Bodin - Le Roman de l’avenir/Un enfant.
UN ENFANT.
II
Un Enfant.
Un jeune et bel enfant, âgé de huit ans environ, entre vivement, et court se jeter dans les bras de Politée. Une grande femme qui paraît avoir plus de cinquante ans, mais dont le visage est bien conservé, entre après lui avec un air grave et plein de dignité.
A sa démarche un peu fière, à ses beaux traits, dont l’expression est presque hautaine, quoiqu’elle semble chercher à la rendre modeste, on l’eût prise bien plutôt pour une princesse que pour une gouvernante. Elle est en effet de sang royal, et descend d’une illustre maison régnante de l’Europe.
On s’est souvent demandé dans la bonne société du littoral d’Afrique comment il se fait que la restauratrice de Carthage, dans la haute position intellectuelle et industrielle qu’elle occupe, s’est avisée de placer auprès de son fils une femme dont les principes sont si notoirement opposés à l’ordre social de cette partie du monde : ce point mérite donc une explication.
Lorsque Philomaque épousa Politée, il présenta à sa femme cette respectable gouvernante qui l’avait élevé lui-même avec des soins qu’on ne trouve que chez une mère. Il la lui recommanda à ce titre, et comme sa plus ancienne, sa meilleure amie. Elle se faisait appeler madame Charlotte : on ignorait si elle avait été mariée.
Elle témoigna le plus vif désir d’élever les enfans de Philomaque, non comme institutrice, car à cela près de la musique, de la peinture, et de trois langues modernes qu’elle parlait, ses connaissances étaient assez bornées ; mais le profond attachement qu’elle avait conservé pour le père devait être garant de la tendresse qu’elle apporterait à l’éducation du fils. Il était clair que nul motif d’intérêt ne l’inspirait : on n’ignorait pas que sa fortune était assez considérable, et que si elle consentait à recevoir des appointemens pour ne pas trop choquer la vanité de Politée, elle les ferait passer directement à quelques familles malheureuses, sans même y toucher.
Ce qui avait décidé Politée à accepter ses services, c’était donc, d’une part, la vive recommandation de son mari, et la certitude d’un dévouement sans bornes, d’une surveillance de tous les instans ; mais d’autre part, c’était une considération qui ne surprendra pas ceux qui connaissent l’esprit élevé de la nouvelle Didon.
À l’ancienne vanité féodale a succédé la nouvelle vanité de nos grands du jour, de nos manufacturiers, de nos ingénieurs, de nos fondateurs de villes, de colonies, d’empires même, en Asie et en Afrique. Politée, qui voudrait que son fils fût parfait, a songé surtout à le soustraire à ces idées de gloriole qui séduisent si aisément la jeunesse, et relâchent souvent chez elle tout ressort moral, toute envie d’apprendre. Elle craindrait qu’il ne prît l’habitude de se prévaloir de la science et de l’industrie de ses parens, pour se contenter de la considération qui en rejaillit sur lui, et demeurer dans l’apathie.
Il ne faut pas, disait-elle, que mon fils s’énorgueillisse de l’origine que Dieu a bien voulu lui donner, pas plus qu’on ne doit s’énorgueillir de la richesse, de la beauté, des talens même et de l’intelligence, autres dons de Dieu, qu’il nous retire quand il lui plaît… Mon Jules ne manquerait pas de gouvernantes qui lui diraient à chaque instant : Quelle gloire pour vous d’avoir pour bisaïeul maternel le célèbre ingénieur qui, né simple ouvrier, et sans beaucoup d’instruction, a tant aidé par ses canaux le commerce maritime, qui a inventé l’instrument si simple et si puissant pour creuser les ports et déblayer le lit des rivières, et, par la forme de ses bâtimens, a changé de face la navigation des mers ! Quelle gloire d’avoir pour aïeul le richissime capitaliste qui entreprit la conquête commerciale de Timouctou et en commença la civilisation, et dont l’illustre fille fait tant parler d’elle dans l’univers !
Politée aimait bien mieux auprès de son fils une femme aussi peu disposée que madame Charlotte à le gâter sous ce rapport-là. Elle pouvait compter qu’il ne manquerait nullement des préservatifs contre l’orgueil dont on avait soin de gratifier les triomphateurs romains. Les hautes filiations industrielles, financières et même intellectuelles, loin d’obtenir de la royale gouvernante le moindre signe d’admiration ou même de déférence, n’étaient saluées que par des sourires dont le savoir-vivre seul pouvait dérober l’intention dédaigneuse. On n’avait point à craindre qu’elle ne se fît faute d’insinuer à son élève qu’il était petit-fils et arrière-petit-fils d’honnêtes et ingénieux artisans, qui n’auraient joué aucun rôle dans l’état social des monarchies européennes, et qui seulement auraient pu prétendre à un brevet d’invention accordé par l’autorité administrative, et à quelques paroles bienveillantes tombant gracieusement des bouches royales. Du reste, on était bien sûr qu’elle ne hisserait échapper nulle occasion de faire entendre qu’il n’y a de noble dans ce bas-monde que l’exercice du pouvoir civil et militaire uni dans les mêmes mains, comme aux temps féodaux ; ce qui exclut impitoyablement toutes les noblesses judiciaires, administratives ou autres qu’on a essayé d’introduire dans ces monarchies. Le jeune pupille fait souvent aux préjugés de sa respectable gouvernante des objections assez embarrassantes ; et Politée, qui en est instruite, s’amuse un peu de leurs discussions, mais sans jamais y intervenir ; elle passe même pour les ignorer tout-à-fait.
On ne peut disconvenir que la conduite de cette excellente mère ne soit fort sage ; car une si grande illustration entoure sa famille, où deux générations d’hommes ont été décorés solennellement par le congrès universel du nom de Pontarque ; la succession non interrompue de talens extraordinaires chez ces Wilson, car tel est leur ancien nom, est si capable d’exalter la vanité de leur unique rejeton, qu’il importait beaucoup de le prémunir contre ce défaut. Mais on risque aussi de tomber dans un autre inconvénient ; car madame Charlotte, en parlant à son élève de son père Philomaque, laisse ordinairement entrevoir qu’elle sait mieux que personne la généalogie de ce fameux guerrier, et qu’il coule dans ses veines non-seulement un peu du sang des grands conquérans tartares, mais encore du sang royal européen. Politée n’ignore point non plus cette circonstance ; elle sait même quelque chose de plus, et l’on n’a pas remarqué qu’elle en fût mécontente, tant il y a de bizarreries et de contradictions même dans l’esprit des femmes supérieures ! Mais voilà une explication trop longue.
Eh bien ! mon Jules, dit Politée, avez-vous bien travaillé ? avez-vous répété avec votre précepteur ? ferez-vous honneur à mon lycée de Carthage ?
— Oui, maman, répond l’enfant avec une joyeuse vivacité : interrogez-moi.
Politée n’avait pas voulu qu’on donnât à son fils une instruction trop hâtive, afin de ne pas gêner son développement physique. On le laisse apprendre seulement ce qu’il veut, ce qu’il lui plaît ; on s’en fie à sa curiosité, à ses heureuses dispositions, à l’émulation. Il n’a point encore abordé les sciences exactes ; il ne sait des sciences naturelles que ce qu’il est amusant d’apprendre ; il ne parle que les trois principales langues de l’Europe, parce qu’il en a eu l’habitude dès le berceau ; il n’a point encore étudié la langue de convention, dite universelle et primitive, que l’académie polyglotte, siégeant dans le lieu où on prétend que fut élevée la tour de Babel, est parvenue à composer avec des racines de toutes les langues-mères. C’était une entreprise vraiment fort hardie, que de revenir sur l’œuvre de la séparation des langues et de la division des peuples, pour ramener le genre humain à une unité chimérique. Toutefois il n’est pas probable que cela réussisse. Les plaisans français ont dit que c’était une macédoine de racines, et ce calembourg a porté un coup fatal à l’œuvre des anti-babélistes, qui pourra toutefois être utile comme langue scientifique.
Notre ami Jules s’est attaché bien plus judicieusement à l’écriture logique et symbolique, dont les signes représentant, non des syllabes et des mots, mais des idées, peut se lire avec toutes les langues, et peut les écrire toutes par la même raison, sans qu’il soit nécessaire de traduire. Cette idée, qui fut, je crois, émise au dix-huitième siècle par Condorcet, a eu beaucoup de succès dans ces derniers temps.
Le jeune élève, interrogé par sa mère sur plusieurs points de religion et de morale assez délicats, lui en écrit la solution en signes logiques qu’il traduit ensuite avec un égal bonheur dans les trois langues.
Mais c’est principalement vers l’histoire que son goût s’est dirigé. On lui apprend les faits, et puis il s’exerce seul à en trouver l’enchaînement, à les systématiser. Ce merveilleux enfant fait de la synthèse historique presque de la même force que celle de quelques auteurs du commencement du xixe siècle, avec le mysticisme de moins. Ainsi c’est lui, par exemple, qui a trouvé tout seul que le cochon et la pomme de terre ont vaincu l’aristocratie anglaise, régénéré l’Espagne et sauvé la papauté. En effet, dit-il, c’est l’alliance imposante des catholiques irlandais avec les radicaux anglais qui a amené la ruine du clergé anglican et la suppression de l’hérédité dans l’ancienne chambre des lords ; ce sont d’immenses colonisations d’Irlandais en Espagne qui ont aidé le gouvernement représentatif à se soutenir dans ce pays contre la puissance du clergé régulier et séculier, et qui depuis ont doublé la richesse du sol et triplé l’industrie nationale ; ce sont les nombreuses recrues irlandaises avec lesquelles le pape Léon XVI s’est fait une armée, qui ont aidé puissamment les Romains à repousser l’invasion autrichienne, et à fonder le gouvernement fédéral italien, qui a rendu la Péninsule glorieuse et prospère. Or, le cochon et la pomme de terre sont la cause unique de l’excessif accroissement de la population d’Irlande, qui ne s’élevait, dit-on, qu’à dix millions d’ames vers 1850 ; donc, etc. C. Q. F. D.
Jules a fait dans l’histoire beaucoup d’autres découvertes curieuses. Il cherche depuis quelques jours à classer historiquement le genre humain, d’après ses habitudes alimentaires, en rattachant les plus hautes idées à cette sorte de division. Ainsi le riz lui représente la foi et le dogme, le froment, la raison et l’expérience, la pomme de terre les intérêts matériels. Il est vrai que les règles qu’il a cherché à poser d’après cela sont absorbées par les exceptions ; mais ce prodigieux petit bonhomme n’est point embarrassé par les difficultés, et avant peu il aura produit un système très-satisfaisant pour l’imagination.
Jules parcourt, en répondant à sa mère, les principales époques de l’histoire moderne : le fractionnement spontané de l’empire russe ; la fédération slave s’élevant sous les auspices de la Pologne, et faisant tomber l’empire ottoman en Europe, tandis que Constantinople est déclarée ville libre, et que le passage du Bosphore est assuré comme celui du Sund à tous les vaisseaux de l’univers, sous la garantie européenne. Les Turcs refoulés en Asie, devenant plus puissans, conquérant la Perse, et fondant à Bagdad le nouvel empire babylonien qui fut si florissant dans le dernier siècle ; la conquête de la Palestine, et le rétablissement du royaume des Juifs par une compagnie de banquiers Israélites, sous la protection des sultans de l’Euphrate et des modernes Pharaons. Je ne le suivrai pas plus long-temps, parce que l’énumération de faits si connus peut n’être pas si intéressante pour le lecteur, que leur récit dans la bouche enfantine d’un fils chéri, devait sonner délicieusement aux oreilles d’une tendre mère. Je m’arrête donc, en demandant mille pardons aux aimables abonnées des librairies circulantes et cabinets littéraires, pour l’ennui qu’a dû leur causer ce maussade chapitre. Je tâcherai de les en dédommager dans le suivant.