Bouquets et prières/Sur l’Inondation de Lyon
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SUR L’INONDATION DE LYON
en 1840.
C’est toujours la pitié qui rassemble les femmes ;
C’est toujours le malheur qui réveille leurs âmes ;
Quand les petits enfans bénis dansent entre eux,
Elles tendent l’oreille aux récits douloureux,
Et les mains sur leur cœur plein de saintes alarmes,
Inventent des secours aux plus lointaines larmes.
Elles n’ont jamais dit : « Qu’importe ? c’est là-bas ! »
Voilà pourquoi la mort ne les éteindra pas ;
Voilà pourquoi Dieu veut que des anges fidèles,
Pour les lui ramener les prennent dans leurs ailes.
Femmes ! je vous salue au nom des malheureux :
Le ciel fécondera vos prières pour eux.
Les témoins consternés d’un tableau vaste et sombre
Oseront sous vos yeux en faire passer l’ombre :
C’est un coin du déluge, un fléau dans son cours ;
C’est un peuple qui meurt, et qui crie : Au secours !
Un reste de soleil animait la nature,
Et de Lyon la triste égayait la toiture.
Les vieillards prédisaient pourtant de sombres jours ;
Car les Alpes fondaient, et l’eau montait toujours.
Et toujours, quand la Vierge au pâle et doux visage
Éclaire sa chapelle au-dessus du nuage[1],
Livres encor vivans de la foi des chrétiens,
Les vieillards ont entre eux de graves entretiens.
Ils savent qu’à Fourvière, au milieu des ténèbres,
Leur Madone a pleuré dans des clartés funèbres ;
Que la Saône a bondi d’un sanglot convulsif ;
Et le peuple qui croit en est resté pensif.
Cette pulsation des eaux et de la terre,
Ces divines lueurs au clocher solitaire,
Sur l’église allumée entre l’onde et les cieux,
Attirent, à minuit, les âmes et les yeux.
De pauvres artisans retardés dans la rue,
Ont vu causer le Rhône avec la Saône accrue,
Comme au temps où le ciel fit pleuvoir à la fois,
En sept jours, autant d’eau qu’il en pleut en sept mois ;
Puis, sous le flot tari, menaçante, plaintive,
Du Rhône échevelé prophétesse captive,
Un jour, que le soleil a séché sa prison,
Une pierre qui parle étonne la raison :
C’est la voix du Destin séculaire enfermée,
Dans son urne de sable, aride, inanimée,
Elle a crié : « Malheur à qui me trouvera !
Qui m’a vue a pleuré, qui me voit pleurera. »
Une autre vision, troublant trois fois leur rêve,
S’est balancée aux soirs, alentour de la grève.
Dans sa main blanche et froide une coupe tremblait,
Et répandait son eau dans l’eau qu’elle troublait.
Ces grands bruits, sillonnant la ville des aumônes,
Sinistres, comme au loin l’ébranlement des trônes,
Rendent aux longs récits les enfans attentifs,
Et dans les ateliers font les bras inactifs[2].
Et voilà qu’au milieu d’une nuit immobile,
Deux fleuves mugissans ont traversé la ville ;
Voilà que l’eau s’étend où l’homme avait marché,
Et qu’un peuple s’éveille en ce linceuil couché.
Le torrent qui détruit le pied de sa demeure,
Lui répond : C’est la mort ! quand il demande l’heure ;
Plus loin, on entendit sous un pont qui croula :
Arrière, peuple, arrière ! on ne marche plus là !
L’or n’arrêtera pas le châtiment qui passe ;
De ses ailes d’écume il a couvert l’espace.
Le regard ébloui cherche à se dessiller,
Car on croit voir… on voit les maisons vaciller ;
Et des toits ébranlés les craquemens horribles,
Des fondemens minés les bruits sourds et terribles,
Et la femme qui fuit, criant : Pitié sur nous !
Et le vieillard tombé qui se sauve à genoux,
Tout dit que le fléau qui roule et se soulève
A coupé ses remparts comme au tranchant d’un glaive.
Là-bas deux ramiers blancs aux brouillards suspendus,
Plus constans, plus heureux que leurs frères perdus,
De leur humble palais accompagnent la fuite,
Reste unique et flottant d’une maison détruite :
Mais l’homme, dans sa force, est partout refoulé ;
Chaque rue est un lac où l’abîme a roulé ;
La cité des martyrs dans l’onde agenouillée,
Écartant les lambeaux de sa tête mouillée,
Comme une pauvre veuve en ses bras amaigris
Renferme avec terreur ses enfans sans abris,
Des fleuves repoussant l’étreinte épouvantable,
Vers ses lointaines sœurs jette un cri lamentable.
On se cherche, on s’appelle, on ne se connaît plus,
Et le flot seul accourt à leurs cris superflus !
Sur l’esquif fragile
Vous, dont l’âme agile,
Dans la nuit errait
Où l’homme expirait ;
Vous, dont la lumière
Courut la première
Aux lointains sanglots
Qu’emportaient les flots ;
Merci pour les âmes
Qu’étouffaient les flammes,
Que vous enleviez,
Et que vous sauviez !
Merci pour vous-même,
Ô vous que l’on aime :
Votre nom vivra,
Et Dieu le saura[3] !
Dans ce grand désespoir, dans ces muettes larmes,
Un doux événement, un objet plein de charmes,
Un enfant endormi, calme dans son berceau,
Flotte, mieux abrité qu’en un vaste vaisseau.
Comme un jeune Moïse il aborde au rivage ;
Les roses du sommeil n’ont pas fui son visage.
Jamais ceux qui l’ont vu n’oublieront cet enfant ;
Car un ange, bien sûr, un ange le défend.
Voyez : ni les malheurs du jour ni de la veille,
Ni les bruits, ni les vents n’ont ouvert son oreille ;
Ni les noirs tourbillons qui grondent sous son sort,
Rien ne le fait trembler, rien ne l’étonne : il dort !
Léger comme l’oiseau qui rase les tempêtes,
On dirait que les flots, l’apportent sur leurs têtes.
D’intrépides nageurs l’attirent dans leur sein,
Sans l’éveiller encore à leur pieux dessein :
Ils entraînent la foule au côteau de Fourvière,
Y déposent l’enfant en forme de prière.
Des femmes, de partout, accourent pour le voir ;
Dans son arche paisible il rayonne d’espoir.
D’où vient-il, où va-t-il, ignorant de lui-même ?
Enfant sans mère, il vient à la Vierge qui l’aime,
Et, pour tous les enfans qui n’ont plus de berceaux,
Lui semble offrir sa crèche aux flexibles arceaux.
Pitié ! Son air charmant, que rien ne peut décrire,
Dans le peuple à genoux fait errer un sourire ;
Et la Vierge, on l’assure, a murmuré tout bas :
« La prière a monté : Lyon ne mourra pas ! »