Boileau - Œuvres poétiques/Satires/Satire VI

SatiresImprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 111-115).


SATIRE VI.

1660.

LES EMBARRAS DE PARIS[1].


EsQui frappe l’air, bon Dieu ! de ces lugubres cris ?
Est-ce donc pour veiller qu’on se couche à Paris ?
Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières,
Rassemble ici les chats de toutes les gouttières ?
J’ai beau sauter du lit, plein de trouble et d’effroi,
Je pense qu’avec eux tout l’enfer est chez moi :[2]
L’un miaule en grondant comme un tigre en furie ;
L’autre roule sa voix comme un enfant qui crie.
Ce n’est pas tout encor : les souris et les rats
Semblent, pour m’éveiller, s’entendre avec les chats,

Plus importuns pour moi, durant la nuit obscure,
Que jamais, en plein jour, ne fut l’abbé de Pure.
QuTout conspire à la fois à troubler mon repos,
Et je me plains ici du moindre de mes maux :
Car à peine les coqs, commençant leur ramage,
Auront de cris aigus frappé le voisinage,
Qu’un affreux serrurier, laborieux Vulcain,
Qu’éveillera bientôt l’ardente soif du gain,
Avec un fer maudit, qu’à grand bruit il apprête,
De cent coups de marteau me va fendre la tête.
J’entends déjà partout les charrettes courir,
Les maçons travailler, les boutiques s’ouvrir :
Tandis que dans les airs mille cloches émues
D’un funèbre concert font retentir les nues ;
Et, se mêlant au bruit de la grêle et des vents,
Pour honorer les morts font mourir les vivans.
PoEncor je bénirois la bonté souveraine,
Si le ciel à ces maux avoit borné ma peine ;
Mais si seul en mon lit je peste avec raison,
C’est encor pis vingt fois en quittant la maison ;
En quelque endroit que j’aille, il faut fendre la presse
D’un peuple d’importuns qui fourmillent sans cesse.
L’un me heurte d’un ais dont je suis tout froissé ;
Je vois d’un autre coup mon chapeau renversé.
Là d’un enterrement la funèbre ordonnance
D’un pas lugubre et lent vers l’église s’avance ;
Et plus loin des laquais l’un l’autre s’agaçans,
Font aboyer les chiens et jurer les passans.
Des paveurs en ce lieu me bouchent le passage.
Là, je trouve une croix de funeste présage[3] ;
Et des couvreurs grimpés au toit d’une maison

En font pleuvoir l’ardoise et la tuile à foison.
Là sur une charrette une poutre branlante
Vient menaçant de loin la foule qu’elle augmente ;
Six chevaux attelés à ce fardeau pesant
Ont peine à l’émouvoir sur le pavé glissant.
D’un carrosse en tournant il accroche une roue.
Et du choc le renverse en un grand tas de boue :
Quand un autre à l’instant s’efforçant de passer
Dans le même embarras se vient embarrasser.
Vingt carrosses bientôt arrivant à la file
Y sont en moins de rien suivis de plus de mille ;
Et, pour surcroît de maux, un sort malencontreux
Conduit en cet endroit un grand troupeau de bœufs ;
Chacun prétend passer ; l’un mugit, l’autre jure ;
Des mulets en sonnant augmentent le murmure.
Aussitôt cent chevaux dans la foule appelés
De l’embarras qui croît ferment les défilés,
Et partout, des passans enchaînant les brigades,
Au milieu de la paix font voir les barricades[4].
On n’entend que des cris poussés confusément :
Dieu pour s’y faire ouïr tonnerait vainement.
Moi donc, qui dois souvent en certain lieu me rendre,
Le jour déjà baissant, et qui suis las d’attendre,
Ne sachant plus tantôt à quel saint me vouer,
Je me mets au hasard de me faire rouer.
Je saute vingt ruisseaux, j’esquive, je me pousse ;
Guenaud sur son cheval en passant m’éclabousse :
Et, n’osant plus paroître en l’état où je suis,
Sans songer où je vais, je me sauve ou je puis.
SaTandis que dans un coin en grondant je m’essuie,
Souvent, pour m’achever, il survient une pluie :

On diroit que le ciel, qui se fond tout en eau,
Veuille inonder ces lieux d’un déluge nouveau,
Pour traverser la rue, au milieu de l’orage,
Un ais sur deux pavés forme un étroit passage ;
Le plus hardi laquais n’y marche qu’en tremblant :
Il faut pourtant passer sur ce pont chancelant ;
Et les nombreux torrens qui tombent des gouttières.
Grossissant les ruisseaux, en ont fait des rivières.
J’y passe en trébuchant ; mais, malgré l’embarras,
La frayeur de la nuit précipite mes pas.
LaCar, sitôt que du soir les ombres pacifiques
D’un double cadenas font fermer les boutiques ;
Que, retiré chez lui, le paisible marchand
Va revoir ses billets et compter son argent ;
Que dans le Marché-Neuf[5] tout est calme et tranquille
Les voleurs à l’instant s’emparent de la ville.
Le bois le plus funeste et le moins fréquenté
Est, au prix de Paris, un lieu de sûreté[6].
Malheur donc à celui qu’une affaire imprévue
Engage un peu trop tard au détour d’une rue ?
Bientôt quatre bandits lui serrant les côtés,
La bourse !… Il faut se rendre ; ou bien non, résistez,
Afin que votre mort, de tragique mémoire,
Des massacres fameux aille grossir l’histoire[7].
Pour moi, fermant ma porte, et cédant au sommeil,

Tous les jours je me couche avecque le soleil :
Mais en ma chambre à peine ai-je éteint la lumière,
Qu’il ne m’est plus permis de fermer la paupière,
Des filous effrontés, d’un coup de pistolet,
Ébranlent ma fenêtre, et percent mon volet ;
J’entends crier partout : Au meurtre ! on m’assassine !
Ou : Le feu vient de prendre à la maison voisine !
Tremblant et demi-mort, je me lève à ce bruit,
Et souvent sans pourpoint je cours toute la nuit.
Car le feu, dont la flamme en ondes se déploie,
Fait de notre quartier une seconde Troie,
Où maint Grec affamé, maint avide Argien,
Au travers des charbons va piller le Troyen.
Enfin sous mille crocs la maison abîmée
Entraîne aussi le feu qui se perd en fumée.
EnJe me retire donc, encor pâle d’effroi :
Mais le jour est venu quand je rentre chez moi.
Je fais pour reposer un effort inutile :
Ce n’est qu’à prix d’argent qu’on dort en cette ville.
Il faudroit, dans l’enclos d’un vaste logement,
Avoir loin de la rue un autre appartement.
AvParis est pour un riche un pays de cocagne :
Sans sortir de la ville, il trouve la campagne :
Il peut dans son jardin, tout peuplé d’arbres verts,
Recéler le printemps au milieu des hivers ;
Et, foulant le parfum de ses plantes fleuries,
Aller entretenir ses douces rêveries.
AlMais moi, grâce au destin, qui n’ai ni feu ni lieu,
Je me loge où je puis, et comme il plaît à Dieu.

  1. Cette pièce faisait partie dans le principe, comme nous l’avons dit, de la première satire ; mais Boileau jugea qu’il valait mieux l’en retirer, pour en former un tableau à part, et en faire ainsi le sujet complet d’une nouvelle œuvre satirique.
  2. C’était l’époque évidemment où Boileau, comme on l’a vu dans la notice, était logé dans une petite pièce au-dessus des toits où se donnaient rendez-vous tous les chats du quartier, et dont il essaye de reproduire le concert discordant dans les deux vers suivants :

    L’un miaule en grondant, comme un tigre en furie,

    L’autre roule sa voix, comme un enfant qui crie.


  3. On faisait descendre alors du toit des maisons en réparation une croix de lattes pour avertir les passants de s’éloigner ; c’est encore à peu près la même chose aujourd’hui.
  4. Allusion aux barricades dont Paris s’est vu couvert au commencement de la Fronde sous la minorité de Louis IV.
  5. Situé entre le pont Saint-Michel et le petit Hôtel-Dieu.
  6. Ce vers prouve que sous Louis XIV la police n’était pas parfaite. En effet, par une espèce de pacte tacite on abandonnait à une heure fixe la ville aux voleurs, qui de leur côté devaient respecter la bourse et le bien d’autrui pendant le jour. — Peu de temps après l’apparition de cette satire, le guet fut doublé, et des lanternes fixées de distance en distance permirent aux Parisiens de circuler enfin pendant la nuit.
  7. On faisait paraître alors une histoire intitulée : Histoire des Larrons.