Boileau - Œuvres poétiques/Ode I

OdesImprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 411-419).

I


I. — ODE SUR LA PRISE DE NAMUR[1].


1693.


I


Quelle docte et sainte ivresse
Aujourd’hui me fait la loi ?
Chastes Nymphes du Permesse,
N’est-ce pas vous que je voi ?
Accourez, troupe savante :
Des sons que ma lyre enfante
Ces arbres sont réjouis.
Marquez-en bien la cadence ;
Et vous, vents, faites silence :
Je vais parler de Louis.



II


Dans ses chansons immortelles,
Comme un aigle audacieux,
Pindare, étendant ses ailes,
Fuit loin des vulgaires yeux.
Mais, ô ma fidèle lyre !
Si, dans l’ardeur qui m’inspire,
Tu peux suivre mes transports,
Les chênes des monts[2] de Thrace
N’ont rien ouï que n’efface
La douceur de tes accords.


III


Est-ce Apollon et Neptune
Qui, sur ces rocs sourcilleux,
Ont, compagnons de fortune[3],
Bâti ces murs orgueilleux ?
De leur enceinte fameuse
La Sambre, unie à la Meuse,
Défend le fatal abord ;
Et, par cent bouches horribles,
L’airain sur ces monts terribles
Vomit le fer et la mort.



IV


Dix mille vaillans Alcides
Les bordant de toutes parts,
D’éclairs au loin homicides
Font pétiller leurs remparts ;
Et, dans son sein infidèle,
Partout la terre y recèle
Un feu prêt à s’élancer,
Qui, soudain perçant son gouffre,
Ouvre un sépulcre de soufre
À quiconque ose avancer.


V


Namur, devant tes murailles
Jadis la Grèce eut vingt ans
Sans fruit vu les funérailles
De ses plus fiers combattans.
Quelle effroyable puissance
Aujourd'hui pourtant s’avance,
Prête à foudroyer tes monts !
Quel bruit, quel feu l’environne !
C’est Jupiter en personne,
Ou c’est le vainqueur de Mons.



VII


N’en doute point, c’est Lui-même ;
Tout brille en lui, tout est roi.
Dans Bruxelles Nassau blême
Commence à trembler pour toi.
En vain il voit le Batave,
Désormais docile esclave,
Rangé sous ses étendards ;
En vain au lion belgique
Il voit l’aigle germanique
Uni sous les léopards :


VII


Plein de la frayeur nouvelle
Dont ses sens sont agités,
A son secours il appelle
Les peuples les plus vantés.
Ceux-là viennent du rivage
Où s’enorgueillit le Tage
De l’or qui roule en ses eaux ;
Ceux-ci, des champs où la neige
Des marais de la Norvège
Neuf mois couvre les roseaux.



VIII


Mais qui fait enfler la Sambre ?
Sous les Gémeaux effrayés,
Des froids torrens de décembre
Les champs partout sont noyés[4].
Cérès s’enfuit éplorée
De voir en proie à Borée
Ses guérets d’épis chargés,
Et, sous les urnes fangeuses
Des Hyades orageuses,
Tous ses trésors submergés.


IX


Déployez toutes vos rages,
Princes, vents, peuples, frimas ;
Ramassez tous vos nuages,
Rassemblez tous vos soldats :
Malgré vous, Namur en poudre
S’en va tomber sous la foudre
Qui dompta Lille, Courtrai,
Gand la superbe Espagnole,
Saint-Omer, Besançon, Dôle,
Ypres, Mastricht et Cambrai.



X


Mes présages s’accomplissent :
Il commence à chanceler ;
Sous les coups qui retentissent
Ses murs s’en vont s’écrouler.
Mars en feu, qui les domine,
Souffle à grand bruit leur ruine ;
Et les bombes, dans les airs
Allant chercher le tonnerre,
Semblent, tombant sur la terre,
Vouloir s’ouvrir les enfers.


XI


Accourez, Nassau, Bavière,
De ces murs l’unique espoir :
A couvert d’une rivière,
Venez, vous pouvez tout voir.
Considérez ces approches :
Voyez grimper sur ces roches
Ces athlètes belliqueux ;
Et dans les eaux, dans la flamme,
Louis à tous, donnant l’âme,
Marcher, courir avec eux



XII


Contemplez dans la tempête
Qui sort de ces boulevards,
La plume qui sur sa tête[5]
Attire tous les regards.
A cet astre[6] redoutable
Toujours un sort favorable
S’attache dans les combats ;
Et toujours avec la gloire
Mars amenant la victoire
Vole, et le suit à grands pas.


XII


Grands défenseurs de l’Espagne,
Montrez-vous, il en est temps.
Courage ! vers la Méhagne[7]
Voilà vos drapeaux flottans.
Jamais ses ondes craintives
N'ont vu sur leur foibles rives
Tant de guerriers s’amasser.
Courez donc ; qui vous retarde ?
Tout l’univers vous regarde :
N'osez-vous la traverser ?



XIV


Loin de fermer le passage
A vos nombreux bataillons
Luxembourg a du rivage
Reculé ses pavillons.
Quoi ! leur seul aspect vous glace !
Où sont ces chefs pleins d’audace,
Jadis si prompts à marcher,
Qui dévoient, de la Tamise
Et de la Drave[8] soumise,
Jusqu’à Paris nous chercher ?


XV


Cependant l’effroi redouble
Sur les remparts de Namur :
Son gouverneur qui se trouble,
S’enfuit sous son dernier mur.
Déjà jusques à ses portes
Je vois monter nos cohortes
La flamme et le fer en main ;
Et sur les monceaux de piques,
De corps morts, de rocs, de briques,
S’ouvrir un large chemin.



XVI


C’en est fait. Je viens d’entendre
Sur ces rochers éperdus
Battre un signal pour se rendre.
Le feu cesse : ils sont rendus.
Dépouillez, votre arrogance,
Fiers ennemis de la France ;
Et, désormais gracieux,
Allez à Liège, à Bruxelles,
Porter les humbles nouvelles
De Namur pris à vos yeux.


XVII


Pour moi, que Phébus anime
De ses transports les plus doux,
Rempli de ce dieu sublime,
Je vais, plus hardi que vous,
Montrer que sur le Parnasse,
Des bois fréquentés d’Horace
Ma muse dans son déclin
Sait encor les avenues,
Et des sources inconnues
A l’auteur du Saint-Paulin[9].

  1. Louis XIV commença le siège de Namur le 26 mai 1692 ; la ville fut prise le 5 juin, et le château le 30.
  2. Hémus, Rhodope et Pangée
  3. Ils s’étaient loués à Laomédon pour rebâtir les murs de Troie.
  4. Le siège se fit au mois de juin, et il tomba durant ce temps-là de furieuses pluies.
  5. Le roi porte toujours à l’armée une plume blanche.
  6. Homère, Iliade, livre XIX, vers 299 (il fallait dire 381), où il dit que l’aigrette d’Achille étinceloit comme un astre. (B.)
  7. Rivière près de Namur.
  8. Rivière qui passe à Belgrade, en Hongrie.
  9. Poëme héroique du sieur P... (Perrault.) (B.)