Bod-Youl ou Tibet/Chapitre 4

Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (12-13p. 119-137).

CHAPITRE IV

Métiers.

1. Agriculture. — 2. Industrie.3. Commerce.

1. Jardinage et agriculture. — Comme la plupart des peuples qui, vivant sous un climat rigoureux, doivent compter exclusivement sur leur activité et leur industrie pour se procurer les ressources indispensables que leur refuse une nature marâtre, le Tibétain est travailleur ; presque tous les explorateurs sont d’accord sur ce point. Scott [1] nous dit que tous vivent de leur propre travail sans attendre l’assistance de leur parenté, et Huc [2] rend hommage à leur laborieuse activité, tout en constatant que les femmes sont plus vaillantes que les hommes, — remarque déjà faite par Turner, et dont nous aurons souvent, par la suite, l’occasion de reconnaître la justesse.

Dans l’aristocratie et la classe aisée, cette activité, surexcitée par l’ambition et la vanité, se porte de préférence vers les emplois publics, et le fonctionnarisme sévit au Tibet avec autant d’intensité que dans mainte contrée de notre vieille Europe ; mais, naturellement, l’accès aux fonctions administratives de tout ordre, si multipliées qu’on les suppose, ne peut être le lot que d’un nombre relativement restreint de privilégiés de la naissance, de la fortune, du savoir ou du favoritisme, et la grande masse de la population, volontairement ou par force majeure, se rejette dans les voies plus dures, mais plus utiles, du commerce, de l’industrie et surtout du travail de la terre, cette grande nourricière universelle.

Des différentes branches de l’agriculture, seuls la culture des céréales et l’élevage des bestiaux sont pratiqués couramment au Tibet ; l’horticulture y est à peu près nulle, autant, sans doute, à cause de la rigueur du climat que de l’indifférence des habitants. Sauf autour de Lhasa et de quelques grands monastères-palais, tels que ceux de Tachiloumpo, de Tassisoudon ou de Panoukka, il n’existe aucun jardin à peu près digne de ce nom, et, même là, la culture de la fleur est absolument dédaignée. À part le lotus[3], consacré aux Bouddhas comme symbole de pureté et recherché par conséquent pour les offrandes, les seules fleurs cultivées dont nous ayons trouvé mention sont la pivoine, commune et arborescente, dans le district de Bathang, où probablement elle a été importée de la Chine, la marguerite, le chrysanthème et le pavot qui paraissent avoir élu domicile presque exclusivement dans la province de Tsang dont le climat est relativement plus doux et l’altitude moins considérable. La culture maraîchère est presque aussi négligée ; on ne signale guère que l’oignon, l’ail, le persil, les épinards, le melon, le navet, le radis et le chou comme étant l’objet de quelques soins, et encore ne se rencontrent-ils que dans les environs des villes, où le besoin de confortable et de variété dans l’alimentation se fait un peu plus sentir que chez les grossiers habitants des campagnes. Par contre, grand amateur de fruits, le Tibétain soigne les arbres fruitiers avec amour, quoique pas toujours très habilement. Dès qu’au fond d’une vallée ou sur la pente de quelque colline il trouve quelques mètres de terrain abrité du vent et bien exposé au soleil, il s’empresse d’en faire un verger. Certaines provinces, notamment le Khams oriental, Ngari et le Boutan, sont renommés sous ce rapport et produisent assez abondamment des noix, des pommes, des poires, dont il se fait séchées une grande consommation, et des abricots. Ce dernier fruit est particulièrement apprécié des Tibétains qui parviennent à l’acclimater jusqu’à l’altitude de plus de 3,000 mètres, et, si nous en croyons Schlagintweit[4], sa culture est le seul travail manuel auquel daignent s’assujétir les lamas fainéants du Ngari. Dans quelques endroits spécialement bien situés, à Lhasa, Djaya et Bathang, par exemple, on peut voir mûrir le raisin, la pêche, la figue et même la grenade. Toutefois les indigènes ignorent, paraît-il, l’art de tailler et de greffer les arbres fruitiers, et les méthodes d’arboriculture usitées dans les contrées de l’Europe réputées pour l’abondance et la qualité de leurs produits. Le fruit se mange frais et de préférence séché ; cependant, sur certains points, et notamment à Bathang, on fait avec le raisin — qui y est cultivé en vigne haute courant sur des espaliers établis au milieu des champs au moyen de perches reliées entre elles — un vin blanc, quelquefois d’un rouge léger, assez recherché dans le pays d’origine et les environs.

S’ils sont de mauvais jardiniers, la nécessité, maîtresse exigeante, a fait des Tibétains d’excellents laboureurs, ne marchandant pas les peines souvent exagérées que leur coûtent les maigres moissons qu’ils parviennent à récolter sous leur ciel inclément. Ainsi que nous l’avons déjà dit, quatre espèces d’orge, et surtout la grise, appelée , constituent le principal rendement de l’agriculture tibétaine. Le froment, qui exige un climat plus tempéré, ne vient à bien que dans les vallées profondes, et encore sèche-t-il souvent en herbe, sous l’action des vents si fréquents dans cette contrée, ou bien des froids précoces l’empêchent de mûrir ; aussi n’entre-t-il dans l’alimentation générale que comme objet de luxe. À ces céréales s’ajoutent encore un peu de seigle et de maïs, des fèves, des pois et, exclusivement dans la plaine de Lhasa, très arrosée, une faible quantité de riz, récolte absolument insignifiante.

L’hiver commençant dès les premiers jours d’octobre, et même quelquefois en septembre, pour ne prendre fin qu’en mai au plus tôt, les travaux des champs doivent s’exécuter en toute hâte dès que la neige a disparu, afin de profiter pour la germination des pluies chaudes de la fin de juin, et pour faire mûrir les récoltes des chaleurs torrides d’août ; aussi prépare-t-on d’avance le terrain à peine la moisson en est-elle enlevée ; sur les pentes rapides, on le dispose en gradins bordés d’une petite levée de terre destinée à retenir les eaux[5] ; dans les vallées et les plaines on inonde le sol, de façon à ce qu’aux premiers froids il soit recouvert d’une mince couche de glace, procédé qui a, selon Turner[6], le triple avantage d’empêcher les vents violents d’enlever une partie de la terre arable, de remplacer le fumier dont les Tibétains ne connaissent pas l’emploi[7], et de préparer la terre à recevoir la charrue au printemps. Aux premiers beaux jours, on se hâte de labourer et de semer. La charrue tibétaine ressemble à celle des Chinois ; elle se compose d’un soc en bois garni de fer ajusté à un timon qui aboutit au joug. Elle est tirée par des bœufs, ordinairement deux, et parfois jusqu’à cinq, ou, à défaut de bœufs, par quatre ou six hommes. Aussitôt le sillon tracé, on sème. Cette opération est le plus souvent faite par les femmes, de même que celle du sarclage. Généralement, le grain est mûr dans les premiers jours de septembre. La moisson se fait à la faucille, comme encore aujourd’hui dans certaines parties de l’Europe ; seulement, au lieu de trancher la tige le plus près possible du sol, le moissonneur tibétain la coupe presque au ras de l’épi, en laissant sur pied toute la paille, destinée à servir d’engrais pour la récolte suivante. Dans certaines localités, au lieu de moissonner à la faucille, on arrache tiges et racines, que l’on dispose en petites bottes et que l’on dresse pour les faire sécher[8].

Pour séparer le grain de l’épi, on procède ordinairement par le battage au fléau. Le fléau tibétain est de la même forme que celui en usage en Europe, à la seule différence près que c’est le bâton le plus long et le plus mince qui frappe les gerbes et le plus court qui est tenu à la main ; quelquefois aussi le fléau est triple de sorte que deux bâtons frappent à la fois les épis[9]. Le battage du grain est le plus souvent l’ouvrage des femmes. Dans les grandes exploitations, lorsqu’on veut se dispenser de transporter les épis à la ferme, on dispose les gerbes sur une aire circulaire de terre bien battue et égalisée, et on les fait fouler par des bœufs[10]. D’autres fois encore, on emploie une méthode aussi singulière que peu rapide, qui nous paraît ne pouvoir servir que dans les contrées où les récoltes sont très peu abondantes : une natte est étendue par terre à côté d’une grosse pierre et d’un brasier allumé ; les batteurs ou batteuses, assis autour de la pierre, prennent une poignée d’épis, mettent le feu aux barbes et font tomber le grain sur la natte en frappant les épis contre la pierre[11]. Enfin, le grain battu est soigneusement vanné, dans un van fait de bambou tressé, pour le débarrasser de la poussière, des débris de barbes et des menues pailles, puis mis dans des sacs de poil de yaks ou de chèvres.

L’élevage des bestiaux, qui partout en Europe est considéré comme une branche de l’agriculture, constitue en réalité au Tibet une industrie absolument séparée, sans aucun rapport avec celle du cultivateur, exigeant un genre de vie tout différent. Tandis que dans les plaines et les vallées chaudes, l’agriculteur vit en société dans des villages ou des hameaux, le pasteur, obligé, pour faire vivre ses animaux, d’avoir de vastes pâturages libres, mène sous la tente, avec sa famille et ses esclaves, une existence nomade, changeant de place lorsque ses troupeaux ont épuisé les ressources d’une localité ; l’été parcourant les hauts plateaux voisins des neiges éternelles, l’hiver descendant dans les vallées plus abritées, presque sans relations même avec les gens de sa tribu, et ne voyant de visages étrangers que lorsqu’au commencement de l’hiver il descend dans les villes échanger les produits de ses troupeaux contre les denrées indispensables à sa subsistance.

Les pasteurs, dont le nombre dépasse peut-être la moitié du chiffre total de la population du Tibet, constituent une classe à part qui a conservé fidèlement les mœurs et les usages antiques de ses ancêtres mongols et tartares, entre autre l’organisation de la tribu dont les membres — liés entre eux par une solidarité de sang et d’intérêts qui n’existe plus guère maintenant parmi leurs compatriotes des villages et encore moins des villes — reconnaissent l’autorité d’un chef élu ou héréditaire, entre les mains de qui est remis le soin de défendre les intérêts du groupe, de rendre la justice à ses membres, de régler leurs différends et de répartir équitablement entre tous les charges diverses d’impôts, de corvées, de milice qui incombent d’une façon régulière ou accidentelle à la communauté. Indubitablement, ces gens sont ignorants, simples d’esprits, superstitieux et grossiers ; mais on trouve, paraît-il, chez eux des vertus que souvent on chercherait en vain parmi de plus civilisés, le respect de la propriété d’autrui, de la parole donnée, et une hospitalité patriarcale alliée à une généreuse charité que le bouddhisme n’a pas peu contribué à développer. Chaque tribu a ses pâturages d’été et d’hiver dont les limites sont définies, sans doute, par un accord traditionnel plutôt que par une charte de concession ; elle en défend l’usage abusif à tous ses voisins et aux étrangers, mais d’un autre côté, jamais elle ne tente d’empiéter sur les territoires, qui ne lui appartiennent pas en propre. Ces hauts pâturages portent les noms de gong et de zoua[12].

La fortune des « hommes des tentes noires[13] » consiste tout entière en troupeaux, quelquefois immenses, de yaks, de moutons, de tsods (chèvres à longs poils soyeux) et de govas (chèvres à poils rudes). Le bœuf et la vache de race commune sont plus rares que les yaks sur les hauts plateaux, peut-être parce qu’ils sont moins résistants à la rigueur du climat ; on les trouve, au contraire, en majorité dans le cheptel des fermes. Chaque tente possède un certain nombre de chevaux employés comme montures, mais à part cela on en fait peu l’élevage ; de même que les mulets, on n’en voit guère en troupeaux, hors de la province de Tsang, que dans les districts de Gyamda, Ryvoudzé et Tardzouong. Les troupeaux fournissent aux pasteurs à peu près tout ce dont ils ont besoin pour vivre : le lait qu’ils boivent, le beurre dont ils sont friands, le petit lait dont ils préparent par fermentation une boisson aigrelette assez agréable, des fromages cuits qui remplacent le pain, la viande qu’ils mangent, la laine et le poil qu’ils tissent, les peaux dont ils s’habillent en hiver. De plus, le beurre, la viande, la laine, les peaux et le cuir sont pour eux des articles de commerce avantageux.

Chez les pasteurs, les hommes s’occupent exclusivement de la garde et des soins des troupeaux ; toute la besogne de l’intérieur repose sur la femme. Elle trait les vaches, fait le beurre et les fromages, prépare la nourriture de la famille, récolte le fumier séché (argol), qui sert de chauffage, soigne les enfants, tanne les peaux, file la laine, tisse les étoffes, coud les vêtements[14].

2. Industrie. — Sous le rapport de l’industrie, le Tibet est assez bien partagé. S’il ne possède pas des centres importants, comme la Chine par exemple, grâce à l’activité et à l’adresse individuelle de ses habitants, il parvient à tirer des matériaux que fournit son territoire à peu près tout ce qui est indispensable à l’existence et même un peu au luxe, non seulement en quantité suffisante pour sa consommation, mais même assez pour pouvoir faire quelques exportations. À part les céréales, il ne demande guère à ses voisins que des articles de luxe. Les principales branches de son industrie sont le tissage des étoffes de laine, la teinture, la fabrication du papier et le travail des métaux.

Étoffes. — Les étoffes de laine fabriquées au Tibet[15] jouissent d’une grande réputation, non seulement dans le pays même, mais encore dans les contrées voisines, en Tartarie, en Mongolie et jusqu’en Chine. La filature de la laine et le tissage des étoffes paraissent être exécutés également par les femmes et par les hommes[16]. Les outils dont on se sert sont des plus simples. C’est le fuseau classique — jadis tant en honneur dans nos campagnes — moins le rouet, et le métier à tisser du modèle le plus primitif. Suivant la nature des laines employées, on obtient des étoffes de trois types différents. La qualité la plus grossière, appelée la-oua[17], est une sorte de droguet bourru (on ne rase pas les draps au Tibet), large seulement de 20 à 25 centimètres, et qui se vend habituellement sans teinture avec sa couleur blanche naturelle. On la teint également en rouge garance et en bleu indigo. La pièce a, en général, de 10 à 12 mètres de longueur, aunage nécessaire pour la confection d’un vêtement[18]. Une grande partie de ces étoffes, dont le prix est très minime, sont tissées par les femmes des pasteurs.

Avec la belle laine fine et soyeuse on fabrique une autre étoffe beaucoup plus recherchée, qu’on appelle p’rouh (p’roug)[19], tchrou[20], trouk et poulou[21] « Ce drap, dit Turner, n’a guère qu’une demi-aune (30 centimètres) de large, et il n’y en a que de deux couleurs, c’est-à-dire du brun foncé et du blanc[22]. Il est d’un tissu très serré et très fort, et cependant il est moelleux parce que la laine de Tartarie est singulièrement fine et d’une excellente qualité. Cette étoffe est si souple et si chaude que presque tous les prêtres du Tibet et du Boutan s’en servent pour faire la veste courte qu’ils portent sur la peau. Ceux qui en ont le moyen en font aussi leur vêtement d’hiver[23]. » Ce drap est non seulement souple et chaud, mais aussi d’une grande solidité. Il se teint très bien, et celui qu’on emploie pour les vêtements d’hommes est de préférence rouge, violet, vert et bleu, et toujours de couleur unie ; la nuance la plus recherchée est un rouge violeté, ressemblant assez à la pourpre des anciens. Les femmes, elles aussi, ont adopté la même étoffe ; seulement, celle qui leur est destinée est ornée de fleurettes imprimées ou de rayures multicolores tissées dans le sens de la largeur[24]. Lhasa, la province de Tsang, et Gyamda, dans la province de Khams, sont les principaux centres de cette fabrication.

Enfin, avec les laines de toute première qualité, peut-être même avec le poil duveteux de la célèbre chèvre dite du Tibet, on tisse une autre sorte d’étoffe, mince et souple, appelée tirma[25], qui sert à faire les vêtements de dessous des gens riches, hommes et femmes, les manteaux de cérémonie, lagoi (bla-gos), des lamas et les fines écharpes de toutes couleurs par lesquelles les élégants remplacent la ceinture de cuir traditionnelle.

Le poil dur et sec de la chèvre commune et du yak est utilisé pour fabriquer un tissu grossier, de très faible valeur, que l’on emploie à faire les tentes et des sacs. On en fait aussi, ainsi que du crin des bœufs et vaches, des feutres grossiers qui servent de toiles de tentes et de tapis. Les feutres fins, faits avec de la laine de brebis, sont employés, surtout dans le Khams et le Tsang, à la confection des bonnets et des couvertures de selles.

À Lhasa, exceptionnellement, on tisse quelques étoffes de soie unies et façonnées, notamment les fameux khatas, ou écharpe, que l’on offre par politesse. La soie vient de Chine ou de l’Inde, car, bien que le Tibet possède quelques mûriers, on n’y élève pas de vers à soie ; moins, peut-être, à cause de la difficulté de leur éducation, que parce que, pour filer la soie, il faut ébouillanter les cocons, et par conséquent tuer les vers, c’est-à-dire commettre le crime le plus impardonnable d’après les doctrines bouddhiques[26].

Teinture. — L’art d’embellir les étoffes et de varier à l’infini leur aspect au moyen des couleurs, est en grand honneur et fort répandu au Tibet. Les femmes y sont expertes dans chaque famille à enjoliver de couleurs vives et presque indélébiles les draps tissés à la maison. Même, à Lhasa, c’est une véritable industrie, aux mains d’une corporation, et fort prospère, encore qu’elle soit réglementée par des lois protectionnistes sévères qui interdisent de teindre d’autres étoffes que celles fabriquées dans le pays[27]. On ne se sert que de couleurs végétales, notamment la garance pour le rouge et l’indigo pour le bleu. Les teinturiers de Lhasa sont même assez habiles pour savoir imprimer ou peindre sur la chaîne les dessins qui doivent se reproduire dans l’étoffe tissée[28] ; cet art, où ils sont renommés, contribue pour beaucoup à la vogue des tissus tibétains dans toutes les contrées avoisinantes.

Métallurgie. — Le Tibet, nous l’avons déjà dit[29], est riche en métaux de toute nature ; mais deux causes très sérieuses restreignent dans de grandes proportions l’usage des inappréciables richesses de son sol : l’insuffisance de l’outillage, qui ne permet pas d’exploiter fructueusement ces mines et réduit le fondeur tibétain à n’utiliser guère que le minerai récolté à fleur de terre, et, d’autre part le manque presque total de combustible, bois ou charbon. L’argol (fumier desséché), qui est à peu près partout le seul combustible, ne donne qu’à grande peine la chaleur intense nécessaire à la fusion des minerais, et, en tout cas, ne permet de produire à la fois qu’une minime quantité de métal ; aussi ne voit-on nulle part d’exploitation métallurgique comparable, même de loin, à nos plus modestes hauts-fourneaux ou forges, et l’on peut admirer qu’avec de si faibles moyens les habitants de ce pays parviennent à produire les divers métaux usuels en quantité suffisante pour leurs besoins.

L’or, et surtout l’argent, relativement très abondants, font l’objet d’une grande consommation en raison de la passion immodérée de la population pour les bijoux et ornements de toutes sortes. Bijoutiers et orfèvres sont fort habiles, et certaines de leurs œuvres, quoique généralement un peu lourdes d’aspect, sont réellement remarquables d’exécution, surtout en ce qui concerne la ciselure et la gravure. Mais où ils se surpassent, c’est dans la confection des vases, plateaux, burettes, buires, et autres objets destinés au culte. Très souvent leurs bijoux et ustensiles sacrés sont enrichis de pierres : rubis, turquoises, améthystes, jade que l’on trouve dans le pays et surtout le corail qu’ils apprécient fort et font venir de l’Inde ou de la Chine ; mais, à nos yeux d’Européens, ce surcroît d’ornementation ne fait que surcharger, sans les embellir, les pièces auxquelles on l’applique ; car le Tibétain est mauvais lapidaire. Il ne sait pas tailler les pierres, se contente de les polir et de les arrondir en forme d’olives, ne les estimant guère qu’à proportion de leur dimension.

Le cuivre se trouve à l’état natif et en pyrites au Tibet, et l’on est arrivé à le travailler avec une rare perfection. Plusieurs localités sont célèbres pour leurs fonderies renommées qui approvisionnent de statuettes de divinités tout l’Orient bouddhique. Lhasa a la réputation des figurines de cuivre doré, d’autant plus estimées qu’elles sont plus petites. Ses produits se reconnaissent facilement à leur allure gracile et quelque peu mièvre. Les statuettes fabriquées par les moines et les artisans de Tachilhounpo sont également très estimées. La plupart des statuettes de bronze sortent des ateliers des provinces de Tsang et de Khams. Les bronzes de cette dernière sont renommés pour la perfection de détails de leur exécution et leur merveilleuse patine, qualités remarquables surtout dans les pièces qui remontent aux XVIe et XVIIe siècles, en dépit de l’impureté du métal. Tsiamdo, Djaya, Bathang et Lithang paraissent être les centres principaux de cette industrie artistique d’un caractère éminemment religieux. On recherche également le cuivre pour l’usage profane des ustensiles de ménage et à peu près partout la chaudronnerie est prospère, à Lhasa surtout, où il existe de plus une corporation spécialement vouée à la fabrication et à la pose de ces merveilleuses feuilles de cuivre doré, d’une durée presque éternelle, dont sont revêtues les toitures des temples dans toute la région mongole et tartare, de l’Himalaya jusqu’aux frontières de la Sibérie et de la Chine[30].

Moins estimée la chaudronnerie de fer est pourtant d’un usage plus répandu à cause de sa moindre valeur intrinsèque ; c’est elle qui figure dans presque toutes les tentes et les fermes sous la forme de l’indispensable marmite à thé, autour de laquelle, à chaque repas, se réunit la famille entière. Dans ses autres usages, la coutellerie et les armes par exemple, le fer du Tibet est particulièrement renommé, au dire de tous les voyageurs ; bien supérieur en tous cas au fer chinois. C’est sans doute pour cette raison que, dans les anciens temps de l’histoire chinoise, le fer figure avec un rang important au nombre des objets que le Tibet devait fournir en tribut. Son acier est, paraît-il, merveilleux, ce qui tient sans doute à la qualité du combustible dans lequel il est cémenté. La coutellerie est une industrie très productive, chaque tibétain, même les lamas, ayant toujours à sa ceinture un couteau de 20 à 30 centimètres de longueur renfermé dans une gaine souvent très richement ornementée. Batailleurs et courageux les pasteurs ne se montrent jamais qu’armés jusqu’aux dents, un sabre passé dans la ceinture et un fusil suspendu aux épaules, et cet usage s’est conservé même parmi la population des villages sous le prétexte d’être toujours prêt à repousser les attaques des brigands qui pullulent dans le pays en dépit de la guerre incessante que sont censées leur faire les vaillantes cohortes chinoises chargées d’assurer l’ordre et la sécurité. Les sabres tibétains que nous avons eu l’occasion de voir et de manier, sont droits, assez lourds et éminemment impropres à l’escrime telle que nous la pratiquons ; la lame large et épaisse, d’environ 70 à 80 centimètres de longueur, se termine brusquement en angle aigu, elle est faite pour tailler plutôt que pour pointer. La poignée, de longueur moyenne, faite d’un cylindre de bois recouvert de fils de laiton ou d’argent, se termine par deux disques placés verticalement, dont le plus large sert de garde. Le fourreau se compose de deux planchettes entre lesquelles est réservée l’épaisseur de la lame et réunies dans toute leur longueur par deux bandes de fer ou de cuivre, laissant entre elles sur le plat un espace libre qu’on recouvre de cuir, d’étoffe, de velours ou d’une plaque de cuivre ciselé. Quant au fusil nous en avons vus de deux modèles. L’un très long, de petit calibre, très épais au tonnerre a une monture de bois assez mince, à crosse courte et étroite, retenue au canon par plusieurs anneaux de métal ; sa batterie est à silex et du modèle le plus simple, à un seul ressort actionnant à la fois le chien et le bassinet[31]. L’autre est court, à canon épais et calibre moyen ; sa crosse étroite et sans courbe n’est que le prolongement rectiligne du bois, lequel est attaché au canon par deux ou trois lanières de cuir. Ce fusil est à mèche avec batterie du modèle chinois. À l’extrémité du bois, presque à la gueule de l’arme, est fixée une fourchette en fer à deux branches devant servir à appuyer le fusil et permettre de viser avec plus de sûreté ; toutefois le peu de longueur de cette fourchette doit rendre son utilisation impossible si le tireur n’est pas couché. Un étui de cuir appliqué le long de la partie droite de la crosse sert à tenir la provision de mèches à l’abri de l’humidité.

Papier. — Une autre industrie, moins importante peut-être que les précédentes, mais néanmoins très prospère dans certaines parties du Tibet, est la fabrication du papier, dont il se fait une consommation considérable en raison du grand développement de l’imprimerie. Même assez mince, le papier tibétain a pour qualité maîtresse la solidité ; par contre, son défaut principal serait sa rudesse et son inégalité. On le fabrique avec l’écorce d’un arbre nommée déh[32], qui croît, paraît-il, abondamment dans la partie méridionale et occidentale du Tibet et au Boutan dans les environs de Tassisoudon, et avec des procédés d’une simplicité toute primitive. On fait bouillir l’écorce, divisée en petits morceaux, dans une lessive de cendres de bois ; puis, après l’avoir fait bien égoutter, on la bat sur une pierre avec un maillet de bois jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement broyée. Ceci fait on la lave dans un baquet d’eau bien propre en la remuant continuellement pour séparer les parties grossières qui viennent flotter à la surface, opération qui se renouvelle jusqu’à ce que toute l’écorce soit transformée en une pâte mucilagineuse qui se dépose au fond du baquet. On étend ensuite cette pâte en couche mince sur des châssis de roseaux, et quand elle est suffisamment égouttée et a pris assez de consistance on dispose les feuilles de papier ainsi obtenues sur des cordes où elles achèvent de sécher. Le papier tibétain ordinaire se présente sous une couleur d’un blanc grisâtre, en feuilles larges de 6 à 20 centimètres et longues de 30 à 60 centimètres.

Autres métiers. — Comme menuisiers et ébénistes, les ouvriers tibétains sont, paraît-il, d’une inhabileté qui touche à la maladresse et tout ce qui est meuble un peu soigné s’importe de la Chine ou du Tonkin[33]. Ils ne font pas de porcelaine, peut-être faute des matériaux nécessaires, car ils sont habiles potiers et fabriquent avec une grande perfection toutes sortes d’ustensiles en terre et en grès, entre autres de grandes jarres pour l’eau et pour conserver les grains, que l’on trouve dans toutes les fermes et dans chaque tente[34]. La porcelaine est d’ailleurs pour eux un objet de luxe d’un usage très restreint, accoutumés qu’ils sont à se servir à l’ordinaire d’écuelles de bois pour prendre le thé et le tsampa. Ces écuelles, d’une forme simple, quoique assez gracieuse, et sans autre ornement qu’une couche de vernis léger qui n’altère pas la couleur du bois et laisse voir ses veines, se font avec les racines de plusieurs espèces d’arbres dont nous ne connaissons pas les noms et en racines de vigne sauvage. Deux sortes surtout sont particulièrement estimées à cause de la vertu qu’on leur attribue de neutraliser les effets du poison : l’une appelée djamjaya est à veines très fines, l’autre nommée khoûnlar a les veines larges ; toutes deux sont de couleur jaunâtre et proviennent de la province de Tsang[35]. Les tasses de racine de vigne les plus recherchées se fabriquent à Lhasa, à Lithang et à Bathang.

N’oublions pas enfin, pour en terminer avec les industries du Tibet, un article d’une immense consommation dans l’intérieur du pays et en Chine, où il est fort apprécié ; le bâtonnet d’encens. Ces baguettes — qui brûlent continuellement devant les images des Bouddhas sur les autels des temples et dans les maisons particulières — se fabriquent avec des bois aromatiques, parmi lesquels le santal domine, réduits en poudre fine, mélangés de musc, pétris avec de la résine odorante et moulés en cylindres minces de 30 ou 40 centimètres de longueur. Ils répandent en brûlant un parfum assez agréable. Les deux sortes les plus estimées, la violette et la jaune, se fabriquent dans la province de Tsang[36].

3. — Commerce. — Du haut en bas de l’échelle sociale, tout le monde fait du commerce au Tibet. Le Dalaï-lama, le Pantchen Rinpotché, le vice-roi, les ministres, les khampos, et les hauts fonctionnaires, à qui leur dignité défend de mettre eux-mêmes la main aux affaires, ont tous des intendants chargés de trafiquer en leur nom et à leur bénéfice ; chaque monastère possède un économe qui spécule, monopolise, accapare, agiote, escompte, prête à usure pour la plus grande gloire du Bouddha et le plus grand profit du couvent ; en son particulier, chaque lama, sans plus se soucier du vœu de pauvreté qu’il a juré trop jeune pour pouvoir s’en souvenir, outre les offices, les exorcismes, les prédictions, les prières, les charmes et les amulettes qu’il se fait payer aussi cher que possible, achète et vend tout ce qui peut lui rapporter un bénéfice quelconque[37]. À plus forte raison la classe moyenne et les gens du peuple se livrent à la spéculation avec une ardeur effrénée ; mais leur commerce ne ressemble guère au nôtre. Il n’y a point de boutiques, — ou du moins celles que l’on trouve dans les villes sont tenues par des chinois ou des mahométans des pays frontières que l’on nomme Katchis[38], — et point de spécialités, chacun achetant indifféremment tout ce qu’il espère pouvoir revendre avec profit. En général, tout le petit commerce est aux mains des femmes[39] qui, avec autant d’habileté que d’activité, colportent ou étalent dans les rues les marchandises qu’elles ont pu se procurer. Outre quelques marchés établis à époques déterminées dans les grands centres, et dont le principal est celui qui se tient à Ta-tsian-lou pour les échanges avec la Chine[40], toutes les fêtes religieuses, tous les pèlerinages qui attirent autour des monastères une certaine affluence d’étrangers, sont l’occasion de foires, grâce auxquelles le dévot tibétain peut faire ses affaires tout en accomplissant une œuvre pieuse. C’est généralement à ces assemblées que se rendent les pasteurs qui viennent y échanger le beurre, les peaux, la laine de leurs troupeaux et les étoffes grossières tissées par leurs femmes contre la farine d’orge, le thé, le tabac, les ustensiles de ménage, les outils et les armes dont ils ont besoin.

Une particularité curieuse du commerce tibétain, c’est qu’il en est resté, aujourd’hui encore, au système primitif des échanges de marchandises, l’argent monnoyé ne servant guère que comme appoint ou pour les transactions du petit commerce de détail. La monnaie tibétaine ne comporte que deux types : une pièce d’argent, du poids de 1/10 d’once chinoise et valant 80 centimes de notre monnaie, qui porte le nom de l’empereur régnant et l’année de son règne, d’un côté en caractères chinois et de l’autre en tibétains[41] ; et une autre pièce frappée au recto d’une inscription tibétaine et au verso d’une couronne ronde composée de huit fleurettes. Cette pièce appelée tchan-ka, vaut environ 1 franc ou 1 fr. 20 de notre monnaie. Faute de petite monnaie divisionnaire, on coupe cette pièce en morceaux dont la valeur est déterminée par le nombre des fleurettes de la couronne qui y sont contenues. La demi pièce se nomme tché-ptché, le morceau de 5/8 cho-kan et celui de 3/8 ka-gan[42].

Le principe de l’association étant inconnu au Tibet, il en résulte que presque toutes les affaires de gros, qui demandent des capitaux importants, sont entre les mains des économes des monastères, des négociants chinois et des Musulmans. Sur la frontière de l’est, le commerce d’exportation et d’importation est tout entier aux Chinois, tandis que du côté du Cachemir, du Népaul et de Sikkhim il appartient exclusivement aux Musulmans. Le Tibet exporte en Chine de l’argent en lingots, des draps et des étoffes de laines, des fourrures, du musc et des plantes médicinales recueillies sur les montagnes ; il en reçoit du thé en pains ou briques, du coton et de la soie, des porcelaines, des chevaux et des mulets. À l’ouest, il exporte surtout le musc, le poil de chèvre et le borax et importe en échange des cotonnades, des ustensiles de ménage en fer battu, du corail, des pierres précieuses vraies et fausses, de l’indigo et de menus articles de quincaillerie[43].


  1. D. Scott, Account of Bhûtan ; Asiat. Researches, t. XV, p. 150.
  2. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, pp. 256-260.
  3. Nymphæa Nelumbo de Linné.
  4. Le Bouddhisme au Tibet ; Annales du Musée Guimet, t. III, p. 105.
  5. S. Turner, Ambassade au Tibet et au Boutan, t. I, p. 85.
  6. Id., t. II, p. 151.
  7. Il n’est pas exact de dire que les Tibétains ne connaissent pas l’usage du fumier, mais comme ils se servent du fumier de leurs bestiaux en guise de chauffage, ils trouvent que ce serait le gaspiller que de l’enfouir dans la terre. Pour le remplacer autant que possible, après la moisson, ils laissent la paille pourrir sur pied.
  8. S. Turner, Ambassade, t. I, p. 330.
  9. Id., id., t. I, p. 270.
  10. Id., t. II, p. 151. — Notre auteur dit même que c’est la méthode le plus généralement employée.
  11. Id., Id., t. I, p. 277.
  12. Desgodins, Mission du Thibet, p. 291.
  13. Nom donné aux pasteurs à cause de la couleur sombre de leurs tentes en poil de yak.
  14. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. I, p. 65.
  15. D’après W. W. Rockhill (Report of the U. S. Nat. Museum 1893, p. 698), l’industrie du tissage était pratiquée au Tibet avant l’arrivée des Chinois en ce pays.
  16. Ici encore nous nous trouvons en présence de renseignements contradictoires. M. l’abbé Desgodins nous dit (Mission, p. 273) : « Ce sont les femmes qui filent la laine dont on fait les draps et les étoffes », et (p. 272) « Au Thibet, la profession de tisserand n’est exercée que par les femmes » ; mais, de son côté, le P. Huc (Voyage, t. II, p. 260) dit non moins formellement : « Les hommes, quoique moins laborieux et actifs que les femmes, sont loin pourtant de passer leur vie dans l’oisiveté. Ils s’occupent spécialement de la filature et du tissage des laines. » W. W. Rockhill (l. c. p. 682) affirme que les femmes et les hommes se livrent également à la filature et au tissage. N’ayant pu trouver d’autres renseignements qui nous permettent de prononcer entre nos trois auteurs, et convaincu que chacun a fidèlement rapporté ce qu’il a vu ou appris dans la partie du Tibet qu’il a visitée, nous avons cru rationnel de conclure que, là comme en bien d’autres lieux, l’industrie du tissage devait être commune aux deux sexes.
  17. Desgodins, Mission, p. 284. — C’est probablement la même qualité d’étoffe que Klaproth appelle camelot et que Turner signale, sans la nommer, comme étant fabriquée dans les manufactures de la vallée de Jhanseu (Ambassade, t. I, p. 338).
  18. Desgodins, Mission, p. 284.
  19. Klaproth, Description du Tubet ; Nouveau journal Asiatique, IV.
  20. Desgodins, Mission, p. 285.
  21. Huc, Voyage, t. II, p. 260. — Pou-lou est le nom chinois de ce drap.
  22. Il est évident qu’il s’agit ici de la nuance de la laine brute et non d’une teinture.
  23. S. Turner, Ambassade, t. I, p. 338.
  24. Desgodins, Mission, p. 285.
  25. D’après l’abbé Desgodins (Mission, p. 286) et WW. Rockhill (Report of the U. S. Nat. Museum 1893, p. 699).
  26. Desgodins, Mission, p. 273.
  27. Huc, Voyage, t. II, p. 268.
  28. Desgodins, Mission, p. 273.
  29. Voir p. 24.
  30. Huc, Voyage, t. II, p. 267.
  31. Ce modèle est peut-être récent, car M. l’abbé Desgodins ne paraît pas l’avoir vu, tandis qu’il décrit exactement l’arme du second modèle (Mission, p. 270).
  32. Suivant Turner (Ambassade, t. I, p. 155). — C’est peut-être un mûrier ; cependant Turner ne le présente pas comme une variété de cette essence.
  33. Desgodins : Mission, p. 267.
  34. Huc : Voyage, t. II, p. 261.
  35. Klaproth : Description du Tubet ; Nouv. journ. asiat., t. IV, p. 302.
  36. Klaproth : Description du Tubet ; Nouv. journ. asiat., t. IV, p. 302.
  37. Desgodins : Mission, p. 279.
  38. Huc : Voyage, t. II, p. 270.
  39. Huc : Voyage, t. II, p. 260.
  40. Klaproth : Description du Tubet ; Nouv. journ. asiat., t. VI, p. 186. — C’est à Ta-tsian-lou que se tient la grande foire de thé.
  41. Desgodins : Mission, p. 211.
  42. Huc : Voyage, t. II, p. 265.
  43. Desgodins : Mission, pp. 298 et 308.