Boileau - Œuvres poétiques/Le Lutrin/Chant 3

Œuvres poétiques (Boileau)Imprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 371-377).
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CHANT III.

CoMais la Nuit aussitôt de ses ailes affreuses
Couvre des Bourguignons les campagnes vineuses,
Revole vers Paris, et, hâtant son retour,
Déjà de Montlhéri voit la fameuse tour[1].
Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue,
Sur la cime d’un roc s’allongent dans la nue,
Et, présentant de loin leur objet ennuyeux,
Du passant qui le fuit semblent suivre les jeux.
Mille oiseaux effrayans, mille corbeaux funèbres
De ces murs désertés habitent les ténèbres.
Là, depuis trente hivers, un hibou retiré
Trouvoit contre le jour un refuge assuré.
Des désastres fameux ce messager fidèle
Sait toujours des malheurs la première nouvelle ;
Et, tout prêt d’en semer le présage odieux,
Il attendoit la Nuit dans ces sauvages lieux.
Aux cris qu’à son abord vers le ciel il envoie,
Il rend tous ses voisins attristés de sa joie.

La plaintive Progné de douleur en frémit,
Et, dans les bois prochains, Philomèle en gémit.
« Suis-moi, » lui dit la Nuit. L’oiseau plein d’allégresse
Reconnoît à ce ton la voix de sa maîtresse.
Il la suit : et tous deux, d’un cours précipité,
De Paris à l’instant abordent la cité ;
Là, s’élançant d’un vol que le vent favorise,
Ils montent au sommet de la fatale église.
La Nuit baisse la vue, et, du haut du clocher,
Observe les guerriers, les regarde marcher.
Elle voit le barbier qui, d’une main légère,
Tient un verre de vin qui rit dans la fougère[2] ;
Et chacun, tour à tour s’inondant de ce jus,
Célébrer, en buvant, Gilotin et Bacchus.
« Ils triomphent, dit-elle, et leur âme abusée
Se promet dans mon ombre une victoire aisée :
Mais allons ; il est temps qu’ils connoissent la Nuit. »
À ces mots, regardant le hibou qui la suit,
Elle perce les murs de la voûte sacrée ;
Jusqu’en la sacristie elle s’ouvre une entrée ;
Et, dans le ventre creux du pupitre fatal,
Va placer de ce pas le sinistre animal.
VaMais les trois champions, pleins de vin et d’audace,
Du Palais cependant passent la grande place ;
Et, suivant de Bacchus les auspices sacrés,
De l’auguste chapelle ils montent les degrés.
Ils atteignoient déjà le superbe portique
Où Ribou le libraire[3], au fond de sa boutique,
Sous vingt fidèles clefs garde et tient en dépôt

L’amas toujours entier des écrits de Haynaut[4] :
Quand Boirude, qui voit que le péril approche,
Les arrête ; et, tirant un fusil de sa poche[5],
Des veines d’un caillou[6], qu’il frappe au même instant,
Il fait jaillir un feu qui pétille en sortant ;
Et bientôt, au brasier d’une mèche enflammée
Montre, à l’aide du soufre, une cire allumée.
Cet astre tremblotant, dont le jour les conduit,
Est pour eux un soleil au milieu de la nuit.
Le temple à sa faveur est ouvert par Boirude :
Ils passent de la nef la vaste solitude,
Et dans la sacristie entrant, non sans terreur,
En percent jusqu’au fond la ténébreuse horreur.
EnC’est là que du lutrin git la machine énorme.
La troupe quelque temps en admire la forme.
Mais le barbier, qui tient les momens précieux :
« Ce spectacle n’est pas pour amuser nos yeux,
Dit-il, le temps est cher ; portons-le dans le temple,
C’est là qu’il faut demain qu’un prélat le contemple. »
Et d’un bras, à ces mots, qui peut tout ébranler,
Lui-même, se courbant, s’apprête à le rouler.
Mais à peine il y touche, ô prodige incroyable !
Que du pupitre sort une voix effroyable[7].
Brontin en est ému, le sacristain pâlit ;
Le perruquier commence à regretter son lit.
Dans son hardi projet toutefois il s’obstine,
Lorsque des flancs poudreux de la vaste machine

L’oiseau sort en courroux, et, d’un cri menaçant,
Achève d’étonner le barbier frémissant ;
De ses ailes dans l’air secouant la poussière,
Dans la main de Boirude il éteint la lumière.
Les guerriers à ce coup demeurent confondus ;
Ils regagnent la nef, de frayeur éperdus,
Sous leurs corps tremblotants leurs genoux s’affoiblissent ;
D’une subite horreur leurs cheveux se hérissent ;
Et bientôt, au travers des ombres de la nuit,
Le timide escadron se dissipe et s’enfuit[8].
D’Ainsi lorsqu’en un coin, qui leur tient lieu d’asile,
D’écoliers libertins une troupe indocile,
Loin des yeux d’un préfet au travail assidu,
Va tenir quelquefois un brelan défendu ;
Si du veillant Argus la figure effrayante
Dans l’ardeur du plaisir à leurs yeux se présente,
Le jeu cesse à l’instant, l’asile est déserté,
Et tout fuit à grands pas le tyran redouté.
EtLa Discorde qui voit leur honteuse disgrâce,
Dans les airs cependant tonne, éclate, menace,
Et, malgré la frayeur dont leurs cœurs sont glacés,
S’apprête à réunir ses soldats dispersés.
Aussitôt de Sidrac elle emprunte l’image :
Elle ride son front, allonge son visage,
Sur un bâton noueux laisse courber son corps,
Dont la chicane semble animer les ressorts ;

Prend un cierge en sa main, et, d’une voix cassée,
Vient ainsi gourmander la troupe terrassée :
« Lâches, où fuyez-vous ? quelle peur vous abat ?
Aux cris d’un vil oiseau vous cédez, sans combat !
Où sont ces beaux discours jadis si pleins d’audace ?
Craignez-vous d’un hibou l’impuissante grimace ?
Que feriez-vous, hélas ! si quelque exploit nouveau
Chaque jour, comme moi, vous traînoit au barreau ;
S’il falloit, sans amis, briguant une audience,
D’un magistrat glacé soutenir la présence,
Ou, d’un nouveau procès hardi solliciteur,
Aborder sans argent un clerc de rapporteur ?
Croyez-moi, mes enfans, je vous parle à bon titre :
J’ai moi seul autrefois plaidé tout un chapitre ;
Et le barreau n’a point de monstres si hagards,
Dont mon œil n’ait cent fois soutenu les regards.
Tous les jours sans trembler j’assiégeois leurs passages.
L’Église étoit alors fertile en grands courages :
Le moindre d’entre nous, sans argent, sans appui,
Eût plaidé le prélat et le chantre avec lui.
Le monde, de qui l’âge avance les ruines,
Ne peut plus enfanter de ces âmes divines[9] ;
Mais que vos cœurs, du moins, imitant leurs vertus,
De l’aspect d’un hibou ne soient pas abattus.
Songez quel déshonneur va souiller votre gloire,
Quand le chantre demain entendra sa victoire.
Vous verrez tous les jours le chanoine insolent,
Au seul mot de hibou vous sourire en parlant.
Votre âme, à ce penser, de colère murmure ;
Allez donc de ce pas en prévenir l’injure ;
Méritez les lauriers qui vous sont réservés,
Et ressouvenez-vous quel prélat vous servez.

Mais déjà la fureur dans vos yeux étincelle :
Marchez, courez, volez où l’honneur vous appelle.
Que le prélat, surpris d’un changement si prompt,
Apprenne la vengeance aussitôt que l’affront. »
ApEn achevant ces mots, la déesse guerrière
De son pied trace en l’air un sillon de lumière,
Rend aux trois champions leur intrépidité,
Et les laisse tout pleins de sa divinité.
C’est ainsi, grand Condé, qu’en ce combat célèbre[10],
Où ton bras fit trembler le Rhin, l’Escaut et l’Èbre,
Lorsqu’aux plaines de Lens nos bataillons poussés
Furent presque à tes yeux ouverts et renversés,
Ta valeur, arrêtant les troupes fugitives,
Rallia d’un regard leurs cohortes craintives,
Répandit dans leurs rangs ton esprit belliqueux,
Et força la victoire à te suivre avec eux.
EtLa colère à l’instant succédant à la crainte,
Ils rallument le feu de leur bougie éteinte :
Ils rentrent ; l’oiseau sort ; l’escadron raffermi
Rit du honteux départ d’un si foible ennemi.
Aussitôt dans le chœur la machine emportée
Est sur le banc du chantre à grand bruit remontée,
Ses ais demi-pourris, que l’âge a relâches,
Sont à coups de maillet unis et rapprochés.
Sous les coups redoublés tous les bancs retentissent ;
Les murs en sont émus ; les voûtes en mugissent,
Et l’orgue même en pousse un long gémissement.
EtQue fais-tu, chantre, hélas ! dans ce triste moment ?
Tu dors d’un profond somme, et ton cœur sans alarmes
Ne sait pas qu’on bâtit l’instrument de tes larmes !

Oh ! que si quelque bruit, par un heureux réveil,
T’annonçoit du lutrin le funeste appareil !
Avant que de souffrir qu’on en posât la masse,
Tu viendrois en apôtre expirer dans ta place,
Et, martyr glorieux d’un point d’honneur nouveau,
Offrir ton corps aux clous et ta tête au marteau.
Mais déjà sur ton banc la machine enclavée
Est, durant ton sommeil, à ta honte élevée :
Le sacristain achève en deux coups de rabot ;
Et le pupitre enfin tourne sur son pivot.

  1. Tour très-haute, à cinq lieues de Paris, sur le chemin d’Orléans. Cette tour de Montlhéri dominant la vaste plaine où elle est située, semble en effet suivre les yeux des voyageurs. Boileau passait devant en allant à Bâville, chez M. de Lamoignon.
  2. On appelle verres de fougère ceux dans la composition desquels il entre des cendres de fougère. (Brossette.)
  3. Ribou avait vendu la Satire des satires, par Boursault, et d’autres
    écrits où les ouvrages de Boileau étaient critiqués.
  4. Pour Hesnault.
  5. On nomme fusil un morceau de fer fondu qui fait l’office de briquet et se met facilement en poche. L’arme à feu qui porte aujourd’hui ce nom l’a tiré de la plaque de métal fondu, à l’aide de laquelle on faisait jaillir l’étincelle dans le bassinet.
  6. Virgile, Géorg., livre I, vers 135 ; et Enéide, livre I, vers 178.
  7. Enéide, livre III, vers 39.
  8. Daunou raconte que le pape Jean XIII tenant un concile à Rome, un hibou s’élança du coin de l’église dès que les pères eurent pris leurs places. L’animal regardait le pape en jetant des cris horribles. Le souverain pontife en fut si déconcerté qu’il s’enfuit, et tout le monde en fit autant. À la seconde séance le hibou reparut, et l’on décampa de même. À la fin les prélats le tuèrent à coups de bâton et de crosse. C’est ce curieux incident qui a donné à Boileau l’idée de ce comique épisode du hibou.
  9. Iliade, livre I, discours de Nestor.
  10. En 1649. (B.) — La date 1649 est inexacte, la bataille de Lens fut gagnée par le prince de Condé contre les Espagnols et les Allemands, le 20 août 1648.