Ne nous frappons pas/Bonté récompensée

Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 221-226).

BONTÉ RÉCOMPENSÉE

Ce matin-là, comme il faisait très beau, la jeune, tendre et jolie Clémence eut une idée…

S’adressant à son ami, un certain M. Lemuffle, elle dit :

— Si on allait à la campagne ?

— À la campagne ? riposta le personnage, quoi f…, à la campagne ?

— Rien… se promener.

— À quelle campagne ?

— Où tu voudras… À Bougival, par exemple.

— Ça te ferait plaisir, d’aller à Bougival ?

— Beaucoup… Rappelle-toi… c’est là où nous nous sommes connus.

— Oui… J’aurais mieux fait de me casser une patte, ce jour-là.

— Vilain !… Alors, on va à Bougival ?

— Non, ma vieille, on ira de l’autre côté, à Joinville.

— Si tu veux… Va pour Joinville !

— Je vais demander à Pignouf de venir avec nous.

— Pourquoi nous affubler de cet individu ?

— Oh ! tu sais, les balades sentimentales avec toi seule… soupé ! Tandis que Pignouf !… Il est rigolo, lui, au moins !

— Comme tu voudras, mon ami. Emmenons Pignouf.

M. Pignouf, le meilleur ami de M. Lemuffle, était le type du camarade mal élevé, déloyal et tapeur, mais — chacun s’accorde à le reconnaître — éminemment rigolo.

La petite partie commença fort bien.

Dans le train qui les emportait à Joinville, Lemuffle et Pignouf s’amusèrent beaucoup à injurier quelques dames seules et plusieurs jeunes enfants.

De telle sorte qu’arrivés à destination, ils éprouvaient une faim proverbiale.

La très charmante Clémence aussi avait très faim.

À la guinguette où ils s’assirent sur les bords fleuris de la Marne :

— Holà, quelqu’un ! hurla Lemuffle. Viendras-tu, tavernier du diable ?

Et Pignouf d’ajouter :

— Nous sommes les gentilshommes les plus mal servis du royaume !

Cependant que Clémence flattait, non sans volupté, un gros minet noir qui faisait ron-ron.

— Qu’est-ce qu’il faut servir à ces messieurs et dame ?

Ainsi s’exprimait un vieux garçon de café appartenant à l’établissement.

— Qu’est-ce qu’il y a à bouffer dans ta sale boîte ?

— Bifteck, côtelettes, etc., etc.

Passons ces tristes détails.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En débouchant la première bouteille de vin, soit mauvaise qualité du bouchon, soit inhabileté de l’officieux, le bouchon se brisa et le vin fut souillé de mille fragments et miettes de liège.

Ah ! ça en fit, une vie !

— Espèce de… ! clamait Lemuffle.

— Espèce de… ! renforçait Pignouf.

(Les points ci-dessus sont mis en place des deux plus triviales insultes qui se puissent adresser à un homme.)

Le pauvre vieux garçon était tout décontenancé.

— C’est rien, c’est rien, balbutiait-il, vous allez voir…

Et, moyennant une petite cuiller, il tâchait d’enlever les morceaux de bouchon flottant sur la vinasse.

— T’es pas fou ? protesta Lemuffle.

— F…-nous une autre bouteille ! appuya Pignouf, et plus vite que çà !

Le pauvre vieux garçon fit appel à leur mansuétude.

Il n’était déjà pas si bien avec le patron : si on le forçait à rapporter à la caisse la bouteille ainsi contaminée par sa faute ?, sûr qu’on profiterait de ça pour le flanquer à la porte.

Et — mon Dieu, la place n’était pas meilleure qu’une autre — mais d’être à Joinville, cela plaisait beaucoup au vieux, rapport au bébé de sa fille qui était en nourrice, là, tout près, dans le pays.

— On s’en f…, de ton lardon ! Une autre bouteille, qu’on te dit ! Et au trot !

Mais Clémence :

— Laissez cette bouteille, mon ami, dit-elle de son organe angélique. Je la boirai, moi… J’adore le bouchon !

La brave enfant fit comme elle disait.

À la grande moquerie des deux jean-f…, elle but toute la bouteille de vin, sans en extirper le moindre morceau de liège.

Et toujours le sourire sur les lèvres !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aussi, quand, dans l’après-midi, leur périssoire s’en vint à chavirer, les deux hommes se noyèrent.

Seule allégée par les petits morceaux de bouchon qu’elle venait d’avaler, flotta Clémence.

Et elle épousa son sauveteur, un brave garçon d’excellente famille, récemment sorti de l’École polytechnique.