Éditions Édouard Garand (54p. 19-21).

XII

JOURS SOMBRES


Philippe passa quinze jours avec nous.

Ces quinze jours !… Avec quelle rapidité ils s’enfuirent !… Que la maison nous parut vide, triste et silencieuse après le départ de Philippe !

J’avais pris des leçons d’équitation, et comme j’avais fait vraiment merveille, dès la première leçon, nous fîmes de belles, de splendides promenades ensemble, Philippe et moi. Philippe avait loué, pour lui-même, un bon cheval de selle ; donc, nous partions en excursion chaque après-midi, vers les deux heures, pour revenir aux Pelouses-d’Émeraude à quatre heures ; à temps pour accompagner Mme Duverney dans sa promenade journalière, en voiture.

L’arbre de Noël avait eu un grand succès et Mme Duverney m’avait promis que nous en aurions un tous les ans, dorénavant.

Nos veillées avaient été agréables, jouant du piano, chantant, faisant la partie de cartes, ou causant ensemble.

Les journées avaient paru trop courtes, et maintenant, Philippe nous manquait à chaque instant. Mme Duverney se lamentait hautement sur le départ de son cher neveu ; moi, je ne disais trop rien, par timidité ; mais souvent, souvent… je pleurais en cachette.

Avant de partir, il m’avait fait promettre de ne pas quitter sa tante, et j’avais promis.

Eh ! bien, il était parti et nous ne le reverrions pas avant Noël prochain probablement !…

Excepté que je sortais à cheval presque chaque jour maintenant, nous avions repris notre manière de vivre ordinaire Mme Duverney et moi, et ainsi se passa toute la saison d’hiver.

Puis vint le printemps, la plus belle des saisons, suivi de l’été, un été vraiment idéal.

Durant la dernière semaine de juin, nous eûmes la visite d’Arthur et de sa femme. Ils passèrent dix jours avec nous ; tous deux raffolaient des Pelouses-d’Émeraude.

— Je présume qu’il est tout à fait inutile de te demander de retourner avec nous, Marita ? dit Arthur la veille de leur départ.

— Ce serait un vrai péché ! s’écria Yvonne. Comment Marita pourrait-elle se décider de quitter Mme Duverney… et les Pelouses-d’Émeraude !

— Et, d’ailleurs, ajouta ma vieille amie, je ne sais vraiment comment je ferais sans Marita, à présent ! Je crois, Arthur, mon garçon, que nous allons considérer qu’elle demeure ici pour toujours maintenant. Nous nous arrangeons si bien ensemble, et puis… je pense que Marita ne songe nullement à me quitter…

— Vous quitter, chère Mme Duverney ! m’écriai-je en me suspendant au cou de la bonne dame. Je suis parfaitement heureuse avec vous ; pourquoi vous quitterais-je ?

« Les beaux jours sont courts » : cet été-là s’enfuit trop tôt, hélas, et l’automne s’annonça mal. Il plut presque nuit et jour ; le firmament était continuellement chargé de gros nuages gris, et le vent pleurait et gémissait, sans répit ; c’était assez pour donner un terrible spleen.

— Nous payons cher pour le bel été que nous avons eu, n’est-ce pas, Marita ? disait Mme Duverney. Entends-tu gémir le vent ?

— Et la pluie qui ne cesse de tomber ! m’écriais-je. Oh ! que je hais la saison d’automne !

(J’eus raison de ne jamais oublier cet horrible automne) !

Un dimanche, Mme Duverney insista à aller à la messe. J’essayai de la dissuader, car il pleuvait « à boire debout » ; une pluie froide qui semblait nous transpercer jusqu’aux os, et le vent était presque glacial, ce matin-là.

Nous partîmes pour l’église.

L’église, qui n’était chauffée que les dimanches, était comme une glacière et nous grelottâmes tout le temps de la grand’messe.

Lorsque nous fûmes de retour à la maison, Mme Duverney me dit :

— Marita, n’est-ce pas qu’il faisait horriblement froid dans l’église ?… Je suis transie jusqu’aux os !

— Il eut été préférable que vous ne sortiez pas aujourd’hui ; que vous restiez à la maison, chère Mme Duverney, répondis-je. Je crains fort que vous ayez pris froid, ajoutai-je, légèrement inquiète.

— Peut-être as-tu raison, ma chérie, fit-elle en frissonnant. Le fait est que j’ai trop froid pour me mettre à table, reprit-elle ; je ne me sens pas d’appétit… Je vais me jeter sur mon lit pour quelques instants.

Inutile de le dire, je l’accompagnai dans sa chambre, et quand je l’eus fait mettre au lit et couverte d’un édredon, je descendis à la cuisine.

— Prospérine, dis-je, Mme Duverney a pris le frisson je crois… L’église était bien froide et…

— Et Mme Duverney ne peut jamais se résoudre à manquer la messe, le dimanche ! Beau temps, mauvais temps, il lui faut aller à l’église !… s’exclama Prospérine. J’espère…

— Y a-t-il du cognac dans la maison, interrompis-je.

— Oui, Mlle Marita, il y en a une bouteille dans le buffet de la salle à déjeuner ; je vais aller la chercher.

Bien vite, j’eus préparé un verre de cognac et d’eau chaude, que je montai offrir à Mme Duverney.

— Ô Marita, que j’ai froid ! dit ma bonne vieille amie, lorsque j’entrai dans sa chambre.

— Voici qui va vous réchauffer, Mme Duverney, répondis-je en lui présentant le verre de cognac. Buvez-le, je vous prie.

— Qu’est-ce ? fit-elle.

— Ce n’est que du cognac et de l’eau chaude. S’il vous plaît le boire tandis qu’il est bien chaud !

Elle but le contenu du verre presque d’un trait.

— Merci, Marita chérie, dit-elle ensuite.

— Prospérine est à faire chauffer de l’eau, dans le moment, Mme Duverney, repris-je. Une bouteille d’eau chaude à vos pieds et bientôt, je le prédis, vous vous plaindrez que vous avez trop chaud, ajoutai-je en souriant, quoique je fusse fort inquiète.

Mais rien ne semblait chasser le froid du système de cette pauvre Mme Duverney, rien ! Elle eut de continuels frissons, et vers les cinq heures de l’après-midi, je crois qu’elle faisait de la température ; je devins très-effrayée.

— Me permettez-vous d’envoyer chercher le médecin, Mme Duverney ? demandai-je.

— Le médecin ?… Mais, pas du tout ! Pourquoi le médecin, je te le demande, Marita ? Je ne suis pas malade réellement !

Hélas, quant à moi, je savais qu’elle était bien malade ! Mais, cette pauvre vieille était quelque peu préjugé contre les médecins ; elle paraissait croire que rien que le fait d’en faire venir un, cela voulait dire qu’on était peut-être dangereusement malade.

Mais à sept heures, Mme Duverney eut un peu de délire et sa température monta d’une façon alarmante. Alors, je pris sur moi d’envoyer Zeus à la recherche du médecin de famille, le docteur Foret.

Lorsque le médecin fut arrivé et qu’il eut examiné sa cliente, il hocha la tête d’une manière peu rassurante et il eut l’air très grave. Le médecin et sa femme étaient de bon amis de Mme Duverney ; de fait, les seuls qui fussent reçus intimement aux Pelouses-d’Émeraude.

Mlle Marita, me dit-il, lorsque j’allai le reconduire à la porte, au moment de son départ, Mme Duverney est bien malade… très malade même.

— Mais, Docteur, m’écriai-je, elle était en parfaite santé hier… ce matin, je devrais dire !

— Oui, je comprends bien… Seulement, je crains fort qu’elle ait pris… son coup de mort, à l’église, ce matin.

— Son coup de mort, dites-vous ?… Oh ! Docteur Foret, sûrement, sûrement, vous exagérez ! Ma bonne amie ne peut pas être aussi malade que vous venez de me le faire entendre ! Et j’éclatai en sanglots.

— Ne pleurez pas ainsi, Mlle Marita, fit le médecin. Il vous faut être forte et courageuse, car cette pauvre Mme Duverney a besoin de soins dévoués et constants, dans l’état où elle est… Ne la laissez pas seule pour un instant… Tout de même, ayons confiance au Grand Médecin ; Il peut tout…

— Ô ciel ! Si je perdais ma bonne vieille amie… sanglotai-je.

— Je vais vous dire l’exacte vérité, chère Mlle Marita, interrompit le Docteur Foret ; il n’est que juste que vous sachiez à quoi vous en tenir… à quoi vous attendre peut-être… Mme Duverney a une forte, très forte attaque de l’influenza. Or, son cœur est faible ; elle souffre d’une sorte d’asthme cardiaque, depuis plusieurs années… Si j’étais à votre place, j’écrirais à Philippe ce soir même et je le mettrais au courant de ce qui se passe ici.

Mme Duverney a été une vraie mère pour moi, Docteur Foret, dis-je en pleurant.

— Je ferai de mon mieux pour la guérir, vous le pensez bien, chère enfant ! Et je compte beaucoup sur votre aide… Suivez fidèlement et ponctuellement mes instructions… Que Zeus aille immédiatement à la pharmacie faire remplir les prescriptions que j’ai laissées sur la table de la bibliothèque, tout à l’heure. Je reviendrai demain matin.

— Oui, n’est-ce pas, Docteur ?

— Je n’y manquerai pas. Au revoir, Mlle Marita… et n’oubliez pas d’écrire à Philippe, dès ce soir !

Donc, avant de remonter dans la chambre de Mme Duverney, où Prospérine faisait la garde à ma place, j’écrivis à M. Philippe Duverney une lettre qui, plus d’une fois, fut arrosée de mes larmes.