Éditions Édouard Garand (54p. 79-81).

XLI

« IL N’EST RIEN DE CERTAIN COMME LA MORT »


C’était la première fois que je mettais le pied aux Pelouses-d’Émeraude depuis que j’avais vendu ma propriété à M. Tourville. Combien j’eusse été heureuse de revoir cette maison où j’avais connu tant de paix et de réel bonheur, en d’autres circonstances que les présentes ! Mais, sous le coup de l’horrible tragédie qui venait de se dérouler à Bois-Sinistre, je ne pouvais penser à autre chose vraiment.

— Je suis si peinée que M. Martigny ait été obligé de partir pour M… par le train de neuf heures ! nous dit la garde-malade, lorsqu’elle nous eut fait entrer dans le salon.

M. Tourville est-il en danger de mort ? demandai-je.

— Oui, Mme Duverney… M. Tourville se meurt… Et Mme Martigny n’aura pas son mari auprès d’elle pour la consoler… C’est pourquoi je dis qu’il est infiniment regrettable qu’il ait été obligé de partir ce soir.

Je jetai les yeux sur Mlle Brasier et je m’aperçus qu’elle me regardait ; elle était très pâle ; je présume que je devais l’être moi aussi.

— J’attends le Docteur Foret d’un moment à l’autre, continua la garde-malade. Si vous voulez bien m’excuser, je vais retourner auprès de M. Tourville.

— Certainement ! Certainement ! répondis-je. Nous resterons pour quelque temps… jusqu’à l’arrivée du médecin, dans tous les cas.

— Je suis bien contente de savoir que vous allez rester, fit la jeune fille, au moment de quitter le salon.

Ma compagne et moi, nous étions silencieuses ; chacune de nous étant occupée de ses propres pensées… et on s’imagine bien ce à quoi mais pensions… Les mauvais moments passent, comme les autres, c’est certain ; tout de même je me demandais quand nous pourrions retourner à Bois-Sinistre, afin de nous y enfermer… de nous y cacher… d’essayer d’y trouver la sûreté enfin.

La sûreté ? La trouverions-nous à Bois-Sinistre… ou en aucun lieu de la terre dorénavant ? J’en avais le pressentiment, jamais nous ne connaîtrions la tranquillité, la paix, de jadis… Toujours, notre conscience nous reprocherait le rôle que nous avions joué dans la tragédie de ce soir… Le remords n’allait-il pas nous ronger, sans trêve, chaque fois que nous nous rappellerions ce qui s’était passé, sur l’extrême bord du promontoire, il y avait à peine une heure ?

Même aux Pelouses-d’Émeraude où nous étions en ce moment ; dans cette maison au-dessus de laquelle planait l’Ange de la Mort, il me semblait entendre encore un clapotement… celui qu’avait produit le cadavre d’Aurèle Martigny, alors qu’il tombait dans le Lac Judas…

La cloche de la porte d’entrée sonna soudain. Je ne m’y étais pas attendue… je ne me rappelais plus que le Docteur Foret devait venir ; mes pensées avaient été ailleurs. Je ne pus réprimer un cri, au son de la cloche, et Mlle Brasier bondit sur le fauteuil où elle s’était assise.

— Qu’est-ce ? Qu’est-ce que cela ? murmurât-elle. Sont-ils déjà sur nos traces ? Sommes-nous poursuivies ? La Justice…

— « Sur nos traces ? Poursuivies ? La Justice ? » Que voulez-vous dire, chère Mlle Brasier ?

— Nous… nous avons été découvertes… commença-t-elle, en frissonnant.

— Allons ! Allons, ma pauvre amie ! m’écriai-je, plus peinée qu’impatientée de l’état de ma compagne.

— Mais… La cloche a sonné !… Quelqu’un…

— C’est le Docteur Foret : voyez, Mlle Brasier, fis-je en essayant de sourire et en indiquant le médecin, qui venait de pénétrer dans le corridor. Vous le savez (la garde-malade nous l’a dit) M. Tourville se meurt et…

— Oui ! Oui ! Je me souviens ! répondit Mlle Brasier, d’un ton soulagé. Ciel ! Que j’ai eu peur ! murmura-t-elle ensuite.

Nous entendîmes le médecin monter l’escalier et au bout d’une demi-heure nous le vîmes redescendre ; il était accompagné de Béatrix cette fois.

— Puisque vous insistez pour connaître la vérité, Mme Martigny, disait le Docteur Foret à la jeune femme, je dois vous avertir que votre père ne passera pas la nuit… il se meurt.

— Oh ! Mon pauvre, pauvre père ! s’écria Béatrix.

— Vous feriez bien d’envoyer une dépêche immédiatement à votre mari, chère Madame, continua le médecin. M. Martigny devrait être auprès de vous, le plus tôt possible, car, Dieu sait que vous aurez besoin de ses consolations et de son appui dans l’épreuve qui vous attend, ma pauvre enfant.

— Envoyer une dépêche ! cria Béatrix. Une dépêche… à… à… Aurèle ! Dieu tout-puissant !

Nous entendîmes un sanglot étouffé, puis un cri, suivi de la chute d’un corps. Nous devinâmes que Béatrix venait de perdre connaissance et nous nous précipitâmes dans le corridor Mlle Brasier et moi.

Mme Duverney ! Mlle Brasier ! Vous ici ! s’exclama le médecin en nous apercevant.

— Béatrix… balbutiai-je. Elle a passé la veillée avec nous, à Bois-Sinistre et nous l’avons ramenée en voiture.

Mme Martigny s’est évanouie, répondit le Docteur Foret, qui tenait la jeune femme dans ses bras. Je crains fort être la cause involontaire de son évanouissement : je lui ai annoncé trop soudainement la gravité de l’état de son père.

— Il fallait que quelqu’un la mit au courant, dis-je, en manière de consolation, car le médecin avait l’air très désolé de ce qui venait d’arriver. Nous allons prendre soin de Béatrix, ajoutai-je, si vous voulez bien la coucher sur le canapé du salon.

— Merci, chère Madame, merci ! fit-il. Mais, voyez ; elle reprend lentement connaissance. je crois.

— Ses yeux sont ouverts, dit Mlle Brasier, Béatrix ! appela-t-elle.

— Ça va mieux, je l’espère ? demanda le Docteur Foret.

— Oui… murmura-t-elle.

— Nous allons vous soigner, Mlle Brasier et moi, Béatrix, dis-je en souriant.

— Ô Mme Duverney ! supplia-t-elle, en se cramponnant à moi, ne me quittez pas ! Pour l’amour de Dieu, ne me quittez pas ! Mlle Brasier, restez avec moi, n’est-ce pas ?

— Nous allons passer la nuit ici, Béatrix, annonçai-je, prenant une subite résolution.

— Je reviendrai demain matin, de bonne heure me dit le médecin, au moment de partir. Mais ce sera inutile, je crois, ajouta-t-il d’une voix basse ; M. Tourville n’en a pas pour plus qu’une heure ou deux à vivre maintenant.

La prédiction du Docteur Foret se réalisa : à minuit précis, au moment où les domestiques des Pelouses-d’Émeraude revenaient de la danse à laquelle ils avaient assisté, M. Robert Tourville exhalait son dernier soupir.

Béatrix avait perdu, en l’espace de quelques heures, son mari et son père !