Boers et Anglais dans l’Afrique du Sud

Boers et Anglais dans l’Afrique du Sud
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 815-848).
BOERS ET ANGLAIS
DANS L’AFRIQUE DU SUD

J’arrivai au Cap de Bonne-Espérance le 2 décembre dernier, venant d’Australie, après une longue traversée de dix-neuf jours. Le paquebot Damascus, qui m’amenait, portait plus de 250 immigrans : mineurs, charpentiers, ouvriers de tous métiers, chercheurs d’or qui délaissaient leur pays, encore plongé dans une crise intense, pour recommencer une nouvelle vie aux champs d’or du Transvaal. Le même jour, un paquebot amenait d’Angleterre plus de 500 passagers de toute nationalité. Le courant d’immigration qui se portait vers l’Afrique du Sud était alors à sa plus grande puissance. Mille personnes débarquaient chaque semaine au Cap pour prendre aussitôt le train de Johannesburg.

Il me semblait arriver sur les côtes d’Écosse, tant la brume matinale était épaisse, mais le soleil la déchira tout à coup, au moment où nous accostions, et nous découvrit l’imposant contour de la baie, fermée au sud par l’énorme muraille de la Montagne de la Table, que flanquent les pics étranges de la Tête et de la Croupe du Lion, tandis que les monts des Hottentots, estompés dans le lointain du nord-est, complètent l’hémicycle des côtes. La ville du Cap elle-même ne vaut pas le site ; bien qu’âgée de deux cent cinquante ans, elle n’a que 80 000 habitans dans ses petites maisons blanches à toit plat, disposées en damier, et ses faubourgs étendus le long de la plage ; à peine le vieux château délabré et quelques anciennes maisons à large perron rappellent ils la domination hollandaise, qui dura jusqu’en 1806. La population est plus pittoresque que la ville ; grâce au mélange des Hollandais, des protestans de l’ouest et du midi de la France, des Malais importés au XVIIIe siècle, des Hottentots olivâtres et des nègres cafres, toutes les nuances possibles y sont représentées ; les toilettes voyantes des Malaises et des mulâtresses égaient les rues de la ville et les allées du beau jardin botanique.

Si Cape-town n’est pas plus important, c’est que la colonie entière avait végété et comptait encore, il y a vingt-cinq ans, parmi les plus ingrates des dépendances britanniques. La découverte des mines de diamans à Kimberley, dans l’extrême nord, lui donna, en 1870, une première impulsion ; celle des gisemens aurifères du Witwatersrand une bien plus vigoureuse, depuis 1886. Mais c’est, encore, aujourd’hui, surtout une porte d’entrée et de sortie pour le Transvaal, dont l’or forme la moitié de ses exportations ; les diamans de Kimberley en fournissent un autre quart. Quant au flot humain qui arrive chaque semaine de tous les points du monde, il s’arrête à peine au port de débarquement, et les trains, qu’il faut doubler ou tripler à chaque arrivée de paquebot, l’emportent aussitôt vers le Witwatersrand.

Ce long trajet de 1 700 kilomètres, de Cape-town à Johannesburg, qui se fait en cinquante heures par l’ « express » hebdomadaire, est le plus monotone qui se puisse imaginer. La voie s’élève rapidement sur les plateaux désolés du Karrou, dont le sol rougeâtre, insuffisamment arrosé, apparaît entre de maigres touffes d’herbe desséchées par le soleil. Ce désert sans grandeur est parsemé de collines pierreuses, et de très rares oasis, où quelques saules pleureurs entourent une ferme située à proximité d’une source ou d’un puits. Les stations, éloignées parfois de 50 kilomètres, desservent seulement quelques habitations disséminées au loin. Les plaines herbeuses de l’État d’Orange, que l’on traverse ensuite, n’ont pas plus d’arbres que le Karrou, mais d’assez nombreux troupeaux animent du moins le paysage, et les fermes sont moins espacées. On s’arrête même à une ville de 5 000 âmes, Bloemfontein, la seule qu’on voie dans tout le trajet. Enfin, après avoir franchi le Vaal, on se trouve sur les plateaux plus ondulés du Transvaal, et après deux jours de voyage, on distingue enfin à l’horizon une chaîne de médiocres collines précédées de hautes cheminées qui s’alignent de l’est à l’ouest. C’est la « Rangée de l’Eau Blanche », le fameux Witwatersrand, avec le plus grand champ d’or du monde étendu sur ses pentes.


I

Après n’avoir parcouru pendant deux jours que des solitudes silencieuses, on peut se croire transporté dans un pays fantastique en suivant. pendant la dernière heure du trajet, l’affleurement du Main Beef. On n’aperçoit de part et d’autre de la voie que les hangars en tôle qui abritent les machines, les énormes entassement de résidus, les lignes des grandes cuves où se fera la cyanuration et d’où déborde une eau boueuse et grise, amenée par des canalisations de bois ; on n’entend que le bruit assourdissant des batteries de 50, 100, 150 pilons. Enfin le train s’écarte un peu vers le nord de la ligne des mines et entre en gare de Johannesburg.

La prodigieuse croissance de cette ville, qui vient à peine d’entrer dans sa dixième année, laisse bien loin en arrière les mushroom cities, les « villes-champignons » de l’Amérique et de l’Australie. Ce qu’il y a de plus frappant dans Johannesburg, c’est le caractère de solidité, de permanence de tous ses édifices ; ils ont été faits pour durer ; et on n’y voit presque plus aucune des misérables baraques de tôle ondulée qui, en 1887, composaient Ferreira’s Camp, comme on appelait alors ce qui devait être Johannesburg. C’est peut-être à l’absence de bois dans tous les pays environnans que cette ville doit d’avoir dépouillé si tôt le caractère temporaire qu’on retrouve encore dans des cités américaines trois ou quatre fois plus âgées. Une maison de bois est une habitation fort convenable, plus fraîche en été et plus chaude en hiver, disent les Américains, qu’une maison de pierre. Aussi ne se hâte-t-on pas de remplacer la première par la seconde. Mais une cahute en tôle ondulée, comme celles que j’ai habitées dans l’Australie de l’ouest, torride en été, glaciale par les nuits d’hiver, est le plus triste logis qu’on puisse imaginer et le moins approprié au climat de Johannesburg ; dès qu’on a pu être assuré que, grâce à la puissance des gisemens aurifères, son existence serait de longue durée, on a commencé à faire des constructions en pierre ou en briques : la plus grande partie de la ville proprement dite est fort bien bâtie aujourd’hui.

Au centre, s’étend la grande place du Marché, toute pleine chaque matin d’énormes chariots attelés de douze à dix-huit bœufs, dont les fermiers du voisinage se servent pour apporter leurs produits. Entre la place et la grande artère de Commissioner Street, ainsi que le long de cette rue, se trouvent les bâtimens où la plupart des compagnies minières et des grandes maisons financières ont leurs bureaux. Quelques-uns d’entre eux, surtout ceux des banques, ne seraient pas déplacés dans une grande ville européenne. C’est « entre les chaînes», dans une courte rue allant de la place du Marché à Commissioner Street, et interdite aux voitures par des chaînes tendues à chaque extrémité, qu’est l’endroit le plus animé de la ville ; la Bourse s’ouvre sur cette rue, et tous les flâneurs, tous les gens qui vont aux nouvelles s’y donnent rendez-vous ; toute la journée de nombreux groupes y stationnent. De l’autre côté de la place du Marché, Pritchard Street est la rue des boutiques, des magasins de détail. En m’y promenant, la veille de Noël, et voyant la foule se presser devant les étalages éclairés à l’électricité des marchands de jouets, de meubles, des bijoutiers, des modistes, où étaient exposées les dernières « créations » de la mode européenne, j’avais peine à imaginer que dix ans auparavant il n’y avait, à la place où se trouve aujourd’hui cette ville de 80 000 habitans d’une activité fiévreuse, que des pâturages sans limite et de si peu de valeur qu’une ferme de 2 000 hectares changeait de mains pour un attelage de 16 bœufs, soit pour moins de 4 000 francs, alors que des terrains viennent de s’y vendre 500 francs le mètre carré. C’est l’attrait de l’or qui a créé tout cela, et si on l’oubliait un instant, on n’aurait qu’à jeter un coup d’œil dans l’une des rues perpendiculaires, à l’extrémité de laquelle un entassement de tailíngs (résidus de broyage), aussi haut que les maisons avoisinantes, rappellerait que c’est aux mines d’or que Johannesburg doit sa naissance.

Elle s’élève immédiatement au nord de l’affleurement des lits de conglomérat aurifères : les mines de Worcester, de Ferreira, Wemmer, Salisbury, Jubilee, City and Subuchan touchent la ville et limitent absolument son développement vers le sud. Mais des autres côtés elle s’étend indéfiniment en faubourgs : à l’est et au nord-est sont Jeppes-Town et Doornfontein, sur les collines : là sont les habitations particulières des gens riches et aisés qui, conformément à l’habitude anglo-saxonne, se logent en dehors de la ville proprement dite. Elles sont le plus souvent construites dans le style des pays chauds, avec des vérandas et des balcons couverts, parfois meublées avec le plus grand luxe, et entourées de jardins. Malheureusement il n’est pas aussi facile de faire grandir un arbre que de construire une ville : l’unique ombrage dont on jouisse est celui que donne parcimonieusement le maigre et triste feuillage de l’eucalyptus. Cet arbre raide et peu gracieux est le seul dont la croissance soit assez rapide pour suivre celle d’une telle ville : c’est par excellence l’arbre des pays neufs ; aussi est-ce lui qui fait l’ornement des parcs, encore quelque peu dans l’enfance, et plusieurs compagnies minières en ont fait de grandes plantations. Les quartiers de l’ouest et du nord-ouest ont encore le caractère du Johannesburg primitif avec leurs petites maisons de tôle ; là sont confinés, par mesure administrative, les gens de couleur, Hindous et noirs, qu’on ne doit plus voir dans les autres parties de la ville après la tombée de la nuit.

Ce qu’il y a de plus extraordinaire dans cette ville, c’est qu’elle est née et s’est développée jusqu’à la fin de 1892 sans avoir aucun moyen de communication moderne. Il a fallu tout transporter dans des chars à bœufs, de Natal ou de Kimberley, où s’arrêtait alors le chemin de fer du Cap, à une distance de 600 kilomètres. Le matériel même du chemin de fer qui longe le Witwatersrand, de part et d’autre de Johannesburg, et amène aux mines d’or le charbon de Bocksburg, a dû être apporté ainsi. Aujourd’hui la ville est pourvue de voies aussi nombreuses que faciles, et communique par chemin de fer avec cinq ports : Cape-Town, Port-Elizabeth, East-London, Durban ou Port-Natal, et Delagoa-Bay. Le séjour en est sain et le serait encore davantage si l’eau y était bonne et en quantité suffisante. Malheureusement il est difficile d’avoir de bonne eau en abondance sur les hauts plateaux du Transvaal, où la sécheresse est absolue pendant six mois, quelquefois pendant huit à neuf : en 1889, Johannesburg fut désertée par la plus grande partie de la population à la suite d’une de ces saisons exceptionnelles dont l’influence, combinée avec le manque de moyens de transport, avait amené les vivres à des prix de famine ; et peut-être en aurait-il été de même en 1895 s’il n’y avait eu des chemins de fer. Le climat est d’ailleurs peu agréable, balancé entre les influences contraires de l’altitude qui atteint 1 750 mètres, et de la latitude qui est de 26 degrés. Pendant la saison sèche les variations de température atteignent 25° à 30° dans une même journée, surtout en juillet et août où les gelées nocturnes ne sont pas rares ; le vent soulève la poussière en de tels tourbillons que d’un côté d’une rue on ne peut apercevoir l’autre. Pendant la saison humide, de novembre à mars, au contraire, des averses assez fréquentes, souvent prolongées et toujours torrentielles, changent les rues à peine pavées en lacs de boue.

Ce ne sont pas ces inconvéniens secondaires qui peuvent arrêter la foule des immigrans, attirée par l’appât de l’or. Il est difficile d’évaluer la population de Johannesburg : aucun renseignement statistique précis n’existe, et elle varie constamment. La réponse qu’on prête à un habitant de Chicago interrogé sur le chiffre de la population de la ville : « Je n’en sais rien : il y a huit jours que j’en suis parti », ne serait pas déplacée dans la bouche d’un habitant de Johannesburg. D’après des évaluations de décembre dernier, la population du Witwatersrand entier, de Randfontein à Modderfontein, serait de 160 000 personnes de toute race : mais un grand nombre sont disséminées sur les diverses mines ; sans doute l’étroite ligne de constructions est à peine interrompue tout le long de l’affleurement du filon, surtout dans la partie centrale où les mines sont petites et rapprochées, toutefois on ne peut comprendre dans l’agglomération de Johannesburg, outre la ville proprement dite, que les faubourgs s’étendant de la mine Robinson à l’ouest, jusqu’à Wolhuter ou tout au plus Metropolitan à l’est ; elle doit compter ainsi 80 000 habitans environ, dont un tiers, probablement, de nègres, en y comprenant ceux qui travaillent dans les mines au sud de la ville et vivent dans les compound construits par les compagnies, et quelques centaines d’Hindous, petits commerçans et garçons d’hôtel. La population blanche serait donc de 50 000 à 55 000 âmes pour Johannesburg même, et de 80 000 à 90 000 pour tout le Witwatersrand, le grand district aurifère. La population blanche totale du Transvaal, dont l’étendue atteint la moitié de celle de la France, doit être comprise entre 200 000 et 220 000 habitans, tandis qu’il s’y trouve 650 000 à 70 0 000 nègres.

Mais la distinction de couleur n’est pas la seule qui s’impose : les blancs sont divisés en deux catégories nettement tranchées : les Boers, descendans des colons hollandais et des huguenots français, premiers immigrans arrivés de la colonie du Cap il y a cinquante ans, et les Uitlanders, les étrangers, accourus presque tous depuis la découverte de l’or en 1884 dans le district De Kaap, et surtout en 1885 dans le Witwatersrand. Ces nouveaux venus forment environ les deux tiers des blancs vivant sur le territoire de la République. C’est la population la plus mêlée qu’il soit possible d’imaginer : toutes les nations d’Europe y sont représentées ; mais les sujets anglais en forment la majorité. Encore importe-t-il de distinguer ici entre les immigrans venus des Iles Britanniques, ceux qui sont originaires des colonies anglaises de l’Afrique du Sud, le Cap et Natal, et les Australiens : la seconde catégorie est évidemment la plus nombreuse. En 1890, année où fut fait un recensement, assez peu exact, il est vrai, elle comprenait 29 280 personnes ; mais elles n’étaient pas toutes de race anglaise, car le mouvement d’émigration des Boers vers le nord n’ayant commencé qu’en 1835 et s’étant poursuivi pendant plusieurs années. presque tous ceux d’entre eux qui avaient dépassé cinquante ans se trouvaient être nés dans la colonie du Cap. Les sujets britanniques, non originaires de l’Afrique australe, étaient. À la même époque, au nombre de 8 980, tandis qu’il n’y avait que 5 354 étrangers appartenant à d’autres nationalités européennes ou américaines ; mais tous ces chiffres et surtout les derniers se sont énormément accrus depuis.

Parmi les immigrans de la colonie du Cap se trouve un élément particulièrement peu recommandable ; ce sont les anciens I. D. B. (illicit diamond buyers), acheteurs de diamans volés, qui pullulaient autrefois aux mines de diamans de Kimberley[1], et qui, voyant leur commerce ruiné par la concentration des mines entre les mains de la seule compagnie De Beers et les lois dont elle a obtenu le vote, s’en sont venus à Johannesburg ; plusieurs de ces équivoques personnages y ont amassé de grandes fortunes. Beaucoup de personnes plus honorables, de toutes professions, ont du reste aussi quitté Kimberley pour Johannesburg ; car la Golconde de l’Afrique du Sud a perdu beaucoup de population depuis quelques années, à la suite de la l’imitation de la production des diamans qui a été la conséquence de la concentration des mines en un petit nombre de mains. Le nombre des Australiens a aussi énormément augmenté dans ces derniers temps, à la suite de la crise intense qui sévit, à Melbourne surtout, depuis 1893 ; ils partagent avec les immigrans venus des mines d’étain de la Cornouailles les fonctions de chefs d’équipe, chargés de diriger le travail des noirs dans les mines.

Parmi les étrangers, les immigrans venus de l’État libre d’Orange, au nombre de 11 527 en 1890, et qui n’ont pas sans doute beaucoup augmenté depuis, forment une catégorie spéciale, généralement de même origine que les Boers du Transvaal, et agriculteurs ; ils sympathisant plutôt avec eux qu’avec les autres Uitlanders. Il en est de même des Hollandais, dont beaucoup remplissent des fonctions publiques pour lesquelles il serait souvent difficile de trouver des Boers en nombre suffisant ; ils étaient 1 420 en 1890 et il doit y en avoir 2 000 à 3 000 aujourd’hui.

Les autres nationalités les plus largement représentées sont les Américains, les Allemands et les israélites russes. Les premiers ont presque monopolise les emplois techniques 2 presque tous les managers, les directeurs de mines et les ingénieurs viennent des États-Unis. Un grand nombre de simples mineurs ont quitté aussi, depuis trois ans, le Nevada et le Colorado où nombre de mines d’argent ont dû cesser leur extraction à la suite de la grande baisse du métal blanc, et sont venus chercher fortune au Transvaal ; il est impossible d’évaluer avec quelque exactitude le nombre des Américains ; il doit être compris entre 6 000 et 12 000. Les Allemands prétendent être 20 000, ce qui semble exagéré ; ils sont très rarement occupés dans les mines, et font principalement le commerce : beaucoup d’entre eux tiennent des stores, des magasins qu’on voit, de loin en loin, isolés en pleine campagne, près du croisement des chemins mal définis du Transvaal, et où l’on trouve tout ce qu’il est possible de vendre. Ils sont ainsi plus directement en contact avec les Boers que la plupart des autres étrangers. Les juifs russes affluent aussi vers Johannesburg. Le jour même où je débarquai à Capetown un paquebot venant d’Angleterre en avait amené 250. Ils arrivent le plus souvent très pauvres, sans presque savoir un mot d’anglais ; mais nul endroit au monde ne se prête mieux à l’exercice du talent inné de leur race pour les affaires ; ils commencent par faire toutes sortes de petits métiers, sont même parfois cochers de fiacre, emploi généralement abandonné aux gens de couleur, mais s’élèvent rapidement plus haut.

Les autres peuples, à l’exception des Italiens assez nombreux, ne sont représentés chacun que par quelques centaines d’individus : Français, Suisses, Belges, Danois, Suédois, Norvégiens et autres exercent des professions très diverses et se trouvent dans toutes les classes de la société.

Le caractère essentiel de toute cette immigration est d’être urbaine et temporaire. Les étrangers habitent presque tous dans les centres miniers ou parcourent les régions aurifères encore mal connues de l’est et du nord du Transvaal à la recherche de nouveaux filons ; il n’y en a pas un sur mille qui se livre à la culture proprement dite, à peine quelques maraîchers aux environs de Johannesburg. Le gouvernement ne vend pas de terres, il est vrai ; mais il existe de grandes compagnies foncières qui se déferaient volontiers des terres qu’elles possèdent à des prix abordables ; mais tous ces immigrans sont venus ici pour faire fortune rapidement et ont l’intention arrêtée de s’en retourner dans leur pays sitôt qu’ils seront riches. Des blancs employés dans les mines, presque aucun n’a de famille, ou du moins ceux qui en ont une ne l’ont pas amenée ; il en est de même des ouvriers d’art des villes. Les hommes d’affaires, les financiers qui forment la classe supérieure se font sans doute construire des maisons à Johannesburg et y amènent leur famille ; mais, dès que leurs enfans ont grandi, ils les font le plus souvent élever en Angleterre et eux-mêmes s’y rendent fréquemment ; ils savent que, lorsqu’ils le voudront, ils pourront aisément se défaire de leur installation au Transvaal et le quitter pour toujours. Ce n’est guère que parmi les petits et moyens commerçans qu’on trouve des hommes établis au Transvaal avec toute leur famille et comptant y demeurer.

Pourquoi, d’ailleurs, les rois des mines d’or, ou ceux mêmes qui n’ont conquis au Transvaal que l’aisance, y resteraient-ils ? Johannesburg ne se prête guère à un grand étalage de luxe ; les distractions y sont rares ; le séjour n’en a rien qui puisse satisfaire la vanité d’un parvenu. D’autre part, ceux qui n’ont amassé qu’une fortune plus modeste peuvent en jouir bien moins à Johannesburg que partout ailleurs, à cause de la cherté de tout ce qui sort du cadre des objets de première nécessité[2]. Il est impossible d’avoir des serviteurs blancs et de retenir longtemps les noirs, à qui l’on peut rarement se lier. Le climat, sans être malsain, est assez fatigant. On s’explique donc que ceux qui ont réussi à gagner quelque argent au Transvaal aient bientôt le désir d’en sortir.

Il devrait être facile d’y faire, sinon une grande fortune, du moins d’importantes économies. L’ouvrier blanc qui sait un métier, charpentier, maçon, chef mineur, gagne de 20 à 30 francs par jour ; son logement et sa nourriture ne lui en coûtent que 5 à 6 ; les compagnies minières ont des installations fort confortables pour leurs employés. Malheureusement, trop peu savent résister aux tentations de la boisson et du jeu. Sous ce climat chaud, les Anglais se laissent entraîner encore plus facilement qu’en Europe à abuser des boissons alcooliques : rencontre-t-on dans la rue à Johannesburg une personne qu’on a vue à peine une ou deux fois : « Voulez-vous boire quelque chose ? » propose-t-il, et il faut le suivre dans un bar qui n’est jamais loin, prendre à ses frais du whiskey ou du gin arrosé d’eau de seltz, et lui rendre aussitôt la politesse, sous peine de passer pour un homme qui ne sait point vivre. Si au lieu d’être deux on est cinq, chacun devra payer successivement à boire aux quatre autres ; l’argent et la santé passent vite à ce régime. Quant au jeu, il y en a de deux sortes : le jeu à la bourse qui est un mal chronique ; le jeu aux courses qui est une fièvre revenant pendant trois ou quatre jours chaque trimestre. Les matins de courses, la Bourse est désertée ; on ne s’occupe plus des cours des mines, mais de la cote des chevaux ; on organise des poules gigantesques : pour les deux plus grandes, montées en vue du Summer Handicap, que je vis courir pendant mon séjour à Johannesburg, il avait été pris 64 800 billets d’une livre sterling ; le total s’élevait donc à 1 620 000 francs. Les organisateurs prélevaient une commission de 40 pour 100 ; tout en tenant compte des frais, le métier de bookmaker est, avec ceux d’hôtelier et de cabaretier, l’un des plus lucratifs qui soient à Johannesburg. Malgré ces deux vices, le jeu et l’abus de la boisson, la population est remarquablement respectueuse de la loi, et dans cette étrange société’ de gens de toute nation, au passé souvent très agité, il est juste de reconnaître que les crimes sont fort rares.

II

Si, quittant Johannesburg, vous vous élevez sur les hauteurs qui dominent la ville au nord, ou s’étagent encore quelques maisons du faubourg fashionable de Doornfontein, et que vous vous retourniez pour jeter un regard sur le panorama qui s’étend vers le sud, toute la longue ligne des mines avec leurs installations de machines, leurs cheminées, leurs petits bâtimens d’habitation, leurs blancs entassement : de résidus, n’apparaît plus que comme un mince ruban se déroulant au pied des collines, comme un accident insignifiant dans le paysage immense, mollement ondulé, où quelques rangées de faibles coteaux s’estompent seulement à l’horizon.

Si, marchant encore quelques pas, vous dépassez la crête, vous voici sur un plateau sans arbres, sans cultures, sans rien qui décèle que vous venez à peine de sortir d’un centre industriel d’une extraordinaire activité, vers lequel le monde a les yeux tournés. Johannesburg n’a de banlieue qu’à l’est et à l’ouest, où les maisons et les installations minières se continuent presque sans interruption pendant 25 ou 30 kilomètres de part et d’autre. Au nord et au sud aussi, dès qu’on a dépassé de quelques centaines de mètres l’affleurement du Main Reef, on se retrouve sans transition dans l’absolue solitude ;, malgré les apparences, cette grande ville aux solides maisons de pierre n’est qu’un camp minier, construit pour durer quarante ou cinquante ans, parce qu’on estime que les gisemens aurifères ne seront pas épuisés plus tôt ; mais si, par hasard, ils venaient à manquer demain, la ville se viderait subitement. Ses habitans ne tiennent pas au sol ; ils sont campés là pour atteindre un but bien défini : faire fortune le plus tôt possible. Quand ils auront extrait tout l’or que contient le sol, ils se retireront, comme des moissonneurs après la récolte faite. Les vrais habitans de la contrée, ceux qui en ont fait leur patrie, qui s’y sont établis avec leurs femmes let leurs enfans, les paysans, dans le sens le plus large et étymologique du mot, ce sont les Boers : leur nom n’est que la traduction hollandaise de ce mot français : paysan.

En face du colluvies gentium qui s’est donné rendez-vous à Johannesburg, les Boers forment la population la plus homogène qui soit, bien qu’ils descendent surtout de deux élémens très divers : les anciens colons hollandais et, les huguenots français réfugiés au Cap après la révocation de l’Edit de Nantes. Mais les deux nationalités se sont promptement amalgamées, ou plutôt la seconde a été absorbée par la première, et les descendans des protestans de l’ouest et du midi de la France ont aujourd’hui la même langue, le même genre de vie que ceux des Hollandais ; ils ont même, le plus souvent, perdu tout souvenir de leur pays d’origine ; seuls les nombreux noms patronymiques français révèlent que notre sang coule dans les veines de beaucoup d’entre eux ; assez souvent on rencontre des hommes aux yeux et aux cheveux foncés, aux traits accentués, dont la descendance latine ne peut faire aucun doute. Ce n’est pas là toutefois le type habituel du Boer, qui, sous l’influence d’un climat et d’un genre de vie tout différent, s’est aussi nettement distingué de celui du Hollandais : grand, maigre, les cheveux châtains, portant toute sa barbe blonde, qui encadre un visage impassible au front haut, aux yeux clairs, au nez mince et un peu long, le Boer est facile à reconnaître dès qu’on l’a vu une fois, qu’il marche lourdement à pied ou qu’il s’en aille aux allures détraquées de son petit cheval bai, décharné, à la croupe avalée, aux jambes défectueuses, semblant toujours prêt à tomber, mais adroit, accoutumé à marcher de nuit comme de jour, sans autre nourriture et sans autre litière que l’herbe du veld.

Le veld, c’est la campagne du Transvaal, aux longues ondulations herbeuses, vertes en été, brunies et desséchées pendant la saison sèche d’hiver, désolées surtout lorsque au printemps on a brûlé les herbes. Elle est aussi dépourvue d’arbres et de tout point saillant que la prairie américaine, et ceux-là seuls qui l’ont habitée longtemps sont sûrs de ne pas s’y perdre. Les Boers qui l’ont trouvée presque inoccupée s’y sont taillé de grandes termes de 2 500 hectares ; naguère encore, tout bourgeois de la République avait droit, à sa majorité, à une ferme prise sur les terres domaniales ; il la délimitait suivant un périmètre rectangulaire en en faisant le tour au trot de son cheval dans un temps fixé. Il pouvait alors se bâtir au milieu de ses terres une maison d’où il ne vit pas fumer la cheminée d’un voisin et vivre isolé, c’est-à-dire heureux. Les médiocres corps de ferme des Boers, qui n’ont rien conservé de la propreté hollandaise, sont entourés de quelques saules pleureurs ou parfois d’eucalyptus, puis de quelques arpens de terre où l’on cultive assez de grain et de pommes de terre pour nourrir la famille, rarement davantage. Des troupeaux de bœufs paissent sur tout le reste de la propriété. L’hospitalité des Boers, qu’ils accordent d’ailleurs volontiers, est aussi peu luxueuse que grave : du mauvais tard et du café détestable, voilà tout ce qu’on peut trouver chez eux.

Ils ont souvent deux ou trois fermes : l’une sur le haut plateau, l’autre sur les terres mieux arrosées du sud-est ou sur les croupes qui descendent vers le nord, dans le Bushweld, couvert de mimosas et de bouquets d’arbres où les troupeaux n’ont pas à craindre le froid des nuits de juillet et d’août ; c’est là que pendant l’hiver, lorsque l’herbe des hautes régions est desséchée, les Boers conduisent leur bétail. Ils trekkent eux-mêmes à leur suite, c’est-à-dire qu’ils les accompagnent dans leurs grands chariots de quatre à cinq mètres de long, bas sur roues, non suspendus, traînés par seize bœufs à grandes cornes. C’est ainsi que, mécontens de leurs nouveaux maîtres anglais, ils ont quitté la colonie du Cap, traversé les déserts du Karrou, franchi le fleuve Orange, et se sont établis les uns en deçà, les autres au delà de son affluent, le Vaal. Les gravures populaires montrent les femmes mêmes défendant les chariots à coups de fusil contre les Zoulous et les Matabelés qu’il fallut combattre. Ce grand trek de plusieurs milliers d’hommes évoque le souvenir des migrations germaniques du temps des Cimbres et des Teutons ou des envahisseurs de l’empire romain.

Redevenu pasteur et à demi nomade, ce peuple a l’horreur des villes : sa capitale, Pretoria, bien que doublée, elle aussi, depuis la découverte de l’or, ne compte qu’une dizaine de mille habitans, également partagés probablement en Boers, étrangers et gens de couleur, nègres ou Hindous. Au milieu se dresse l’église de style vaguement gothique, surmontée d’une flèche haute et nue comme il convient à ces calvinistes rigides. Elle n’est plus aujourd’hui le seul grand édifice de la ville ; en face d’elle le palais du gouvernement, grand bâtiment de pierre, a remplacé l’ancienne maison à toit de chaume où siégeait jadis le Parlement, en même temps que les excédens de recette succédaient aux déficits budgétaires. chroniques avant la découverte des mines. Les banques, diverses compagnies financières ont entouré la place de l’église de hautes maisons. Il n’y a pourtant qu’une véritable rue à Pretoria, Keel Straat, la rue de l’Église, dont les boutiques, presque toutes anglaises rivalisent avec celles de Johannesburg ; les autres ne sont que des allées au milieu des jardins et des arbres sous lesquels se cachent les maisons. Du haut des collines qui la dominent, la capitale du Transvaal a l’air d’un parc plus que d’une ville, et l’aspect de cette vallée ombragée et bien arrosée contraste singulièrement avec le plateau poussiéreux de Johannesburg.

Le gouvernement des Boers est patriarcal : le président gouverne sans ministres, mais avec un conseil composé du commandant général, du secrétaire d’État élu par le premier Volksraad pour quatre ans et de deux autres membres élus par la même assemblée pour deux ans. Le premier Volksraad, élu de même que le président par le suffrage de tous les bourgeois de la République, partage avec lui tous les pouvoirs. Les étrangers ne peuvent voter pour l’élection de ses membres que douze ans après leur naturalisation. Le second Raad, où les uitlanders sont représentés, n’est guère qu’une chambre consultative pour les questions minières et commerciales : ses votes doivent être ratifiés par le premier Raad, et elle n’intervient pas dans la fixation du budget. L’administration locale est confiée à des magistrats nommés veld cornets, qui ont également des pouvoirs de juge de simple police ; les landdrosts ou baillis, fonctionnaires d’un rang plus élevé, rendent la justice en première instance.

Le président actuel, M. Paul Krüger, qui exerce ses fonctions depuis qu’en 1881 les Anglais ont dû rendre l’indépendance au Transvaal, jouit d’une immense influence personnelle. Bien que de descendance allemande, Oom Paul, « l’oncle Paul » — comme l’appellent les vieux fermiers, d’un terme de respectueuse familiarité, — est un représentant typique des Boers au point de vue moral. Tandis que son grand adversaire, le premier ministre d’hier de la colonie du Cap, M. Cecil Rhodes, est à la fois homme d’État et homme de finance, le président Krüger est homme d’État et homme d’église ; il appartient à la secte ultra-puritaine des Doppers et prêche lui-même à l’occasion dans leur église de Pretoria. Ne buvant jamais que du café ou du fait, menant la vie la plus simple dans sa petite maison de Pretoria, qu’un factionnaire solitaire qui se promène devant la grille d’un jardin minuscule distingue seul des habitations voisines, il est bien le président qui convient à ce peuple d’un calvinisme rigide dont les lois défendent de trek’ ker, de chasser, de donner même des fêtes privées le dimanche. Il a transporté à la présidence les habitudes de la vie rustique : à cinq heures il est debout ; il donne ses audiences, à sept heures du matin. Il n’a reçu que l’éducation la plus sommaire mais n’en est pas moins un politique des plus habiles : au milieu de toutes les difficultés que lui suscitaient la foule d’étrangers subitement accourus au Transvaal et les convoitises de l’Angleterre, il a manœuvre avec une suprême adresse. Ce n’est qu’un paysan madré, disaient pourtant bien des gens encore, avant la dernière crise ; il vient de prouver qu’il était plus que cela, un véritable homme d’État.


III

Les événemens qui ont eu lieu au Transvaal en décembre 1895 et janvier 1896 étaient depuis longtemps en préparation et n’ont été que le résultat de. la tension toujours croissante des relations entre les Boers et la population minière, ou du moins une certaine partie de cette population. Les Boers ont vu sans la moindre joie, et beaucoup d’entre eux avec consternation, la découverte des mines d’or sur leur territoire et l’invasion d’immigrans qui s’est précipitée vers le Witwatersrand. Après avoir mis entre eux et les villes de la côte méridionale des centaines de lieues de déserts, ils espéraient pouvoir être enfin chez eux et vivre tranquilles et isolés dans la république rustique qu’ils avaient établie sur ces hauts plateaux. Un moment ils pensèrent à émigrer de nouveau vers le Mashonaland et le Matabeleland entre le Limpopo et le Zambèze ; mais l’Angleterre prétendait à la souveraineté sur ces territoires et leur avait imposé un traité qui leur interdisait d’étendre leurs limites au nord et à l’ouest. Ce qui augmentait encore leur défiance contre les nouveaux venus, en majorité Anglais, c’est que la Grande-Bretagne avait toujours cherché à leur ravir leur indépendance ; une première fois, il y a cinquante ans, lors de la grande émigration des Boers, elle avait prétendu étendre sa souveraineté jusqu’au 25° degré de latitude, mis à prix la tête de leur chef, Pretorius, devant sa résistance, et ne s’était décidée à reconnaître leur indépendance qu’en 1852 ; une seconde fois en 1877, elle avait brutalement annexé le Transvaal, profitant des discordes intestines où il était plongé et de la pénurie du Trésor à la suite de guerres pénibles contre les Cafres ; elle avait même refusé aux Boers, malgré ses promesses, des institutions parlementaires ; elle n’avait enfin reconnu de nouveau leur indépendance qu’après une guerre marquée par de constantes défaites des troupes britanniques et terminée par le désastre de Majuba où 400 Anglais, commandés par le général Colley, furent écrasés par les Boers, 100 hommes, dont le général, tués, et presque tout le reste pris. La défiance était légitime après de pareilles et aussi récentes expériences.

Il aurait été de bonne politique, de la part des immigrans anglais, s’ils voulaient vivre en bonne harmonie avec les Boers, de chercher à calmer leurs suspicions et à les convaincre qu’ils ne voulaient pas attenter à leur indépendance. Ils n’en firent rien ; au contraire les journaux de Johannesburg ne cessaient de vilipender M. Gladstone pour avoir, contraint et forcé d’ailleurs, restitué le Transvaal aux Boers ; il ne se tenait pas un meeting sans qu’on entonnât le chant chauvin de Rule Britannia, pas une réunion sans qu’on réclamât à la fin le God save the Queen, qu’on écoutait debout, tandis qu’on affectait de ne prêter aucune attention à l’hymne national du Transvaal, pas un banquet où il n’y eût des discussions sur la priorité des toasts portés à la reine et au président. Ce sont là de petits incidens, mais qui entretenaient. sans cesse la méfiance des Boers. Enfin plus récemment se produisit une manifestation plus grave : lors d’une visite au Transvaal du gouverneur du Cap, sir Henry Loch, le drapeau de la République sud-africaine fut enlevé à Johannesburg et remplacé par un drapeau anglais. En même temps qu’ils affirmaient ainsi leur nationalité anglaise, tous ces hommes venus dans le pays pour y faire fortune le plus tôt possible et s’en retourner ensuite, réclamaient à cor et à cri des droits politiques ; Que pouvaient conclure les Boers de toutes ces agitations. si ce n’est qu’on voulait leur reprendre leur patrie ? et comment auraient-ils été enclins dès lors à examiner avec faveur les réclamations, souvent justifiées, de la population étrangère relativement aux questions économiques ? N’est-il pas en particulier bien explicable qu’ils aient empêché l’ouverture du chemin de fer reliant Johannesburg au Cap, qu’ils regardaient comme un outil d’envahissement, aussi longtemps que celui de Delagoa-Bay, qui leur ouvre une autre voie de communication avec le reste du monde en dehors du territoire anglais, n’eut pas atteint les hauts plateaux ? Les revendications politiques faisaient du tort aux demandes de réformes économiques ; malgré cela, pourtant, le régime auquel sont soumises les mines d’or est bien loin d’être aussi intolérable que le feraient croire les bruyantes réclamations dont a retenti la presse anglaise. Nous l’examinerons un peu plus loin ; il convient de faire d’abord le récit des événemens.

Les agitations politiques s’étaient calmées sur le Witwatersrand pendant la période de grand essor des mines d’or, qui avait duré de l’automne de 1894 jusqu’en septembre 1895. Mais en novembre 1895, à l’ouverture de la Chambre des mines, de Johannesburg, M. Lionel Phillips, son président, ouvrit les hostilités de nouveau par un violent discours où il menaçait le gouvernement d’une insurrection, s’il ne faisait pas des réformes politiques et économiques immédiates. M. Phillips faisait appel à l’union des travailleurs et des capitalistes contre les Boers ; bien qu’il n’y eût jamais eu de difficultés ouvrières, les mineurs furent difficiles à entraîner : satisfaits de leurs gages élevés, ils supportaient sans peine le poids des impôts dont on se plaignait avec tant d’ostentation. Beaucoup d’entre eux étaient fort opposés à l’annexion à l’Angleterre qu’ils voyaient peindre au bout du mouvement. De ce nombre étaient, outre les Américains, beaucoup d’Australiens et de gens de la colonie du Cap ou Afrikanders, notamment les anciens mineurs de Kimberley qui poursuivaient d’une véritable haine M. Rhodes, président de la monopoliste compagnie De Beers. Dans une réunion d’employés de tout rang des mines, un ingénieur américain, M. R. E. Brown, engageait les ouvriers à ne pas se faire les instrumens de capitalistes avides de monopoles et prêchait la conciliation avec les Boers. Malgré une campagne de presse des plus violentes où l’on porta contre le gouvernement les plus absurdes accusations, la majorité des uitlanders restait encore médiocrement disposée en faveur du mouvement au milieu de décembre. Lorsque j’arrivai à Johannesburg on pouvait distinguer trois courans : les révolutionnaires, en tête desquels étaient les grands financiers, Anglais et israélites, que suivaient la plupart des Anglais et des Australiens, à l’exception des commerçans de Johannesburg et des mineurs cornouaillais, très opposés à toute action violente. Le but, non avoué, de leurs chefs, était l’annexion du Transvaal aux colonies anglaises et la masse du parti, assez indifférente à ce qui suivrait la chute du gouvernement boer, tenait avant tout à le voir tomber. Les modérés, Américains, Afrikanders et commerçans de Johannesburg, répugnaient à l’emploi de la violence, et tout en demandant des réformes politiques, suivaient la ligne de conduite indiquée par l’ingénieur Brown. Enfin les étrangers non Anglais, se tenaient en dehors de l’agitation et plusieurs manifestaient des sympathies pour le gouvernement.

Le 14 décembre devait être tenu un meeting convoqué par l’Union nationale du Transvaal, ligue fondée en 1891 pour soutenir les revendications diverses, mais surtout politiques, des étrangers. Il fut remis au 27 d’abord, puis au 6 janvier, sous le prétexte bizarre que le 27 se trouvant compris entre deux journées de courses, il serait à craindre que la population fût ce jour-là trop distraite des questions politiques. Les fêtes de Noël se passèrent tranquillement et joyeusement, comme en tout pays anglais ; à cette date beaucoup de personnes croyaient encore que toute cette agitation se passerait en menaces, quoique de mauvais bruits eussent commencé à circuler : on parlait de fusils, de canons Maxim même, introduits en fraude par certaines compagnies minières. Il était certain, en tout cas, qu’on continuait à endoctriner les mineurs et que des personnes qui devaient être bien informées éloignaient leurs femmes et leurs enfans.

C’est le 27 décembre au matin que le feu fut mis aux poudres par la publication du manifeste de l’Union nationale. Ce document, adressé au peuple du Transvaal, déclarait que l’association se proposait d’atteindre les trois résultats suivans : le maintien de l’indépendance de la République ; l’obtention de droits pour les étrangers égaux à ceux des Boers ; enfin qu’il fût fait justice a leurs revendications : celles-ci étaient au nombre de dix, comprenant des réformes politiques, l’extension du droit de suffrage aux étrangers, l’établissement d’un vrai gouvernement parlementaire, de l’égalité des langues anglaise et hollandaise, du libre échange pour les produits de l’Afrique du Sud, l’enseignement des deux langues dans les écoles, des réformes judiciaires et administratives, et l’abrogation de la loi qui réserve l’éligibilité aux seuls protestans. L’énumération de ces réclamations était suivie de cette phrase qui terminait le manifeste : « Voilà ce que nous voulons. Il reste à résoudre la question qui vous sera posée le 6 janvier : « Comment l’obtiendrons-nous ? » C’est à cette question que j’attends de vous une réponse nette, conforme a votre opinion réfléchie. »

C’était une menace d’insurrection : non déguisée : on jugera de l’état d’esprit de la partie exaltée des uitlanders si l’on sait qu’un journal de Johannesburg regrettait la « modération » de cet appel. Malgré tout, le 28, tout le monde se rendit aux courses : aucune préoccupation politique n’aurait pu empêcher la population d’assister à son délassement favori. Mais le soir le train partant pour le Cap fut envahi : plus de 2 000 personnes, surtout des femmes et des enfans, voulaient partir aussitôt. Pendant toute la semaine suivante on put voir, à la gare de Johannesburg, me foule de femmes et d’enfans assis sur leurs bagages des midi pour attendre le train du Cap qui ne partait qu’à dix heures du soir ; quoiqu’on eût doublé, triplé le nombre des trains, il était à peine possible de faire partir tout le monde, et des femmes furent plusieurs fois réduites à s’entasser dans des wagons à bestiaux découverts, les voitures a voyageurs manquant. De toutes les mines des environs, les familles des employés affluaient à Johannesburg pour en repartir le plus rapidement qu’elles pouvaient ; on dut leur organiser des gîtes tant bien que mal dans les bureaux de diverses compagnies.

A partir du lundi 30 décembre, tout le mouvement des affaires, fort ralenti déjà depuis le milieu du mois, fut arrêté à Johannesburg. Le Comité de réformes, composé d’environ vingt — cinq personnes parmi lesquelles M. Lionel Phillips, le colonel Rhodes, frère du premier ministre du Cap, M. Léonard, président de l’Union nationale et les représentans de presque toutes les grandes maisons financières et siégeant dans l’hôtel des Consolidated Goldfields of South Africa, dont M. Cecil Rhodes est le directeur, fut, à partir de ce jour, la seule autorité reconnue à Johannesburg. Dès le 30 on distribua des fusils au siège du comité et l’on y amena, après les avoir triomphalement promenés dans les rues, trois canons Maxim frauduleusement introduits, cachés dans des chaudières. La plupart des mines avaient aussi fait venir des fusils, dissimulés de toute manière et surtout dans des pianos ; dans plusieurs d’entre elles, le personnel fut forcé de prendre les armes, sous peine de renvoi ; on demandait d’abord aux mineurs s’ils consentaient à défendre, au besoin par les armes, les propriétés de la compagnie, puis s’ils accepteraient d’aller au secours des femmes et des enfans, qui ne coururent pas un instant le moindre danger. Ils acceptaient sans peine de prendre ces engagemens ; mais lorsqu’on leur fit entendre qu’il pourrait convenir, pour déjouer les projets du gouvernement, de prendre l’initiative de l’attaque, plusieurs refusèrent ; ils furent aussitôt renvoyés.

Quelques tentatives de conciliation furent encore faites par les modérés. Les commerçans de Johannesburg avaient formé une Union pour défendre leurs propriétés en cas de désordres, se séparant des d’auteurs d’insurrection ; ils envoyèrent au président quelques-uns des leurs pour le prier de faire des concessions ; les Américains firent de même. M. Krüger consentit à suspendre les droits d’importation sur les denrées alimentaires, ce qu’il fit par décret paru le 31 décembre. Leurs autres réclamations, déclara-t-il, seraient examinées avec bienveillance et soumises au Volksraad qui allait se réunir dans une quinzaine. Le président ne pouvait, certes, céder à des demandes faites les armes à la main ; néanmoins, sa réponse fut jugée insuffisante à Johannesburg : les modérés s’effacèrent, comme toujours en pareille circonstance ; plusieurs d’entre eux croyant que le mouvement allait triompher s’y joignirent. Quant aux Américains, un bon nombre d’entre eux avait déjà dû se rallier au comité de réformes pour conserver leurs positions au service des compagnies minières : les autres restèrent jusqu’à la fin de la crise spectateurs des événemens, sans pouvoir se décider à prendre un parti.

Cette révolution tint quelque peu du vaudeville. Chaque partie de l’empire britannique était représentée par un corps particulier avec un brassard et une cocarde pour le distinguer des autres : les Écossais, les Gallois, les Anglais des comtés du nord, ceux du sud, les Irlandais, les Australiens, les Afrikanders. On les voyait traverser la ville pour aller chercher des armes au siège du comité, puis s’en revenir en rang et faire des tentatives d’exercice sur la place du Marché ou quelque autre endroit découvert. Mais c’était surtout la cavalerie qu’il fallait voir : tous les jeunes gens de Johannesburg en faisaient partie ; coiffés d’un sombrero au bord gauche relevé, la vareuse serrée à la ceinture, de hautes bottes jaunes resplendissantes aux jambes, d’immenses éperons aux talons, le fusil en bandoulière, ils galopaient à travers les rues, sans autre nécessité que de faire admirer leur belle mine de casseurs d’assiettes. Tous ces fringans cavaliers qui parlaient ainsi en campagne sans rien emporter d’autre que quelques cartouches, avec leurs grands cols blancs irréprochables, leurs beaux vêtemens et leurs chevaux habitués a l’avoine, qu’ils commençaient par fatiguer à plaisir, : caracolant à travers la ville, n’avaient aucune idée de ce que pouvait être la guerre, et plus d’un aurait sans doute fait piètre contenance au feu, si sa monture et lui n’eussent pas succombé à la fatigue avant même d’y arriver. Les femmes aussi s’étaient mises de la partie et avaient constitué un corps d’infirmières, heureuses de se faire voir tout de blanc vêtues. Chaque jour paraissaient dans les journaux des notes annonçant que tout était prêt pour la défense de la ville, les points importans des environs occupés, enfin que « toutes les mesures que pouvaient enseigner la stratégie et l’art militaire étaient prises » ; nul ne songeait à se demander où les heureux spéculateurs, membres du comité de réformes, avaient appris ces sciences compliquées.

Lorsqu’on connut à Johannesburg, le 30 décembre au soir, l’entrée dans le Transvaal du Dr Jameson avec 700 hommes de troupes exercées, au service de la compagnie à Charte, nul ne douta plus du succès de l’insurrection. « Mais pourtant, disaient quelques sceptiques, les Boers existent encore, ils ne laisseront pas ainsi passer Jameson, sans essayer de l’arrêter, sans se battre. — Les Boers, répondait-on, ils sont dégénérés, ce ne sont plus les hommes d’il y a quinze ans ; puis, ils ont été surpris et d’ailleurs nous avons acheté tous les chefs ; ils ne se battront pas. » Des centaines de personnes stationnaient sans cesse devant le bâtiment des Consolidated Goldfields où siégeait le comité, et dont un membre paraissait de temps en temps à la fenêtre, pour prononcer quelques paroles applaudies de confiance et donner des nouvelles de l’avance de Jameson. Le 1er janvier au soir, on annonça qu’il était près de Krügersdorp, à trente kilomètres de Johannesburg, où les Boers avaient en vain essayé de l’arrêter, et qu’il serait à Johannesburg le lendemain vers midi. Le 2 dans la matinée, la ville semblait en fête : à tous les balcons, à toutes les fenêtres voisines du siège du comité, des femmes en toilette claire attendaient l’arrivée des vainqueurs ; on faisait des préparatifs pour une illumination. On répandait des nouvelles fantaisistes sur l’avance de Jameson. Il est à Roodeport, disait-on ; il est à Langlaagte, annonçait-on un peu plus tard ; et l’on prétendait même vous montrer dans une lorgnette des troupes d’hommes armés sur les collines à l’ouest de Johannesburg, par où il devait arriver ; d’autres disaient qu’il était au champ de courses, au sud de la ville. C’était une excitation fiévreuse : on dépêcha un landau à sa rencontre ; à midi un membre du comité déclarait que la soupe était prête, pour restaurer ses hommes fatigués aussitôt qu’ils arriveraient.

Quelques minutes plus tard, le comité de réformes apprenait le désastre de Krügersdorp et la capture par les Boers de toute la troupe de Jameson avec armes et bagages. Il n’osa d’abord l’avouer. Il semble, d’ailleurs, qu’aussitôt la révolution commencée et les armes distribuées, ce groupe, qui parlait si haut, ait perdu toute confiance, ait été effrayé des conséquences de ce qu’il avait commencé. Il avait donné des armes ; il n’osa s’en servir. Tant qu’il n’y avait eu qu’à préparer l’insurrection sur le papier, il avait été très ferme : on avait même organisé le gouvernement qui devait succéder à celui des Boers ; le président, le vice-président de la République étaient désignés. On avait, paraît-il, un nouveau drapeau qui, au lieu d’être bleu, blanc et rouge, avec une bande verte le long de la hampe, comme celui du Transvaal, portait en outre à l’angle supérieur la croix de Saint-André de l’Angleterre. Mais on n’avait eu garde de le montrer, pour ne pas s’aliéner une partie de la population, et on avait arboré en grande pompe le Vierkleur, l’étendard du Transvaal, au-dessus du siège du comité. De même, le 31 décembre on répudiait hautement l’acte du docteur Jameson, appelé pourtant par une lettre signée de cinq des principaux membres du comité ; le lendemain au contraire, on se décidait à déclarer qu’on ne pouvait refuser aucun secours pour la bonne cause et que le comité se faisait solidaire de Jameson.

L’attitude de tous les étrangers de diverses nationalités, en présence de cette invasion de flibustiers, était pourtant de nature à faire réfléchir : dès qu’ils l’avaient apprise, les Allemands de Pretoria et de Johannesburg s’étaient réunis et avaient décidé d’offrir leurs services au gouvernement pour la défense de l’ordre de choses légal. Les Français avaient aussi déclaré leurs sympathies pour les Boers, et quelques-uns s’étaient également offerts à s’enrôler et à prendre du service dans l’artillerie. Les Scandinaves ne cachaient pas leur hostilité au mouvement révolutionnaire ; seuls, les Italiens s’abstenaient. Les quelques centaines de Boers qui habitent Johannesburg et plusieurs étrangers s’étant présentés aux bureaux du gouvernement pour demander des armes, on les engagea à se tenir tranquilles, pour le moment, tout en leur promettant de les employer, si cela devenait utile. Il faut en faire honneur au tempérament froid des Anglo-Saxons, si dans cette ville en révolte et privée d’autorités régulières l’ordre le plus parfait n’a cessé de régner, malgré la division de la population en deux partis ennemis ; à peine quelques boutiques furent elles pillées par des nègres dans les faubourgs, et ces désordres furent facilement réprimés.

Devant l’attitude des étrangers non Anglais, les hésitations du comité s’accrurent ; peut-être la proclamation du gouverneur du Cap, Haut Commissaire de la reine, intimant l’ordre au docteur Jameson de revenir immédiatement en arrière et interdisant aux sujets britanniques de lui prêter aucune assistance, lui inspira-t-elle la crainte de voir diminuer le nombre de ses partisans. Cette proclamation devait pourtant être prévue : l’Angleterre ne pouvait, au moins officiellement, sanctionner un acte de piraterie internationale. Toujours est-il qu’une délégation du comité, ayant obtenu une audience du président, lui demanda d’accepter la venue du Haut-Commissaire à Pretoria et de s’engager à ne faire aucune entreprise à main armée contre Johannesburg jusqu’à son arrivée qui devait avoir lieu le 4. M. Krüger accepta d’autant plus volontiers qu’il avait ainsi le temps de mobiliser toutes ses forces. Dès lors le comité, heureux de n’avoir pas à lutter, se renferma dans l’inertie ; il laissa les 5 000 ou 6 000 hommes qu’il avait armés manœuvrer à Johannesburg, mais n’osa envoyer personne au secours de Jameson, n’eut même pas assez de décision pour couper le chemin de fer par lequel le gouvernement faisait parvenir, à travers la gare même de Johannesburg, les munitions à ses troupes en lutte avec les envahisseurs. Si ces envois n’étaient pas arrivés, les Boers auraient été obligés de laisser passer leurs ennemis faute de pouvoir tirer.

Je ne referai pas ici le récit connu de la marche de Jameson et de sa fin désastreuse. Pour que le docteur eût risqué une pareille marche forcée, près de 300 kilomètres faits en trois jours (29 décembre — 1er janvier) dans un pays sans route, presque sans manger ni dormir, il fallait qu’il se crût certain de n’avoir pas à combattre ou du moins, en cas de bataille, d’être énergiquement secouru par ceux qui l’avaient appelé. Toute aide lui manquant, ses hommes fatigués devaient être vaincus. Les Boers, dont plusieurs partis le suivaient sur ses flancs, le laissèrent s’avancer jusqu’à ce qu’eux-mêmes fussent en force pour se mesurer avec lui. Le 1er janvier au soir, dans les escarmouches de Randfontein et de Rietvlei, les Boers avaient l’infériorité numérique ; ils n’étaient que 400 contre les 700 envahisseurs et eurent pourtant l’avantage. Le lendemain ils avaient reçu des renforts et Jameson, qui avait essayé de tourner leur position, acculé dans un vallon au sud de Krügersdorp, vit ses hommes entourés et fusillés par le tir infaillible des Boers abrités derrière les grosses pierres d’un kopje (mamelon) rocheux qui le dominait. « Nous nous battions, dit un officier échappé presque seul au désastre, contre des flocons de fumée : puis lorsque, à bout de forces et désespérant de rompre la ligne de nos ennemis, nous eûmes hissé le drapeau blanc, nous vîmes tout à coup les pentes qui paraissaient désertes se couvrir d’hommes qui semblaient sortir de terre comme des fourmis. » Les pertes des Anglais furent de 65 tués, 37 blessés et 23 disparus. Tout le reste fut pris, avec 8 canons Maxim, 4 canons de campagne, 33 000 cartouches de fusil, 20 caisses de projectiles, 742 chevaux et des voitures de toute sorte. Les Boers, qui n’avaient eu que 4 tués et 5 blessés, se comportèrent noblement dans la victoire, donnèrent à manger aux hommes épuisés, et les dirigèrent sous escorte sur Pretoria où les précédaient, emmenés dans des chariots, leur chef et leurs officiers, qui s’attendaient à être fusillés sur-le-champ et qui furent simplement internés à la prison, en attendant leur jugement.

Comment un pareil désastre avait-il sitôt terminé cette expédition ? comment ce pays qui n’a d’autre armée permanente qu’un corps de cent artilleurs avait-il pu si vite avoir assez de troupes pour écraser l’envahisseur ? Je pus me rendre compte de la manière dont se faisait la mobilisation des Boers en allant le 3 janvier à Pretoria, qui n’avait pas cessé d’être en communication par voie ferrée avec Johannesburg, dont 70 kilomètres la séparent Toute la journée les Boers ne cessèrent d’y arriver par petits groupes de trois, de cinq, de dix. Ils auraient fait piètre mine auprès des beaux cavaliers de Johannesburg. Montés sur leurs petits chevaux dont la vue me rappelait le bidet de d’Artagnan, coiffés de leur vieux chapeau de feutre, vêtus de leur pantalon et de leur veste de tous les jours, la cartouchière en écharpe, tenant d’une main le canon du fusil dont la crosse appuyait seulement sur la selle, ils ne s’appliquaient pas à se donner un air martial, mais semblaient aussi calmes que s’ils partaient en chasse. Ils avaient dû sauter en selle tels qu’ils étaient au reçu de l’ordre qui les appelait, emportant pour toute nourriture quelques lanières de bœuf desséchées, plus semblables à des morceaux de cuir qu’à de la viande, et, au trot de leurs infatigables rosses étaient venus se ranger sous les ordres des veldcornets transformés en capitaines. Bien que, de par la loi, ceux de 16 à 60 ans fussent seuls obligés de servir, j’ai pu voir maint patriarche plus âgé, et aussi quelques gamins d’une quinzaine d’années à peine. De temps en temps on voyait passer des groupes de trois hommes qui étaient manifestement le père, le fils et le petit-fils. D’autres fois défilaient des troupes plus considérables, comme les habitans du district de Middlebourg qui, arrivés en chemin de fer au nombre d’une centaine sur des trucks découverts, tenant leurs chevaux tout harnachés par la bride, les enfourchaient à la gare et entraient en ville, suivis d’autant de nègres menant en main un second cheval pour chacun d’eux. Tous ces gens, aussitôt leurs ordres reçus au sujet de l’endroit où ils devaient camper, allaient se promener à travers la ville, faire quelques emplettes dans les boutiques, ou voir le musée qui n’avait jamais reçu tant de visiteurs, comme s’ils avaient été là pour un voyage de plaisir. Le 3 janvier au soir, quatre jours après la nouvelle de l’invasion de Jameson, le gouvernement boer disposait de plus de 5 000 hommes, les uns à Krügersdorp, les autres à Pretoria. Le président Kruger pouvait répéter avec plus de vérité le mot qu’on prête à Pompée : « Je n’ai qu’à frapper du pied le sol pour en faire sortir des légions. »

À Johannesburg, l’insurrection s’était effondrée. Le comité de réformes n’avait osé avouer le désastre de Krügersdorp qu’à 9 heures du soir, bien qu’il le sût depuis midi et que le bruit commençât déjà à en circuler dans la ville. Il avait prétendu d’abord que le docteur Jameson s’était rendu à la proclamation du Haut Commissaire qui lui interdisait de continuer son entreprise ; il fallut qu’un témoin oculaire arrivant du champ de bataille démentît cette fausse version et prouvât que les troupes de la compagnie à Charte avaient combattu tant qu’elles avaient en de l’espoir. La foule furieuse demandait pourquoi on ne marchait pas au moins pour le délivrer. Un moment, elle sembla vouloir envahir le bâtiment où siégeait le comité. Mais tout se calma ; un morne découragement succéda à l’excitation des jours précédens. Les troupes improvisées manœuvraient encore dans les environs, mais au milieu de l’indifférence universelle ; les brillans cavaliers avaient disparu. C’était bien la peine, en vérité, d’avoir hué les mineurs cornouaillais qui étaient partis en masse, les wagons qu’ils occupaient couverts de l’inscription Coward’s Van, wagon des lâches, pour ne pas se montrer plus courageux qu’eux. Cette fin lamentable excita l’indignation de toute l’Afrique du Sud. À Natal, à Capetown, des meetings furent tenus dans lesquels on décida de télégraphier au Haut Commissaire en route pour Pretoria de s’interposer en faveur de Jameson et de considérer sa mise en liberté comme plus importante qu’aucune satisfaction accordée aux uitlanders ; le nom de Jameson fut acclamé tandis que celui de Johannesburg était salué de groans, de ces grognement signe de réprobation habituel aux réunions anglaises.

Quand le gouverneur du Cap, sir Hercules Robinson, arriva à Pretoria, ce fut en effet tout ce qu’il put obtenir du président. Il avait vu, en traversant l’État libre d’Orange, de l’artillerie et une troupe de 2 000 hommes appelés aux armes par le gouvernement pour venir au secours de la république sœur du Transvaal, et il se rendit compte que la situation de. Johannesburg était désespérée. Il envoya son secrétaire pour engager les insurgés à se soumettre aux conditions du président, qui exigeait avant toute chose la reddition des armes. Un grand meeting fut tenu le 7 janvier où l’on décida d’accepter l’ultimatum du gouvernement. La résistance était d’ailleurs impossible : 10 000 à 12 000 Boers au moins étaient en armes et entouraient à peu près la ville à quelques kilomètres de distance ; les troupes de l’État d’Orange étaient prêtes à passer la frontière ; dans la ville même, 3 000 étrangers et Boers étaient enrôlés par les autorités régulières. Le 10 janvier les armes étaient rendues et tout était fini ; la Bourse même, fermée depuis le 28 décembre, avait rouvert ses portes, privée il est vrai de plusieurs de ses personnages importans, membres du comité de réformes et tous en sûreté à la prison de Pretoria ; la plupart furent mis en liberté sous caution ; seuls les cinq signataires de la lettre d’appel au docteur Jameson furent retenus. Le chef des flibustiers lui-même, condamné à mort par une cour martiale, fut gracié aussitôt par le président et reconduit avec ses hommes sur le territoire anglais.


IV

La suite des événemens qui se sont écoulés avant et pendant cette tentative de révolution démontre clairement qu’elle n’était pas le résultat d’un mouvement populaire, mais celui d’une agitation créée par la plupart des grandes maisons financières de Johannesburg pour mettre la main sur le gouvernement du Transvaal et établir dans le pays un protectorat anglais, objet qu’on n’osait pas avouer, de peur de s’aliéner non seulement les étrangers autres que les Anglo-Saxons, de tout temps absolument opposés au mouvement, mais encore les Américains et de nombreux Afrikanders qui craignaient de tomber entre les mains de la compagnie à Charte.

Que M. Rhodes ait connu, approuvé, contribué à préparer l’équipée du docteur Jameson, c’est ce que, malgré les démentis diplomatiques qu’il donne avec raison, le public admet généralement. Nous tenons de personnes qui se trouvaient dans le Mashonaland à cette époque que la Chartered y recrutait dès septembre dernier des volontaires qu’on réunissait à Buluwayo d’où ils furent en novembre dirigés vers Mafeking, tout près de la frontière du Transvaal, alors que rien ne justifiait l’accumulation de plusieurs centaines d’hommes en ce point parfaitement tranquille. L’intimité de M. Rhodes avec tous les chefs du mouvement rend encore plus vraisemblable sa complicité.

La seule chose qui pourrait faire douter de sa coopération, c’est la légèreté, l’insuffisante préparation avec laquelle on s’est engagé dans cette affaire. M. Rhodes est un descendant de la grande race de Cortez, de Clive, de Warren Hastings, de tous ces fondateurs d’immenses empires coloniaux. Comme eux il ne recule pas, s’il le croit nécessaire, devant l’emploi de la force brutale ; s’il n’avait eu parfois recours à elle, il n’aurait pas servi son pays aussi bien qu’il l’a fait. Mais il ne se lance dans une entreprise qu’à bon escient, après avoir mis toutes les chances de succès de son côté. Était-il mal renseigné par ses correspondans de Johannesburg, gens de finance habiles, mais piètres politiques, qui lui représentaient les Boers comme dégénérés ? A-t-il cru trop lui-même à la puissance de l’argent sur eux, lui qui professe, prétend-on, que « tout homme à son prix » ? Le mouvement a-t-il éclaté plus tôt qu’il ne l’eût voulu ? Il est bien difficile de répondre à toutes ces questions.

L’extrême modération des Boers a aussi contribué à déjouer tous les plans de leurs adversaires. On espérait sans doute qu’au début du mouvement, ils essayeraient d’arrêter quelques meneurs, et provoqueraient ainsi des désordres qui serviraient de prétexte à l’entrée des troupes étrangères venant protéger la tranquillité publique ; que le gouvernement anglais se laisserait alors forcer la main, comme il l’a toujours fait, notamment à propos du Matabeleland, en face du fait accompli. Mais les Boers évitèrent avec soin de donner aucun prétexte de ce genre : le gouvernement, voyant qu’à Johannesburg même il serait le plus faible, ordonna à ses fonctionnaires de ne pas essayer de s’opposer par la force à ce que feraient les insurgés ; il retira même sa police. Enfin, après sa victoire il gracia encore le docteur Jameson, acte de clémence qui aurait été injustifiable, s’il n’eût été hautement politique.

L’invasion du Transvaal était d’ailleurs un acte de piraterie trop patent pour que les puissances européennes pussent le regarder avec indifférence. De pareils procédés ne sont jusqu’à un certain point excusables que lorsqu’on enlève des territoires à des peuples manifestement incapables de les exploiter. En est-il ainsi des Boers ? Mettent-ils réellement de sérieuses entraves a l’industrie minière ? Ne peut-on obtenir d’eux qu’ils en rendent l’exercice encore plus facile ? En un mot les réclamations des Uitlanders sont-elles justifiées ?

Les réformes économiques qu’ils demandent portent sur trois points : les lois douanières et les lois minières, celles surtout qui ont trait au travail des noirs, et les concessions de monopoles. Le tarif douanier frappe toutes les importations de droits de « 7 1/2 pour 100 de la valeur de facture qui doit représenter la valeur courante exacte de ces marchandises sur le lieu où l’exportateur les a obtenues ; dans le cas d’importations des pays d’outremer cette valeur est majorée de 20 pour 100 ». Sont exceptés de nombreux articles, notamment le bétail et tous les produits de l’État d’Orange — grand producteur de blé — et de la province portugaise de Mozambique. Les machines ne paient que 1 1/2 pour 100 (ou 1,80 pou1100 en tenant compte de la majoration de 20 pour 100). Tout ceci est fort libéral. Mais en outre certaines marchandises sont frappées de droits spécifiques venant s’ajouter aux 7 1/2 pour 100, notamment les viandes de conserve, les œufs. le beurre, le café, le thé, le sucre, les bières, vins et spiritueux. Ces tarifs sont presque toujours moins lourds que ceux de la colonie du Cap. Ce que demandent, il est vrai. les mineurs c’est non pas le libre-échange avec le monde entier, mais seulement avec l’Union douanière sud-africaine, formée du Cap, de l’État d’Orange et de la Chartered ; mais ces territoires ne produisent pas les denrées que je viens de citer. Il n’y a donc rien dans les lois douanières qui justifie une révolution.

Les lois minières du Transvaal sont également très libérales : aussi longtemps que les mines ne sont pas en exploitation normale, la redevance due au gouvernement est de 5 shillings (6 fr. 25) ou 2sh. 6 d. (3 fr. 12) par mois et par claim, suivant que les terrains exploités sont sur une propriété privée (c’est généralement le cas au Witwatersrand) ou sur des terres domaniales, et. une fois que le broyage a commencé, une livre sterling (25tr. 22 par claim. Les droits payés pour les mynpachts, terrains réserves au propriétaire d’une ferme déclarée aurifère, sont encore moindres. Pour le travail des noirs, il y a plus de raisons de se plaindre. Les lois ne facilitent pas l’exécution des contrats et le recrutement des travailleurs est entrave par l’application du Plakkers Wet, loi qui interdit d’avoir plus de cinq familles indigènes sur une ferme. en dehors des locations de noirs situées toutes dans les basses terres. Il en résulte que les endroits où l’on trouve des travailleurs sont tous éloignés du Witwatersrand et qu’il tant les y payer 3 livres (75 francs) par mois plus la nourriture. au lieu de 35 shillings (44 francs) dans les districts miniers situés en pays cafre comme De Kaap ou Lydenburg. On reproche aussi, avec quelque raison, au gouvernement de ne prendre aucune mesure pour assurer la sécurité des routes suivies par les noirs, en sorte que beaucoup sont volés en retournant chez eux, ce qui décourage leurs compatriotes de venir. Enfin il serait certainement désirable que le gouvernement intervint auprès de la compagnie néerlandaise qui exploite les chemins de ter, pour la déterminer à abaisser ses tarifs qui sont excessifs, notamment sur le charbon (20 centimes par kilomètre et par tonne), et à mieux assurer son service, très inexact aujourd’hui.

Restent les monopoles concédés par le gouvernement pour la fabrication de quantité de produits : non seulement de la dynamite que les mines doivent ainsi payer un prix très élevé, mais aussi du ciment, des briques faites à la machine. La concession du monopole du cyanure de potassium, absolument nécessaire au traitement des tailings, n’a été repoussée par le Volksraad qu’à quelques voix de majorité ; et il avait été même question d’en établir d’autres tout à fait étranges, tels que celui des confitures. Ces monopoles constituent le reproche le plus sérieux que les uitlanders puissent adresser aux Boers. Cependant, il faut ajouter qu’une pensée politique n’a pas été étrangère à leur adoption. En les concédant, comme il l’avait fait pour les chemins de fer, à des capitalistes hollandais, allemands, français, le gouvernement du Transvaal a voulu éviter que toutes les entreprises du pays fussent entre les mains des Anglais, comme elles l’étaient au début : il espérait ainsi intéresser à son maintien les pays d’origine des concessionnaires. C’est un exemple de la funeste influence que des réclamations politiques injustifiées exercent sur les dispositions des Boers vis-à-vis de la population minière en général. Si on l’avait traité avec moins d’arrogance et qu’on n’eût pas affecté de vouloir le détruire, le gouvernement eût sans doute concédé la plupart des réformes économiques demandées et sans doute aussi l’établissement d’écoles bilingues que désirent fort naturellement les étrangers.

Viennent enfin les réformes politiques, demandant le droit de vote et l’éligibilité pour les uitlanders après une courte résidence. Tandis que tous les étrangers s’accordent à demander des réformes économiques, ce sont les seuls sujets britanniques, joints à quelques Américains, qui réclament des changemens politiques. Les Boers sont à nos yeux parfaitement justifiés en les refusant. Les droits des étrangers sont actuellement ceux-ci : ils peuvent dès leur arrivée, se faire inscrire sur les registres des veld cornets ; lorsque leurs noms s’y trouvent depuis deux ans, ils peuvent réclamer la naturalisation et voter pour le second Volksraad ; deux ans plus tard, ils ont le droit d’y siéger ; douze ans après la naturalisation, ils sont électeurs et éligibles pour le premier Raad et la présidence. Nous n’hésitons pas à dire que ces lois nous paraissent très bien conçues. Les étrangers sont, après deux ans seulement de résidence, représentés dans le second Volksraad, dont le vote est nécessaire pour toutes les lois relatives aux mines et aux questions financières et économiques, excepté le budget et les douanes. Mais la plupart d’entre eux ne sont au Transvaal qu’en passant, pour s’y enrichir ; beaucoup des grands financiers de Johannesburg ont commencé leur fortune aux mines de diamant de Kimberley, d’autres en Amérique et en Australie ; presque tous courront ailleurs demain, s’ils croient qu’ils pourront gagner plus d’argent et plus vite. Toute cette population du Witwatersrand n’y restera qu’aussi longtemps que dureront les mines, et dans quarante ans, cinquante au plus, il ne subsistera sans doute de Johannesburg que des maisons en ruine, et des mines, que des entassement de tailíngs et de résidus variés. Les Boers sont aujourd’hui les seuls agriculteurs, ils seront probablement alors de nouveau en grande majorité dans le pays. Les uitlanders sont des passans, qui n’ont d’autre droit que de demander à exercer tranquillement leur industrie et n’ont pas à s’immiscer dans le gouvernement. Ceux qui ont réellement l’intention de s’établir au Transvaal et d’y faire souche y resteront plus de quatorze ans et auront alors tous les droits des Boers. Quoi d’étonnant d’ailleurs à ce que ceux-ci imposent un aussi long stage en face de la prétention inouïe qu’ont les Anglais de ne pas perdre leur nationalité primitive en se faisant naturaliser au Transvaal ? Peuvent-ils accepter parmi eux des concitoyens qui auraient en même temps une autre patrie ? Nul peuple n’y consentirait.

Quant au cri de no taxation without representation, il n’est nullement justifié ici. Ceux qui paient les impôts, presque tous perçus sur les mines, ce sont les actionnaires : d’après les chiffres mêmes publiés par un journal anglais bien renseigné, le Statist, deux cinquièmes de ceux-ci, ou 40 pour 100, sont Français ; un huitième, ou 12 et demi pour 100, Allemands ; et les autres, soit 47 et demi pour 100, moins de la moitié, Anglais. Ceux qui seraient représentés seraient les habitans de Johannesburg, qui, personnellement, paient fort peu de taxes. Dira-t-on que les élus des représentans des compagnies à Johannesburg seraient en quelque sorte les représentans des actionnaires ? Il ne paraît guère y avoir harmonie entre ceux-ci et les administrateurs locaux. Certes aucun des Français et des Allemands engagés dans les mines du Transvaal n’a vu d’un bon œil les récentes agitations ; et sans doute beaucoup des actionnaires anglais n’en étaient guère plus satisfaits. Ils sont tous au contraire à bon droit inquiets de savoir avec quels fonds on a payé les fusils et les canons dont on a armé les insurgés. Tout ce qu’on est justifié à demander aux Boers dans ce sens, ce sont des institutions municipales plus complètes pour Johannesburg et les autres centres miniers ; mais ils ne sont pas gens à accorder la moindre concession tant qu’on leur parlera avec des menaces.

Quant à une modification complète des lois électorales, les Uitlanders, ou plutôt les Anglais, qui sont seuls à la demander, ne pourront l’arracher que les armes à la main, car les Boers savent que le résultat d’un pareil changement serait la perte pour eux du gouvernement du pays, et ils sont décidés a le conserver. Les habitans du Witwatersrand ont montré par leur peu de courage dans la dernière crise qu’ils étaient incapables de lutter seuls contre les Boers. L’Angleterre serait donc obligée d’intervenir, et le résultat de la lutte serait l’établissement d’un protectorat étroit, sinon l’annexion du Transvaal à son empire colonial. La question qui se pose est donc celle-ci : la conquête du Transvaal par l’Angleterre est-elle possible, du moins sans sacrifices absolument hors de proportion avec le bénéfice à en attendre ?

Nous n’insistons pas en ce moment sur ce qu’aurait certes d’odieux une telle agression, mais sur ses chances de succès matériels. S’il n’y avait que les Boers du Transvaal. qui peuvent mettre sur pied 12 à 15 000 hommes, tous excellens tireurs, il est vrai, l’Angleterre pourrait espérer les vaincre sans de trop énormes sacrifices. Mais il se trouve quantité de Boers dans l’Afrique du Sud en dehors des limites de la République sud africaine. Si les recensemens des divers États ou colonies ne font pas de distinction entre les blancs suivant les langues qu’ils parlent, les statistiques religieuses permettent de se rendre compte, d’une façon très approchée, de la proportion des Boers et des Anglais, au moins dans la colonie du Cap : sur 376 987 blancs, 228 627 appartenaient à l’Église réformée de Hollande et à ses diverses ramifications ; parmi ces descendans de huguenots et de Hollandais, un certain nombre, habitant les villes, était sans doute anglicisé de mœurs et de langue, mais ce n’était qu’une faible minorité. Dans l’État d’Orange, sur 77 000 blancs, 60 000 à 65 000 étaient des Boers ; et dans la colonie de Natal, ils formaient un cinquième environ des 42 000 Européens.

On peut prévoir ce que serait l’attitude de cette population d’origine franco-hollandaise, en cas de conflit armé entre l’Angleterre et le Transvaal, d’après ses sentimens et ses actes pendant la dernière crise. L’État libre d’Orange n’hésita pas un instant : aussitôt que le docteur Jameson fut entré au Transvaal, le gouvernement envoya l’artillerie sur la frontière et appela un premier contingent de citoyens pour accourir au premier signal à l’aide de la République sœur. Cette attitude si nette fut une grande désillusion pour les Anglais : tout le monde m’avait dit, a mon passage à Capetown, que la colonie du Cap avait su se concilier l’État d’orange en concluant avec lui une union douanière, en lui construisant ses chemins de fer sans qu’il eût rien à débourser. Il y avait bien un traité signé à Potchefstroom en 1890, après de patiens efforts du président Krüger, en vertu duquel chacune des deux Républiques garantissait l’indépendance et l’intégrité du territoire de l’autre ; mais tout le monde assurait avec confiance qu’il resterait lettre morte. L’événement a prouvé une fois de plus que les passions de race sont bien autrement puissantes que les liens économiques.

Les Boers des colonies anglaises étaient aussi fort excités ; beaucoup de ceux de Natal passaient la frontière pour venir combattre côte à côte avec leurs frères du Transvaal ; le gouvernement de la colonie dut prendre des mesures pour empêcher le mouvement de se généraliser. Ceux du Cap, plus éloignés, manifestèrent du moins hautement ce qu’ils sentaient. Tout près même de Capetown, à la petite ville de Paarl, un meeting en masse envoya ses félicitations et ses vœux au président Krüger après l’échec de Jameson. Le chef du parti boer à la Chambre des députés, le président de la puissante association hollandaise de l’Afrikander-Bond, M. Hofmeyr, ramené à force de patience et de concessions des confins du séparatisme, et qui semblait devenu aussi loyaliste qu’un Anglais, télégraphia aussi à M. Krüger et déclarait à un interviewer anglais qu’il ferait tous ses efforts pour maintenir la paix, mais que, si la guerre éclatait, Dieu seul savait quel parti il prendrait. C’est d’ailleurs en présence de l’agitation des Boers de la colonie du Cap que l’Angleterre, en 1881, renonça à pousser plus loin la guerre et reconnut l’indépendance du Transvaal.

Ainsi donc, en cas de guerre déclarée entre ce pays et l’Angleterre, ce ne seraient pas seulement 12 000 à 15 000 citoyens armés du pays qu’elle aurait à combattre ; il viendrait s’y joindre autant d’hommes de l’État d’Orange, et un chiffre inconnu, plusieurs milliers certainement, du Cap et de Natal. C’est 30 000 à 40 000 Boers au moins, tous rudes soldats et infaillibles tireurs, qui seraient soulevés ; l’Afrique du Sud entière serait en feu, du cap de Bonne-Espérance au fleuve des Crocodiles. L’Angleterre n’est nullement préparée à faire une pareille guerre, qui ne serait pas sans ressembler fort à l’expédition du Mexique avec lequel ces pays ne manquent pas d’analogie. Sans doute elle pourrait recruter quelques milliers de volontaires parmi les Afrikanders de race anglaise, mais ceux-ci habitent surtout dans les villes ou aux environs ; dans l’est de la colonie du Cap seulement on les trouve en assez grand nombre dans les campagnes ; ils sont moins résistans, moins exercés au tir que les Boers. Pour vaincre l’insurrection générale, pour assurer les communications, il faudrait envoyer dans l’Afrique du Sud 60 000 ou 70 000 hommes, peut-être davantage, de troupes européennes.

Ce ne serait pas une guerre régulière, mais une série de combats en ordre dispersé, où l’artillerie serait inutile. Le pays, sans doute, comprend surtout de hauts plateaux dépourvus d’arbres, mais les grandes plaines ouvertes, comme celles de l’ouest de l’État d’Orange, sont rares, et, dans les grandes montagnes qui s’élèvent à l’est des hautes terres, au milieu des kopjes pierreux du Karrou, dans la colonie du Cap, sur les plateaux ondulés du Transvaal, dans les vallons et les buissons du Bushveld, la guerre d’embuscades et de guérillas aurait un beau terrain. Les troupes européennes souffriraient sans doute sensiblement de la chaleur et des grandes variations de température ; on ne trouverait pas à vivre sur le pays, difficilement peut-être à y boire, car les points d’eau sont rares en maintes régions et il n’existe aucune carte détaillée et exacte. Il faudrait tout faire venir de la côte, en chars à bœufs sans doute, par des routes détestables, car les Boers auraient tôt fait de couper les chemins de fer, surtout cette voie ferrée de Natal, qui s’élève à 1 700 mètres en 300 kilomètres, grimpant péniblement au flanc des montagnes où vivent les fermiers hollandais.

Sans doute, l’Angleterre, après d’énormes sacrifices et une longue lutte, viendrait à bout des Boers, mais à quel prix ? Au point de vue de l’industrie minière une désorganisation complète, peut-être la destruction de nombreuses installations, en tout cas un chômage que la difficulté de recruter des travailleurs prolongerait pendant plusieurs années. Déjà, pendant les derniers événemens, on pouvait voir les bureaux du gouvernement constamment assiégés de centaines de noirs venant demander leurs passes de voyage pour s’en retourner chez eux, et peut-être faudra-t-il plusieurs mois pour que ces gens défians se décident à revenir et que les mines, déjà fort a court avant l’insurrection, aient leur personnel au complet. Les chefs mineurs blancs partis aussi en grand nombre, plusieurs centaines même jusqu’en Angleterre, fuiraient en masse en cas d’hostilités prolongées. Cette guerre, entreprise en vue de favoriser l’industrie aurifère, serait le pire désastre qui pût l’atteindre.

Au point de vue moral, ce serait la désunion semée pour plusieurs dizaines d’années entre les Boers et les Anglais. Dès aujourd’hui l’œuvre conciliatrice, qui avait été l’un des principaux objets des soins de M. Rhodes, est détruite. Il peut sembler étrange que l’homme qui a probablement préparé l’invasion du Transvaal soit le même qui s’appuyait sur les Boers pour gouverner la colonie du Cap et leur faisait toutes les concessions possibles. M. Rhodes veut d’abord dominer, il veut que son pays soit maître de toute l’Afrique du Sud : i à une ambition plus haute que de la voir toute teintée en rouge sur les cartes ; il veut qu’elle se développe et prospère ; il veut que son œuvre soit durable. C’est pourquoi il ménage tous ceux qui sont soumis à la puissance anglaise ; il traite bien les noirs du Cap, quoiqu’il ait mené avec une brutale énergie l’expédition du Matabeleland ; il traite bien les Boers de la Colonie quoiqu’il ait essayé de s’emparer du pays de leurs frères du Transvaal ; et ces Boers du Transvaal eux-mêmes, il les eût traités avec équité et même bienveillance une fois soumis. Mais eux préféraient leur indépendance, et veulent la défendre à tout prix ! C’est ce que ne prévoyait peut-être pas M. Rhodes : les Anglais semblent toujours un peu surpris que tous les peuples du monde n’acceptent pas avec joie leur domination.

Mais le premier ministre du Cap avait vu que les Boers étaient encore malgré tout l’élément, essentiel et, comme disent les Anglais, the back-bone, l’épine dorsale, de la colonisation européenne de l’Afrique du Sud. La compagnie à Charte a favorisé de tout son pouvoir l’établissement de Boers dans ses territoires au nord du Transvaal. C’est que, non seulement dans les deux républiques, mais aussi au Cap et même à Natal, en dehors de la zone semi-tropicale où des planteurs anglais font cultiver le sucre ou le thé par des engagés hindous, les fermiers hollandais forment la grande majorité de la population rurale. Ce sont de médiocres agriculteurs. très nonchalant. Mais enfin sans eux les Anglais auraient trouvé tout le pays au nord du fleuve Orange dans le même état que les territoires de la compagnie à Charte, c’est-à-dire dévasté par les guerres entre des tribus sauvages ; grâce à eux aussi, Johannesburg n’est pas au régime des viandes conservées comme Buluwayo et Fort-Salisbury ; et la nourriture y est à des prix abordables. Ce sont d’admirables pionniers que les Boers ; ils contribueront sans doute en grande partie à peupler le Matabeleland et le Mashonaland.

Déjà quelques-uns d’entre eux sont parvenus bien plus loin. jusque dans Angola et l’Afrique du sud-ouest allemande : plusieurs centaines de familles boers parties du Transvaal en 1875, sous le commandement de Louis du Plessis, après avoir perdu nombre des leurs dans les marais du Ngamiland, arrivèrent, après sept ans d’une marche rappelle celle des Israélites dans le désert, aux possessions portugaises de la côte ouest et s’y établirent ; plusieurs passèrent plus tard dans la colonie allemande. Si l’on pouvait décider quelques-uns de ces rudes pasteurs à faire la traversée de trois jours qui sépare Delagoa-Bay de Madagascar, et les établir sur les hauts plateaux de l’île, ils formeraient une admirable race de colons acclimatés. Ils sont prolifiques, car les 27 000 blancs d’origine franco-hollandaise qui se trouvaient au Cap lorsqu’il y a quatre-vingt-dix ans les Anglais s’en emparèrent, ont aujourd’hui 300 000 descendans qui forment la moitié de la population blanche de l’Afrique du Sud.

Il n’est pas certain que dans quelques dizaines d’années ils ne soient pas de nouveau en notable majorité. Il n’y a pas place dans l’Afrique du Sud pour une grande immigration européenne. Tout le travail commun dans les villes, comme dans les campagnes, sera toujours fait par les noirs, qui sont quatre fois plus nombreux que les blancs dans les colonies et les républiques boers, et forment encore presque toute la population du Matabeleland et du Mashonaland. Ils arriveront même, sans doute, à exercer des métiers un peu plus élevées, mais nécessitant surtout une habileté manuelle. Dans les mines mêmes du Witwatersrand, on employait à la fin de 1894, d’après le rapport de la Chambre des mines, 42 000 noirs contre 6 500 blancs ; c’est une proportion de 6 et demi à 1. L’émigration blanche dans les villes devra se borner aux travailleurs qualifiés, skilled labourers ; c’est un débouché relativement mince. Quant aux campagnes, l’agriculture pourrait y être beaucoup développée ; elle est aujourd’hui si arriérée qu’on en est réduit à importer du beurre d’Australie. Mais le pays est surtout pastoral, par suite de l’insuffisance des pluies, sauf sur une mince bande côtière ou dans les endroits irrigables ; l’irrégularité des saisons et les épizooties fréquentes qui sévissent, surtout quand on s’avance vers le nord, sur les chevaux, le bétail et même les volailles, rendront toujours la petite propriété très précaire. Sous le régime, dès lors obligatoire, des grands domaines, employant le travail noir, l’immigration blanche rurale ne sera, pas plus que l’immigration urbaine, bien nombreuse.

Les Boers pourront-ils maintenir leur langue ? Quoiqu’on l’enseigne dans les écoles, elle semble reculer aujourd’hui. En tous cas, elle résistera longtemps. Il est difficile de dire quel sera le parler définitif d’un groupe sans unité ethnique. Une langue que l’on croit en voie de disparition parce qu’elle n’est parlée que par les couches inférieures de la population peut reparaître et l’emporter tout à coup. Il en a été ainsi pour les Flamands de Belgique et les Tchèques de Bohême ; et il n’y en a pas de plus éclatant exemple que l’Angleterre, qui pendant plus de deux siècles parut destinée à parler français. Il faut remarquer en outre que la langue hollandaise est beaucoup plus répandue parmi les indigènes que la langue anglaise, dont les nègres des villes et des camps miniers savent seuls quelques mots. Le hollandais est même devenu la langue usuelle de la plus grande partie des gens de race mêlée, désignés sous le nom de Cape-boys.

En terminant cette étude, j’ajouterai un mot sur la question internationale, la position du Transvaal vis-à-vis de l’Angleterre. La convention de Pretoria en 1881 établissait, il est vrai, une véritable suzeraineté de la Grande-Bretagne ; mais celle de Londres, qui la remplaça en 1881, ne fait plus aucune mention de cette suzeraineté. L’article qui traite des relations extérieures du Transvaal dit simplement ceci :

Le gouvernement du Transvaal accepte de ne conclure aucun traité ou engagement avec aucune nation étrangère autre que l’État libre d’Orange, ni avec aucune tribu indigène située à l’est ou à l’ouest de la République, sans l’approbation du gouvernement de la Reine, étant entendu que cette approbation sera considérée comme accordée si, dans un délai de six mois à partir de la signature du traité, Sa Majesté Britannique n’a pas fait connaître que le dit traité était en désaccord avec les intérêts de l’Angleterre ou d’une de ses colonies de l’Afrique du Sud. »

Il résulte clairement du texte que le Transvaal négocie lui-même ses traités ; a le droit d’avoir une représentation diplomatique à l’étranger ; et que l’Angleterre n’a qu’un droit de veto. Ce n’est pas un protectorat, puisque le Royaume-Uni ne représente pas la République dans ses relations extérieures. Bien moins encore y a-t-il une comparaison à établir entre ce qu’est le Transvaal et ce que serait l’Irlande après le home rule, comme le prétendait récemment lord Salisbury. Le Transvaal est indépendant, la proclamation même du Haut Commissaire au sujet de l’invasion de Jameson s’exprimait ainsi : « Attendu que c’est mon désir de respecter l’indépendance de la République sud-africaine... » ; toute intervention de l’Angleterre dans les affaires intérieures de cet État, toute entrée de troupes britanniques sur son territoire serait une violation des traités à laquelle les puissances étrangères auraient le droit et le devoir de s’opposer. Il est probable d’ailleurs qu’aucune nouvelle tentative de ce genre ne se produira. La fermeté avec laquelle M. Chamberlain a su arrêter net le docteur Jameson et ses flibustiers montre que le gouvernement anglais se rend compte des désastreuses conséquences qu’aurait dans l’Afrique du Sud, sinon en Europe, une nouvelle agression contre le Transvaal.


PIERRE LEROY-BEAULIEU.

  1. A un certain moment, ce commerce s’était tellement répandu qu’on estimait que la moitié des diamans extraits des mines échappant à leur propriétaire légitime.
  2. Il ne faut pas s’exagérer toutefois le prix de la vie à Johannesburg. La viande de bœuf ou de mouton, médiocre il est vrai, et de même les effets d’habillement communs ne sont pas très chers ; mais toutes les denrées et tous les objets de luxe, de même que les légumes frais, certains fruits et les œufs, se payent à des taux exorbitans. Dans les meilleurs hôtels de Johannesburg, on paie 15 francs par jour, nourriture comprise, et 75 à 80 francs par semaine si l’on reste plus de quelques jours, ce qui est beaucoup moins qu’en Amérique et ne dépasse pas les prix de l’Australie. Le service y est, il est vrai, encore beaucoup plus mal fait.