Bodin - Le Roman de l’avenir/Catalepsie

Lecointe et Pougin (p. 331-344).

XVI


LA CATALEPSIE.
Le système nerveux est le mystère de la vie, et la vie est le mystère de l’âme.
Un amateur physiologiste.
Je dis, moi, que l’âme explique la vie, et que la vie explique le système nerveux.
Un amateur psychologiste.

XVI



La Catalepsie.

Pendant que le comité central de l’association anti-prosaïque prenait cette décision, celui qui était réuni à Vienne nommait par acclamation Philirène généralissime des forces d’air, de terre et de mer de l’association civilisatrice universelle. Il s’était abstenu, par discrétion, et pour ne pas paraître exercer d’influence sur les suffrages, de se rendre à ce comité, dont il était un des membres les plus considérables. Il a même attendu son élection de généralissime, quelque assurée qu’elle semblât, pour se rendre au comité militaire d’Athènes. Il est resté à Carthage pour disposer secrètement avec Politée les moyens financiers de l’expédition, et pour ouvrir par ambassadeurs et par courriers des relations actives avec les principaux capitalistes des trois parties du monde, les plus intéressées dans la réussite de son vaste projet.

Il a assisté avec une curieuse émotion à plusieurs des consultations de Politée près de ses Pythonisses, pour avoir quelques lumières sur le sort de sa chère Mirzala. Il a appris avec une satisfaction qui a singulièrement ravivé et fortifié son amour, que cette charmante sultane refuse obstinément jusqu’ici de souffrir son beau ravisseur dans sa présence. La tiédeur du sceptique ne résiste pas à cette preuve non équivoque de fidélité.

Mais des révélations non moins importantes pour lui devaient lui parvenir par une voie analogue.

Il y avait long-temps qu’on avait remarqué le peu de sympathie que madame Charlotte montrait pour Philirène. Indépendamment des motifs politiques qui devaient rendre la féodale grande dame peu favorable au héros de la moderne civilisation, au drapeau vivant de l’alliance intellectuelle et industrielle, on pensait que l’obscurité dont sa naissance était entourée, entrait pour beaucoup dans les mépris de la gouvernante de sang royal. En effet, Philirène passait généralement pour un enfant trouvé auquel le célèbre capitaliste Agathodême s’était assez vivement intéressé pour le faire élever avec le plus grand soin et, plus tard, pour lui léguer son immense fortune. Cette circonstance qui est si peu du goût de madame Charlotte, a précisément contribué à inspirer pour Philirène un tendre intérêt à la douce Mirzala qui voyait là une sorte de conformité avec sa propre destinée ; quoique les légers nuages qui couvraient sa naissance à elle-même ne fissent qu’en rehausser l’éclat.

Madame Charlotte étant l’un des membres les plus dévoués et des plus généreux souscripteurs de l’association poétique, elle dont le héros de prédilection est Philomaque, et qui n’ignore point que c’est lui qui, sous le nom d’Aëtos, fut salué chef des oiseaux de proie, on conçoit que l’élection de Philirène comme généralissime des forces qui doivent le combattre, n’aura pas contribué à lui faire voir notre héros pacifique d’un œil plus favorable. Non seulement on a remarqué que cette nouvelle semblait avoir augmenté l’antipathie de madame Charlotte, mais encore il a été visible que sa santé en était gravement altérée.

Depuis quelques jours elle n’est point sortie de ses appartemens, et Politée elle-même n’y a pas été admise.

Malgré la grande discrétion du médecin, on a appris dès long-temps que madame Charlotte avait éprouvé plusieurs fois dans sa vie, mais à des intervalles assez éloignés, des attaques de catalepsie. On suppose naturellement que telle est la cause de sa retraite. On sait d’ailleurs que les vives contrariétés déterminent les accès de cette maladie bizarre, et il a été facile d’observer différens symptômes précurseurs dont le pronostic est toujours infaillible.

On ne s’était point trompé : mais le médecin de madame Charlotte est si excellent magnétiseur ; il est si profondément initié dans les secrets du système nerveux, qu’il abrège facilement la durée de ces crises qui dans les temps d’ignorance médicale se seraient prolongées infiniment davantage. Il n’eût même tenu qu’à lui d’en empêcher tout-à-fait le retour, s’il n’eût acquis la certitude qu’elles étaient une salutaire nécessité pour l’organisation irritable de sa malade. C’est en quelque sorte un calmant périodique que réclament ses nerfs, et dont la privation pourrait avoir de fâcheux effets sur sa raison. Du reste, il sait si à propos préparer et aider l’invasion de ces accès que loin d’être douloureux le moins du monde, ils sont pour la respectable dame un utile moyen de passer au sommeil magnétique, que sans cela on n’est jamais parvenu à lui procurer.

Quoi qu’il en soit, Philirène n’est pas médiocrement étonné quand le savant hermétique Calocrator, docteur de la faculté d’Épidaure, vient mystérieusement l’informer que madame Charlotte désire beaucoup d’avoir un entretien avec lui, et l’invite à venir dans son oratoire. Sans avoir le temps de s’arrêter à aucune conjecture sur ce qui peut lui attirer une prévenance si inattendue, il suit le docteur qui l’introduit et se retire.

L’oratoire de madame Charlotte est une petite chapelle bâtie dans le style improprement dit gothique, qui a laissé de si beaux modèles en Europe, du treizième au quinzième siècle. Le stuc avec lequel on a construit ce petit bijou architectural a la dureté du marbre, et s’est prêté à un fini de détails, à une légèreté dans le tissu des dentelles sculptées, dont la pierre des cathédrales les plus célèbres, telles que Westminster, n’était pas susceptible. Ce marbre artificiel, chaudement nuancé de bitume, diapré de couleurs éclatantes et de veines à reflets métalliques et cristallins, est d’un ton à la fois sévère et agréable qui impose à l’ame et caresse la vue. D’épais vitraux, représentant des sujets de l’histoire sainte, et des rideaux d’un brillant et fin tissu d’émail qui interceptent le jour, ajoutent encore à l’effet de ce curieux intérieur si propre à inspirer un pieux recueillement.

Madame Charlotte est assise auprès de son prie-Dieu, sur une longue et large chaise en style moresque, couverte de carreaux de velours à franges d’or. Philirène, ayant passé subitement de la vive lumière du dehors aux mystérieuses demi-ténèbres de l’oratoire, n’aperçoit d’abord que l’attitude de la personne, sans remarquer qu’elle a les yeux fermés.

Au moment où il entre, elle se lève vivement, court au-devant de lui, et le serrant dans ses bras avec une tendresse convulsive et des sanglots entrecoupés, elle commence bientôt à défaillir. Philirène, presque aussi attendri que surpris d’une scène aussi inexplicable pour lui, se rapproche des carreaux, l’y pose doucement, et une abondance de larmes se frayant un passage à travers les paupières de la malade, elle dit d’une voix affaissée : Ah ! que ces larmes me font de bien, depuis plus de trente ans que je ne pouvais les répandre !

Je ne sais pourquoi j’ai représenté Philirène comme un être presque insensible et incapable de grandes émotions. Peut-être ne sent-il pas aussi vivement qu’un autre ; mais il est si peu étranger à la sympathie, il mérite si peu d’être comparé au milieu des commotions nerveuses, à ces isoloirs vitreux, à l’aide desquels les physiciens touchent impunément les corps chargés de la plus terrible dose d’électricité, que sans savoir pourquoi cette femme est si fortement, attendrie, sans se douter de ce qu’il y a de commun entre elle et lui, par la seule vertu communicative de cette sensibilité physique que j’appellerai le conducteur des larmes, il est ému lui-même, ses yeux sont humectés, et il se sent prêt à pleurer.

J’ai peur que mon style ne soit réellement pas à la hauteur de la scène que je dois raconter. Je craindrais d’en détruire l’effet si je ne la remettais à un autre chapitre, où je ferai tous mes efforts pour prendre un ton plus noble en me composant une physionomie plus grave.

Les personnes qui ont vu représenter le Don Giovanni de Mozart, par quelques-unes des sociétés musicales qui exécutent les vieux chefs-d’œuvre classiques, afin qu’ils ne tombent pas dans l’oubli, ont entendu avec une sorte de terreur, dans le vif et joli duo bouffe entre don Juan et son valet Leporello certains sons de trombonne, espèce de musique de l’autre monde qui vous annonce qu’il ne s’agit plus du tout de plaisanter et que la statue du commandeur est un personnage très-sérieux. Voilà précisément la situation où je me trouve. Ou si vous l’aimez mieux, je suis comme au moment où cette même statue vient interrompre les joyeux refrains de don Juan pendant son souper. Alors les lustres s’obscurcissent, les trombones font résonner leur lugubre et pourtant sonore voix de cuivre, les basses font ronfler leurs grosses cordes, et l’on sent qu’une scène tragique va commencer.

C’est ici que se présenterait une belle occasion de traiter la question, si rebattue par les critiques, de savoir à quel point le comique peut être mêlé au sérieux, et s’il est permis à des yeux que la tristesse vient de renfrogner, de se laisser relever vers les tempes par quelque joyeuse drôlerie, ou bien à une bouche qu’un bon rire a dilatée, de se laisser contracter subitement par la compassion. Mais je n’ai garde de me prononcer sur une question aussi irritante. Je me borne à remarquer pour le moment que certaines gens disent assez plaisamment des choses fort graves, de même que beaucoup d’autres gens disent le plus sérieusement du monde les choses les plus ridicules.