Boileau - Œuvres poétiques/Satires/Satire III

SatiresImprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 89-98).


SATIRE III.

1665.

DESCRIPTION D’UN REPAS RIDICULE[1].


D’A. Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère,
D’où vous vient aujourd’hui cet air sombre et sévère,
Et ce visage enfin plus pâle qu’un rentier
A l’aspect d’un arrêt qui retranche un quartier[2] ?
Qu’est devenu ce teint dont la couleur fleurie
Sembloit d’ortolans seuls et de bisques nourrie,
Où la joie en son lustre attiroit les regards,
Et le vin en rubis brilloit de toutes parts ?
Qui vous a pu plonger dans cette humeur chagrine ?
A-t-on par quelque édit réformé la cuisine ?
Ou quelque longue pluie, inondant vos vallons.
A-t-elle fait couler vos vins et vos melons ?
Répondez donc enfin, ou bien je me retire
P. Ah ! de grâce, un moment, souffrez que je respire.

Je sors de chez un fat qui, pour m’empoisonner,
Je pense, exprès chez lui m’a forcé de dîner.
Je l’avois bien prévu. Depuis près d’une année
J’éludois tous les jours sa poursuite obstinée.
Mais hier il m’aborde, et me serrant la main,
« Ah ! monsieur, m’a-t-il dit, je vous attends demain
N’y manquez pas au moins. J’ai quatorze bouteilles
D’un vin vieux… Boucingo[3] n’en a point de pareilles :
Et je gagerois bien que, chez le commandeur,
Villandri[4] priseroit sa sève et sa verdeur.
Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle[5] ;
Et Lambert[6], qui plus est, m’a donné sa parole.
C’est tout dire en un mot, et vous le connoissez.
— Quoi ! Lambert ? — Oui, Lambert. À demain. — C’est assez. »
C’Ce matin donc, séduit par sa vaine promesse,
J’y cours midi sonnant, au sortir de la messe.
À peine etois-je entré, que, ravi de me voir,
Mon homme, en m’embrassant, m’est venu recevoir ;
Et, montrant à mes yeux une allégresse entière,
« Nous n’avons, m’a-t-il dit, ni Lambert ni Molière ;
Mais, puisque je vous vois, je me tiens trop content.
Vous êtes un brave homme ; entrez, on vous attend. »
VoÀ ces mots, mais trop tard, reconnoissant ma faute.
Je le suis en tremblant dans une chambre haute,
Où, malgré les volets, le soleil irrité
Formoit un poêle ardent au milieu de l’été.

Le couvert étoit mis dans ce lieu de plaisance,
Où j’ai trouvé d’abord, pour toute connoissance,
Deux nobles campagnards grands liseurs de romans,
Qui m’ont dit tout Cyrus[7] dans leurs longs complimens.
J’enrageois. Cependant on apporte un potage[8].
Un coq paroissoit en pompeux équipage,
Qui, changeant sur ce plat et d’état et de nom,
Par tous les conviés s’est appelé chapon.
Deux assiettes suivoient, dont l’une étoit ornée
D’une langue en ragoût, de persil couronnée ;
L’autre, d’un godiveau tout brûlé par dehors,
Dont un beurre gluant inondoit tous les bords.
On s’assied : mais d’abord notre troupe serrée
Tenoit à peine autour d’une table carrée,
Ou chacun, malgré soi, l’un sur l’autre porté,
Faisoit un tour à gauche, et mangeoit de côté.
Jugez en cet état si je pouvois me plaire,
Moi qui ne compte rien ni le vin ni la chère,
Si l’on n’est plus au large assis en un festin
Qu’aux sermons de Cassagne, ou de l’abbé Cotin[9].
QuNotre hôte cependant, s’adressant à la troupe,
« Que vous semble, a-t-il dit, du goût de cette soupe ?
Sentez-vous le citron dont on a mis le jus
Avec des jaunes d’oeufs mêlés dans du verjus ?

Ma foi, vive Mignot[10] et tout ce qu’il apprête ! »
Les cheveux cependant me dressoient à la tête :
Car Mignot, c’est tout dire ; et dans le monde entier
Jamais empoisonneur ne sut mieux son métier.
J’approuvois tout pourtant de la mine et du geste,
Pensant qu’au moins le vin dût réparer le reste.
Pour m’en éclaircir donc, j’en demande ; et d’abord
Un laquais effronté m’apporte un rouge-bord
D’un Auvernat fameux qui, mêlé de Lignage[11],
Se vendoit chez Crenet pour vin de l’Ermitage[12],
Et qui, rouge et vermeil, mais fade et doucereux.
N’avoit rien qu’un goût plat, et qu’un déboire affreux.
À peine ai-je senti cette liqueur traîtresse,
Que de ces vins mêlés j’ai reconnu l’adresse :
Toutefois avec l’eau que j’y mets à foison
J’espérois adoucir la force du poison.
Mais, qui l’auroit pensé ? pour comble de disgrâce,
Par le chaud qu’il faisoit nous n’avions point de glace.
Point de glace, bon Dieu ! dans le fort de l’été !
Au mois de juin ! Pour moi, j’étois si transporté,
Que, donnant de fureur tout le festin au diable,
Je me suis vu vingt fois prêt à quitter la table ;
Et, dût-on m’appeler et fantasque et bourru,
J’allois sortir enfin quand le rôt a paru.
J’Sur un lièvre flanqué de six poulets étiques

S’élevoient trois lapins, animaux domestiques.
Qui, dès leurs tendres ans, élevés dans Paris,
Sentoient encor le chou dont ils furent nourris,
autour de cet amas de viandes entassées
Régnoit un long cordon d’alouettes pressées,
Et sur les bords du plat six pigeons étalés
Présentoient pour renfort leurs squelettes brûlés.
À côté de ce plat paroissoient deux salades,
L’une de pourpier jaune, et l’autre d’herbes fades,
Dont l’huile de fort loin saisissoit l’odorat,
Et nageoit dans des flots de vinaigre rosat.
Tous mes sots, à l’instant changeant de contenance.
Ont loué du festin la superbe ordonnance ;
Tandis que mon faquin qui se voyoit priser,
Avec un ris moqueur les prioit d’excuser.
Surtout certain hâbleur, à la gueule affamée,
Qui vint à ce festin conduit par la fumée,
Et qui s’est dit profes dans l’ordre des coteaux[13].
A fait en bien mangeant l’éloge des morceaux.
Je riois de le voir avec sa mine étique,
Son rabat jadis blanc, et sa perruque antique,
En lapins de garenne ériger nos clapiers,
Et nos pigeons cauchois en superbes ramiers,
Et, pour flatter notre hôte, observant son visage,
Composer sur ses yeux son geste et son langage ;
Quand notre hôte charmé, m’avisant sur ce point :
« Qu’avez-vous donc, dit-il, que vous ne mangez point ?
Je vous trouve aujourd’hui l’âme tout inquiète.
Et les morceaux entiers restent sur votre assiette.
Aimez-vous la muscade ? on en a mis partout.

Ah ! monsieur, ces poulets sont d’un merveilleux goût ;
Ces pigeons sont dodus : mangez, sur ma parole,
J’aime à voir aux lapins cette chair blanche et molle.
Ma foi, tout est passable, il le faut confesser,
Et Mignot aujourd’hui s’est voulu surpasser.
Quand on parle de sauce, il faut qu’on y raffine ;
Pour moi, j’aime surtout que le poivre y domine ;
J’en suis fourni, Dieu sait ! et j’ai tout Pelletier
Roulé dans mon office en cornets de papier. »
A tous ces beaux discours j’étois comme une pierre,
Ou comme la statue est au Festin de Pierre[14];
Et, sans dire un seul mot, j’avalois au hasard
Quelque aile de poulet dont j’arrachois le lard.
Cependant mon hâbleur, avec une voix haute,
Porte à mes campagnards la santé de notre hôte.
Qui tous deux pleins de joie, en jetant un grand cri,
Avec un rouge-bord acceptent son défi.
Un si galant exploit réveillant tout le monde,
On a porté partout des verres à la ronde,
Où les doigts des laquais, dans la crasse tracés,
Témoignoient par écrit qu’on les avoit rincés :
Quand un des conviés, d’un ton mélancolique,
Lamentant tristement une chanson bachique,
Tous mes sots à la fois ravis de l’écouter,
Détonnant de concert, se mettent à chanter.
La musique sans doute étoit rare et charmante !
L’un traîne en longs fredons une voix glapissante ;
Et l’autre, l’appuyant de son aigre fausset,
Semble un violon faux qui jure sous l’archet.
SeSur ce point, un jambon d’assez maigre apparence,
Arrive sous le nom de jambon de Mayence.

Un valet le portoit, marchant à pas comptés,
Comme un recteur suivi des quatre facultés.
Deux marmitons crasseux, revêtus de serviettes,
Lui servoient de massiers, et portoient deux assiettes,
L’une de champignons avec des ris de veau,
Et l’autre de pois verts qui se noyoient dans l’eau.
Un spectacle si beau surprenant l’assemblée,
Chez tous les conviés la joie est redoublée ;
Et la troupe à l’instant, cessant de fredonner,
D’un ton gravement fou s’est mise à raisonner,
Le vin au plus muet fournissant des paroles,
Chacun a débité ses maximes frivoles,
Réglé les intérêts de chaque potentat,
Corrigé la police, et réformé l’État :
Puis, de là s’embarquant dans la nouvelle guerre,
A vaincu la Hollande ou battu l’Angleterre[15].
A Enfin, laissant en paix tous ces peuples divers,
De propos en propos on a parlé de vers.
Là, tous mes sots, enflés d’une nouvelle audace,
Ont jugé des auteurs en maîtres du Parnasse :
Mais notre hôte surtout, pour la justesse et l’art,
Elevoit jusqu’au ciel Théophile et Ronsard,
Quand un des campagnards relevant sa moustache.
Et son feutre à grands poils ombragé d’un panache.
Impose à tous silence, et d’un ton de docteur :
« Morbleu ! dit-il, La Serre[16] est un charmant auteur !
Ses vers sont d’un beau style, et sa prose est coulante.

La Pucelle est encore un œuvre bien galante,
Et je ne sais pourquoi je bâille en la lisant[17].
Le Pays, sans mentir, est un bouffon plaisant :
Mais je ne trouve rien de beau dans ce Voiture,
Ma foi, le jugement sert bien dans la lecture.
À mon gré, le Corneille est joli quelquefois.
En vérité, pour moi j’aime le beau françois
Et je ne sais pas pourquoi l’on vante l'Alexandre[18],
Ce n’est qu’un glorieux qui ne dit rien de tendre.
Les héros chez Quinault parlent bien autrement,
Et jusqu’à Je vous hais, tout s’y dit tendrement.
On dit qu’on l’a drapé dans certaine satire ;
Qu’un jeune homme. — Ah ! je sais ce que vous voulez dire,
À répondu notre hôte : « Un auteur sans défaut,
« La raison dit Virgile, et la rime Quinault. »
— Justement. À mon gré, la pièce est assez plate
Et puis, blâmer Quinault ! … Avez-vous vu l’Astrate ?
C’est là ce qu’on appelle un ouvrage achevé.
Surtout l’anneau royal me semble bien trouvé.
Son sujet est conduit d’une belle manière ;
Et chaque acte, en sa pièce, est une pièce entière.
Je ne puis plus souffrir ce que les autres font.
Je— Il est vrai que Quinault est un esprit profond,
A repris certain fat qu’à sa mine discrète
Et son maintien jaloux j’ai reconnu poëte ;

Mais il en est pourtant qui le pourroient valoir.
— Ma foi, ce n’est pas vous qui nous le ferez voir, »
A dit mon campagnard avec une voix claire.
Et déjà tout bouillant de vin et de colère.
« Peut-être, a dit l’auteur pâlissant de courroux :
Mais vous, pour en parler, vous y connoissez-vous !
— Mieux que vous mille fois, dit le noble en furie.
— Vous ? mon Dieu ! mêlez-vous de boire, je vous prie, »
À l’auteur sur-le-champ aigrement reparti.
« Je suis donc un sot, moi ? vous en avez menti, »
Reprend le campagnard ; et, sans plus de langage,
Lui jette pour défi son assiette au visage.
L’autre esquive le coup ; et l’assiette volant
S’en va frapper le mur, et revient en roulant.
À cet affront l’auteur, se levant de la table,
Lance à mon campagnard un regard effroyable :
Et, chacun vainement se ruant entre deux,
Nos braves s’accrochant se prennent aux cheveux.
Aussitôt sous leurs pieds les tables renversées
Font voir un long débris de bouteilles cassées :
En vain à lever tout les valets sont fort prompts,
Et les ruisseaux de vin coulent aux environs[19].
EtEnfin, pour arrêter cette lutte barbare,
De nouveau l’on s’efforce, on crie, on les sépare ;

Et, leur première ardeur passant en un moment.
On a parlé de paix et d’accommodement.
Mais, tandis qu’à l’envi tout le monde y conspire,
J’ai gagné doucement la porte sans rien dire,
Avec un bon serment que, si pour l’avenir
En pareille cohue on me peut retenir,
Je consens de bon cœur, pour punir ma folie,
Que tous les vins pour moi deviennent vins de Brie,
Qu’à Paris le gibier manque tous les hivers,
Et qu’à peine au mois d’août l’on mange des pois verts.

  1. Boileau s’est servi pour cette satire de deux modèles, Horace (Livre II, Satire VIII) et Régnier (Satire IX). Sans sortir de son style sévère et châtié, il a la touche fine et discrète d’Horace et cependant nous donne un tableau, où comme dans celle de Regnier tout est en relief et en saillie.
  2. Le roi, en ce temps-là, avoit supprimé un quartier des rentes. (B.)
  3. Célèbre marchand de vin du temps. (B.)
  4. Le commandeur de Saint-Jean-de-Latran, plus tard grand prieur de France, Jacques de Souvré, ainsi que Villandri, conseiller d’État étaient connus pour être de fins gourmets et aimer la bonne chère.
  5. Comme la comédie de Tartuffe avoit été défendue dans ce temps-là, chacun s’arrachoit Molière pour le prier de la réciter dans les salons. (B.)
  6. Lambert, musicien célèbre, étoit un fort bon homme qui promettoit à tout le monde de venir, mais qui ne venoit jamais. (B.)
  7. Roman en dix volumes de Mlle de Scudéry.
  8. Potage est pris ici dans le sens de premier service, sans cela on ne voit pas comment un coq pourrait y paraître.
  9. Cassagne et Cotin étaient tous deux de l’Académie française. On dit que c’est Furetières qui désigna à Boileau le nom de ses deux confrères. Cassagne, si l’un on croyait l’abbé d’Olivet, aurait été si affligé de ce sarcasme que sa tête se serait dérangée. Heureusement qu’il n’en fut rien ; Cassagne parut même ne ressentir de ce trait aucun ressentiment :
    mais il en fut autrement pour Cotin, qui mal mené également
    par Molière dans sa comédie des Femmes savantes, prit la chose au tragique, et ne cessa dès lors de cabaler contre Boileau.
  10. Mignot, pâtissier-traiteur, de la rue de la Harpe, trouvant dans cette plaisanterie une atteinte à son honneur, porta plainte au Parlement ; sa plainte ne fut pas accueillie : alors, il prit le parti d’envelopper ses pâtisseries et ses petits fours dans les pamphlets de Cotin qu’il fit imprimer à ses frais. La nouveauté de ce stratagème fit du bruit et donna à Mignot une grande vogue.
  11. Deux bons vins du terroir d’Orléans.
  12. Crenet était un célèbre marchand de vin dont la maison portait pour enseigne une Pomme de Pin. L’Hermitage est un vin renommé que produisent les coteaux des bords du Rhône.
  13. Ce nom de l’ordre des Coteaux lut donné à quelques grands seigneurs fins gourmets qui ne tenaient en estime que les vins produits par les vignobles renommés de la Champagne, qui sont aux environs de Reims.
  14. Molière venait de faire représenter sa pièce de Don Juan, ou le Festin de Pierre, dans laquelle on voit la statue du commandeur s’assoir silencieusement à la table de Don Juan
  15. Allusion à la guerre qui existait alors entre l’Angleterre et la Hollande, et dans laquelle Louis XIV avait pris parti pour les Hollandais.
  16. La Serre était né à Toulouse en 1600 ; il avait de l’esprit et surtout de l’entrain, et une bonhomie gasconne qui lui valut ses succès dans le monde. Il devint historiographe de Marie de Médicis et la suivit à Bruxelles lors de son exil.
  17. Brossette raconte qu’un jour Chapelain lisait son poëme chez M. le Prince, et recevait force compliments des auditeurs. Mais un des admirateurs remarquant la contenance réservée de Mme  de Longueville, lui demanda si elle n’était pas touchée comme tout le monde de la beauté de cet ouvrage, « Sans doute cela est parfaitement beau, répondit-elle, mais bien ennuyeux. »
  18. Alexandre est une des premières tragédies de Racine. On prétend que Boileau avait recueilli ces jugements de la bouche d’un notable de Château-Thierry, où il était sans doute allé voir son ami La Fontaine.
  19. Ce passage est imité en entier de Regnier :

    Le pédant tout fumeux de vin et de doctrine

    Répond, Dieu sait comment. Le bon Jean se mutine.

    Il sembloit que la gloire en ce gentil assaut

    Fût à qui parlerait, non pas mieux, mais plus haut…

    …Ainsi ces gens, à se piquer ardens,

    Survinrent du parler, à tic-tac, torche, lorgne ;

    Qui, casse le museau, qui, son rival éborgne ;

    Qui, jette un pain, un plat, une assiette, un couteau,

    Qui, pour une rondache, empoigne un escabeau.