Éditions Édouard Garand (54p. 77-78).

XXXIX

LE SILLON DE SANG


Je trouvais épouvantable, très mal aussi, ce qui venait d’être fait… Il me semblait que nous venions de commettre un crime…

Déroulant le câble que j’avais enroulé autour de ma taille, au moment de quitter la cuisine, je m’en servis pour abaisser jusqu’aux eaux du lac ma lanterne… Le cadavre d’Aurèle Martigny flottait sur la surface et c’était chose assez lugubre. Quoiqu’il ne ventât pas beaucoup maintenant, les vagues étaient un peu agitées, ce qui faisait que le corps qu’elles portaient paraissaient être vivant ; on le voyait se balancer doucement… De plus, le meurtre ayant été commis il n’y avait que peu de temps, les bras du cadavre, que le rigor mortis n’avait pas encore atteints, semblaient nous faire des signaux ; on eut dit qu’ils essayaient, par moments, de se tendre vers nous, tandis que les yeux de l’assassiné nous fixaient littéralement et paraissaient nous adresser des reproches… ou se moquer de nous…

Enfin, les restes mortels d’Aurèle Martigny s’enfoncèrent sous l’eau, et toutes trois, nous soupirâmes… soulagées.

Mais le cadavre revint, encore une fois à la surface du lac… À la lueur de ma lanterne. le mari de Béatrix semblait réellement nous regarder d’un air nargueur, puis, il disparut de nouveau.

Nous attendîmes encore, croyant que le cadavre allait apparaître encore… Il n’en fut rien… Entraîné par le contre-courant dont Béatrix nous avait parlé, il serait emporté bien loin… à des milles et des milles de Bois-Sinistre probablement…

— Nous sommes sauvées ! s’écria Béatrix.

— Sauvées ?

En ramenant ma lanterne, j’aperçus quelque chose qui me fit presque perdre connaissance : une longue traînée de sang ! Du sang qui avait coulé de la blessure d’Aurèle Martigny et avait sillonné tout le long des rochers…

Sauvées ?

Non ! Certainement, non ! Pas avant que la pluie eut lavé le roc du promontoire, l’eut lavé net et bien ; alors seulement, serions-nous hors de danger…

— Regardez ! murmurai-je.

Béatrix et Mlle Brasier se penchèrent au-dessus de l’abîme et regardèrent. Un cri de véritable désespoir s’échappa de leurs poitrines.

— Qui osera dire que nous sommes sauvées, fis-je ? Ce sillon de sang… il nous trahira… Quelqu’un qui se promènerait en chaloupe sur le Lac Judas l’apercevrait clairement… Sauvées ? Nous étions moins en danger, croyez-le, alors que le cadavre à peine refroidi d’Aurèle Martigny était étendu sur ces rochers, tout à l’heure…

— Il va pleuvoir cette nuit, dit Mlle Brasier, qui tremblait de tous ses membres. La pluie lavera le rocher… fera disparaître ce sang.

— Espérons-le ! répondis-je, à moitié convaincue. Qu’il pleuve à verse ; cela seulement nous sauvera… S’il ne pleut pas bientôt, et beaucoup, nous aurons commis un… crime inutile, toutes trois.

— Un crime ? crièrent mes deux compagnes.

— Un crime… Je dis, « un crime », Mlle Brasier, Béatrix. Nous n’avions pas le droit d’intervenir… nous aurions dû laisser faire la justice. On ne joue pas avec la Loi, mes amies.

— Il pleuvra cette nuit, répéta Mlle Brasier. Ce vent nous amènera de la pluie, vous verrez !

— Puissiez-vous dire vrai ! sanglotai-je presque. Dans tous les cas, que Dieu nous vienne en aide !

— Et si nous avons enfreint ses lois, qu’Il nous pardonne ! ajouta Mlle Brasier.

— Amen ! acheva Béatrix.

Puis, silencieusement, la tête baissée, le cœur battant à rompre nos poitrines, nous nous dirigeâmes, toutes trois, vers la maison.

À ce moment, la pluie se mit à tomber ; la pluie, que nous appelions de tous nos vœux.