Bod-Youl ou Tibet/Chapitre 10

Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (12-13p. 279-296).

CHAPITRE X

Monuments religieux.

1. Monastères et Temples — 2. Tchortens, Manis et Labtsés.3. Sciences et arts.

1. Monastères et Temples. — Existait-il des Temples dans l’Inde avant l’institution du Bouddhisme ? Jusqu’à présent les recherches archéologiques n’en ont révélé aucune trace, et tout porte à croire que les Bouddhistes ont été les premiers constructeurs de temples, comme aussi les premiers à représenter, par la sculpture d’abord, puis par la peinture les images des Bouddhas, des Saints et des dieux. Les Écritures bouddhiques les plus anciennes, entre autres le Lalita Vistara, rapportent bien que peu de temps après sa naissance, le prince Siddhârtha, le futur Bouddha, fut porté au temple des dieux et que leurs simulacres de pierre, animés pour la circonstance, descendirent de leurs piédestaux et se prosternèrent pour l’adorer ; mais d’un autre côté, ni les Védas, ni les Brâhmanas, ni les anciennes Upanichads ne font mention d’édifices de ce genre ; le culte, à leur époque, paraît avoir été plus individuel que public et, lorsqu’il se célébrait en dehors de la maison du brâhmane, avoir eu pour théâtre un simple autel de gazon improvisé en plein air. La tradition indienne, elle-même, attribue aux bouddhistes l’édification des premiers monuments cultuels, qui même ne sont pas des temples, mais des Stoupas, c’est-à-dire des tumuli destinés soit à protéger des reliques déposées à leur intérieur, soit à commémorer la résidence du Bouddha dans les lieux où ils étaient élevés. Il est en tous cas incontestable qu’aucun temple bouddhique n’a été construit du vivant du Bouddha : avant qu’il ne fut devenu un dieu.

Par contre, dans les premiers soutras, nous trouvons la mention d’Aramas (jardins ou enclos) et de Vihâras (monastères) offerts au Bouddha et à la confrérie des Bhikchous par d’illustres personnages, Bimbisara, roi de Magadha, Prasénajit, roi de Koçala, et par de pieux fidèles, Anathapindada, la courtisane Ambâpalî etc. ; l’Arama de Jétavana, don d’Anathapindada, est surtout célèbre comme ayant été l’une des résidences favorites du Bouddha qui y prêcha la plupart de ses sermons.

Il est difficile de se faire une idée de ce qu’étaient les Sanghâramas indiens, nulle de leurs ruines n’étant assez conservées pour qu’on pût même conjecturer de leur architecture et leurs dispositions intérieures. Construits en briques, la plupart du temps simplement séchées au soleil, ce ne sont plus que des amas de décombres dans lesquels les fondations peuvent à grand peine se reconnaître. Seuls subsistent les monastères souterrains, cavernes naturelles aménagées pour les besoins de la communauté, ou habitations creusées à main d’homme dans le roc, qui ne comportent que des rangées de cellules avec une salle plus vaste pour les réunions du Sangha. Les beaux temples souterrains richement décorés de sculpture et de peintures, et pourvus d’un véritable sanctuaire, comme celui d’Ellora par exemple, sont d’une époque relativement récente et ne remontent peut-être pas au-delà du Ve ou VIe siècle de notre ère. Les écritures bouddhiques mentionnent bien, comme dons offerts au Bouddha et à la confrérie, des Maisons à étages d’une architecture merveilleuse, à l’ornementation desquelles l’or, l’argent, les pierres précieuses étaient employés à profusion ; mais, de ces palais féeriques aucune trace ne subsiste, et peut-être n’ont-ils jamais existé que dans l’imagination féconde des pieux compilateurs des traditions sacrées.

Les monastères du Tibet sont désignés sous les différents noms de K’ang, Gonpa et Ling[1] ; toutefois leur appellation la plus exacte est celle de Gonpa, le tenue de K’ang « palais » s’appliquant plutôt aux temples ou aux résidences des deux grands pontifes, Potala[2] et Tachilhounpo[3], et celui de Ling[4] étant spécialement réservé aux grands monastères-universités. Ils passent pour avoir été édifiés, en général sur le modèle de ceux de l’Inde : ainsi, on prétend que le monastère de Samyé[5], fondé par Padma Sambhava en 749, sous le règne de Thisrong Detsan, est la reproduction exacte du Vihâra d’Odantapoura, dans le royaume de Magadha, et que celui de Dépoung est la copie du célèbre Çrî-dhyâna-Kataka du Kalinga. Ils ne ressemblent guère aux couvents d’Europe. À part le Potala, résidence des Dalaï Lamas, palais plutôt que monastère, construit en 1642 par Ngavang Lobzang sur les ruines de l’ancien château-fort de Srongtsan Gampo, un monastère tibétain a d’habitude l’aspect d’une ville, agglomération de maisonnettes enclose d’un mur élevé, ordinairement percé de quatre portes, orientées aux points cardinaux, qui se ferment à la tombée de la nuit afin d’empêcher l’intrusion des profanes et surtout des femmes dans l’enceinte consacrée. Ces maisons, habitations et propriétés individuelles des Lamas, sont construites dans le style habituel des demeures des laïques ; elles ont d’ordinaire un seul étage, au-dessus du rez-de-chaussée, surmonté d’un toit plat formant terrasse. Au rez-de-chaussée se trouvent la cuisine et le cellier aux provisions ; l’étage supérieur sert d’habitation. Au centre de l’agglomération, au milieu d’une large place servant aux assemblées des moines et aux réunions des fidèles les jours de fêtes, s’élèvent le temple (K’ang), la maison du supérieur, plus vaste que les autres et reconnaissable à un bandeau de peinture rouge-brun qui court au-dessous de la corniche du toit, la bibliothèque et l’édifice réservé aux réunions du chapitre. Presque partout cette disposition se retrouve uniforme. D’habitude, autour du mur d’enceinte s’étend une autre ville, laïque celle-là, habitée par les artisans et les marchands fournisseurs des divers objets nécessaires aux hôtes du monastère. Toutefois, quand il s’agit de monastères de Lamas rouges, qui ne sont pas astreints au vœu de chasteté, seuls les célibataires habitent dans l’intérieur du couvent, et les Lamas mariés groupent leurs demeures autour du mur d’enceinte.

En général le site des monastères est choisi avec beaucoup de goût, soit sur le sommet d’une colline d’où l’on découvre un vaste horizon, soit, le plus souvent, dans une vallée fertile adossés à une montagne qui les préserve des vents du nord et de l’est, particulièrement pénibles dans ces hautes régions. Ils occupent d’ordinaire de très vastes superficies en raison de leur population nombreuse de moines, de novices, de postulants et d’écoliers. Les moindres en comptent, dit-on, plusieurs centaines : Galdan en aurait 3,000, Séra et Dépoung 4,000 ou 5,000, Potala au moins 10,000, et le monastère de Kouren, en Mongolie, 30,000.

Pour diriger, surveiller cette foule de religieux et administrer les biens, souvent considérables, de la communauté, chaque monastère possède un état-major qui ne varie que par le nombre des fonctionnaires subalternes naturellement proportionné à celui des hôtes du couvent.

Indépendamment — s’il y en a un dans le monastère — du Khoutouktou ou du Khoubilgan[6], personnages d’ordinaire purement décoratifs qui ne se mêlent ni de la direction ni de l’administration, l’état-major de chaque couvent se compose d’un supérieur, selon le cas Khanpo ou simple Lama ; d’un maître de la Loi, Lopon[7], chargé de l’instruction religieuse ; d’un maître de chœur, Oumsé[8], qui dirige les offices ; d’un Trésorier, Tchagso[9] ; d’un Économe Nyerpa[10] ; de deux Prévôts, Gékos[11], qui veillent au maintien de l’ordre et de la discipline et punissent immédiatement les moindres infractions de quelques coups de la verge de fer dont ils sont armés ; d’un Sacristain, Kounyer[12] ; d’un Astrologue, Tsik’an[13] ; et enfin de plusieurs Échansons, Tchabdren[14], distributeurs d’eau, et Tchamas[15], distributeurs de thé.

Si nombreux qu’on n’en connaît pas encore le nombre exact, les monastères tibétains sont immensément riches. Par donations des souverains et de pieux fidèles, ils possèdent la presque totalité du pays, dont les habitants, véritables serfs, travaillent à leur profit. En plus du revenu de leurs terres, ils encaissent chaque année des sommes considérables du fait des dons et aumônes, en espèces ou en nature, des fidèles et des pèlerins attirés par la pompe des fêtes patronales, des subventions que leur accorde le gouvernement chinois, et plus encore peut-être du commerce auquel ils se livrent. Il y a en effet dans chaque monastère un certain nombre de Lamas marchands — ce sont en général ceux qui ont peu de goût pour l’étude et la méditation — chargés de faire pour le compte de la communauté toutes sortes d’opérations commerciales, principalement le transport, l’importation et l’exportation des marchandises, et même le prêt à usure. Le moine a fait vœu de pauvreté, mais la communauté doit être riche, afin d’assurer son autorité et sa puissance.

Quelques-uns de ces monastères sont trop célèbres et trop souvent cités pour que nous puissions nous dispenser d’en dire quelques mots, et pour plus de clarté nous les classerons suivant les deux grandes divisions auxquelles ils appartiennent : secte jaune ou Gélougpa, et secte rouge des Nyigmapas.

Bien qu’elle se soit érigée en religion d’état depuis l’usurpation du pouvoir temporel par son chef, le Dalaï Lama, la secte des Lamas jaunes est encore demeurée beaucoup moins nombreuse que celle des Lamas rouges, et elle ne compte guère comme monastères importants que les couvents de Potala, Tachilhounpo, Galdan, Séra, Dépoung et Koumboum, tous d’ailleurs d’époque relativement récente et beaucoup plus modernes que ceux de la secte des Lamas rouges.

Le Palais-monastère de Potala a été construit, ainsi que nous l’avons déjà vu, entre 1642 et 1650 parle cinquième Dalaï-Lama, Ngavang Lobzang, sur les ruines de l’ancien château de Srongtsan Gampo, et a toujours servi depuis lors de résidence aux Dalaï-Lamas. C’est une grande bâtisse de quatre étages lourde d’aspect et cependant assez imposante avec son toit et ses clochetons dorés surmontant les tchortens qui renferment les restes des Pontifes qui se sont succédé depuis Ngavang Lobzang. Il s’élève dans le quartier ouest de Lhasa sur le mont Marpori[16], point culminant d’une colline à trois mamelons (les deux autres se nomment Djiagbori[17] et P’agmori[18]) qui domine d’une

Le palais du Potala, vue du sud-ouest.
Le palais du Potala, vue du sud-ouest.
Le palais du Potala, vue du sud-ouest.
centaine de mètres la plaine environnante ; on y accède par deux rampes d’escalier monumentales. Il est, dit-on, merveilleusement décoré à l’intérieur et, outre les appartements de réception, renferme dix mille chambres occupées par autant de Khanpos et de Lamas.

Tachilhounpo[19] a été construit en 1445 par Gédoun Groub, neveu de Tsong-Kliapa et premier de la série des Dalaï-Lamas, dans une assez large vallée que traverse le Païnomtchou, affluent du Tsangpo, à environ 225 kilomètres au sud-ouest de Lhasa, près de Chigatsé, capitale de la province de Tsang. Bien que résidence et siège du gouvernement du Pantch’en Rinpotch’é depuis l’institution de cette dignité en 1650, le monastère de Tachilhounpo n’a pas une très grande étendue et ne renferme guère que trois à quatre mille moines logés dans quatre ou cinq cents maisons groupées autour du palais du Pantch’en Rinpotch’é. Son monument le plus remarquable est le tombeau érigé par ordre de l’empereur K’ien-Iong au Pantch’en Rinpotch’é Lobzang Paldan Yéçès, plus connu sous le nom de Lama Erdeni, mort à Pékin en 1780 au cours d’une ambassade[20].

Galdan[21], situé à environ 50 kilomètres à l’est de Lhasa doit sa renommée à ce qu’il a été fondé en 1409 par Tsong-Khapa qui en fut abbé jusqu’à sa mort. Il ne compte actuellement guère plus de trois mille religieux, bien qu’on y ait récemment institué une faculté spécialement consacrée à l’enseignement du Bouddhisme ésotérique et mystique.

Séra[22], également fondé par Tsong-Khapa, à environ trois kilomètres au nord de Lhasa, possède une population de cinq à six mille moines, particulièrement réputés pour leur esprit turbulent et la part active qu’ils ont prise à toutes les révolutions et les émeutes du Tibet. C’est dans ce monastère que l’on conserve le fameux Dorjé ou Vajra d’Indra tombé miraculeusement du ciel dans ses environs.

Dépoung[23], à cinq ou six kilomètres à l’ouest de Lhasa, est aussi une fondation de Tsong-Khapa. Il renferme environ 7,000 moines attirés par la réputation de son école d’exorcisme et de magie orthodoxe. Dans son enceinte s’élève un grand temple entouré de quatre chapelles et un palais où le Dalaï Lama passe la saison d’été.

Plus récent est le monastère de Koumboum, situé dans le district d’Amdo, au nord-est de la province de Khams, et il n’aurait rien qui pût attirer particulièrement l’attention s’il n’était construit, à ce que l’on assure, sur l’emplacement de la maison où naquit Tsong-Khapa et s’il ne possédait l’arbre miraculeux sur l’écorce et les feuilles duquel apparaissent, suivant les uns, des images de Tsong-Khapa ou de Bouddhas, ou bien, selon d’autres, des sentences écrites en caractères tibétains. Le Père Huc[24], le prince Henri d’Orléans, W. W. Rockhill ont constaté ce phénomène (tous trois ont vu des lettres tibétaines, mais point d’images) sans pouvoir l’expliquer ; on n’est pas d’accord, non plus, sur l’espèce de l’arbre merveilleux en question, dont une branche a été depuis peu apportée à la Société de géographie de Saint-Pétersbourg. Les Tibétains disent que c’est un santal blanc ; Rockhill, qui en a rapporté des feuilles, suppose que ce peut être un lilas (syringa villosa)[25] ; à la Société de Géographie on l’a reconnu pour un Ligustina Amourensis[26]. Quoiqu’il en soit sur l’écorce, lisse comme celle du cerisier de la branche en question, qui se soulève comme celle du platane, et sur l’aubier sous jacent on peut lire nettement quelques caractères tibétains et l’on peut supposer qu’ils ont été imprimés, au moment de la montée de la sève, soit avec un fer chauffé à blanc, soit au moyen d’une dissolution concentrée de potasse.

Parmi les nombreux monastères de l’Église rouge quelques-uns seulement sont intéressants soit par leur antiquité et les souvenirs qu’ils rappellent, soit comme centres de l’enseignement de la secte.

Le plus vénérable de tous est celui de Labrang, situé au centre même de Lhasa et dont la fondation est attribuée au roi Srongtsan Gampo, qui l’aurait fait construire vers l’an 640. Un point intéressant à noter est que toutes les routes principales du Tibet viennent converger à sa porte.

Samyé[27] vient ensuite dans l’ordre d’ancienneté, car il fut édifié au VIIIe siècle par Padma Sambhava, sous le règne de Thisrong Detsan. À cause du souvenir de son fondateur, il est resté métropole de l’Église rouge et en particulier de la secte Ourgyenpa. Ce monastère, célèbre par sa bibliothèque, la plus considérable, dit-on, qui soit au Tibet, est situé sur le bord de Tsangpo, à 60 ou 70 kilomètres au sud-est de Lhasa.

Le monastère de Sakya[28], à environ 90 kilomètres à l’ouest de Tachilhounpo sur la route qui conduit au Népal, mérite une mention toute particulière en tant que lieu d’origine et centre de la secte fameuse qui porte son nom et qui a joué dans l’histoire du Tibet un rôle considérable jusqu’au moment où elle a été dépossédée de sa prédominance par la secte Gélougpa. Il renferme quatre grands temples et une bibliothèque que l’on dit fort riche.

Enfin, il est impossible de passer sous silence les trois monastères de Ramotché, Garmakhia et Morou renommés pour leurs écoles de sciences occultes, véritables facultés qui délivrent après de sérieux examens les titres fort recherchés de licencié et de docteur en Magie.

Ramotch’é est situé dans la ville même de Lhasa, à peu de distance au nord de Labrang, avec lequel il peut lutter d’antiquité, car il fut construit, dit-on, par une des deux femmes de Srongtsan Gampo. Outre son école d’exorcisme, il est célèbre par la grandeur et la beauté de son temple et par les images de Çâkyamouni et d’Ananda rapportées de Chine, prétend la légende, par la reine Wen-tching, déifiée sous le nom de Târâ blanche ou Dolkar[29].

Garmakhia est également placé dans l’intérieur de Lhasa, à l’est de Labrang. On y enseigne spécialement l’astrologie et la divination.

Morou, en dehors mais très proche de Lhasa, possède une imprimerie renommée pour la beauté et la perfection des livres sacrés qui y sont édités. C’est la plus célèbre des écoles de magie blanche et noire.

À leurs dimensions près, les temples (Lha-K’ang[30]) du Tibet sont à peu près tous construits sur un modèle uniforme. Ce sont des édifices rectangulaires, construits en pierre, avec un toit plat couvert en terre battue ou en dalles au milieu duquel s’élève une sorte de pavillon avec un toit de style chinois, orné de petites pyramides, doré sur son faîte et à ses angles. L’extérieur du monument est crépi en blanc, avec parfois, sous la corniche, un large bandeau jaune ou rouge. Aucune fenêtre n’éclaire l’intérieur qui ne reçoit le jour que par la porte, orientée à l’est ou au sud. Deux rangées de colonnes séparent l’intérieur en une nef et deux ailes meublées de coussins qui servent de sièges aux Lamas. L’autel est au fond de la nef, faisant face à la porte, surmonté d’un dais ou parasol d’honneur suspendu aux solives du toit. Cet autel se compose d’une table surmontée de six gradins. Sur la table même sont disposés les ustensiles du culte : un petit tchorten renfermant des reliques, des brûle-parfums où sont plantées les baguettes d’encens, un dordje, une sonnette, un chapelet et une conque marine. Sur le premier gradin, on aligne une rangée de lampes allumées ; sur le second, les offrandes de beurre ; sur le troisième, des gâteaux ; sur le quatrième, les offrandes de riz cuit et cru contenu dans de petites coupes de cuivre ; sur le cinquième, les offrandes d’eau parfumée ou de bière d’orge ; sur le sixième enfin, un ou plusieurs gâteaux faits de farine de froment, de beurre et de sucre et colorés de diverses teintes.

Au-dessus de l’autel se trouvent trois images colossales des trois Bouddhas qui représentent la Trinité bouddhique, Bouddha, Dharma, Sangha, ou bien du Bouddha auquel le temple est spécialement consacré, flanqué alors de deux Bodhisattvas, ou de deux saints, ses disciples, ou encore des images de Padma Sambhava et de Tsong-Khapa. Les saints et les divinités inférieures qui forment le cortège habituel des Bouddhas sont disposés sur des gradins le long des murs. Les murs du temple sont couverts de haut en bas soit de peintures à fresque, soit de grands tableaux peints sur soie représentant des Bouddhas et autres divinités ou bien des scènes de la légende bouddhique, tandis que d’autres tableaux du même genre pendent au milieu de la nef, suspendus aux solives du toit, entremêlés de nombreux étendards ou bannières aux cinq couleurs sacrées sur lesquels sont brodées ou peintes des images sacrées, des symboles, ou la célèbre prière à six syllabes, Om Mani Padmé Houm. Les poutres du plafond et les colonnes sont d’ordinaire peintes en jaune ou en rouge vif.

Attenant au temple, ou distribuées dans ses alentours, on voit la plupart du temps de petites chapelles consacrées aux dieux inférieurs et spécialement destinées au culte souvent démoniaque de ces divinités.

N’oublions pas, enfin, que les temples sont presque toujours précédés et entourés de rangées de grands cylindres à prières, renfermant parfois des sections entières des Tripitaka, que les passants mettent successivement en mouvement d’une poussée de main.

2. Monuments religieux. — Si nombreux, si vénérés et si visités qu’ils soient, les temples et les monastères ne suffisent pas à l’ardente dévotion du peuple tibétain. Pour lui donner satisfaction, il a couvert son pays, jusque sur les sommets des montagnes les plus inaccessibles d’une multitude d’autres monuments religieux, dont quelques-uns rappellent les usages des peuples primitifs de l’Asie occidentale, de la Scandinavie et de certaines contrées de l’Amérique et de l’Afrique, tandis que d’autres semblent indiquer une survivance des mêmes pratiques chamaniques que l’on peut constater, de nos jours encore, parmi les peuplades de la Mongolie et de la Sibérie.

Tchortens. — Nous avons déjà eu à signaler les Tchortens[31], ou châsses à reliques, à propos des ustensiles du culte, mais ceux-là sont toujours de petite dimension. À la porte ou dans la cour des temples, dans les carrefours et le long des routes, on peut voir d’innombrables monuments d’une forme identique, — c’est-à-dire affectant celle du tchaitya indien, à base cubique ou cylindrique surmontée d’une pyramide ou d’un cône et se terminant par un mât qui supporte de trois à treize disques représentant des parasols d’honneur, — hauts de plusieurs mètres, construits en bois ou en maçonnerie, et dont souvent la partie supérieure est dorée. À l’intérieur des monastères, autour des temples, ces monuments renferment presque toujours des ossements ou des cendres des supérieurs de la communauté, ou bien de Lamas morts en odeur de sainteté. Dans la campagne, ce sont d’ordinaire des édifices massifs, purement commémoratifs comme la plupart des stoupas de l’Inde. Quelquefois cependant ils sont creux et servent alors de troncs pour les offrandes que les passants y déposent soit en monnaie soit en tsatsas [32], petits ex-votos en terre cuite, ou simplement séchée au soleil, de forme conique qui représentent eux-mêmes des tchortens en miniature, ou bien petite stèle sur laquelle est moulée l’image d’un Bouddha, d’un saint ou d’un dieu.

Jam-jang.
Tchanrési.
Tchak-dor.
Mani du Musée Guimet (Collection Henri d’Orléans).

Mani. — Souvent les parois des rochers qui bordent les routes, sont couvertes d’inscriptions profondément gravées dans la pierre, répétant des milliers de fois l’invocation mystique de Tchanrési, Om Mani Padmé Houm. D’autres fois, cette même prière chère aux Tibétains se lit à satiété sur le revêtement des deux faces d’un mur, long de plusieurs centaines de mètres, construit au milieu des routes qu’il sépare en deux allées. Ces monuments sont des Manis, ainsi nommés sans doute à cause de la prière sculptée sur leurs surfaces. Quand il s’agit d’un mur Mani, le passant doit toujours avoir soin de le tenir à sa gauche afin de pouvoir lire dans leur succession normale les caractères qui y sont gravés. Parfois aussi les répétitions de la prière sont entremêlées d’images de divinités bouddhiques.

Labtsés. — Aux carrefours des routes, au sommet des défilés des montagnes ou au bord des chemins périlleux, le voyageur rencontre fréquemment des tas de pierres surmontés d’un mât auquel sont suspendus de petits drapeaux couverts d’inscriptions et de figures, ou bien simplement des morceaux d’étoffes, et le pieux Tibétain ne manque jamais d’ajouter sa pierre au tas en prononçant une prière. Ce sont des Labtsés[33] érigés en l’honneur des dieux inférieurs, des génies et des démons afin d’obtenir leur protection ou de les empêcher de nuire dans les passages dangereux que l’on doit parcourir. La prière que le voyageur murmure en jetant sa pierre, Lha-jya-lo « Dieu, donnez-moi cent années[34] », sous sa forme détournée vise évidemment au même but, de même que les mantras et les dhâranîs ou la figure du Cheval aérien, Loungta, inscrites sur les drapeaux, et tel doit être aussi le sens des lambeaux d’étoffes offerts par les voyageurs nécessiteux. Quelquefois le mât est remplacé par un arbre sec ou par un fagot de broussailles. Quelquefois aussi, drapeaux et haillons sont suspendus à des cordes allant du mât à quelque arbre ou à une pierre distante de quelques mètres, faisant ainsi une girandole protectrice au-dessus de la route.

3. Sciences et Arts. — Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le dire, les Lamas sont à peu près les seuls détenteurs au Tibet des sciences et des arts, d’ailleurs enseignés dans les monastères. Ce fait, joint à ce que Sciences et Arts sont presque exclusivement au service de la religion, rend nécessaire d’en dire quelques mots dans cet exposé du Lamaïsme.

En somme les sciences pratiquées par les Lamas se réduisent à bien peu de chose si nous en écartons la théologie et la philosophie, cette dernière du reste entièrement asservie aux besoins du dogme que sa seule mission est d’éclaircir et de commenter. On peut également passer sous silence les sciences occultes, magie, sorcellerie et divination qui n’ont, pratiquées comme elles le sont, de science que le nom et relèvent de superstitions grossières plus que d’une observation même superficielle et rudimentaire des phénomènes naturels.

Les Mathématiques, à l’état élémentaire, n’ont d’autre application que l’Astronomie qui, elle-même, se réduit au calcul des époques où doivent se placer les fêtes religieuses et encore au moyen des tables et calendriers chinois, et ne se soucie de l’étude des astres qu’au point de vue des soi-disant observations astrologiques.

L’histoire, chez les Tibétains se borne à des recueils de traditions plus mythiques que réelles, d’ailleurs presque exclusivement relatives au Bouddhisme, sans dates ni chronologie précise, et ne compte guère qu’un seul auteur sérieux, malgré ses erreurs, l’historien Târânâtha. En ce qui concerne les pays étrangers, ils s’en tiennent, comme aussi pour la géographie, aux dires des auteurs chinois dont ils acceptent comme articles de foi les fantaisies les plus extravagantes.

La seule science où ils possèdent quelques données à peu près sérieuses est la médecine, et encore ils ignorent presque totalement l’anatomie et, sauf le diagnostic des maladies usuelles et la connaissance des propriétés des plantes de leur région, sont-ils le plus souvent réduits à des moyens empiriques, quand ils n’ont pas recours à la magie et à l’exorcisme. On sait que le remède le plus efficace dans le cas de maladies graves est de faire avaler au patient une dhâranî écrite sur un morceau de papier roulé en boulette.

Arts. — Plus intimement liés aux formes extérieures de la religion, celles auxquelles les Tibétains tiennent le plus, les arts sont cultivés au Tibet avec amour et succès.

La littérature tient une place importante. Presque entièrement religieuse elle a produit un nombre prodigieux de traités de philosophie dogmatique, de commentaires des Écritures sacrées, de biographies de saints, de fondateurs de sectes et de supérieurs de monastères, quelques recueils de légendes et de contes populaires, et mêmes des romans non sans valeur au dire des Tibétains que nous sommes obligés de croire sur parole, aucun de ces ouvrages n’étant tombé jusqu’à présent entre les mains des traducteurs européens.

L’architecture n’occupe qu’un rang fort modeste, car temples, palais et maisons particulières se présentent tous également sous l’aspect d’édifices lourds et écrasés, qui ne diffèrent guère que par leurs proportions et le nombre de leurs étages, d’ailleurs peu nombreux. Le palais de Potala, cité comme une merveille, n’en a que quatre, les autres palais en ont rarement plus de deux, et les maisons particulières ne se composent d’ordinaire que d’un seul étage au-dessus du rez-de-chaussée. Les murs sont épais, construits en talus pour résister à la violence habituelle du vent, percés d’un petit nombre de fenêtres très étroites et basses et, faute de vitres, fermées par de simples volets pleins en bois. Seul le toit, disposé en corniche rompt un peu la monotonie. Ceux des temples affectent souvent le style chinois. Nulle part il n’existe de cheminées : on entretient le feu sur une dalle ou sur une aire de terre battue aménagée au milieu de la chambre principale et la fumée s’échappe par une ouverture pratiquée dans le plafond. Presque partout les escaliers sont remplacés par de simples troncs d’arbres entaillés de marches assez élevées. L’art de l’architecte ne se donne guère carrière que dans la disposition et la décoration des poutres du toit et des colonnes des temples quelquefois artistement sculptées et toujours peintes de couleurs vives.

Mais c’est surtout dans la peinture et la sculpture qu’excellent les Tibétains, dont l’art s’est inspiré des deux écoles indienne et chinoise, avec une préférence marquée pour l’école indienne, tout en conservant un caractère qui leur est propre.

On peint à l’aquarelle sur soie, sur toile et sur papier, à fresque sur les murs des temples. Les belles peintures se font sur soie ou sur une toile enduite d’une pâte composée de farine de riz et de plâtre. Les dessins, de types et de proportions rigoureusement hiératiques, s’exécutent quelquefois directement sur le fond, au moyen d’un carreautage, et le plus souvent au moyen d’un poncif dont on repasse ensuite les traits à l’encre de Chine. Il est de règle, quand il s’agit de personnages, qu’on commence toujours par les yeux qui, aussitôt terminés, doivent être purifiés au moyen de prières et de formules d’exorcisme de peur que quelque démon ne vienne à en prendre possession ; c’est ce qui explique que tous les peintres sont des Lamas. Une fois le tableau terminé, on l’encadre de bandes de soie multicolores et on le fixe sur deux bâtons, ainsi que cela se fait chez nous pour les cartes, et afin de préserver les couleurs de l’altération que produiraient le jour ou la fumée, on le recouvre d’un voile de soie qui ne se relève que dans les circonstances solennelles.

La sculpture sur pierre ou sur bois n’existe pour ainsi dire pas au Tibet, probablement par pénurie de matériaux convenables ; par contre les statues et statuettes de bronze et de cuivre, voire même d’argent ou d’or, se rencontrent partout à profusion , de taille colossale ou hautes de quelques centimètres, et ici encore l’art tibétain a su se donner un caractère particulier qui le distingue nettement de l’art chinois, bien qu’il s’en inspire souvent. Statues et statuettes sont en général fondues dans des moules exécutés d’après des modèles existant ; quoique cependant les artistes tibétains connaissent les procédés techniques de grandissement et de réduction, et soient capables de produire des œuvres originales, même des portraits. La plupart du temps ils ne s’en donnent pas la peine. Quelquefois les grandes statues sont faites de plusieurs pièces, soit fondues soit exécutées au marteau et si habilement ajustées qu’il est impossible par l’examen le plus attentif de reconnaître les points de soudure.

La conclusion à tirer de cet exposé trop court et certainement incomplet de la vie sociale et religieuse de ce peuple étrange qui, au milieu de ses montagnes presque inaccessibles et sous un climat inclément, se complaît depuis des siècles dans un isolement volontaire, peut se résumer en quatre mots : « Le Lama est tout ». Il est tout, en effet, Pontife et roi, ministre, prêtre, astrologue, devin, sorcier, savant, professeur, médecin, architecte, peintre, sculpteur, littérateur, administrateur, magistrat, fonctionnaire, marchand, possesseur de toute la fortune du pays, et le peuple n’existe que pour l’entretenir et le servir.

N’est-ce point là, en vérité, le Paradis des Moines.


  1. Gling.
  2. Bo-ta-la.
  3. Bk’ra-çis-lhunpo.
  4. Gling.
  5. Bsam-yas.
  6. Lamas incarnés ou Bouddhas vivants.
  7. Slob-dpon.
  8. Um-dse ou Dbou-mzad.
  9. P’yag-mdsods.
  10. Gnyer-pa.
  11. Dge-bskos.
  12. Ku-gnyer.
  13. Rtsis-mk’an.
  14. C’ab-dran.
  15. Ja-ma.
  16. Dmar-po-ri « montagne rouge ».
  17. Lhags-po-ri « montagne de fer ». Sur ce mamelon s’élève un petit monastère de même nom, où, dit-on, Tsong-khapa enseigna jadis la médecine.
  18. P’ag-mo-ri « montagne de la truie ».
  19. Bkra-çis-lhun-po.
  20. Samuel Turner (Ambassade au Tibet et au Boutan) donne une description intéressante de Tachilhounpo.
  21. Dgah-ltan.
  22. Ser-ra.
  23. Bras-spungs.
  24. Huc, Souvenirs d’un voyage en Tartarie et au Tibet.
  25. W. W. Rockhill, Notes on the ethnography of Tibet, et The Land of the Lamas.
  26. Note de M. Henri Chevalier.
  27. Bsam-yas.
  28. Sas-kya.
  29. Sgrol-ma dkar-po.
  30. Palais des dieux.
  31. Mc’od-rten.
  32. C’a-C’a.
  33. Lab-ts’e.
  34. W. W. Rockhill : Notes on the ethnography of Tibet.