Bouddhisme, études et matériaux/Note préliminaire

Bouddhisme, études et matériaux
Théorie des douze causes.
(p. v-ix).

PRATĪTYASAMUTPĀDA




NOTE PRÉLIMINAIRE.


Si on excepte peut-être la doctrine des quatre vérités et celle des cinq skandhas (ou éléments constitutifs de l’être humain) avec lesquelles elle entretient d’ailleurs des rapports étroits, aucune théorie ne paraît plus essentielle au bouddhisme que celle de la « Production conditionnée » ou de la « Chaîne des douze causes » (nidāna) ; aucune n’est plus souvent mentionnée ou supposée dans les écrits canoniques ; aucune ne peut être plus justement définie comme le credo du bouddhisme[1], comme le message décisif du Maître[2] ; aucune n’est discutée plus à fond dans les écrits scolastiques : la plupart des problèmes, celui de la transmigration, celui de l’origine de la connaissance, celui de la causalité et de la nature métaphysique des choses, sont intimement liés au Pratītyasamutpāda.

1. Au début de cette étude, nous devons examiner dans quelle mesure il est possible de comprendre la chaîne causale. L’antiquité bouddhique a porté deux jugements contradictoires : « C’est étonnant, disait Ānanda au Bouddha, combien profond et de haute portée est le Pratītyasamutpāda ; et cependant il me paraît clair, clair » (Dīgha, II, p. 55, Warren, p. 203). Mais le Bouddha répondait : « Ne parle pas ainsi ! ». La scolastique reconnaît qu’il est incompréhensible (acintya, voir ci-dessous § IV 3 ; comp. Mahāvastu iii, 314), et Buddhaghoṣa, comme nous l’a appris Mrs Rhys Davids (JRAS. 1905, p. 400), parlant du Pratītyasamutpāda, le signale comme « deep, dark, ancient water, black as with exudations of rotten leaves ». Il faut quelque courage pour s’y aventurer, car il y a danger de perdre non seulement pied, mais haleine.

À la vérité, une distinction s’impose. On peut, croyons-nous, en toute sécurité et sans grande difficulté, déterminer d’une manière générale le sens du Pratītyasamutpāda, qui est une explication de l’origine de la douleur ou une explication de la renaissance, et fixer la portée philosophique soit explicite, soit implicite, de la doctrine. Mais quand on pose la question des origines de la formule, ou quand on recherche la valeur exacte des termes qui composent cette formule, on se heurte soit à des données insuffisamment expliquées, systématisées, à « des catégories primitivement indépendantes, différentes dans les termes, quoique assez équivalentes pour le sens » (E. Senart) ; — voilà pour les origines, — soit à des définitions et à des conceptions systématiques, parfois incohérentes, et souvent artificielles : voilà pour la scolastique ancienne ou moderne, canonique ou extra-canonique. — Aussi n’avons-nous point l’intention de tenter sur ces deux points (origines de la formule, sens originel des termes dans la formule une fois faite) des recherches condamnées à l’insuccès.

2. D’autant plus que nous n’aurions rien à dire de nouveau. En effet, aucune partie de la dogmatique n’a suscité au même degré l’attention des savants européens, et par le fait aucune n’est plus digne d’examen, tant par son importance cardinale pour cette dogmatique qu’en raison des rapports que le Pratītyasamutpāda entretient avec certaines conceptions grecques ou modernes[3]. Non seulement tous les savants qui se sont occupés du bouddhisme ont eu à dire leur opinion, mais encore la question intéresse tout l’indianisme, car les ressemblances sont frappantes entre le Pratītyasamutpāda et les théories ou les phraséologies du Sāṃkhya, du Yoga, du Vedānta, Quelque point du bouddhisme qu’on examine, ses spéculations sur l’extase et sur le nirvāṇa, sa légende, son organisation, il n’est guère permis de le considérer isolément. — Mais nous ne pouvons entreprendre de discuter ce problème des origines pré-bouddhiques ou extra-bouddhiques de la dependent origination : car nous aurions à écrire une encyclopédie de l’Inde philosophique, et ce serait plonger cette fois dans des eaux encore plus « noires » et anciennes, et sans fond, et sans rives. Il suffira de signaler les études récentes qui montrent à la fois l’intérêt et la difficulté de la recherche[4]. — Nous négligerons aussi l’histoire de l’interprétation occidentale du Pratītyasamutpāda[5].

3. Notre tâche se trouve donc délimitée. Nous nous bornerons, en profitant largement des travaux de nos devanciers, en prenant notre bien partout où nous le trouverons, notamment chez MM. Oldenberg, Senart, Oltramare, à un travail d’analyse et d’exposition portant sur les sources les plus notables :

§ I. de quelle manière on peut supposer que la chaîne des douze causes a été constituée sur des données bouddhiques[6] ;

§ II. définitions ou explications des douze causes, prises une à une, dans le canon et dans la scolastique ;

§ III. systématisations, interprétations de la liste considérée dans son ensemble : théorie des trois chemins, théorie de l’être à l’état intermédiaire ; théorie de l’Abhidharmakośa (ou de la vie embryonnaire) ; théorie des dhātus ; théorie du Pratītyasamutpāda externe.

Il restera à examiner, dans le § IV, des problèmes qui intéressent surtout la métaphysique :

1. le Pratītyasamutpāda « en ordre inverse » ou l’arrêt du Pratītyasamutpāda ;

2. l’étymologie du mot Pratītyasamutpāda ;

3. la nature de la causalité (hetus et pratyayas) ;

4. les rapports entre le Pratītyasamutpāda et le « chemin d’entre-deux » (Sūtras et système Mādhyamika) ;

5. la causalité dans le système des Vijñānavādins.


  1. « Des choses qui naissent d’une cause, le Tathāgata a fait connaître la cause ; de quelle manière elles prennent fin, c’est aussi le grand ascète qui l’a dit ».
  2. C’est en découvrant le Pratītyasamutpāda que le Bouddha est devenu Bouddha. Le Dīgha, ii, 55, le Majjh., i, 190 et beaucoup d’autres textes identifient l’ignorance du Pratītyasamutpāda avec l’ignorance (avidyā) tout court, la connaissance de cette doctrine avec la connaissance de la Loi (voir Madhyamakavŗtti, p. 6, n. 2). — Le Grand Véhicule appelle la Pratītyasamutpatti, « mère des Bouddhas » (voir ibid. 159, n. 4, p. 160, n. 7) ; au moins est-elle la mère des Arhats, car, dès qu’on l’a comprise, la notion du moi, la préoccupation du passé, du présent et de l’avenir d’un moi, toutes les vues fausses disparaissent (Saṃ., ii, 26, Warren, Buddhism in Translations, p. 243 ; Madhyamakavŗtti, 593). — D’après certaines sources, la méditation des Douze Causes est réservée aux Pratyekabuddhas.
  3. Citons, en raison de leur portée générale, les remarques de M.  Senart « … Le désir de retrouver dans l’Inde des pensées modernes qui y auraient été devancées de tant de siècles, fait des ravages fâcheux. Il faut prendre garde de méconnaître les lois mêmes du développement de l’esprit. Des idées subtiles, complexes, ne s’ajustent pas si exactement en des temps si éloignés et dans des phases de civilisation si disparates .. »
  4. Garbe, Abhi. der bayer. Akad., 1 cl. fasc. XIX, 3e th., p. 519, et Sāṃkhya Philosophie, p. 5, 269 (1894) ; Jacobi, Ursprung des Buddhismus aus dem Sāṃkhya-Yoga, Nachr. Ges. Göttingen, 1896, p. 43 ; Senart, Mélanges Harlez, p. 286 (1896) ; Oldenberg, Buddha3 (1897), appendice (supprimé dans les éditions allemandes postérieures, mais dans la trad. de Foucher2, Paris, 1903) ; Walleser, Phil. Grundlage des älteren Buddhismus, (1904) ; Pischel, Leben und Lehre des Buddha, p. 65 (1906) ; Rhys Davids, Early Buddhism, p. 85 (1908) ; Kern, Manual of Indian Buddhism, p. 46 foll.
  5. On en trouvera un excellent sommaire dans Oltramare, La formule bouddhique des douze causes, son sens originel et son interprétation théologique, Genève, 1909, (voir JRAS. 1910, p. 201). — Notamment Burnouf, Introduction (1844), p. 486 ; Spence Hardy, Manual (1860), p. 391 ; Childers, Dictionary, (1875) ; Kern, Geschiedenis, i p. 335 (trad. Huet, AMG, Bibl. d’Études (Paris, 1901) ; Ed. Hardy, Buddhismus, p. 51 (1890) ; Warren, Buddhism in translations, p. 115, etc. (1896) ; Rhys Davids, American Lectures.
  6. Toute analyse du canon comporte un principe directeur : nous admettrons que les définitions canoniques résultent du même travail d’arrangement et d’exégèse dont on touche du doigt le développement dans la littérature post-canonique ; que la chaîne duodénaire n’est pas une création ex nihilo ; qu’elle n’était pas, dès l’origine, complète et enrichie d’une exégèse complète. — Mais, et il convient d’insister sur ce point, le travail d’analyse n’a pas forcément une valeur historique : indispensable à l’intelligence des idées, que nous ne pouvons comprendre qu’en les reconstruisant, pour notre propre compte, suivant un développement logique ou du moins intelligible, l’analyse n’est-elle pas impuissante à fournir une appréciation du développement réel qui soit plus que plausible ou vraisemblable ? Rien ne prouve que le Bouddha ou les théoriciens (ābhidharmika) des premiers temps, inaugurateurs de la formule duodénaire, n’aient tenu que des notions vagues et incomplètes. Les termes dont ils se sont servis, peut-être empruntés au Sāṃkhya-Yoga-Vedānta, sont, pour les scolastiques et pour nous, « usés » à l’excès : ils ont pu être choisis pour couvrir des concepts relativement précis. Dans les quelques documents où nous sommes portés à reconnaître les premières ébauches de la formule canonique, des variantes, des retouches, nous sommes peut-être en présence de variations homilétiques ou pédagogiques sur un thème déjà fixé et interprété. — Des conditions qui s’imposent à la méthode, on ne peut préjuger du caractère des faits. Il n’est pas permis d’oublier que les choses prendraient peut-être un aspect très différent si nous savions mieux sur quelles données les bouddhistes ont travaillé, et où en étaient le Vedānta, le Sāṃkhya et le Yoga, l’idéologie indienne en un mot, lorsque naquit le bouddhisme. Il n’est pas permis d’oublier que nous ignorons ce qu’il faut penser du Bouddha en tant que fondateur de la dogmatique, et, quoi qu’on fasse, c’est à ce problème presque insoluble que l’on est toujours ramené.