et de quoi rêvait le digne homme ?… du serpent… de la citation latine et aussi de mariage ! … Quel mariage ?…

Comme il ne se réveillait pas, Louis Clodion le secoua plus vivement, après lui avoir mis la main sur la bouche pour l’empêcher de crier, en cas qu’il se revît aux prises avec le terrible serpent dans les forêts de la Martinique.

M. Patterson se releva cette fois, en reconnaissant la voix de celui qui lui parlait.

« Louis… Louis Clodion ?… » répétait-il, ne comprenant guère ce qu’on lui disait du capitaine Paxton qui n’était pas le capitaine Paxton, de l’Alert tombé au pouvoir de Harry Markel, de la nécessité de rejoindre les passagers qui l’attendaient dans l’embarcation…

Mais ce qui ne lui échappa point, c’est que la vie de ses jeunes compagnons, la sienne, étaient menacées, s’ils restaient à bord de l’Alert… C’est que tout était préparé en vue d’une fuite immédiate, et qu’on n’attendait plus que lui pour chercher un refuge sur le navire signalé…

M. Patterson, sans plus rien demander, s’habilla avec autant de sang-froid que de rapidité. Il revêtit son pantalon dont il eut soin de retrousser les jambes, il passa son gilet dans le gousset duquel fut glissée sa montre, il endossa sa longue redingote, il se coiffa de son chapeau noir, et répondit à Will Mitz qui le pressait :

« Quand vous voudrez, mon ami… »

Peut-être en apercevant le reptile qu’il fallait abandonner, M. Patterson eut-il gros cœur ; mais il ne désespérait pas de le revoir à cette place, lorsque l’Alert, repris à Harry Markel, serait ramené au port le plus rapproché de l’Antilie.

Restait la question de s’introduire à travers l’étroite fenêtre de l’arrière, de saisir l’amarre, et de s’affaler dans le canot, sans faire un faux mouvement et sans bruit.

Au moment où il sortait de sa cabine, la pensée vint à M. Patterson d’emporter la sacoche qui contenait les sept cents livres de Mrs Kethlen Seymour ainsi que le carnet sur lequel il inscrivait les dépenses du voyage, et qui trouvèrent place dans les vastes poches de la redingote.

« Qui aurait jamais cru cela de ce capitaine Paxton !… » se répétait-il.

Le capitaine Paxton et Harry Markel s’identifiaient encore dans sa pensée, et il n’était pas parvenu à dédoubler ces deux êtres qui se ressemblaient si peu !…

Il ne fallait pas compter sur la souplesse ou l’adresse du mentor. On dut l’aider tandis qu’il glissait le long de l’amarre. Toute la crainte de Will Mitz était qu’il ne vînt tomber lourdement au fond du canot, ce qui aurait pu éveiller l’attention du matelot de quart, si gris qu’il fût…

Enfin M. Patterson atteignit du pied l’un des bancs, et Axel Wickborn le soutint par le bras pour l’aider à gagner l’arrière.

Ce fut alors le tour de Louis Clodion, qui s’assura une dernière fois que le sommeil d’Harry Markel n’avait point été interrompu, et que tout était tranquille à bord.

Après lui, Will Mitz franchit la fenêtre, et s’affala en un instant. Pour ne point perdre de temps à défaire le nœud de l’amarre, il prit son couteau et la coupa, laissant un bout de quatre à cinq pieds pendre du haut du couronnement.

L’embarcation s’éloigna de l’Alert.

Will Mitz et ses compagnons parviendraient-ils à se réfugier à bord du navire ?… Le retrouveraient-ils au milieu de cette brumeuse obscurité, avant que le soleil eût reparu sur l’horizon ?… Serait-il là, d’ailleurs, et la brise n’allait-elle pas se lever, qui lui permettrait de faire route ?…

En tout cas, si les passagers échappaient au sort que leur réservaient Harry Markel et ses complices, ce serait à Will Mitz qu’ils le devraient, et aussi à Mrs Kethlen Seymour, qui lui avait obtenu passage sur l’Alert !