Bonaparte, membre de l’Institut

G. Lacour-Gayet
Bonaparte, membre de l’Institut
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 294-309).
BONAPARTE, MEMBRE DE L’INSTITUT


Napoléon, comme un enfant, était charmé d’avoir été élu membre de l’Institut.
CHATEAUBRIAND.


Le nom de Bonaparte apparaît pour la première fois dans l’histoire de l’Institut national des Sciences et des Arts à la date du 1er  novembre 1797. Ce jour-là, 11 brumaire an VI, la 1re  Classe, la Classe des Sciences physiques et mathématiques, tenait séance ; le procès-verbal de la séance porte cette mention :

« Le citoyen Fourcroy (membre de la Section de Chimie) fait lecture de la lettre écrite par le général Buonaparte au Directoire exécutif, en lui envoyant le traité de paix conclu avec l’Empereur, dont le citoyen Monge, membre de la Classe, et le général Berthier ont été les porteurs. La Classe arrête qu’une copie authentique de cette lettre sera transcrite dans le procès-verbal d’une de ses séances. »

L’envoi de cette dépêche au Directoire, le choix de Berthier et de Monge pour porter au Gouvernement le texte du traité de Campo-Formio n’ont rien que de naturel. Le général de l’armée d’Italie avait accueilli Monge avec une faveur marquée, lorsque celui-ci avait été envoyé au delà des Alpes comme membre de la commission chargée de recevoir les œuvres d’art cédées à la France ; l’œuvre de la commission terminée, il l’avait retenu auprès de lui. Au château de Passariano, le général et le géomètre avaient eu de fréquents entretiens. Bonaparte, qui connaissait la passion de son ami pour l’hymne de Rouget de l’Isle, avait dit plus d’une fois à la musique, même devant les négociateurs autrichiens, « de jouer la Marseillaise pour Monge. »

Ce qui peut donner lieu à un certain étonnement, c’est de voir qu’une dépêche officielle, adressée au Directoire, ait été lue dans une séance de la Classe des Sciences physiques et mathématiques. Pour quelles raisons Fourcroy a-t-il fait cette lecture à ses confrères ? Est-ce pour faire honneur à Monge, membre de la Classe, qui venait de recevoir une distinction exceptionnelle ? Cela est possible ; mais il est fort possible aussi que Fourcroy ait voulu faire applaudir de la Classe un général qui parlait de la science sur un ton qui n’était pas ordinairement le ton des hommes de guerre. Faire applaudir Bonaparte de cet auditoire et à cette date, il semble bien que cela ait été un moyen détourné, mais fort adroit, de poser devant les membres de la Classe la candidature académique du général qui venait de signer le traité de Campo-Formio.

A cette date, en effet, du 1er novembre 1797, il y avait quinze jours qu’une vacance était à pourvoir dans la Section II ou des Arts mécaniques de la 1re Classe de l’Institut national.

La Section subit d’une manière inattendue la répercussion du coup d’Etat du 18 fructidor. Carnot, qui était membre du Directoire depuis l’origine, avait été porté sur la liste des « individus » qui devaient être, « sans retard, déportés dans le lieu qui sera déterminé par le Directoire exécutif, » en vertu de la loi du 19 fructidor, 5 septembre 1797.

Le 26 septembre suivant, l’Institut, à une de ses séances générales, recevait communication d’une lettre du ministre de l’Intérieur, Letourneux.

« Le Directoire exécutif me charge de rappeler à l’Institut national qu’en conséquence des lois du 19 et du 22 fructidor de l’an V, la place du citoyen Carnot dans la 1re Classe, celle du citoyen Pastoret dans la 2e Classe, celles des citoyens Sicard et Fontanes dans la 3e et du citoyen Barthélémy, associé non résidant, sont vacantes. Le Directoire engage l’Institut à s’occuper de leur remplacement. »

Le procès-verbal de la séance fait suivre la lettre du ministre de cette simple indication : a Arrêté que cette lettre sera renvoyée à chacune des Classes pour s’occuper de cet objet. »

Le 17 octobre suivant, la 1re Classe s’occupa du « remplacement » que le Gouvernement attendait d’elle. « Aux termes de l’article X du règlement, dit le procès-verbal de la séance, la discussion s’établit sur le remplacement des citoyens Pelletier et Carnot, et la Classe décide, par la voix du scrutin, que ces citoyens seront remplacés. »

Prendre la même décision pour Pelletier, de la Section de Chimie, qui était mort le 21 juillet 1797, et pour Carnot, qui avait été « fructidorisé, » c’était assimiler deux cas qui n’avaient aucun rapport ; mais l’accusation de royalisme, qui avait servi de prétexte aux Directeurs pour frapper leurs victimes, avait empêché toute protestation de la part des membres de la 1er Classe, quelque singulière qu’elle fût, quand elle s’appliquait à un républicain comme Carnot. On ne connaît qu’une protestation contre la radiation des cinq membres de l’Institut ; elle fut due à de Lisle de Sales, de la Classe des Sciences morales et politiques. Section d’Histoire. Jules Simon a dit de cet académicien courageux : « Il fit sans doute rougir de honte ses confrères ; mais il ne parvint pas à leur donner un peu de sa fermeté. »

C’est à Passariano, où il s’était fixé depuis la fin du mois d’août, que Bonaparte apprit que Carnot était rayé des cadres de l’Institut. L’idée de le remplacer est-elle de lui ? est-elle de son hôte et ami Monge, qui était justement le doyen de la Section des Arts mécaniques ? Elle dut naître d’elle-même dans les conversations que les deux amis avaient sur les bords du Tagliamento, dans l’ancienne maison de campagne du doge Manin. Gaspard Monge, le grand géomètre, était sous la séduction du génie de Bonaparte, plus jeune que lui de vingt-trois ans.

Les connaissances scientifiques du général ne dépassaient pas sans doute les quatre volumes de l’ouvrage classique de Bezout, Cours de mathématiques à l’usage du corps royal de l’artillerie. Il les avait appris à fond quand il était cadet-gentilhomme à l’École militaire de Paris, où il avait eu parmi ses professeurs de mathématiques Louis Monge, frère de Gaspard. Dans le Cours de Bezout, sur lequel Bonaparte avait été interrogé à sa sortie de l’Ecole militaire, en 1785, les mathématiques supérieures sont simplement représentées par les éléments du calcul différentiel et du calcul intégral et par « l’application des principes généraux de la mécanique à différents cas de mouvement et d’équilibre » (tomes III et IV, édition de 1772). Ce sont à peu près les connaissances que représentent aujourd’hui les programmes de la classe de mathématiques élémentaires supérieures et de mathématiques spéciales, sans que le Cours de Bezout dépasse ces programmes. Cela constituait pour un candidat à la Classe des Sciences physiques et mathématiques un bagage assez mince, et il ne paraît pas que ce bagage se fût augmenté pour Bonaparte par des travaux personnels de mécanique ou d’analyse. Mais qui aurait songé à demander des titres professionnels à un général de vingt-huit ans, qui, depuis une vingtaine de mois, accomplissait presque chaque jour un miracle ? Son dernier miracle, c’était le traité de Campo-Formio, qui venait de consacrer la possession par la France de la rive gauche du Rhin. La rive gauche du Rhin, cela méritait bien un siège à l’Institut national des Sciences et des Arts.

Monge était de retour à Paris dans les derniers jours du mois d’octobre ; il ne manqua pas de mettre ses confrères de la 1re Classe au courant du projet dont il s’était entretenu à Passariano avec le général. Il dut en surprendre et en intéresser plus d’un, en rapportant que le désir de devenir leur confrère était la pensée avouée du jeune et glorieux vainqueur. Des généraux, ses frères d’armes, lui avaient demandé quel aliment il pensait donner à l’activité de son âme, lorsque la paix l’aurait rendu à ses foyers ; et le soldat d’Arcole avait répondu : « Je m’enfoncerai dans ma retraite et j’y travaillerai à mériter un jour d’être de l’Institut. » Au cours de la campagne d’Italie, il n’avait cessé de montrer l’intérêt le plus éclairé pour les progrès des lumières et des arts. Il avait toujours accueilli, avec une prédilection toute particulière, savants et gens de lettres ; dès que l’un d’eux se présentait chez lui, sa porte lui était ouverte. Il eût été difficile de souhaiter chez un candidat un état d’âme plus académique.


Le règlement de l’Institut national avait établi pour le remplacement d’un membre la procédure qui suit.

La Section dans laquelle une place était vacante présentait une liste contenant cinq noms au moins. Le règlement n’avait prévu que le nombre minimum des candidats à inscrire ; la Section avait par suite la facilité de porter sur la liste autant de candidats qu’il lui plaisait.

La liste ainsi formée était présentée à la Classe. Les deux tiers des membres de la Classe étant présents, chacun d’eux écrivait sur un billet les noms des candidats portés sur la liste, en les classant d’après l’ordre de mérite qu’il leur attribuait. A cet effet, il inscrivait 1 à côté du dernier nom, 2 à côté de l’avant-dernier, 3 à côté du nom immédiatement supérieur, et ainsi de suite jusqu’au premier nom, qui se trouvait accompagné du nombre le plus élevé.

Le président dépouillait à haute voix le scrutin. Les secrétaires écrivaient au-dessous des noms de chaque candidat les nombres qui leur correspondaient dans chaque billet ; ils faisaient ensuite les sommes de tous ces nombres. Les trois noms auxquels correspondaient les trois plus grandes sommes formaient, dans l’ordre de ces sommes, la liste de présentation soumise à l’Institut.

Cette liste de trois noms, dressée par la Classe, était présentée à l’Institut, c’est-à-dire à l’ensemble des trois Classes, lors de la séance la plus prochaine. Un mois après cette présentation, si les deux tiers des membres étaient présents, on procédait à l’élection. L’élection par l’Institut se faisait comme s’était faite la constitution de la liste par la Classe. Celui des trois candidats au nom duquel répondait la plus grande somme était proclamé élu par le président, qui lui donnait avis de sa nomination.

Le 11 novembre 1797, la 1re Classe procéda à la liste de présentation pour le remplacement de Carnot. A cette date, Bonaparte était à Milan ; les visites académiques n’intervinrent point dans sa candidature.

La Section des Arts mécaniques avait dressé une liste qui ne comportait pas moins de douze noms ; elle les avait classés dans l’ordre suivant, qui était l’ordre de ses préférences : les citoyens Buonaparte, Montalembert, Lamblardie, Dillon, Louis Berthoud, Bréguet, Janvier, Callet, Grobert, Molard, Lenoir, Servières.

A l’exception de Servières, auteur de quelques mémoires d’un intérêt secondaire, les concurrents de Bonaparte avaient pour la plupart des titres de candidature très sérieux.

Les uns faisaient surtout de la mécanique appliquée et tenaient peut-être plus du praticien que du savant proprement dit : ainsi. Louis Berthoud, neveu du membre de l’Institut, lui-même constructeur réputé de montres marines ; ainsi Bréguet, le célèbre horloger, qui entrera dans la Section de Mécanique en 1816 ; ainsi Janvier, ancien horloger mécanicien de Louis XVI, inventeur de plusieurs machines pour représenter les mouvements des astres ; ainsi Molard, à qui l’on doit un grand nombre de machines ou de procédés industriels et qui sera élu à la Section de Mécanique en 1815, à titre de successeur de Napoléon ; ainsi Lenoir, qui avait exécuté le mètre-étalon en platine.

Les autres étaient plutôt des ingénieurs ou des mathématiciens de grande valeur. Grobert était le directeur de l’arsenal de Meulan ; il avait composé plusieurs traités techniques sur l’artillerie. Callet, professeur des ingénieurs-géographes au Dépôt de la Guerre, avait publié en 1795 des Tables de Logarithmes, qui sont demeurées classiques. Dillon, qui mourut en 1807 ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, était connu par plusieurs mémoires sur les constructions hydrauliques ; il devait construire le pont du Louvre ou pont des Arts, le premier pont en fer qui ait été construit en France, et commencer les travaux du pont d’Iéna. Lamblardie avait été ingénieur au port du Havre ; il y avait construit un pont à bascule qui fit époque dans l’art du génie maritime ; directeur depuis 1793 de l’École des Ponts et Chaussées, il était en outre professeur à l’École Polytechnique. De Montalembert enfin, il suffit de rappeler le grand ouvrage, la Fortification perpendiculaire, et l’autorité dont il jouissait dans le monde des mathématiciens et des ingénieurs.

Il s’agissait donc pour la première classe de dresser, avec cette liste de douze noms, une liste de trois noms classés par ordre de préférence.

Le bureau était composé de Lacépède, président, de Lassus et Prony, secrétaires. Etaient présents quarante et un membres sur cinquante-huit dont se composaient les dix Sections de la première classe [1].

Les quarante et un membres présents prirent tous part au vote ; cependant la feuille de dépouillement n’a recensé que quarante bulletins. Un trait de plume a biffé les douze votes d’un même bulletin, car ce bulletin avait donné deux fois le numéro 2 à deux candidats (Lamblardie et Grobert) et avait omis de donner le numéro 1 à l’un des douze.

Vingt-six bulletins sur quarante placèrent Bonaparte le premier (nombre 12) ; quatre le placèrent 2e (nombre 11) ; trois le placèrent 3e (nombre 10) ; un le plaça 4e (nombre 9) ; un le plaça 8e (nombre 5) ; un le plaça 9e (nombre 4) ; un le plaça 10e (nombre 3) ; un le plaça 11e (nombre 2) ; deux le placèrent 12e, c’est-à-dire dernier (nombre 1). Comme on voudrait pouvoir mettre les noms des votants à côté de ces bulletins ! Comme on voudrait connaître surtout les noms de ces deux membres, ennemis irréductibles de la gloire des armes, qui estimèrent que onze candidats, dont le peu notoire Servières, méritaient mieux que Bonaparte de devenir leurs confrères !

Le dépouillement du scrutin donna ce classement :

Bonaparte, 411 ; Dillon, 371 ; Montalembert, 367 ; Lamblardie, 348 ; Molard, 303 ; Louis Berthoud, 267 ; Callet, 265 ; Bréguet, 206 ; Lenoir, 191 ; Janvier, 157 ; Grobert, 124 ; Servières, 106.

« En conséquence, dit le procès-verbal, les citoyens Buonaparte, Dillon et Montalembert seront présentés à l’assemblée générale de l’Institut qui, en exécution de l’article 10 de la loi du 3 brumaire an IV, choisira parmi eux le successeur de Carnot. »


Bonaparte était arrivé à Paris le 5 décembre. Le 11, François de Neufchâteau, qui devait au coup d’Etat de fructidor son titre de Directeur, donnait un diner en son honneur. C’était un vrai dîner d’Institut. François de Neufchâteau appartenait lui-même à la 3e Classe de l’Institut national, Littérature et Beaux-Arts. Pour se rencontrer avec le général, il avait invité une vingtaine de ses confrères, qu’il avait eu soin de prendre dans les trois Classes. Bonaparte fut particulièrement en verve ce soir-là ; il étonna tous les convives par la variété et par l’étendue de ses connaissances. Il parla métaphysique avec Sieyès, poésie avec M.-J. Chénier, politique avec Gallois. Il fit un accueil particulier à Daunou, l’ancien oratorien, qui avait été le principal auteur de la Constitution de l’an III. Bernardin de Saint-Pierre était l’un des convives. « Je vous connais, citoyen, lui dit Bonaparte, j’ai lu vos ouvrages. Jean-Jacques était votre ami. — Oui, général. Jean-Jacques était mon bien bon ami. Il vous a prédit en parlant de la Corse. » C’était une allusion à la phrase vraiment étonnante du Contrat social : « J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe. »

Laplace et Lagrange, tous deux membres de 1re Classe, Section de Mathématiques, faisaient partie des invités de François de Neufchâteau. Le général causa aussi avec eux ; on sait qu’il eut toujours pour Laplace des égards particuliers, jusqu’à en faire, après le coup d’Etat de Brumaire, son ministre de l’Intérieur. Avec ces deux savants il parla mathématiques. Il leur demanda s’ils connaissaient un livre de géométrie, qui avait été récemment publié en Italie [2] ; il y avait remarqué en particulier une manière nouvelle et ingénieuse de diviser le cercle. Ils répondirent qu’ils n’en avaient pas entendu parler. Bonaparte demanda un crayon et un compas ; très rapidement, il leur fit la démonstration de cette nouveauté géométrique. « Général, lui dit Laplace, nous nous attendions à tout recevoir de vous, excepté des leçons de mathématiques. »

Le procès-verbal de la séance du 25 décembre 1797 indique 109 membres présents, soit 47 pour la 1re Classe, 25 pour la 2e, 37 pour la 3e. Cependant il n’y eut que 104 bulletins recensés. Faut-il croire que 5 bulletins furent annulés par suite d’erreurs dans le genre de celle qui avait été relevée dans le scrutin préparatoire du 11 novembre ? Le procès-verbal porte simplement :

« On procède par la voie du scrutin à l’élection pour la place vacante dans la Section des Arts mécaniques, Classe des Sciences physiques et mathématiques. Il se trouve 104 bulletins devant former au total 624 votes.

« Le citoyen Bonaparte obtient 305 votes.
« Le citoyen Dillon — 166 —
« Le citoyen Montalembert — 123 —
« Total égal 624. »

Lorsque le président et le secrétaire de cette séance, Camus et Villar, qui étaient de la 3e Classe, apposèrent en bas de ce procès-verbal leurs signatures autographes, ils ne prirent point garde qu’ils authentiquaient une erreur singulière, qui ne viciait pas d’ailleurs le résultat général du scrutin. Le rédacteur avait indiqué 624 pour le total des votes recensés, ce qui est bien le nombre exact, à raison de 6 suffrages, 1, 2, 3, pour chacun des 104 votants ; mais l’addition ne donne que 594 suffrages, soit une différence de 30.

Le procès-verbal continue : « En conséquence, le président proclame le citoyen Bonaparte membre de l’Institut, pour la place ci-dessus désignée. »


Plusieurs journaux mentionnèrent l’élection de Bonaparte, sans entrer d’ailleurs dans aucun détail. Le journal de Poultier, l’Ami des Lois, dans son numéro du 10 nivôse, 30 décembre, ajouta cette pointe : « Le général Bonaparte a été nommé membre de l’Institut ; l’honneur est grand... pour l’Institut. »

L’honneur était grand pour l’élu lui-même, qui, à l’âge de moins de vingt-huit ans et demi, voyait son nom inscrit pour toujours sur ces listes qui représentaient l’élite intellectuelle de la France. Plus tard Chateaubriand dira : « Napoléon, comme un enfant, était charmé d’avoir été élu membre de l’Institut. » Sa joie ou plutôt sa fierté n’était point d’un enfant, mais d’un homme ayant pleine conscience de sa valeur et de l’honneur qu’il avait reçu ; elle allait se manifester par le titre même dont il ne manqua pas de faire suivre son nom, dans les proclamations adressées à l’armée d’Egypte : « Bonaparte, général en chef, membre de l’Institut. » Il était sûr, disait-il, qu’en prenant ce titre, il était compris du dernier tambour.

Le 26 décembre, le lendemain de son élection, le nouveau membre de la 1re Classe adressait à Camus, le président en fonctions de l’Institut national, une lettre de remerciements ; elle reçut tout de suite la publicité du Moniteur universel.


« Paris, 6 nivôse an VI. (26 décembre 1797.)

« Le suffrage des hommes distingués qui composent l’Institut m’honore. Je sens bien qu’avant d’être leur égal, je serai longtemps leur écolier. S’il était une manière plus expressive de leur faire connaître l’estime que j’ai pour eux, je m’en servirais.

« Les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret, sont celles que l’on fait sur l’ignorance. L’occupation la plus honorable, comme la plus utile pour les nations, c’est de contribuer à l’extension des idées humaines. La vraie puissance do la République Française doit consister désormais à ne pas permettre qu’il existe une idée nouvelle qu’elle <ref> Le texte original porte bien « qu’elle, » au lieu de « qui. » < :ref> ne lui appartienne. — BONAPARTE. »

Le membre de l’Institut élu le 25 décembre prit séance le lendemain dans la Classe à laquelle il appartenait. Il entra sans aucun cérémonial et sans que les lectures aient été interrompues ; silencieusement, il vint prendre place parmi ses confrères. Dès la première séance, il fut appelé à participer aux travaux de la Classe. Un inventeur, Hanin, avait présenté une machine à imprimer portative qu’il appelait cachet typographique. Trois membres, Monge, Prony et Bonaparte, furent chargés de faire un rapport sur cette invention. Le rapport fut lu par Prony à la séance suivante, le 31 décembre. La minute de cette pièce se termine par les signatures autographes : Prony, Bonaparte, Monge.

Le règlement de l’Institut avait prévu quatre séances publiques dans l’année, une par trimestre ; elles se tenaient dans la salle du Vieux-Louvre qui s’appelait alors la salle des Antiques ; son nom actuel est salle des Cariatides, en raison des célèbres statues de Jean Goujon. Au milieu de la salle, une double table en fer à cheval, soutenue par des sphinx, était occupée par les membres de l’Institut. Le corps diplomatique prenait place dans la tribune aux Cariatides. Le public, mille à douze cents personnes, s’asseyait sur des banquettes qui se prolongeaient en gradins jusqu’aux embrasures des croisées et aux deux extrémités de la salle.

La salle est d’une belle ordonnance, mais d’une acoustique défectueuse ; le Courrier républicain la qualifie de « cruelle ennemie des oreilles. » Le Miroir ajoute qu’on y étouffait de chaleur, qu’une séance d’Institut était « une bien ennuyeuse chose, » que telles lectures étaient « un somnifère parfait. » Faut-il citer aussi l’Ami des Lois ? « A l’Institut, l’ennui succède à l’ennui, sans aucun dédommagement. « Il faut le reconnaître : les bureaux de ces âges héroïques ne se souciaient pas beaucoup de l’intérêt ni même de l’à-propos des lectures. Trois heures durant, de cinq heures à huit heures du soir, rapports et lectures, souvent de caractère technique, se succédaient devant le public, comme si les trois Classes avaient été réunies en comité secret.

Cependant le jeudi 4 janvier 1798, la curiosité des Parisiens avait de bonne heure rempli la salle des Antiques ; des places avaient été réservées pour la première fois aux professeurs de l’Ecole Polytechnique, des écoles de santé, des écoles centrales.

La séance s’ouvrit à cinq heures précises ; des membres du Directoire y assistaient. Le bureau, qui était celui de la Classe des Sciences physiques et mathématiques, était occupé par Lacépède, président, Lassus et Prony, secrétaires. Autour des tables en fer à cheval étaient assis 105 membres, et parmi eux Bonaparte. Rien ne le distinguait de ses confrères, en dehors de sa jeunesse et de sa gloire ; il n’était point venu en tenue de général ; il était habillé en civil comme les autres membres, qui n’avaient point encore un uniforme officiel. Mais il lui avait suffi d’entrer dans la salle pour être applaudi. Le Moniteur universel fit, au sujet de son attitude, de curieuses remarques : « Il est arrivé à la séance sans faste, y a assisté avec modestie, a reçu avec désintéressement les éloges que lui ont prodigués les lecteurs et les spectateurs, et s’est retiré incognito. Ah ! que cet homme connaît bien le cœur humain et en particulier les gouvernements populaires ! L’homme de mérite y est forcé d’acheter, à force de modestie et de simplicité, une grâce que les ignorants et les hommes vulgaires lui accordent difficilement partout, mais plus rarement encore dans les républiques. »

L’ordre du jour se développa avec son implacable monotonie : quatre rapports sur les travaux des trois Classes pendant le dernier trimestre, et six lectures, au total dix morceaux.

La lecture qui avait fait la plus vive impression et qui avait provoqué à plusieurs reprises des salves unanimes d’applaudissements, avait été le poème de M. -J. Chénier ; il était intitulé Le Vieillard d’Ancenis, poème sur la mort du général Hoche : événement qui remontait à trois mois à peine, au 28 septembre 1797. Après avoir célébré la gloire de celui qui n’était plus, le poète avait parlé du projet belliqueux qui remplissait alors tous les esprits, du héros qu’il appelait l’Italique et qui allait bientôt réaliser les destinées de la France.


Rendons aux nations l’héritage des mers.
Entendez, mes enfants, la voix de l’univers
Déléguer aux Français la vengeance publique ;
Voyez Londres pâlir au nom de l’Italique.
De ce chef renommé vous savez les exploits.
………………….
Vous franchîtes les monts ; vous franchirez les flots ;
Des tyrans de la mer punissez les complots.
Ils combattront pour l’or ; vous, pour une patrie.
Si jamais un Français, des rives de Neustrie,

Descendit dans leurs ports, précédé par l’effroi,
Vint, combattit, vainquit, fut conquérant et roi ;
Quels rochers, quels remparts deviendront leur asile
Quand Neptune irrité lancera dans leur île
D’Arcole et de Lodi les terribles soldats.
Tous ces jeunes héros, vieux dans l’art des combats,
La grande Nation à vaincre accoutumée
Et le grand général guidant la grande armée ?


Le nouveau membre de l’Institut fut un académicien assidu. Avant de quitter Paris, le 4 mai 1798, pour aller commander l’armée d’Egypte, il assista à seize séances de sa Classe et à quatre séances générales de l’Institut, dont deux séances publiques.

Le 4 avril 1798 était un jour de séance publique de l’Institut. Bonaparte y assisterait-il ? On ne le savait pas. La veille même, un arrêté du Directoire, qui avait été rendu public, l’avait chargé de se rendre à Brest pour y prendre le commandement de l’armée d’Angleterre ; le public ignorait que c’était un moyen de masquer les préparatifs qui se faisaient en Méditerranée pour l’expédition d’Egypte. Un journal raconte ainsi les impressions des auditeurs qui se trouvaient le 4 avril dans la salle des Antiques : « Lorsque, à cinq heures précises du soir, les membres de l’Institut descendirent, défilèrent et prirent place, on entendit plusieurs voix qui disaient : « Il n’y est point, il est parti ; il est arrivé, il est en Angleterre. » Ce fut au bout de trois quarts d’heure qu’un jeune homme vêtu, coiffé très simplement, ayant traversé le milieu de la salle avec rapidité et s’étant assis où et comme il put, parmi ses confrères de la première Classe, on reconnut en lui Bonaparte. Alors un murmure flatteur s’éleva : « C’est lui, le voilà, c’est lui. » On n’en dit pas davantage. »

Bonaparte était parti de Toulon avec l’escadre de Brueys, la 19 mai ; l’Italique était en train de devenir l’Egyptiaque. Aux bords du Nil, il fonda l’Institut d’Egypte, avec ses quatre Sections : Mathématiques, dont il faisait partie lui-même, Physique, Economie politique. Littérature et Beaux-arts ; mais il ne voulait pas être oublié de ses confrères des bords de la Seine. Le procès-verbal de la 1re Classe, à la date du 30 avril 1799, — le général en chef de l’armée d’Orient était alors sous les murs de Saint-Jean d’Acre, — porte cette indication : « On lit les procès-verbaux des séances de l’Institut du Caire, depuis le 1er jusqu’au 26 frimaire (20 novembre — 16 décembre 1798), adressés à l’Institut par le citoyen Bonaparte. »

Puis, pendant de longues semaines, l’Institut national, comme la France, demeura sans nouvelles de l’absent. Tout à coup une rumeur surprenante se répand et se confirme : le général a débarqué à Fréjus le 9 octobre, il est sur la route de Paris, il est arrivé à Paris le 16 de grand matin. Sept jours plus tard, le 23 octobre, il avait repris sa place parmi ses confrères de la 1re Classe. « La Classe arrête, dit le procès-verbal de cette séance, qu’il sera fait mention au procès-verbal de la satisfaction qu’elle éprouve de voir notre confrère Bonaparte dans son sein. »

Dès le 23 octobre, à la séance où il reprenait contact avec ses confrères, il était nommé d’une commission, avec Laplace et Lacroix, tous deux de la Section de Mathématiques ; les trois commissaires étaient chargés de faire un rapport sur un mémoire de Biot : « Considérations sur les équations aux différences mêlées. »

Le 27 octobre, Bonaparte assista à la séance générale, non publique, des trois Classes. Il entretint ses confrères de trois nouvelles, d’ordre archéologique et scientifique, qui se rapportaient à l’Egypte.

Une table de pierre, avec des inscriptions en grec, en copte et en hiéroglyphes, avait été découverte dans les fondations du château de Rosette ; elle portait que, sous le règne d’un Ptolémée, on avait curé tous les canaux de l’Egypte et que ce travail avait coûté telle somme. Le général avait donné des ordres pour le transport de cette table en France. C’est la Pierre de Rosette, aujourd’hui au British Muséum, devenue l’orgueil de la science française, depuis que le génie de Champollion a su découvrir dans la comparaison des trois textes le secret des hiéroglyphes.

En fouillant les fossés d’Alexandrie, on avait trouvé dans une tombe une statuette de femme, coiffée comme les femmes d’aujourd’hui ; la statuette avait été expédiée en France.

Enfin le général rendit un compte détaillé des études préparatoires qui avaient été faites et qui continuaient à se faire pour le percement d’un canal entre la Méditerranée et la mer Rouge. Ce canal avait existé dans l’antiquité ; les débris qui en subsistaient permettaient de le rétablir ; il avait donné ordre à des ingénieurs de faire les travaux de nivellement nécessaires ; les plans et les devis allaient être apportés à Paris.

Le 12 novembre, Bonaparte assistait de nouveau à la séance. Ce jour-là, il n’y avait pas encore quarante-huit heures écoulées depuis qu’il avait fait expulser manu militari les Cinq-Cents de l’orangerie de Saint-Cloud et que la loi du 19 brumaire lui avait conféré à lui, à son confrère Sieyès et à Roger-Ducos le consulat provisoire de la République Française. Simples accidents de la vie politique, qui ne troublèrent en rien la régularité de sa vie académique, ni l’ordre du jour de la séance.

Le règlement de 1795 avait institué pour chaque Classe des présidences semestrielles. Le 1er germinal an VIII (22 mars 1800), la 1re Classe procéda au scrutin pour l’élection d’un président. Le procès-verbal dit simplement, sans aucune indication numérique : « Le citoyen Bonaparte obtient la majorité absolue au premier scrutin. » Le bureau de la 1re Classe se trouvait composé de Bonaparte, président jusqu’à la fin de l’an VIII, de Cuvier, secrétaire pour les sciences physiques, de Delambre, secrétaire pour les sciences mathématiques.

Quatre jours plus tard, le 26 mars, l’Institut faisait rentrer Lazare Carnot parmi ses membres, et dans cette même Section des Arts mécaniques d’où il avait été rayé en 1797. Brumaire avait rouvert les portes de la France à Carnot comme aux proscrits de Fructidor. La mort du membre de l’Institut, Le Roy, étant survenue le 21 janvier 1800, Carnot fut élu à sa place. Bonaparte ne prit pas part à cette élection, car il n’assista pas à la séance du 26 mars ; la nouvelle lui en fut certainement agréable, comme un acte de réparation légitime.

Le Premier Consul occupa pour la première fois le fauteuil présidentiel à la séance du 27 mars. « Le citoyen Président, dit le procès-verbal, propose la question de savoir s’il ne conviendrait pas de réformer le mode de scrutin employé par l’Institut dans les élections. La motion discutée, la Classe arrête qu’elle manifestera son vœu pour un changement et que son arrêté sera communiqué, dans le plus bref délai, aux deux autres Classes, qui seront invitées à nommer des commissaires pour s’occuper de cette réforme. La Classe nomme pour ses commissaires les citoyens Laplace, Monge et Delambre. »

La séance du 21 fructidor an X, 8 septembre 1802, est la dernière où l’on relève sur les procès-verbaux de la 1re Classe la présence de Bonaparte.


La réforme de l’Institut, faite en 1803 par le Premier Consul, établit quatre Classes, au lieu de trois ; la Classe des Sciences morales et politiques ayant disparu, ses membres furent répartis dans les autres Classes ; chaque membre reçut annuellement du trésor public quinze cents francs [3] (et depuis 1803, si le prix des choses a varié, la somme de quinze cents francs est demeurée inchangée) ; chaque Classe nomma ses membres elle-même et elle seule, mais les membres élus durent être confirmés par le Premier Consul. La Section II de la 1re Classe, au lieu de s’appeler Arts mécaniques, prit le nom de Mécanique, qu’elle a gardé.

L’État actuel de l’Institut des Sciences, Lettres et Arts, au 1er octobre 1805, met hors cadre, en tête de la 1re Classe, « l’Empereur, nommé membre de cette Classe, Section de Mécanique, le 5 nivôse an VI. » La liste même des membres de la Section ne comprend plus que cinq noms : Monge, Prony, Périer, Berthoud, Carnot. Il en fut de même pour tous les annuaires de l’époque impériale.

Le gouvernement de Louis XVIII ne songea pas à publier un annuaire de l’Institut. C’est dommage ; il eût été intéressant de savoir comment la Restauration aurait traité le Roi de l’ile d’Elbe sous le rapport académique. Le gouvernement des Cent Jours s’empressa de réparer la négligence du gouvernement précédent ; il fit paraître l’État actuel de l’Institut impérial des Sciences, Lettres et Arts au 1er avril 1815. En tête : « L’Empereur, protecteur. » Ce titre accompagnait son nom pour la première fois.

Le 10 avril 1815, le ministre de l’Intérieur adressait cette lettre au président de l’Institut impérial :

« Monsieur le Président, l’Empereur a reconnu l’inconvénient qu’il y a de laisser vacante dans la Section de mécanique de la 1re Classe de l’Institut la place que Sa Majesté est obligée de laisser inactive de fait. Sa Majesté tient cependant à honneur d’avoir dû cette distinction scientifique, comme simple particulier, aux suffrages de ses anciens collègues ; mais, aujourd’hui, en sa qualité d’Empereur, le titre de protecteur de l’Institut est celui qu’il convient de lui donner, dans les listes qui seront imprimées, sans cependant oublier d’y rappeler qu’il a été élu le 5 nivôse an VI.

« Je vous invite donc, Monsieur le Président, conformément à l’ordre de Sa Majesté, à faire nommer, le plus tôt qu’il vous sera possible, à la 6e place réputée vacante dans la Section de Mécanique, en vous conformant d’ailleurs à ce qui est prescrit par les règlements. — CARNOT. »

La 1re Classe se conforma aussitôt à l’invitation du ministre de l’Intérieur. Le 8 mai 1815, elle élut, dans la Section de Mécanique, à la place de l’Empereur, Pierre Molard, qui avait été en 1797 l’un des concurrents de Bonaparte dans la liste de douze candidats dressée par la Section. Ainsi se trouva reconstitué, six semaines environ avant Waterloo, le cadre de la Section II, qui était incomplète depuis que Napoléon s’était fait classer en dehors. Avec l’élection de Molard, le fauteuil de Napoléon a repris toute sa fixité académique..

Ouvrons l’annuaire de l’Institut royal de France, de 1817, le premier qu’ait publié le gouvernement de la seconde Restauration. La Section II, Mécanique, de l’Académie royale des Sciences, porte ces six noms : Périer, de Prony, le baron Sané, Molard, Cauchy, Bréguet. Qu’étaient devenus Monge et Carnot ? Ils avaient été rayés l’un et l’autre de la liste des membres de l’Académie ; Carnot avait dû en outre prendre le chemin de l’exil. Pour Napoléon, il avait pris les devants sans le savoir, en se faisant remplacer lui-même : l’ordonnance du 21 mars 1816 l’aurait traité comme elle traita Monge et Carnot.


G. LACOUR-GAYET.

  1. Avec les deux places à pourvoir, Carnot et Pelletier, le cadre complet était de soixante membres.
  2. Il s’agit de la Geometria del Compasso, de L. Mascheroni ; elle est précédée d’une curieuse dédicace « a Bonaparte l’Italico. »
  3. Cette indemnité annuelle de 1 500 francs remontait à l’origine de l’Institut en 1795 ; la nouveauté à partir du Consulat, c’est qu’elle fut régulièrement payée. Elle était payée, et elle l’est toujours, à raison de 100 francs par mois, le surplus étant distribué en jetons de présence. Bonaparte, dans une séance de l’an IX, émargea pour la somme de 4 fr. 33.