Bourses de voyage (1903)/Partie 2/III

Bourses de voyage
Deuxième partie
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



III
La Dominique.

Lorsque le trois-mâts fut hors de la baie de la Pointe-à-Pitre, une petite brise d’est se leva, favorable à la direction qu’il devait suivre pour rallier la Dominique, une centaine de milles plus au sud. Couvert de toile, l’Alert glissa comme une mouette à la surface de cette mer étincelante. Avec un vent bien établi, il aurait pu franchir cette distance en vingt-quatre heures. Mais le baromètre montait lentement, ce qui faisait présager des calmes et une traversée plus longue du double.

C’était un bon navire, l’Alert, et, il convient de le répéter, commandé par un capitaine qui connaissait à fond son métier, disposant d’un équipage qui n’en était plus à faire ses preuves. Les souhaits de M. Henry Barrand ne risquaient donc point de se réaliser. Même par mauvais temps, Harry Markel eût pris la mer sans craindre de se jeter sur les rochers de la baie, et les passagers n’auraient pas à profiter des hospitalières offres du planteur de Rose-Croix.

Si la navigation devait être lente, étant données les circonstances atmosphériques, elle débutait du moins dans les conditions les plus heureuses.

En quittant la Pointe-à-Pitre, cap au sud, le bâtiment passa en vue du groupe des Saintes, que domine un morne de trois cents mètres. On aperçut très visiblement le fort qui le couronne, sur lequel flottait le drapeau français. Les Saintes sont en état permanent de défense, comme une citadelle avancée qui protège de ce côté les approches de la Guadeloupe.

Entre tous, Tony Renault et Magnus Anders ne cessaient de se distinguer, lorsqu’il s’agissait de manœuvrer. Ils faisaient le quart en vrais matelots, même le quart de nuit, quoi qu’eût pu dire le mentor, toujours inquiet de l’imprudence de ces hardis garçons.

« Je vous les recommande, capitaine Paxton… répétait-il à Harry Markel. Songez donc, s’il leur arrivait un accident !… Lorsque je les vois grimper à la mâture, il me semble qu’ils vont être… comment dirai-je ?…

— Déralinguès…

— Oui…c’est le mot, déralingués par un coup de roulis ou de tangage, et s’ils tombaient à la mer !… Pensez à ma responsabilité, capitaine ! »

Et quand Harry Markel avait répondu qu’il ne leur laisserait pas commettre d’imprudence, que sa responsabilité était non moins engagée que celle de M. Patterson, celui-ci le remerciait en termes émus qui ne dégelaient guère la froideur du faux Paxton.

Alors c’étaient des recommandations sans fin au jeune Suédois et au jeune Français, qui répondaient :

« N’ayez peur, monsieur Patterson… Nous nous tenons solidement…

— Mais si vos mains venaient à lâcher prise, vous dégringoleriez…

De branchâ in brancham dégringolat atque facit pouf ! comme dit Virgile !… déclama Tony Renault.

— Jamais le cygne de Mantoue n’a commis un pareil hexamètre !… répliqua M. Patterson en levant les bras au ciel.

— Eh bien, il aurait du le faire, riposta cet irrespectueux Tony Renault, car la chute en est superbe : atque facit pouf ! »

Et les deux camarades d’éclater de rire.

Toutefois, le digne mentor pouvait se rassurer, Tony Renault et Magnus Anders, s’ils étaient hardis comme des pages, étaient adroits comme des singes. D’ailleurs, John Carpenter les surveillait, ne fût-ce que par crainte de voir leur prime disparaître avec eux. Et puis, il ne fallait pas qu’un accident obligeât l’Alert à quelque longue relâche dans l’une des Antilles, et, si l’un ou l’autre de ces deux garçons se fût cassé quelque membre, le départ aurait été retardé.

À noter, d’autre part, que l’équipage se mettait rarement en rapport avec les passagers. Ceux-ci eussent pu même remarquer que les hommes se tenaient le plus souvent à l’écart, ne cherchaient point à se familiariser, ce que font d’ordinaire et si volontiers les matelots. Seuls Wagah et Corty liaient conversation, les autres gardant la réserve que leur avait imposée Harry Markel. Si, parfois, Roger Hinsdale et Louis Clodion avaient été surpris de cette attitude, si, à diverses reprises, ils avaient observé que les hommes se taisaient à leur approche, c’était tout, et ils ne pouvaient avoir aucun soupçon.

Quant à M. Patterson, il eût été incapable de faire aucune remarque à ce sujet. Il trouvait que le voyage s’accomplissait dans les plus agréables conditions — chose vraie d’ailleurs — et se félicitait maintenant d’arpenter le pont sans s’accrocher à chaque pas, pede maritimo.

Les calmes ayant persisté, ce fut seulement le matin du 24 août, vers cinq heures, que l’Alert, servi par une petite brise du nord-ouest, parut en vue de la Dominique.

La capitale de la colonie, nommée Ville-des-Roseaux, possède environ cinq mille habitants. Elle est située sur la côte orientale de l’île, dont les hauteurs la défendent de la violence trop fréquente des alizés. Mais le port n’est pas suffisamment abrité contre les houles du large, surtout à l’époque des grandes marées, et la tenue n’y est pas sûre. Un navire est exposé à chasser sur ses ancres, et les équipages sont toujours prêts à changer de mouillage au premier indice de mauvais temps.

Aussi, puisque l’Alert devait séjourner plusieurs jours à la Dominique, Harry Markel préféra-t-il, non sans raison, ne point relâcher à la Ville-des-Roseaux. De même orientation, vers l’extrémité nord de l’île, s’ouvre une rade excellente, la rade de Porstmouth, où les bâtiments n’ont rien à craindre des ouragans ni des cyclones qui désolent si fréquemment ces parages.

C’était dans cette dernière ville qu’était né, dix-huit ans auparavant, John Howard, le quatrième lauréat du concours, et il allait retrouver une cité en voie d’agrandissement, dont l’avenir fera un important centre de commerce.

Ce fut un dimanche que les passagers mirent pied sur la Dominique et, s’ils l’eussent fait le 3 novembre, c’eut été l’anniversaire de sa découverte par Christophe Colomb en 1493.

Le célèbre navigateur l’avait nommée Dominique en l’honneur de ce jour sanctifié à bord de ses caravelles.

La Ville-des-Roseaux (Cliché Algernon E. Aspinall.)

La Dominique forme une importante colonie anglaise, puisqu’elle comprend sept cent cinquante-quatre kilomètres superficiels. Actuellement, elle est peuplée de trente mille habitants, qui ont remplacé les Caraïbes du temps de la conquête. Tout d’abord, les Espagnols ne cherchèrent point à s’y établir, bien que les vallées de l’île fussent fertiles, les eaux excellentes, les forêts riches en bois de construction. De même que ses sœurs des Indes occidentales, la Dominique a successivement passé aux mains de diverses puissances européennes. Elle fut française, au début du xviie siècle. Les premiers colons y introduisirent la culture du café et du coton, et, en 1622, leur nombre était de trois cent quarante-neuf, auxquels s’ajoutaient trois cent trente-huit esclaves d’origine africaine.

Au début, les Français vécurent en bonne intelligence avec les Caraïbes, dont le total ne dépassait pas un millier. Ces indigènes provenaient d’une race forte, laborieuse, non point celle des Peaux-Rouges, mais plutôt celle des Indiens qui peuplèrent les Guyanes et ces régions septentrionales de l’Amérique du Sud.

Il est à remarquer que, dans tout l’archipel antilian, la langue que parlent les femmes n’est pas absolument identique à celle dont se servent les hommes. Ce sont deux idiomes dont l’un est, pour la partie féminine, l’aronaque, et l’autre, pour la partie masculine, le galibe. Ces indigènes, cruels et inhospitaliers, bien que possédant certaines notions religieuses, ont laissé une réputation de cannibalisme trop justifiée, et, peut-être, ce nom de Caraïbe est-il synonyme d’anthropophage. Cela ne saurait excuser, bien entendu, les férocités qu’exercèrent contre eux les conquérants espagnols.

Cependant, comme ces Caraïbes se livraient à des incursions hostiles sur les diverses îles de l’archipel, avec leurs pirogues creusées à la hache dans des troncs d’arbres, comme les Indiens étaient principalement victimes de leur cruauté, il fallut les détruire. Aussi, depuis la découverte des Antilles, ont-ils presque entièrement disparu, et, de cette race, supérieure à celle du nord, il ne reste plus qu’un petit nombre de types à la Martinique, à Saint-Vincent. Quant à la Dominique, où ils ont été moins durement pourchassés, leur nombre se réduit à une trentaine de familles.

Toutefois, si les Européens avaient juré la destruction des Caraïbes, ils ne se refusaient pas à les employer dans leurs luttes personnelles. À plusieurs reprises, les Anglais et les Français s’en firent de redoutables auxiliaires, utilisant leurs instincts belliqueux, quitte à les anéantir plus tard.

Bref, dès les premiers temps de la conquête, la Dominique acquit une suffisante importance coloniale pour exciter les convoitises et attirer les flibustiers.

Après les Français, qui y avaient fondé les premiers établissements, l’île tomba sous la domination des Anglais, puis des Hollandais. Il était donc possible que Roger Hinsdale, John Howard, Hubert Perkins, Louis Clodion, Tony Renault, Albertus Leuwen, pussent s’y réclamer d’ancêtres respectifs, qui s’étaient entre-tués deux ou trois siècles auparavant.

En 1745, lorsque éclata la guerre entre l’Angleterre et la France, la Dominique passa entre les mains des Anglais. En vain le gouvernement français protesta-t-il avec énergie, demandant la restitution de cette colonie pour laquelle on avait fait tant de sacrifices d’hommes et d’argent. Il ne parvint pas même à obtenir qu’elle lui fût rendue par le traité de Paris de 1763, et elle resta sous le pavillon aux trop larges plis de la Grande-Bretagne.

Néanmoins, la France ne devait pas accepter ces conditions sans tenter une revanche. En 1778, le marquis de Bouillé, gouverneur de la Martinique, prit la mer avec une escadrille, s’empara de la Ville-des-Roseaux, et conserva sa conquête jusqu’en 1783. Mais les Anglais reparurent en force, et la Dominique rentra sous l’autorité britannique, cette fois d’une façon définitive.

Que l’on se rassure, ce n’étaient point les jeunes lauréats anglais, hollandais, français de l’Alert, qui allaient renouveler les luttes de jadis, et réclamer pour leurs pays la possession de cette île. M. Horatio Patterson, homme éminemment respectueux des droits acquis, bien qu’il fût anglo-saxon, n’eut pas à intervenir dans une question de ce genre, qui aurait risqué d’ébranler l’équilibre européen.

Il y avait au plus six années que la famille de John Howard, après avoir quitté la ville de Portsmouth, habitait Manchester, dans le comté de Lancastre.

Le jeune garçon n’avait pas perdu tout souvenir de l’île, puisqu’il était déjà âgé de douze ans à l’époque où M. et Mme  Howard abandonnèrent la colonie sans y laisser aucun parent. John Howard n’y retrouverait ni un frère comme Niels Harboe à Saint Thomas, ni un oncle comme Louis Clodion à la Guadeloupe. Mais peut-être y rencontrerait-il quelque ami de sa famille qui s’empresserait de faire bon accueil aux élèves d’Antilian School.

Il est vrai, même à défaut d’amis, ou tout au moins de personnes qui avaient été en relations d’affaires avec M. Howard, son fils s’était bien promis, à l’arrivée à Portsmouth, de faire une visite qui lui tenait au cœur. Il ne s’agirait plus de la réception si cordiale de M. Christian Harboe à Saint-Thomas, ni de l’opulente hospitalité d’Henry Barrand à la Guadeloupe. Mais John Howard et ses rades n’en seraient pas moins accueillis par un couple de braves gens.

Là, à Portsmouth, vivait encore, avec son vieux mari, une vieille négresse qui avait été au service de la famille Howard et dont la modeste existence était assurée par elle.

Et qui serait enchantée, plus qu’enchantée, profondément émue en revoyant ce grand garçon qu’elle avait autrefois porté dans ses bras… Ce serait bien Kate Grindah. Ni son mari ni elle ne s’attendaient à cette visite… Ils ne savaient guère que l’Alert relâcherait à la Dominique, et que le petit John se trouvait à bord, et qu’il se hâterait de venir leur rendre visite.

La Ville-des-Roseaux. — La douane et le fond de la baie[1].

Dès que l’Alert eut effectué son mouillage, les passagers se firent mettre à terre. Pendant ces quarante-huit heures de séjour à la Dominique, ils devaient rentrer chaque soir, et se borneraient à des excursions autour de la ville. Une des embarcations les irait chercher pour les ramener à bord.

En effet, Harry Markel préférait qu’il en fut ainsi, afin d’éviter toute relation avec les gens de Portsmouth, sauf pour ce qui concernait les formalités maritimes. Dans un port anglais, il y avait lieu de redouter, plus qu’en tout autre, la rencontre de personnes qui auraient connu le capitaine Paxton ou quelque matelot de son équipage. Harry Markel affourcha l’Alert à une certaine distance du quai et interdit de descendre à terre. D’autre part, n’ayant point à renouveler ses provisions, sauf en farine et en viande fraîche, il prendrait ses mesures pour que cela se fit le plus prudemment possible.

John Howard, ayant conservé de Portsmouth un souvenir assez précis, pourrait servir de guide à ses camarades. Ceux-ci connaissaient son intention d’aller tout d’abord embrasser les vieux Grindah dans leur petite maisonnette. Aussi, dès qu’ils eurent débarqué, ils traversèrent la ville et se dirigèrent vers le faubourg dont les dernières habitations débordent sur la campagne.

La promenade ne fut pas longue. Après un quart d’heure, tous s’arrêtaient devant une modeste case, d’apparence propre, entourée d’un jardin planté d’arbres à fruits et terminé par une basse-cour où picoraient les volailles.

Le vieux travaillait dans ce jardin, la vieille était à l’intérieur, et elle sortait au moment où John Howard poussait la porte de l’enclos.

Quel cri de joie ne put retenir Kate, en reconnaissant l’enfant qu’elle n’avait pas vu depuis six ans !… Y en eût-il eu vingt, elle l’aurait reconnu tout de même, cet aîné de la famille !… Ce n’est pas avec les yeux que cela se fait, c’est avec le cœur !

« Toi… toi… John ! répétait-elle en pressant le jeune garçon dans ses bras.

— Oui… moi… bonne Kate… moi ! »

Et le vieux d’intervenir :

« Lui… John !… Tu te trompes !… Ce n’est pas lui, Kate…

— Si… c’est lui…

— Oui… c’est moi ! »

Et impossible de dire autre chose ! Puis, voici que les camarades de John Howard entourent les deux époux et les embrassent à leur tour.

« Oui… répétait Tony Renault… c’est bien nous… Est-ce que vous ne nous reconnaissez pas ?… »

Il fallut tout expliquer et dire pourquoi l’Alert était venu à la Dominique… uniquement pour la vieille négresse et son mari !… La preuve, c’est que la première visite avait été pour eux !… Et jusqu’à M. Horatio Patterson, qui, ne cachant point son émotion, serra cordialement les mains des deux vieillards ! …

Alors les admirations de Kate pour « son enfant » de reprendre de plus belle ! Comme il était grandi !… Comme il était changé !… Quel beau garçon !… Elle l’avait bien reconnu tout de même !… Et le vieux qui hésitait, lui !… Elle l’attirait dans ses bras… elle pleurait de joie et d’attendrissement.

Il y eut alors à donner des nouvelles de toute la famille Howard, le père, la mère, les frères, les sœurs !… Tout le monde allait bien… On parlait souvent là-bas de Kate et de son mari !… On ne les oubliait ni l’un ni l’autre… Aussi John Howard leur remit-il à chacun un joli cadeau apporté tout exprès. Enfin, pendant la relâche de l’Alert, John Howard ne laisserait passer ni une soirée ni une matinée sans venir embrasser ces bonnes gens. Puis, après avoir accepté un petit verre de tafia, du rhum de la Jamaïque, on se sépara.

Les quelques excursions que John Howard et ses camarades effectuèrent aux environs de Portsmouth les amenèrent au pied du mont Diablotin, dont ils firent l’ascension. Du sommet, la vue s’étendait sur l’île entière. Assez éreinté, lorsqu’il s’assit sur sa pointe, le mentor crut devoir emprunter cette citation aux Géorgiques de Virgile :

Velut stabuli custos in montibus olim considit scopulo

Ainsi que le fit remarquer ce loustic de Tony Renault, à part que M. Patterson ne se trouvait point sur une véritable montagne, qu’il n’était pas un berger, un custos stabuli, la citation pouvait être admise.

Du haut du Diablotin, les regards embrassaient une campagne bien cultivée, qui assure un important trafic de fruits, sans parler du soufre que l’île fournit en abondance. La culture du caféier, actuellement en progrès sensible, deviendra la principale richesse de la Dominique.

Le lendemain, les jeunes voyageurs visitèrent la Ville-des-Roseaux, peuplée de cinq mille âmes, peu commerçante, d’aspect fort agréable, mais que le gouvernement anglais « a frappée de paralysie », pour employer l’expression en usage.

Le départ de l’Alert, on le sait, avait été fixé au lendemain, 20 août. Aussi, vers cinq heures, tandis que les jeunes touristes faisaient une dernière promenade sur le littoral au nord de la ville, John Howard alla-t-il revoir une dernière fois la vieille Kate.

Au moment où il prenait une des rues qui aboutissent au quai, il fut accosté par un homme d’une cinquantaine d’années, un marin à la retraite, qui lui dit, en montrant l’Alert au milieu du port :

« Un joli navire, mon jeune monsieur, et, pour un matelot, c’est plaisir de le regarder !

— En effet, répondit John Howard, navire aussi bon que joli, et qui vient de faire une heureuse traversée d’Europe aux Antilles.

— Oui ! je sais… je sais, répondit le marin, comme je sais que vous êtes le fils de M. Howard, chez qui servaient la vieille Kate et son mari…

— Vous les connaissez ?…

— Nous sommes voisins, monsieur John.

— Eh bien, je vais leur faire mes adieux, car nous partons demain…

— Demain… déjà ?…

— Oui… Nous avons encore à visiter la Martinique, Sainte-Lucie, la Barbade…

— Je sais… je sais… je sais… Mais, dites-moi, monsieur John, qui commande l’Alert ?…

— Le capitaine Paxton.

— Le capitaine Paxton ?… répéta le matelot. Eh ! je le connais… je le connais…

— Vous le connaissez ?…

— Si Ned Butlar le connaît ?… Je le crois bien !… Nous avons navigué ensemble sur le Northumberland dans les mers du sud… il y a une quinzaine d’années de cela… lorsqu’il n’était que second, — un homme d’une quarantaine d’années, n’est-ce pas ?…

— Environ, répondit John Howard.

— Un peu ramassé de taille ?…

— Non, plutôt grand et fort…

— Les cheveux roux ?…

— Non… noirs.

— C’est singulier !… déclara le matelot. Je me le rappelle pourtant comme si je le voyais…

— Eh bien, reprit John Howard, puisque vous connaissez le capitaine Paxton, allez le voir… Il sera heureux de serrer la main à un ancien compagnon de voyage…

— C’est ce que je ferai, monsieur John…

— Aujourd’hui alors, et même tout de suite… l’Alert doit partir demain dès la première heure…

— Merci pour votre conseil, monsieur John, et, certainement, je ne laisserai pas appareiller l’Alert sans avoir rendu visite au capitaine Paxton. »

Tous deux se séparèrent, et John Howard se dirigea vers le haut quartier de la ville.

Quant au marin, il sauta dans un canot et se fit conduire à bord du trois-mâts.

C’était là un sérieux danger pour Harry Markel et son équipage. Ce Ned Butlar connaissait le capitaine Paxton, puisqu’ils avaient navigué deux ans ensemble ; et que dirait-il, que penserait-il, lorsqu’il se trouverait en présence d’Harry Markel, lequel, évidemment, n’avait aucune ressemblance avec l’ancien second du Northumberland.

Quand le matelot fut arrivé à l’échelle de tribord, Corty, qui se promenait sur le pont, intervint :

« Eh ! camarade, cria-t-il, qu’est-ce que vous voulez ?…

— Parler au capitaine Paxton.

— Vous le connaissez ?… demanda vivement Corty, toujours sur le qui-vive.

— Si je le connais !… Nous avons fait campagne ensemble dans les mers du sud…

— Ah ! vraiment… Et que lui voulez-vous, au capitaine Paxton ?…

— Échanger un bout de conversation avec lui, avant qu’il ne parte… Ça fait toujours plaisir de se revoir, n’est-ce pas, camarade ?…

— Comme vous dites !

— Alors je vais embarquer…

— Le capitaine Paxton n’est pas à bord en ce moment…

— Je l’attendrai…

— C’est inutile… Il ne doit revenir que très tard dans la soirée…

— Pas de chance ! dit le matelot.

— Non… pas de chance !

— Mais… demain… avant que l’Alert ne lève l’ancre…

— Peut-être… si vous y tenez !…

— Certes… je tiens à voir le capitaine Paxton, autant qu’il tiendrait à me voir, s’il savait que je suis ici…

— Je n’en doute pas… répondit ironiquement Corty.

— Annoncez-lui, camarade, que Ned Butlar… Ned Butlar du Northumberland, est venu pour lui souhaiter le bonjour.

— Ce sera fait…

— Alors… à demain ?…

— À demain ! »

Et Ned Butlar, repoussant le canot, se fit ramener au quai.

Dès qu’il se fut éloigné, Corty se rendit à la cabine d’Harry Markel et le mit au courant.

« Il est de toute évidence que ce marin connaît le capitaine Paxton… dit-il.

— Et qu’il reviendra demain dans la matinée… ajouta Corty.

— Qu’il revienne !… Nous n’y serons plus…

— L’Alert ne doit partir qu’à neuf heures, Harry…

— L’Alert partira quand il devra partir !… répondit Harry Markel. Mais pas un mot de cette visite aux passagers.

— Entendu, Harry ! N’importe, je donnerais ma part des primes pour avoir quitté ces parages, où il ne fait guère bon pour nous…

— Encore quinze jours de patience et de prudence, Corty, il n’en faut pas davantage ! »

Lorsque M. Horatio Patterson et ses compagnons rentrèrent à bord, il était déjà dix heures. John Howard avait fait ses adieux à la vieille Kate et à son mari. S’il avait été bien et bien embrassé, s’il avait été chargé de bons souhaits pour la famille, on le croira sans peine.

Après une journée fatigante, les passagers éprouvaient un grand besoin de s’étendre sur leurs cadres et ils allaient se retirer dans les cabines, lorsque John Howard demanda s’il n’était pas venu un matelot du nom de Ned Butlar, qui désirait renouveler connaissance avec le capitaine Paxton.

« Oui… répondit Corty, mais le capitaine était à terre au bureau maritime…

— Alors ce Butlar reviendra demain, sans doute, avant le départ de l’Alert ?…

— C’est convenu », répondit Corty.

Un quart d’heure après, le carré retentissait des plus sonores ronflements qu’une bande de dormeurs éreintés eût jamais fait entendre, et parmi lesquels dominait le souffle barytonant de M. Patterson.

Les passagers n’entendirent donc rien du bruit qui se fit, lorsque, vers trois heures du matin, l’Alert manœuvra pour sortir de Portsmouth. Et, six heures après, lorsqu’ils reparurent sur le pont, déjà à cinq ou six milles de la Dominique, Magnus Anders, Tony Renault de s’écrier :

« Quoi… partis ?…

— Et on a appareillé sans nous ?… ajouta Tony Renault.

— Je craignais un changement de temps, répondit Harry Markel, et j’ai voulu profiter de la brise de terre…

— Bon ! dit John Howard, et ce brave Butlar qui tenait tant à vous voir, capitaine Paxton…

— Oui… Butlar… je me rappelle… nous avons navigué ensemble, répondit Harry Markel… mais je ne pouvais attendre !…

— Le pauvre homme, dit John Howard, cela lui fera de la peine ! Je ne sais, d’ailleurs, s’il vous aurait reconnu… Il faisait de vous un homme gros et court, avec une barbe rousse…

— Un vieux qui n’a plus de mémoire ! se contenta d’observer Harry Markel.

— Ce que nous avons bien fait de déraper ! … murmura Corty à l’oreille du maître d’équipage.

— Oui, répliqua John Carpenter, et en double… quand même il aurait fallu filer la chaîne par le bout ! »

  1. D’après une photographie gracieusement communiquée par la Société de géographie.