Boabdil (O. C. Élisa Mercœur)

Œuvres complètes d’Élisa Mercœur, Texte établi par Adélaïde AumandMadame Veuve Mercœur (p. 315-424).

BOABDIL,
ROI DE GRENADE,
TRAGÉDIE EN CINQ ACTES ET EN VERS,


PAR
MADEMOISELLE ÉLISA MERCŒUR,
ÂGÉE DE 20 ANS,
DÉDIÉE
À MADAME RÉCAMIER,
DE L’ABBAYE-AUX-BOIS.

 

Tout mortel revêtu d’un droit dont il abuse,
Se disant : je le peux, croit ainsi qu’il s’excuse.
Mais quand la mort le jette aux pieds de l’Éternel,
Le poids d’une injustice est un fardeau cruel.

Élisa Mercœur.
 

PARIS, 20 JUILLET 1829.

Cette pièce est telle qu’elle a été lue, le 3 mai 1831, au comité du Théâtre-Français, devant MM. Monrose, Joanny, Granville et Taylor.


À MADAME RÉCAMIER.
 
À vous ma protectrice, à vous, cet humble hommage.
Élisa Mercœur.
 

À vous, ange visible aux regards de la terre,
À vous, qui, tant de fois accueillant ma douleur,
Avez, en soulageant le poids de ma misère,
Versé de la pitié le baume salutaire
        Sur les blessures de mon cœur.
À vous, ma protectrice, à vous, cet humble hommage !
Permettez qu’avec vous formant ce doux lien,
À votre nom chéri j’ose joindre le mien.
De vos bontés puissé-je obtenir un tel gage !
Et puissiez-vous vous dire, en lisant cet ouvrage,
Que vous, qui possédez au suprême degré
Les grâces, la beauté, l’esprit, la bienfaisance,
Tous vos charmes unis n’ont jamais inspiré
        Un culte plus cher, plus sacré,
Un sentiment plus vrai que ma reconnaissance !

Élisa Mercœur.

CARACTÈRES ET COSTUMES.

BOABDIL. Vingt-six à vingt-sept ans, caractère indécis, timide ou emporté, cruel ou généreux ; désir du crime combattu par la honte ; n’osant penser d’après soi, se trouvant sous l’empire d’une fièvre morale, tantôt lente, tantôt fougueuse. — Riche tunique verte, brodée d’or, poignard enrichi de brillans, turban blanc, aigrette et croissant de diamans, écharpe pourpre, brodée d’or, terminée par une crépine or ; riche ceinture fermée par des agrafes de diamans ; pantalon pareil à l’écharpe ; la poitrine ornée de pierreries.

ALY. Cinquante-cinq ans, moustaches grises, cicatrices au front ; haine profonde, fureur concentrée, assurance extrême, sachant toujours se maîtriser, ironie amère, politique atroce. — Même costume que Boabdil, à l’exception de l’aigrette, qui est noire et retenue par une agrafe de diamans.

ABENHAMET. Vingt-cinq ans, manières brillantes, caractère fougueux et passionné ; impatience, jalousie, bravoure. — Au premier acte, tunique bleu-de-ciel, brodée d’argent et de perles, turban blanc, aigrette bleue, couleur affectée à la tribu des Abencerrages, magnifique poignard enrichi de brillans, riche ceinture, écharpe blanche brodée d’argent, pantalon pareil à l’écharpe ; au deuxième et au quatrième actes, vêtement d’esclave de couleur foncée.

SÉIDE. Même âge qu’Abenhamet, caractère courageux et tranquille, indignation noble et calme, ami généreux et entièrement dévoué. — Au premier et au second actes, même costume qu’Abenhamet.

IBRAHIM, chef des juges. Soixante ans, manières nobles, démarche vénérable, vertu calme et courageuse, tour à tour indulgente ou sévère. — Vêtement blanc.

ZORAÏDE. Vingt ans, calme et résignation, désespoir concentré, vertu poussée jusqu’à l’excès. — Au second acte, robe de brocart d’or, voile brodé de pierreries ; au troisième et quatrième actes, autre costume dans le même genre ; au cinquième acte, vêtement de mousseline sans aucun ornement.

INES. Sensibilité, dévouement. — Costume espagnol.

Les Vanégas ont des tuniques pourpre et or, même turban et même écharpe que les Zégris.

Les Alabez sont vêtus d’incarnat brodé d’argent, même turban et écharpe qu’Abenhamet.

Les Zégris sont vêtus comme Aly.

Les Abencerrages sont vêtus comme Abenhamet.

Tous les juges sont en blanc.

Les esclaves nègres sont en blanc.

PRÉCIS SUR GRENADE.

À l’époque du sujet de cette pièce, le royaume de Grenade restait seul aux Maures, que les descendans de Pelage chassaient pied à pied de l’Espagne. Grenade était divisée en tribus ; les premières étaient celles des Abencerrages, des Zégris, des Vanégas, des Almorades, des Gomèles et des Alabez. Une haine héréditaire régnait entre les Zégris et les Abencerrages ; les autres tribus avaient épousé la querelle de ces deux familles et en portaient les turbans et les écharpes. Grenade, épuisée par les guerres du dehors, était encore déchirée par celles que se livraient ces haines intérieures. Mulei-Hassem ne pouvant abaisser l’orgueil des Zégris, crut se les attacher en prenant une épouse dans leur tribu : la fière Aïxa devint reine de Grenade. Elle donna le jour à Boabdil. Mulei-Hassem, malheureux par cet hymen et excité par les conseils des Abencerrages, répudia Aïxa. La haine des Zégris contre les Abencerrages ne connut plus de bornes. Boabdil leur appartenait par les liens du sang ; ils firent entrer dans son cœur la haine qu’ils portaient aux Abencerrages. Boabdil s’éloigna de son père, et finit par le détrôner. Les Zégris ne le quittaient plus et le conduisaient à leur gré. C’est ce même Boabdil que je mets en scène.

PERSONNAGES.
BOABDIL, roi de Grenade. Premier rôle.
ALY, chef de la tribu des Zégris. Fort premier rôle.
ABENHAMET, chef de la tribu des Abencerrages. Jeune premier.
SÉIDE, jeune Abencerrage. Second Jeune premier.
IBRAHIM, chef des juges. Premier père noble.
UN HÉRAUT-D’ARMES. Troisième rôle.
OCTAR, Abencerrage. Utilité.
UN GARDE. Utilité.
ZORAÏDE, reine de Grenade. Jeune premier rôle.
INES, jeune esclave espagnole. Jeune première.
Zéris.  
Abencerbages.  
Vanégas.  
Alabez.  
Juges.  
Gardes.  
Deux esclaves nègres.  
Esclaves.  
Femmes de la reine.  
Peuple.  
Espagnols.  
Grenadins.  
La scène est à Grenade.


1er acte, salle des ambassadeurs dans le palais de l’Alhambra.
2e acte, jardin du généralif.
3e acte, une chambre de l’appartement de la reine.
4e acte, la salle de justice dans le palais de l’Alhambra.
5e acte, place de l’Albaysin.


BOABDIL,
ROI DE GRENADE.

ACTE PREMIER

Le théâtre représente la salle des ambassadeurs dans le palais de l’Alhambra. Le parquet et les murs sont de mosaïque ; des versets de l’Alcoran sont gravés au-dessus des portes ; tout autour de la salle règne une tribune grillée. Le trône de Boabdil est à la droite du spectateur ; les guerriers sont rangés dans l’ordre suivant : à la droite de Boabdil, les Zégris et les Vanégas ; à sa gauche, les Abencerrages et les Alabez ; les gardes veillent aux portes. Les drapeaux pris sur l’ennemi sont attachés aux murs, au-dessus de la tribune, et posés obliquement.

 

Ma volonté, voilà mes droits.

Élisa Mercœur.
 

Scène PREMIÈRE

BOABDIL, ALY, SÉIDE, Zégris, Vanégas, Abencerrages, Alabez, Gardes.

BOABDIL est assis quand on lève la toile ; il se lève pour parler à ses guerriers.


Nobles chefs, qu’un devoir et pénible et sévère
Rassemble dans ces lieux pour condamner un frère ;
Vous, qui, pour le frapper en criminel d’état,
Portez le fer des lois dans la main du soldat,

Jamais, depuis le jour où l’ange de la gloire
Des rives de l’Afrique amena la victoire,
Où l’Espagne, soumise à des maîtres nouveaux,
Des enfans du désert arbora les drapeaux,
Jamais, dis-je, jamais, essuyant cet outrage,
Grenade, aux ennemis laissant ce noble gage,
N’avait encor perdu son étendard sacré.
Pour la première fois, un chef déshonoré,
Butin des Castillans, vient de voir sa bannière
De leurs camps à Jaën balayer la poussière.
Coupable de sa perte, il attend aujourd’hui
Le redoutable arrêt qui va peser sur lui.
Je sais qu’en ses décrets la loi, ferme, implacable,
Considère le crime et non pas le coupable.
Cependant, ne peut-on, rappelant ses exploits,
Mettre dans la balance et peser à la fois
La faute et les succès du chef abencerrage ?
Mais cherchez dans les temps, interrogez l’usage :
J’attends votre conseil avant de condamner.
Prononcez.

LES ZÉGRIS et LES VANÉGAS.

                    La mort !


LES ABENCERRAGES et LES ALABEZ.

                                      Grâce !


ALY.

                                                    Et pourquoi l’épargner ?
De motifs étrangers nos lois sans tenir compte,
Doivent faire la part de l’honneur, de la honte.
Ces inflexibles lois, sans répondre du sort,
Imposent à nos chefs la victoire ou la mort.
Si la gloire à Jaën eût servi son courage,
Sur un char triomphal, recevant notre hommage,

Abenhamet vainqueur fut monté… Mais il faut
Qu’Abenhamet vaincu monte sur l’échafaud.
Qu’elle ordonne un triomphe, ou commande un supplice,
Lorsqu’il faut que la loi récompense ou punisse.
On doit, sans écouter l’envie ou l’amitié,
Récompenser sans haine, et punir sans pitié.
J’ai dit.

SÉIDE.

                Peux-tu donner ce conseil détestable ?
Pour être malheureux, quoi ! l’on est donc coupable ?
Elle est juste, dis-tu, la loi dont la rigueur
Ainsi que d’un forfait peut punir d’un malheur !
Non ! cette loi fut faite en des temps où nos pères
N’avaient pas vu le ciel des rives étrangères.
Mais nous, qui, dans ces lieux conduits par nos destins,
Avons vu d’autres bords que les bords africains ;
Nous, qui, foulant aux pieds la terre d’Ibérie,
L’avons par droit de force acquise pour patrie ;
Nous avons comparé les mœurs ; notre raison
De sept siècles passés a compris la leçon,
Et nous prétendrions retourner en arrière !
Ah ! de nos préjugés secouons la poussière !
Brisons le joug usé de nos vieilles erreurs ;
Marchons avec les temps, et dérouillons nos mœurs !

BOABDIL.

Insultez-vous aux lois, à leurs décrets augustes ?

SÉIDE.

Non, roi ! mais je combats celles qui sont injustes,

ALY.

Celle-ci ne l’est pas, non ! Par l’impunité
Ou voit trop le vulgaire aux forfaits invité.

Je le répète, il faut qu’Abenhamet périsse,
Et que chef ou soldat, instruit par son supplice,
Sache, dans son devoir, par l’effroi retenu,
Que même châtiment à même faute est dû.
Ma voix également dira que, généreuse.
De leurs nobles succès la patrie orgueilleuse,
Doit prodiguer ses dons à ses triomphateurs.
Oui, des tourmens au lâche, au brave, des honneurs ;
C’est ainsi que la loi doit s’expliquer.

SÉIDE.

                                                                    Peut-être
De la peur, selon toi, le courage peut naître.
De ce magique effet tu te flattes en vain :
Le lâche d’aujourd’hui sera lâche demain.
Je ne crois pas non plus, ainsi que tu le penses,
Que nous ayons besoin d’honneurs, de récompenses ;
Si l’on admet qu’on puisse acheter la valeur,
Un guerrier viendra donc, en insolent vainqueur,
Marchander sur le prix qu’il veut de sa victoire.
Ah ! celui qui comprend tout ce que vaut la gloire,
Soit qu’il l’acquière en paix, ou la trouve aux combats,
La donne à son pays et ne la lui vend pas !
Mais vous, qui, sans pitié quand le destin l’accable,
Traitez Abenhamet ainsi qu’un vil coupable,
Est-il un seul de vous, quels que soient vos succès.
Pouvant ici jurer de ne faillir jamais ?
Et toi même, à sa place, Aly, pourrais-tu croire
Qu’on pût de ta valeur perdre ainsi la mémoire ?
Qu’un revers fût un crime et valût le trépas ?
Non, j’ose l’attester, tu ne le croirais pas.
Mais enfin, malgré toi, ta haine se déclare,
Et…

BOABDIL.

        Jeune homme, ton zèle un peu trop loin s’égare :

Pour l’accuser de haine, as-tu donc oublié
Que c’est d’après lui seul qu’ici j’ai confié
L’étendard de Grenade au chef abencerrage ?
Qu’Aly fut le premier qui, vantant son courage,
Montrant de nos succès un gage en sa valeur,
Ait fait pencher enfin les voix en sa faveur ?

ALY.

Épargne-toi, grand roi, le soin de me défendre
Du reproche insolent que j’étais loin d’attendre ;
Pour en être offensé, j’en fais trop peu de cas :
Un trait lancé par lui, tombe, et ne m’atteint pas.
Je me sens à l’abri d’une telle blessure ;
Au poids de l’offenseur on doit peser l’injure.

BOABDIL.

Gardes ! Abenhamet en ces lieux peut entrer.
Puisque dans ma justice en vain, pour m’éclairer,
J’ai cherché vos conseils, ma volonté suprême
Ne doit plus maintenant consulter qu’elle-même.
Quel qu’il soit, nobles chefs, respectez mon arrêt.
Gardez-vous !… Mais silence ! Abenhamet paraît.


Scène II.

BOABDIL, ALY, SÉIDE, ABENHAMET, Guerriers, Gardes.
ABENHAMET.

Oui, c’est Abenhamet qui, vous guidant naguères,
N’ose plus vous nommer du nom chéri de frères ;
C’est lui que, pour frapper du dernier de ses coups,
Le destin réservait à rougir devant vous.
Dans un homme avili, que son opprobre accable,
Ne voyez plus l’ami, regardez le coupable ;

Oubliez à jamais mes triomphes passés :
Du chemin de l’honneur mes pas sont effacés.
Si j’eus quelque valeur, en ce moment, qu’importe !
Je dois mourir aussi, puisque ma gloire est morte !
Boabdil, devant toi, je courbe ici mon front ;
Sur lui, de mon pays tu dois venger l’affront,
Sans chercher si je suis ou coupable ou victime,
Si je dois expier mon malheur ou mon crime.
C’est à moi de subir les rigueurs de mon sort ;
C’est à toi d’être juste et d’ordonner ma mort.

BOABDIL.

Proscrite par la loi, ta tête criminelle
Doit tomber sous le fer ; mais, moins sévère qu’elle,
Ma volonté, placée au-dessus de la loi,
Va seule prononcer : écoute, et soumets-toi.
Que la honte, l’oubli sur ta tête retombe !
Va chercher dans l’exil un asile, une tombe.
Rejeté loin de lui, ton pays désormais,
Comme un de ses enfans te renonce à jamais.
Ce jour seul dans ces murs à tes pas reste encore ;
Mais avant le retour de la prochaine aurore,
Pars ! Tel est ton destin, et mon arrêt.

ABENHAMET.

                                                                      Oh ! ciel !
Moi vivre, moi subir un opprobre éternel !
Lorsque je dois mourir, pourquoi changer ma peine ?
Une telle clémence est injuste, inhumaine.
Ah ! mille fois la mort, plutôt que la faveur
Qui réserve ma tête au joug du déshonneur !
Appelle tes bourreaux !

BOABDIL, s’emportant.

                                            Audacieux esclave !
D’où te vient cet orgueil qui m’insulte et me brave ?

Je la devrais punir, cette indigne fierté,
Qui se heurte aujourd’hui contre ma volonté,
Je ne m’occupe pas de ta reconnaissance ;
Mais, j’ai parlé : j’ai droit à ton obéissance,
Et tu sais maintenant l’ordre de Boabdil.

ABENHAMET.

Je le subirai donc, cet exécrable exil !
Oui, je vais y pleurer la perte de ma gloire ;
Pour supplice au désert j’emporte ma mémoire.
Je vais partir ; adieu, vous qu’aux champs de l’honneur
Tant de fois j’ai guidés, quand je marchais vainqueur ;
Vous qu’un premier revers, lorsqu’il me déshonore,
Me rend indigne, hélas ! de commander encore.
J’ai flétri dans un jour vos lauriers et les miens ;
C’en est fait, ma défaite a brisé nos liens.
Et toi, Grenade, adieu, toi, ma belle patrie !
Qu’Abenhamet toujours dans son âme a chérie ;
Toi, qui m’as vu superbe au temps de mon bonheur ;
Toi, qu’il me faut quitter au jour de la douleur.
Que j’aimais de l’amour que l’on a pour sa mère.
Loin de ton beau pays j’emporte ma misère.
On me défend de vivre et d’expirer pour toi !…
Que tes autres enfans soient plus heureux que moi !
Et vous, dignes soutiens du nom d’Abencerrage,
Quand de mes jours affreux la honte est le partage,
Ne songez plus à moi ; ne vous informez pas
Sous quel ciel, dans quel lieu, j’irai cacher mes pas.
Je ne mérite, hélas ! vos regrets ni vos larmes ;
Repoussez ma mémoire, oh ! mes compagnons d’armes !
À vos cœurs fraternels j’adresse un dernier vœu :
Que je sois mort pour vous, que l’on m’oublie ! Adieu.


Scène III.

BOABDIL, ALY, SÉIDE, Guerriers.
ALY, à part.

Va, ce n’est pas la loi qui sur ton sort décide,
Tu ne partiras pas !

BOABDIL, s’avançant vers Séide.

                                        Jeune et brave Séide,
Toi, qui sais réunir la gloire et la vertu,
Reçois de mon pouvoir un titre qui t’est dû.
Saluez votre chef, enfans d’Abencerrage.

LES ABENCERRAGES.

Gloire à Séide !

ALY, à part.

                                Oh ! ciel !

SÉIDE.

                                                      Quoi ! ce prix du courage,
Puis-je ?…

BOABDIL.

                    Un autre aujourd’hui l’obtiendrait de ton roi
Si quelqu’autre l’avait mérité plus que toi.

SÉIDE.

Roi de Grenade, avant que ton sujet fidèle
Puisse justifier cette faveur nouvelle,
Je jure, en succédant aux droits d’Abenhamet.
De t’obéir dans tout ce que l’honneur permet.

BOABDIL.

Que Dieu reçoive au ciel le serment qui l’enchaîne !
Et vous tous, puissiez-vous abjurer cette haine

Qui divisant toujours vos superbes tribus,
À livré tant de fois des combats superflus !
Alabez, Vanégas, Zégris, Abencerrages,
L’honneur se trouve aussi dans l’oubli des outrages.
Ne soyez, renonçant à tous ces vains débats,
Qu’une seule famille, en marchant aux combats.
Jusqu’alors, séparés, si vous fûtes terribles,
Unissez-vous, amis, vous serez invincibles !

SÉIDE.

S’il défend mon pays, quand il faut le venger,
Tout soldat est mon frère au moment du danger.
Des outrages reçus j’ai perdu la mémoire ;
La haine disparaît où j’aperçois la gloire.

BOABDIL.

Bien ! vous qui l’écoutez, j’accepte devant vous
Ces nobles mots d’un seul pour les garans de tous.
Il est temps de former cette union si belle.
De nos revers déjà la rapide nouvelle,
Chez les peuples surpris au loin a pénétré.
Croyant voir de ma perte un présage assuré,
Dans l’affront qu’à Jaën ont essuyé nos armes,
S’abandonnant sans honte à de lâches alarmes,
Mes alliés d’Afrique, oublieux de leur foi,
Au mépris des traités se détachent de moi.
Venant à mon secours trois mille Bérébères,
Rangés sous mes drapeaux devaient combattre en frères ;
Le superbe Alhamar vers vous les conduisait.
J’apprends que, rappelés par un ordre secret,
Ces guerriers, retournant vers les rives barbares,
Ont déjà repassé les monts des Alpulxares ;
Que, trahissant ma cause et m’ôtant son appui,
Le monarque de Fez les rappelle vers lui.
Il a raison, il a douté de ma puissance.
D’un pouvoir étranger la prudente alliance

Doit suivre la fortune et quitter le malheur.
Eh bien ! nous serons seuls à la peine, à l’honneur ;
Si l’ange des combats nous donne la victoire,
Ils n’auront pas du moins leur part dans notre gloire !
Et nous ne verrons pas, libres triomphateurs,
Jusque dans nos foyers d’insultans protecteurs
Nous contraindre à souffrir que leur fière exigence
Exploite à leur profit notre reconnaissance,
Et nous force à payer, du fruit de nos succès,
L’avilissant traité d’une honteuse paix !
Dans deux jours au combat l’Espagnol vous appelle.
Qu’au rendez-vous guerrier chacun de vous fidèle,
Jure ici de garder, jusqu’au dernier effort,
Son poste de triomphe ou son poste de mort !

ALY.

Par le mépris qu’inspire et mérite un esclave ;
Par l’honneur, cette soif qui dévore le brave ;
Par l’éternel sommeil goûté dans les tombeaux ;.
Par le respect divin que l’on doit aux héros,
Nous le jurons ! S’il est un traître à la patrie,
Oubliant ce serment, dans son âme flétrie,
Dans un lâche repos s’il compte ses instans,
Que pour cacher sa honte il sorte de nos rangs,
Ou son cœur sentira le froid d’un cimeterre.

(Il tire son cimeterre.)

Mort ! mort aux Castillans ! voilà mon cri de guerre !
À ce cri, répété sur leurs corps expiraus,
La gloire répondra.

TOUS, en tirant leur cimeterre.

                                        Mort, mort aux Castillans !

BOABDIL.

Moi, comme votre chef, comme roi, je le jure !
Oui, mort aux Castillans ! mais opprobre au parjure !

L’oubli le plus infâme est celui des sermens.
Pour consacrer le votre, assemblez les imans ;
Vous rendant avec eux dans la grande mosquée,
Que la faveur du ciel soit pour vous invoquée.
Remplissez envers Dieu ce devoir important.
Préparez-vous, allez ; je vous suis à l’instant.


Scène IV.

BOABDIL, ALY.
BOABDIL, retenant Aly.

Demeure. Oh ! j’étouffais de rage et de contrainte.
Quel horrible fardeau ! quel tourment que la feinte !
Qu’on souffre, étant forcé de ne pas être soi !
Abenbamet… Oh ! ciel ! moi, son rival, son roi !
C’est moi qui le protège, et ses jours que j’abhorre,
Ses jours affreux, c’est moi qui les conserve encore.

ALY.

Cette nuit même, avant qu’il parte pour l’exil,
Dans le secret de l’ombre, un poignard ne peut-il…

BOABDIL.

Que dis-tu, malheureux ?

ALY.

                                                Quoi ! des Abencerrages
Deviendrais-tu l’appui ?

BOABDIL.

                                              Moi, grand Dieu ! tu m’outrages.
Non, non, je ne suis pas dégénéré du sang
Dont la fière Aïxa m’a formé dans son flanc ;

Je suis bien un Zégris ! Votre orgueil et vos haines
Avec ce noble sang, ont passé dans mes veines ;
Je ne puis, comme vous, sentir qu’avec fureur ;
Rien de paisible, ami, ne fut fait pour mon cœur.
Et pourtant, je ne sais quelle étrange puissance
Commandait à ma voix, qui portait la sentence ;
Le mot de mort, ce mot est resté dans mon sein,
Il n’a pu s’approcher de mes lèvres… Enfin,
Le croiras-tu ? dicté par un pouvoir suprême,
Surpris de cet arrêt que je portais moi-même,
Je l’ai cru prononcé par un autre que moi.

ALY.

(À part.)        (Haut.)
Le lâche ! Il en est temps ; tu le peux, venge-toi.

BOABDIL.

Non !

ALY.

          Quel effroi t’arrête ?

BOABDIL.

                                                  Ah ! devant ce scrupule,
Ignores-tu pourquoi ma vengeance recule ?

ALY.

Va, je ne sais que trop quel souvenir fatal
Combat ici ta haine et défend ton rival.
En butte trop long-temps aux refus d’une femme,
Tu voyais ton pouvoir s’arrêter à son âme ;
Ton amour, ta puissance en vain parlaient pour toi
Abenhamet aimé l’emportait sur son roi.
Enfin, de ton amour le destin fut complice ;
Du vaincu de Jaën s’apprêtait le supplice ;
Lorsque toi seul pouvais l’arracher à la mort,
Tu rendis son amante arbitre de son sort :

Au prix de ton hymen elle obtenait sa grâce.
Tu vis de ses refus s’évanouir l’audace ;
Et l’enchaînant à toi d’un lien éternel,
Sur l’échafaud brisé tu fis dresser l’autel.

BOABDIL.

Et tu veux que je sois assassin et parjure !
Que, faisant d’un serment une horrible imposture,
L’échafaud sur l’autel se relève à son tour !
Que Zoraïde, en vain immolant son amour…

ALY.

Lorsqu’elle t’appartient, loin de toi la faiblesse
De vouloir t’abaisser à tenir ta promesse.
Aux mortels, au prophète, à Dieu même juré,
Un serment qui peut nuire est-il encore sacré ?

BOABDIL.

Ah ! ne me prouve pas l’utilité d’un crime…
N’en fais pas à ma haine un moyen légitime.
Sais-tu que je pourrais céder à mes transports,
Si j’étais sûr de moi pour dompter mes remords ?
Ne crois pas que ce soit la pitié qui m’arrête.
T’avoûrai-je une crainte et honteuse et secrète ?
Mon rival au tombeau descendrait aujourd’hui,
Si j’y pouvais jeter sa mémoire avec lui !
Mais je sens trop, hélas ! au trouble qui m’accable,
Que l’oubli n’entre pas dans le cœur d’un coupable ;
Et je suis malgré moi par ce doute abattu :
Innocent par faiblesse, et non pas par vertu.

ALY.

Eh bien ! laisse une épouse et celui qu’elle adore,
Plus hardis…

BOABDIL.

                        Dans l’exil puis-je le craindre encore ?
Quand la loi, quand l’honneur leur défend de se voir ?

ALY.

Connais-tu quelque arrêt qui défende l’espoir ?
Soit de près, soit de loin, tous deux d’intelligence
Sauront former, crois-moi, des projets de vengeance :
Peut-être ont-ils déjà préparé le poignard ;
Préviens-les, mais redoute un moment de retard.
Une heure que l’on perd devient souvent funeste.
Songe que dans ces lieux un jour encor lui reste ;
Qu’il peut sur son rival porter un coup mortel :
Que celui qu’on soupçonne est déjà criminel.

BOABDIL.

Oh ! mille fois coupable ! on me déteste, on l’aime !
Malheureux !

ALY.

                        Sache donc, dans ton intérêt même,
T’abandonner sans honte à ton juste courroux,

Et sauver à la fois le monarque et l’époux.

BOABDIL.

Le monarque et l’époux, comment ! quels noirs présages ?
Que veux-tu dire encor ?

ALY.

                                                Que les Abencerrages
Sauront venger leur chef par ton ordre exilé ;
Que peut-être, par eux du désert rappelé,
Bientôt on les verra…

BOABDIL.

                                        Non, je ne puis te croire.
Ce doute n’est-il pas démenti par leur gloire ?

ALY.

N’a-t-on jamais uni le crime à la valeur ?

BOABDIL.

Non, toujours leurs vertus ont trompé ma fureur,
Empêché ma vengeance, et, s’il faut te le dire,
Ces vertus qu’à la fois je déteste et j’admire,
M’affermissent encor dans ma haine contre eux ;
Lorsque braves soldats, citoyens généreux,
Même aux yeux de l’envie ils sont irréprochables,
Je sens que je voudrais qu’ils devinssent coupables ;
Et (d’un pareil souhait devrais-je convenir),
Je voudrais acheter le droit de les punir !

ALY.

Eh quoi ! ne l’as-tu pas ? Est-ce en vain que ton père
Jadis par leurs conseils répudia ta mère ?
L’as-tu donc oublié ?

BOABDIL.

                                        Ma mère ! Dieu puissant !

ALY.

Eh bien ! fils d’Aïxa, sois fidèle à ton sang.

BOABDIL.

Ma mère ! oh ! devais-tu t’attendre à cet outrage !
Devais-tu le subir, toi ?

ALY.

                                          Si son fils partage
L’horreur qu’elle en ressent, venge-la de l’affront
Dont un époux trop faible a fait rougir son front.
Que dis-je ! n’attends pas que le poignard d’un traître…

BOABDIL.

De ma raison déjà je ne suis plus le maître ;
Cette raison qui fuit me laisse à ma fureur.
Quoi ! malgré soi, faut-il aimer avec ardeur !

Ne pouvoir, trop instruit, hélas ! qu’on vous déteste,
Triompher un instant de cette ardeur funeste !
En rougir, et pourtant s’en laisser dévorer !
Et, se sentant haï, ne pas même ignorer
Que celle à qui l’horreur est tout ce qu’on inspire,
Sait aussi ce que c’est qu’aimer jusqu’au délire !
Qu’elle aime ! et que sans cesse un fantôme jaloux,
Repoussant le bonheur, se place entre elle et vous !
Sentir un cœur de glace auprès d’un cœur de flamme !
Ne pouvoir échanger son âme contre une âme !
Puis, entendre toujours, comme infernal arrêt,
Dans le cœur une voix qui vous crie : On te hait !
Ah ! quand on souffre ainsi, l’on peut être coupable.

ALY.

Eh bien !

BOABDIL.

                  Transport affreux ! Tourment épouvantable !

(Revenant comme d’un songe.)

Que dis-tu ?

ALY.

                        Qu’empêchant un mal qu’on sait prévoir,
Toute vengeance est juste et devient un devoir.

BOABDIL.

Lorsqu’il est seul aimé, j’hésite !… Ah ! qu’il succombe !
Qu’il meure ! mais sans bruit. Dans la nuit de la tombe
Enfermons avec lui cet odieux secret ;
Confident du cercueil, comme lui sois discret,
Mais hâte-toi surtout : songe, dans ta prudence,
Qu’il faut sauver ma gloire et presser ma vengeance ;
Que si j’ai pu braver la crainte d’un remord.
Je… ne me revois plus qu’en m’apprenant sa mort.

(Il sort.)

Scène V.

ALY, seul.

Et tu verras qu’Aly ne se fait pas attendre.

(Après un moment de silence.)

J’ai donc ouvert ta tombe, et tu vas y descendre !
Mais l’abîme où tu n’es entraîné que par moi,
Je ne l’ai pas creusé pour n’y jeter que toi,
Superbe Abenhamet ! Non, pour être assouvie,
À ma sombre fureur il faut plus d’une vie ;
Tu ne mourras pas seul ! De ta fière tribu
Vainement le trépas m’est encore défendu.
Le faible Boabdil, qui voudrait et qui n’ose,
Pour éclater ne cherche et n’attend qu’une cause ;
Elle naîtra. Bientôt, par mes soins préparé,
Au même lit de mort je vous endormirai.
À celle d’un poignard joignant d’autres blessures,
Ma haine te réserve à d’horribles tortures ;
Et les maux que l’enfer peut assembler sur nous.
Mon rival, en mourant, les aura soufferts tous.
Du moins, si je ne puis étouffer ta mémoire,
Tu paîras le tourment que m’a causé ta gloire !

(Il sort. La toile tombe.)

FIN DU PREMIER ACTE.

ACTE II.


Le théâtre représente le jardin du généralif. Deux bosquets sont placés sur le devant de la scène, un de roses à la droite du spectateur, un de grenadiers à la gauche ; la nuit règne. On distingue, dans le fond, à travers les arbres, quelques fenêtres du palais ; les lustres de l’intérieur font apercevoir les jalousies baissées. Une fontaine, ombragée par des rosiers, des grenadiers et des orangers, est au milieu de la scène ; un rayon de lune, glissant à travers les arbres, éclaire le bosquet de roses. Le reste est plongé dans l’ombre. Abenhamet et Séide sont vêtus en esclaves ; Abenhamet précède.

 

Lorsque l’âme est ployée au joug des passions,
Quelques biens, quelques maux que l’on perde ou qu’on brave,
Le cœur sans réfléchir obéit en esclave.
Devant son objet seul tout fuit, tout disparaît ;
La passion commande, et la raison se tait.

Élisa Mercœur.
 

Scène PREMIÈRE.

ABENHAMET, SÉIDE.
ABENHAMET.

Viens, l’ombre nous protège, on n’aura pu nous voir,
C’est ici, mon cœur bat et de crainte et d’espoir ;
Quel trouble en ce moment et m’agite et m’oppresse’
Sera-t-elle, ô mon Dieu ! fidèle à sa promesse ?
Viendra-t-elle ? et saurai-je, en ce funeste jour,
Si je lui dois enfin ma haine, ou mon amour ?

SÉIDE.

Ah ! malheureux ! combien d’une telle entrevue,
Dans de pareils instans, je redoute l’issue !

ABENHAMET.

Comment ? De quels soupçons tes esprits alarmés ?….

SÉIDE.

Penses-tu que sur vous tous les yeux soient fermés ?
Crois-tu que Boabdil, affectant la clémence,
Et contre la loi même embrassant ta défense,
Te puisse pardonner d’être aimé plus que lui ?
Non ! quand ton fier rival te présente un appui,
De sa feinte bonté le funeste artifice
Veut épargner sa gloire, en cachant ton supplice.
Peut-être…

ABENHAMET.

                    Eh ! que me font les dangers que je cours !
C’est aux heureux du monde à craindre pour leurs jours.
Mais, pour moi, qu’ai-je donc de si beau dans ma vie,
Pour l’aimer, pour trembler qu’elle me soit ravie ?
Qui n’attend nul bonheur, qui ne sent nul remord,
Ne doit pas faire un pas pour éviter la mort.

SÉIDE.

Oui, mais faut-il aussi courir au-devant d’elle ?
Que dis-je ! dans ces lieux Zoraïde t’appelle ;
Eh bien ! même à l’abri des maux que j’entrevoi,
Tu vas la voir, hélas ! c’est beaucoup trop pour toi ;
Tu vas, en retrouvant cet objet de ta flamme,
Tout entière à l’amour abandonner ton âme.
De ce charme funeste un moment enivré,
Demain tu partiras, jaloux, désespéré ;
Demain, tu trouveras mille fois plus cruelle
L’horreur dont est suivie une absence éternelle.

ABENHAMET.

Demain ! ah ! va, pour moi cette horreur, ces tourmens,
Ne seront que trop vite apportés par le temps ;
Sans aller, poursuivi par leur fatale image,
À les souffrir d’avance épuiser mon courage.
Que viens-tu me parler de demain, d’avenir ?
Puis-je encore y songer, lorsqu’elle doit venir ?
Loin de moi tout penser qui n’est pas Zoraïde !
Elle seule, et puis rien, rien après, cher Séide.
Je ne puis, je ne veux rien prévoir du destin,
Je dois la voir ce soir, que m’importe demain !

SÉIDE, à part.

Mon Dieu ! protégez-les !

ABENHAMET, écoutant.

                                              Écoute… l’on s’avance,
On vient… non… ma voix seule interrompt le silence.
Séide, c’est ici qu’en des jours plus heureux,
Son vieux père jadis la promit à mes vœux.
Là, jouissant en paix de sa douce présence,
Du bonheur attendu je goûtais l’espérance ;
Alors…

SÉIDE.

              Oui, mais depuis ? As-tu donc oublié
À quel sort maintenant son destin est lié ?

ABENHAMET.

Ah ! cruel, ta raison m’accable et me déchire.
Quoi ! ne devais-tu pas, respectant mon délire,
Quand ainsi j’oubliais un instant ma douleur,
Me laisser ma démence, à défaut de bonheur !
Mais non, me rappelant son hymen exécrable,
Tu me fais souvenir combien elle est coupable

Mais elle ne l’est pas ; non, cet hymen fatal
N’est que le fruit affreux d’un complot infernal,
Et peut-être sa bouche en ces lieux va m’apprendre
Ce secret odieux, que je ne puis comprendre ;
Vainement tout me dit qu’elle a pu me trahir,
Mon cœur la plaint, l’excuse, et résiste à haïr.

SÉIDE.

Tu cherches à tromper la douleur qui t’anime.

ABENHAMET.

Oh ! ne m’empêche pas de douter de son crime !
Si j’en étais certain, sais-tu qu’en ma fureur,
Je pourrais lui plonger un poignard dans le cœur ?
Et que de ce poignard, teint d’un sang infidèle,
Je pourrais me frapper et mourir vengé d’elle ?

SÉIDE.

Ah ! grand Dieu !

ABENHAMET.

                                Prends pitié d’un amant insensé,
Ne me détrompe pas si je suis abusé.
Séide, laisse-moi mon erreur consolante ;
Songe que j’ai besoin de la croire innocente ;
Que l’hymen, à mes vœux l’enlevant sans retour.
Ne m’a point arraché cet invincible amour
Qui me brûlait jadis, qui me consume encore,
Qu’à peine je contiens dans l’âme qu’il dévore ;
Cet amour, qui, naguère encor pur et sacré,
Par des nœuds immortels dut être consacré ;
Qui, souvent au combat me guidant plus terrible,
M’a presque fait douter qu’il fut rien d’impossible ;
Qui doublait à la fois ma force et ma vertu ;

(Abenhamet prend la main de Séide.)

Ce lent et doux poison dont l’ardeur… Aimes-tu ?

SÉIDE.

Non, de l’amour encor mon cœur sait se défendre.

ABENHAMET, repoussant la main de Séide.

Insensé ! je parlais à qui ne peut m’entendre !
Quoi ! tu n’as point aimé ? tu n’aimes pas, ami ?
Tu n’as donc pu jamais être heureux qu’à demi ?
Qu’Abenhamet te plaint de ton indifférence !

SÉIDE.

A-t-il donc pour me plaindre oublié sa souffrance ?
Mais, ami, laissons là ce que j’éprouve ou non,
Et si tu peux encore écouter la raison,
Si sa voix…

ABENHAMET.

                        Que dis-tu ? moi l’écouter, la suivre ?
Réponds-moi ; quand l’honneur, quand la gloire t’enivre,
Lorsque pour la chercher tu voles aux combats,
Si l’on venait te dire, en retenant tes pas,
Que t’offrant loin des camps un bonheur pur, tranquille,
La raison te rappelle… à ton cœur indocile,
Repoussant tout conseil, affermi dans son choix,
Vainement la raison ferait parler sa voix,
Tu ne l’entendrais pas. Eh bien ! tu peux m’en croire,
L’amour ne sait pas plus l’écouter que la gloire.
Quelles que soient, ami, celles que nous sentions,
Lorsque l’âme est ployée au joug des passions.
Quelques biens, quelques maux que l’on perde ou qu’on brave,
Le cœur sans réfléchir obéit en esclave.
Devant son objet seul tout fuit, tout disparaît ;
La passion commande, et la raison se tait.

SÉIDE.

Tu le prouves du moins… mais on s’approche… écoute,
On vient…

ABENHAMET.

                    C’est Zoraïde, oui, c’est elle sans doute.

SÉIDE.

Mais n’allons pas, avant de nous en assurer,
Par un funeste espoir nous laisser égarer ;
Éloignons-nous…

ABENHAMET.

                                Séide, oh ! ciel ! que peux-tu dire ?

SÉIDE.

Viens, malheureux, crois-en la crainte qui m’inspire.
Songe qu’un autre qu’elle ici peut te chercher ;
Dans ce doute fatal, tremble de t’approcher !
Viens !

(Il l’entraîne.)

Scène II

ZORAÏDE, INÈS.
ZORAÏDE, s’asseyant un moment, écoute avec inquiétude.

              Quelqu’un était là, des pas se font entendre ?

INÈS.

Et qui pourrait ici chercher à vous surprendre,
Madame ? quel mortel assez audacieux
Oserait pénétrer à cette heure eu ces lieux ?

ZORAÏDE, s’asseyant sous le bosquet de roses.

Je ne sais ; aujourd’hui, d’une invincible crainte,
Partout, à tout moment, je sens mon âme atteinte,
Et le plus faible bruit y portant la terreur.
Comme un pressentiment, retentit dans mon cœur.

INÈS.

Madame, repoussez un semblable présage.
Eh quoi ! lorsque fidèle au serment qui l’engage,
Boabdil envers vous esclave de sa foi…

ZORAÏDE.

Oui, son rival sans doute est sauvé pour la loi,
Mais sous ses pas la tombe est-elle bien fermée ?
Je voudrais, dans l’effroi dont je suis alarmée,
Qu’à l’abri des fureurs du sombre Boabdil,
Il eût foulé déjà la terre de l’exil.
Ciel ! devais-je jamais penser qu’en ma souffrance,
Je dusse quelque jour désirer son absence ?
À quel comble d’horreurs, grand Dieu, tu me réduis !

INÈS.

Madame, qu’à mon zèle un conseil soit permis.
Ici, tout vous rappelle une trop chère image ;
Quand vous avez besoin de tout votre courage,
Pourquoi dans ce jardin chaque soir revenir ?
Le jour vous êtes calme et semblez moins souffrir.

ZORAÏDE.

Calme ! par quelle erreur es-tu donc abusée ?
Tu ne sais donc plus lire au fond de ma pensée ?
Moi calme ! quand il faut dévorer ma douleur !
Quand il faut repousser mes larmes vers mon cœur !
Et lorsque, succombant sous le poids qui m’oppresse,
Il faut voir, vils témoins qui me suivent sans cesse,
Des femmes, dont l’œil sec observant tous mes pas,
Me regarde, s’étonne, et ne me comprend pas !
Toi, qui loin du pays où passa ton jeune âge,
Captive, à nos guerriers es tombée en partage,
Chère Inès, au-dessus d’un semblable destin,
Espagnole, un cœur libre est du moins dans ton sein :
Tu conçois ma douleur, mes regrets, ma tristesse.

INÈS.

Oui, je sais vous comprendre, ô ma noble maîtresse !

ZORAÏDE.

Et pourquoi voudrais-tu me priver aujourd’hui
Du douloureux plaisir de te parler de lui ?
Tu crains pour moi ces lieux tout pleins de sa présence,
Ah ! connais donc enfin leur charme, leur puissance !
Sais-tu bien, chère Inès, qu’il me semble, en ces lieux,
S’échapper de mon cœur pour paraître à mes yeux ?
Ce prestige enivrant d’un souvenir de flamme
Me le rend tel qu’il est aux regards de mon âme.
Oui, souvent, douce erreur ! je l’entends, je le vois.
Il me semble que l’air a retenu sa voix ;
Qu’il vient, que de ses pas le bruit me frappe encore,
Qu’il est là, qu’il me parle, et me dit qu’il m’adore.
Oui !


Scène III.

ZORAÏDE, INÈS, ABENHAMET.
ABENHAMET, qui a entendu Les derniers mots de Zoraïde, s’approche doucement et lui prend la main.

          Zoraïde !

ZORAÏDE, se levant et jetant un cri.

                            Oh ! ciel ! vous ici ! fuyez-moi !
Fuyez ! l’honneur le veut !

ABENHAMET.

                                                D’où le vient cet effroi ?
Je ne m’applique pas le trouble qui t’agite.
Quand tu m’as appelé, tu veux presser ma fuite ?
Près de moi, Zoraide, ah ! bannis ta frayeur ;
Elle empoisonnerait ce moment de bonheur.

ZORAÏDE.

Moi l’appeler ! jamais : quelle horreur m’environne !
Si tu peux deviner tout ce que je soupçonne,
S’il t’est possible encor d’échapper au trépas,
Fuis, te dis-je ! en ces lieux je ne t’attendais pas !

ABENHAMET, tirant de son sein un bouquet, le montre à Zoraïde.

Tu ne m’attendais pas ? quoi ! ces fleurs, ce message
Qui d’un reste d’amour m’avait semblé le gage,
N’était pas de toi ?

(Il rejette loin de lui le bouquet avec colère.) [1]
ZORAÏDE.

                                  Non, je le jure, mon Dieu !
Fuis, ou laisse-moi fuir ; Abenhamet, adieu !

ABENHAMET.

Tu ne m’attendais pas ? Oh ! ciel !

INÈS.

                                                              Venez, madame.

ABENHAMET, saisissant fortement la main de Zoraïde.

Reste ! tu viens d’ôter la pitié de mon âme.
Je sens presque, à l’horreur dont je suis agité,
Que je verrais ta mort avec tranquillité !
Oui !

INÈS.

          Venez.

ZORAÏDE.

                      L’insensé ! le désespoir l’égare.
Je ne puis…

ABENHAMET.

                      Quel que soit le sort qu’on me prépare,
Je l’attends ! sous mes pas l’abîme peut s’ouvrir.

ZORAÏDE.

Fuis !

ABENHAMET.

            Crois-tu que je tremble, au moment de mourir ?
Qu’ai-je, pour aimer seul, tant besoin de la vie ?
La tombe est désormais l’asile que j’envie.
Va, tu creusas la mienne en trahissant ta foi ;
Elle va m’être au moins plus fidèle que toi.

ZORAÏDE.

Ah ! cruel ! de quels coups vous venez de m’atteindre,
Vous ne m’épargnez pas !

ABENHAMET.

                                                Moi ! j’ai tort de me plaindre.
Boabdil en effet dut l’emporter sur moi :
Oui, tu m’as dû trahir, car je ne suis pas roi.

ZORAÏDE.

Le malheureux !

ABENHAMET.

                              Croyez aux sermens d’une femme !
Quand l’espoir d’être aimé vous brûle de sa flamme,
Laissez-la vous jurer un amour éternel ;
Voyez, pour vous unir, se préparer l’autel ;
Et puis, qu’il vienne un roi dans sa grandeur suprême,
Pour présent d’hyménée offrant un diadème,
Dussiez-vous être aimé, dût-il être haï,
Qu’il vienne un roi, vous dis-je, et vous serez trahi !

ZORAÏDE.

Ciel !

ABENHAMET.

            Mon Dieu, ne peux-tu m’arracher la mémoire
De ces temps de bonheur où je n’aurais pu croire
Que celle que j’aimais dût préférer, un jour,
La couronne à mon cœur, la puissance à l’amour ?

ZORAÏDE.

Non ! vous ne croyez pas qu’hélas ! je les préfère ;
Qu’un trône, des grandeurs, sans vous puisse me plaire.
Vous le dites en vain, j’en atteste les cieux !
Vous ne le croyez pas : vous me connaissez mieux.

ABENHAMET.

Alors, à Boabdil pourquoi t’es-tu donnée ?

ZORAÏDE.

Pourquoi ? quand à l’autel où je me suis traînée,
J’ai pu, malgré mon cœur, l’accepter pour époux ;
Savez-vous, malheureux, qui m’y forçait ?

ABENHAMET.

                                                                              Qui ?

ZORAÏDE.

                                                                                        Vous !

ABENHAMET.

Moi ! comment ? qu’as-tu dit ?

ZORAÏDE.

                                                          Oui, toi, dont la victoire
Avait, dans son caprice, osé trahir la gloire ;
Qui, vaincu, sans défense, allais, dans ton malheur,
Perdre, hélas ! à la fois l’existence et l’honneur.
D’impatiens bourreaux préparaient ton supplice ;
Eh bien ! je t’ai trahi : cet affreux sacrifice,

Quand la mort l’attendait, je l’ai dû consommer,
Pour te sauver ainsi, qu’il a fallu t’aimer !

ABENAMET, avec humeur.

Et pourquoi les as-tu sauvés, ces jours horribles ?
Ces jours à supporter désormais impossibles ?
Qui te l’a dit ? moi-même, en te rendant ta foi,
Voulant vivre, ai-je été te crier : sauve-moi ?
Si Boabdil a pu, dans sa fausse clémence,
Au prix de mon bonheur vendre mon existence,
Tu cherchais une cause à tes lâches amours :
Et je n’accepte pas ce présent de mes jours.

ZORAÏDE.

Vous êtes bien cruel.

ABENHAMET.

                                      Dis plutôt bien coupable.
Pardonne ! je m’égare, et la douleur m’accable.
Si tu pouvais savoir jusqu’où vont mes regrets,
Je sens que, par pitié, tu me pardonnerais.

(Pendant les derniers mots d’Abenhamet, Aly et les trois Zégris entrent sans être vus d’Abenhamet, de Zoraïde et d’Inès.)

Scène IV.

ALY, ABENHAMET, ZORAÏDE, INÈS, trois Zégris.
(Aly et les trois Zégris vont se placer contre le bosquet opposé à celui où se trouvent Abenhamet et Zoraïde.)
ALY, aux Zégris en leur montrant Abenhamet et Zoraïde.

Les voilà, s’enivrant de leur bonheur funeste.

ZORAÏDE, sans voir Aly et les trois Zégris.

Et moi, quand j’ai formé ces nœuds que je déteste,
Sais-tu combien mon cœur s’est livré de combats ?
Non ! deux fois dans sa vie on ne les ressent pas,
Ces craintes, ces tourmens qu’en vain on voudrait rendre,
Que celui qui les souffre, hélas ! peut seul comprendre !

ABENHAMET.

Va, s’il était un mot qui pût donner la mort,
Ce que je viens d’entendre aurait fini mon sort.
Quoi ! tu ne sais donc point de parole qui tue ?
La mort ne vient donc pas quand elle est attendue ?
Comme elle tarde ! Eh bien ! il la faut devancer !
Il faut enfin…

ZORAÏDE, lui arrachant le poignard.

                            Oh ciel ! quel odieux penser,
Tout mon sang vers mon cœur se retire et se glace !
Malheureux !

ABENHAMET.

                        De mes jours que veux-tu que je fasse ?
Loin de tout ce qu’il aime, et de honte accablé,
Est-il quelque bonheur qui reste à l’exilé ?
Irai-je défier, pour lutter de courage,
À défaut d’ennemis, quelque tigre sauvage ?
Irai-je, quand c’est toi, c’est l’honneur que je perde,
Fatiguer de mes cris les échos des déserts ?
Non ! j’ai perdu le droit de servir ma patrie :
C’est un bien que la mort, quand la gloire est flétrie.
J’avais cru pouvoir vivre, et je suis détrompé.
Des plus horribles coups le destin m’a frappé ;
L’existence est pour moi d’u^n poids insupportable ;
Et puisque dans mon sort tout espoir est coupable,
Laisse-moi donc mourir !

ZORAÏDE.

                                                Oui, soyez sans pitié,
Versez-le, tout ce sang que ma main a payé.
Vainement à la mort j’aurai cru vous soustraire ;
Expirez à mes yeux, et comblez ma misère.
Quoi ! le malheur vous trouve abattu sous ses coups !
Faible femme, j’ai donc plus de force que vous !
j’ai pu ne pas mourir, et vous ne pourriez vivre !
Quoi ! le fier Boabdil lui-même vous délivre,
C’est lui qui, de vous deux, seul est juste aujourd’hui,
Et vous êtes pour moi plus barbare que lui !
Soyez-le, mais sachez que moi-même frappée,
De cette arme fatale à vos mains échappée,
Sans la tombe avec vous je descends à l’instant.
Si vous l’osez encor, frappez-vous, maintenant.
Voilà votre poignard.

(Zoraïde rend le poignard à Abenhamet.)
ABENHAMET, hésitant à reprendre le poignard.

                                          Quelle est donc ta puissance ?
D’où vient que cette main et frémit et balance ;
Que, par un mot de toi, mon bras est arrêté ?
Tu m’aimes, Zoraïde ?

ZORAÏDE.

                                          En avez-vous douté ?

ABENHAMET, avec passion, et rejetant le poignard qui va tomber à côté d’Aly, qni le ramasse et exprime par son geste une grande satisfaction.

Non ! je n’en doute pas ! nos deux cœurs sont les mêmes ;
Le mien interrogé me répond que tu m’aimes.
Eh bien ! assez hardis pour oser être heureux,
Oublions l’univers et vivons pour nous deux !
Viens, suis-moi, loin, bien loin. Pourvu qu’il nous rassemble,
Qu’importera l’asile où nous serons ensemble ?
Toute terre est féconde, et tout ciel parfumé,
Dans les lieux où l’on aime, où l’on se sent aimé.

Viens ; dans tous les climats le bonheur s’habitue.
Choisissons dans l’Afrique une rive inconnue :
Là, séjour enchanté de l’amour, de la paix,
Ma cabane au désert deviendra mon palais.
Zoraïde, pour nous quel avenir s’apprête !
Sous mon toit de palmier viens reposer ta tête.
Quels jours s’écouleront plus heureux que les tiens !
Je les entourerai de tant d’amour !… Oh ! viens !

ZORAÏDE.

Qui, moi ? moi, mériter le malheur par le crime !
De quel égarement êtes-vous la victime ?
Avez-vous pu penser qu’à ce cœur abattu
L’infortune ferait oublier la vertu ?
Non, ne l’espérez pas ; à mes sermens fidèle,
Je serai malheureuse, et non pas criminelle.

ABENHAMET.

J’ai pu te proposer de trahir ton devoir ?
De me suivre ? Ah ! mon cœur, s’il l’a pu concevoir,
Désavoue à jamais ce projet condamnable.
Je sais trop bien t’aimer, pour te rendre coupable.
Mais, avant de partir, que du moins, pour adieu,
J’entende un mot d’amour, un mot… bientôt, grand Dieu !
L’Africain doit me voir sur son brûlant rivage.
J’y veux pour mes tourmens emporter du courage ;
Oh ! donne-m’en ! sans toi, sous le ciel du désert,
Je vais souffrir encor plus que je n’ai souffert.
Quand l’honneur m’y défend jusques à l’espoir même,
Zoraïde, qu’au moins je me dise : elle m’aime !
Oh ! dis-moi qu’il n’est pas d’absence pour le cœur ;
Dis-le-moi, j’ai besoin de ce dernier bonheur.

ZORAÏDE.

Oui ! ma douleur m’arrache à ma contrainte extrême.
Pars, ne crains rien du temps, de l’espace, je t’aime !

Je t’aimerai ! pars, cède à l’honneur, au devoir ;
Pars, je croirai toujours et t’entendre et te voir !
Va, je puis supporter l’épreuve de l’absence,
Oh ! oui, ton souvenir me rendra ta présence’
À toute heure, en tout lieu, je te retrouverai.
(Montrant son cœur.)
C’est là, c’est dans mon cœur que je te reverrai.
Tu pars, mais c’est en vain, je te suivrai de l’âme ;
Je croirai près de toi, sous un ciel tout de flamme,
Respirer l’air brûlant qu’on respire au désert ;
Je croirai… Ciel ! que dis-je ? oh ! ma tête se perd !
Qu’ai-je fait ?

ABENHAMET.

                          Zoraïde, oh ! parle ! dis encore
Que tu m’aimes ! Ta voix, cette voix que j’adore,
Est si touchante ! un mot, un encor par pitié !

ZORAÏDE.

Malheureux ! mon devoir était presque oublié.

ABENHAMET.

Eh bien ! va-t’en, va-t’en ! ma raison expirante
Se ranime à ta voix, m’accable et m’épouvante :
Elle reprend enfin tout son pouvoir sur moi ;
Mais n’attends pas, va-t’en !

ZORAÏDE.

                                                    Adieu, veille sur toi !


Scène V.

ABENHAMET, ALY, les trois Zégris.
ABENHAMET, croyant parler à Séide, s’avance vers Aly qui s’approche de lui.

Viens, j’ai promis de vivre et de fuir Zoraïde :
Quittons ce lieu funeste ; éloignons-nous, Séide.
Viens, c’en est fait, l’honneur m’en bannit pour toujours.

ALY.

Où vas-tu donc ?

ABENHAMET, entouré des Zégris, regarde à sa ceinture et s’aperçoit qu’il est sans armes.

                                Aly !… Ciel ! rien… À mon secours !
Où fuir ? Dieu !

ALY.

                            Va, crois-moi, renonce à la défense ;
La fuite est impossible.

ABENHAMET.

                                            Et je suis sans vengeance !
Pas un glaive ! pas un, pour déchirer son cœur !

ALY.

À quoi te servira cette vaine fureur ?
Tu ne peux t’échapper, tu n’as plus qu’à te rendre !
Tout est gardé.

ABENHAMET.

                            Le monstre était venu m’attendre.
Il est donc expliqué ce rendez-vous fatal !
Ils étaient là, veillant près du piége infernal.

Eh bien ! faut-il moi-même exciter votre rage ?
Contre moi ranimer votre lâche courage ?
Frappez, car vous devez avoir soif de mon sang ;
Que vos coups réunis en épuisent mon flanc.
Satisfaites enfin votre odieuse envie ;
Frappez, ouvrez ce cœur, arrachez-en la vie !
Mais si de la pitié, dans cet affreux moment,
Il reste dans votre âme un dernier sentiment,
Si je puis l’invoquer de ma voix expirante,
Sauvez au moins l’honneur d’une femme innocente !
Ah ! sauvez-le ; dût-elle être immolée aussi !
Frappez-moi ! mais, pour Dieu ! loin d’ici, loin d’ici !

ALY.

Soin touchant !

ABENHAMET.

                            Ciel vengeur, de cet indigne outrage
Tu ne le punis pas ?

ALY, ironiquement.

                                    Lorsque l’Abencerrage
Porte dans les combats le vêtement guerrier,
On lui voit pour emblème, et sur son bouclier,
Un lion enchaîné par la main d’une femme ;
Ainsi…

ABENHAMET.

              N’achève pas ; je t’ai compris, infâme !
Oh ! oui ! c’est vainement qu’il rugit de fureur.
Le lion qui s’est pris dans les rets du chasseur !
En vain il se débat dans sa force inutile,
Mais s’il pouvait soudain, quand le chasseur tranquille,
Orgueilleux de sa ruse, insulte à son effort,
Du piège s’élancer aussi libre que fort,
Celui qui l’insultait, alors moins téméraire,
Peut-être n’oserait défier la colère

Du terrible lion, qu’on verrait de ses dents
Déchirer du chasseur les membres palpitans ;
Puis, vainqueur dédaigneux, calme et fier dans sa joie,
Le laisser aux vautours comme une indigne proie !
Mais tu peux le braver, dans ton lâche transport :
Car il est pris au piège, et tu ris sur le bord !

ALY.

Au nom de votre roi, Zégris, qu’on le saisisse !
Que l’on cherche partout s’il n’a pas de complice !
Et s’il refuse ici de marcher sur vos pas,
Appelez à votre aide, et…

ABENHAMET.

                                                Ne m’approchez pas !
Non ! puisque c’est ainsi que le sort en décide,

(À part.)

Je vous suis. Dieu suprême, as-tu sauvé Séide ?

(Il sort avec les Zégris. La toile tombe.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.

ACTE III.


Le théâtre représente une chambre de l’appartement de la reine. Au lever de la toile, ses femmes sont debout, tenant des téorbes dont elles jouent ; Zoraïde est sur un sopha placé contre une fenêtre ; elle a la tête appuyée sur un de ses bras posé sur son téorbe. La chambre est ornée de caisses de fleurs. On entend quelques sons de la ritournelle avant le lever du rideau.

 

................
Le crime s’apprend vite enseigné par la haine.

Élisa Mercœur.
 



Scène PREMIÈRE

ZORAÏDE, INÈS, Femmes de la Reine.
ZORAÏDE, après un moment de silence, relève lentement la tête, laisse aller son téorbe, se retourne et dit à Inès qui est près d’elle :

Fais-les sortir, Inès ; ces accords, ces accens
Me font mal… je ne puis écouter plus long-temps.

(Inès s’approche des femmes ; elles sortent. Zoraïde continue.)

Ciel ! mon cœur a-t-il donc usé tout son courage !

(Inès revient.)

Que voulait-il me dire en pariant d’un message ?

D’un rendez-vous donné ? Par un espoir fatal,
L’aurait-on attiré dans un piège infernal ?
Aurait-il succombé ? L’infortuné peut-être
Est expiré déjà sous le poignard d’un traître ;
Et pour le massacrer on s’est servi de moi !
Oh ! je me sens troubler d’un invincible effroi !

INÈS.

Pourquoi prolongiez-vous cet entretien funeste ?
Il fallait fuir.

ZORAÏDE.

                        Le ciel, qu’ici ma bouche atteste,
Sait que je le voulais, mais, inutile effort ;
La prudence et l’amour sont-ils toujours d’accord ?
Pour la dernière fois quand on voit ce qu’on aime,
On se sent arrêter par une main suprême ;
Une chaîne invisible, hélas ! retient nos pas ;
On veut fuir, on le doit, mais on ne le peut pas !

INÈS.

Quand du généralif vous sortiez éperdue,
Se plaignant d’une voix qu’à peine ai-je entendue,
Quelqu’un (oui, c’étaient bien les soupirs d’un mourant).
Quelqu’un près d’un bosquet se traînait expirant.

ZORAÏDE, jetant un cri.

Grand Dieu ! mort ! et pour moi, malheureuse !

INÈS, effrayée.

                                                                                        Ah ! madame !
Qu’ai-je dit ? quelle erreur a passé dans votre âme ?
Remettez-vous. À peine alors le quittions-nous ;
Non, ce n’était pas lui ; de grâce, calmez-vous.

ZORAÏDE.

Ciel ! qui donc pouvait-ce être ? Ah ! pour combler l’abîme

Il n’aura pas fallu qu’une seule victime ;
Ils n’auront pas donné qu’une proie à la mort !

INÈS.

Ah ! calmez s’il se peut ce douloureux transport,
Madame…

ZORAÏDE, sans écouter Inès.

                  Dans la tombe ils l’auront fait descendre !

(Elle s’interrompt et reprend avec un accent plus ferme.)

Allons, j’aurai, je sens, la force de l’apprendre.
Oui ! d’un doute mortel quand on craint de sortir,
On ne vit pas, on est plus de temps à mourir.
Sors, vois ce qui se passe, interroge, examine ;
Un grand secret souvent par un mot se devine.
Sors, et si l’on te dit qu’il ne vit plus… Eh bien !
Ne cherche point, Inès, à me déguiser rien ;
Vainement ta pitié se trompant dans son zèle,
Penserait me cacher cette triste nouvelle ;
Je saurais tout… il est de ces secrets affreux,
Que rien ne peut cacher au cœur du malheureux !
Va…


Scène II.

ZORAÏDE, seule, sans s’apercevoir qu’Inès est sortie.

          Non, reste plutôt, mon âme anéantie

(Elle se retourne.)

Ne pourrait, je le sens… reste… Déjà sortie.
Ah ! je vais donc bientôt connaître tout mon sort !
Hélas ! Inès déjà sait peut-être sa mort.
Mais, que dis-je, insensée ! et qu’en apprendra-t-elle ?
Choisi pour confident le cercueil est fidèle,

Et des secrets plongés dans sa profonde nuit,
Pas un seul ne s’échappe !… Ah ! ciel ! d’où vient ce bruit ?

(Elle va à la fenêtre et regarde.)

Si c’était… Mais non, rien, rien que le pas des gardes.
Mon Dieu ! rends donc plus forte une âme où tu regardes.

(Elle écoute.)

On vient, cette fois… Non, c’est encore une erreur,
Et le calme est partout, excepté dans mon cœur.
Oh ! je voudrais du bruit, ce silence m’accable.

(Après un long silence.)

Combien on doit souffrir, alors qu’on est coupable !
Comme on doit éprouver de déchirans transports,
Lorsqu’il faut au malheur ajouter le remords !
Ah ! je dois rendre grâce encor, dans ma souffrance,
Au ciel qui par pitié m’a laissé l’innocence.


Scène III.

ZORAÏDE, ALY.
ALY, entrant doucement par une porte de côté, et la refermant sans bruit ; à part.

Enfin, l’impunité m’est promise… Avançons.

ZORAÏDE, entendant le bruit que fait Aly, croit que c’est Inès.

En est-ce fait, Inès ? Et mes tristes soupçons

(Elle se retourne et aperçoit Aly.)

Ont-ils ?… Quoi ! pénétrer ainsi chez une femme ?
Je vais…

ALY, l’interrompant.

                N’appelez pas ! gardez-vous-en, madame !
Nous devons être seuls. Il faut que, dans l’instant,
Ici, je vous révèle un secret important.

ZORAÏDE, troublée.

Un secret… à moi… vous ?

ALY.

                                                Oui, vous allez m’entendre.
Il ne me faut qu’un mot pour me faire comprendre.
Dans le généralif…

ZORAÏDE, effrayée.

                                    Ciel !

ALY.

                                                Ah ! vous devinez ;
Vous voyez, rien qu’un mot, et vous me comprenez.

ZORAÏDE, troublée.

Qui, moi ! qu’ainsi j’entende un secret que j’ignore ?

ALY.

Oui.

ZORAÏDE.

        Si vous l’avez dit, pourquoi rester encore ?

ALY.

Eh bien ! il n’est plus temps de chercher des détours,
D’employer avec vous d’inutiles discours ;
Un tout autre secret me reste à vous apprendre.
Mais que je puisse ou non, madame, vous surprendre,
De quelque trait qu’ici j’atteigne votre cœur,
Tâchez, si vous pouvez, d’écouter sans frayeur :
Soyez calme ; il le faut, et veillez sur votre âme.
(Il lui montre la fenêtre qui donne sur le jardin.)
Hier, dans ce jardin, j’étais aussi, madame.
Abenhamet…

ZORAÏDE, effrayée.

                        Ah ! ciel ! dites donc qu’il n’est plus !
Quand un seul vous suffit, que de mots superflus !

ALY.

On peut juger, madame, à l’effroi qu’il inspire,
L’amour… Mais calmez-vous, il existe…

ZORAÏDE, vivement.

                                                                          Il respire !
Est-il vrai ?… parlez donc !

ALY.

                                                  Décidez de son sort ;
C’est à vous de choisir ou sa vie, ou sa mort.
Vous connaissez la loi qui punit l’adultère ?

ZORAÏDE.

Malheureux ! osez-vous ?

ALY.

                                                Où prouver le contraire ?
Quand par un imprudent votre honneur compromis,
Quand au généralif Abenhamet surpris…

ZORAÏDE.

Ah ! pouvez-vous… sachant qu’il ne fut pas coupable !
Attesteriez-vous bien ce parjure exécrable ?
Quand le ciel et mon cœur…

ALY.

                                                    Qu’importe ces témoins !
Coupable ou non, madame, il le paraît du moins.
Contre ceux qu’on accuse on croit à l’apparence :
Impossible à prouver, qu’importe l’innocence !

ZORAÏDE, indignée.

Ah ! sortez à l’instant, ou j’appelle…

ALY.

                                                                    Sortir !
Et vous ne savez pas où je veux eu venir.

Je ne vous ai pas dit qu’il vous fût impossible
D’éviter et la honte et le supplice horrible
Qu’au crime d’adultère a réservé la loi.
Je ne vous l’ai pas dit, madame ; écoutez-moi :
De votre volonté votre sort va dépendre,
Et vous pouvez sauver, si vous daignez m’entendre,
Les jours d’Abenhamet, les vôtres et l’honneur.

ZORAÏDE, d’un air suppliant.

Le sauver, dites-vous ? Ah ! de grâce, seigneur,
Si par un faux espoir je ne suis pas séduite,
Achevez. Doutez-vous qu’un seul instant j’hésite ?

ALY.

Eh bien ! c’en est donc fait ! que le masque arraché
Vous découvre aujourd’hui ce que j’ai tant caché ;
Qu’un secret fatigant s’échappe de mon âme !
Trois ans d’un cœur de feu j’ai comprimé la flamme,
Et j’ai, honteux d’aimer d’un amour dévorant.
Feint de ne vous pas voir en tous idolâtrant.
Mais c’est trop supporter cette contrainte extrême…
Vous pâlissez, madame !

ZORAÏDE, épouvantée.

                                              Il m’aimait ! Dieu suprême !
As-tu pu me réduire à cet excès d’horreur !
Vous m’aimez ! Ah ! sortez ! car vous me faites peur !

ALY froidement.

Ainsi je vous étonne et je vous épouvante !
Je croyais vous trouver plus calme ou plus prudente.
J’ai cru que, pour m’entendre avec moins de terreur,
D’assez chers intérêts parlaient à votre cœur.
On tremble d’irriter qui l’on pense être à craindre.
Vous, à qui je fais peur, bien loin de vous contraindre,

Vous semblez oublier, madame, en ce moment ;
Que je dispose seul des jours de votre amant ;
Qu’un refus peut le perdre ainsi que votre gloire ;
Et qu’en vous accusant je puis me faire croire.

ZORAÏDE, avec horreur.

Je comprends ; vous m’osez proposer sans pudeur
De perdre la vertu pour conserver l’honneur.
Vous pensez que, comblant votre indigne espérance,
Je pourrai, d’un tel prix payant votre silence,
Jusqu’à vous écouter m’abaisser aujourd’hui…

ALY.

Vous me bravez pour vous ; vous m’entendrez pour lui !

ZORAÏDE, avec fermeté.

Non, dût-il en ces lieux m’en supplier lui-même.
J’ai pu trahir l’amour pour sauver ce que j’aime.
Préférable à sa mort, quoi qu’il m’en ait coûté,
À choisir mon malheur je n’ai point hésité.
Je l’ai dû ; mais s’il faut que je me déshonore,
Cruel, n’attendez pas que je le sauve encore !

ALY.

Libre à vous. Mon amour vous paraît un affront,
Je le sens, la beauté ne pare plus mon front ;
Il est tout sillonné par la gloire et par l’âge,
Et trente ans de victoire y marquent leur passage.
Mais si le temps m’ôta le droit de vous charmer,
Il n’a pu me ravir celui de vous aimer.
Ce n’est pas au matin que le soleil dévore ;
Le cœur ne pourrait-il brûler qu’à son aurore ?
Faudrait-il pour aimer être jeune toujours ?
Ne sentirait-on rien au déclin de ses jours ?
Ce sont nos passions qui font notre jeunesse ;
Quand des miennes enfin j’ai conservé l’ivresse,

Mon cœur est jeune encore et mon front seul est vieux.
Mais j’ai perdu pour vous le prestige des yeux.
Cet amour, qui trois ans s’irrita dans mon âme,
Lorsqu’il fait bouillonner tout mon sang qu’il enflamme,
N’excite, hélas ! en vous qu’un sentiment d’horreur.
Tremblez à votre tour d’exciter ma fureur !
Tremblez de prolonger ce refus qui m’outrage !
Sur le point d’éclater, n’attirez pas l’orage ;
Songez qu’en ce moment je dois être écouté ;
Songez qu’on permet tout à la nécessité.

ZORAÏDE.

Jamais le déshonneur ne devient nécessaire.

ALY.

Mais la mort vous attend !

ZORAÏDE, dignement.

                                                Mais moi, je la préfère :
Mon cœur a peur du crime et non de l’échafaud.

ALY.

C’est votre dernier choix ? c’est votre dernier mot ?

ZORAÏDE.

Oui.

ALY.

        Refuser l’amour, c’est accepter la haine !

ZORAÏDE.

C’est refuser le crime y en acceptant la peine !

ALY, avec rage.

Ce mépris, de mes feux vient d’étouffer l’ardeur !
Je ne suis plus enfin que votre accusateur.
Connaissez désormais quel est votre partage :
Sachez que rien ne peut vous soustraire à ma rage ;

Que j’ai dû tout prévoir et que j’ai tout prévu ;
Qu’introduit en ces lieux personne ne m’a vu ;
Qu’un passage secret m’a servi pour m’y rendre ;
Qu’un signal que j’attends, que seul je puis comprendre,
Va m’indiquer l’instant où je dois en sortir.
Rien ne peut m’accuser, ne peut me démentir.
Je ne suis pas de ceux qui se laissent surprendre,
Madame, et contre vous je puis tout entreprendre.
D’autant plus que, certain de mon impunité,
Ma haine peut agir en pleine liberté !
Vous périrez tous deux, mais d’une mort terrible,
Infâme !… Et moi, fidèle à ma vengeance horrible,
J’irai… N’espérez pas que sur votre tombeau,
J’en éteigne jamais le funeste flambeau !
D’un reproche odieux flétrissant votre gloire,
Vous poursuivant encor, c’est sur votre mémoire
Que je me vengerai, quand vous ne serez plus ;
Et voilà de quel prix je paîrai vos refus !

ZORAÏDE.

Ah ! Je ne puis, hélas ! prouver mon innocence ;
Et vous accomplirez cette injuste vengeance.
Mais, quels que soient les maux que je souffre en ce jour,
Je les préfère encore à votre indigne amour !
Mon cœur est pur ; s’il faut qu’aujourd’hui je succombe,
Votre victime en paix descendra dans la tombe.
Calme, sur l’échafaud je recevrai la mort :
Car on meurt sans effroi, quand on meurt sans remord !

(Ici un refrain guerrier se fait entendre dans le lointain ; Aly tressaille.)
ALY.
 (À part.)          (Haut.)

Le signal !… Pour vos maux vous aurez du courage ;
Mais des siens, dites-moi, soutiendrez-vous l’image ?
Pourrez-vous, sans frémir, voir cet être adoré,
Dans sa longue torture expirer par degré,

Et sous les coups trop lents du fer qui le déchire,
Accuser en mourant l’amour qu’il doit maudire ?
Non, non ! vous ne pourrez et l’entendre et le voir,
Dans son délire affreux, rugir de désespoir !
Et pour adieu peut-être exhalant un blasphème,
Épuisé de souffrance, exécrer ce qu’il aime.
Ce n’est pas tout ! j’irai pour combler vos tourmens,
En vous apparaissant à vos derniers momens,
Comme un ange de mort qui vient chercher sa proie,
Recueillir vos douleurs dans ma terrible joie !


Scène IV.

ZORAÏDE, seule, dans le plus grand trouble.

L’ai-je bien entendu, cet exécrable adieu ?
Un songe horrible a-t-il… Non, tout est vrai, grand Dieu !
(Avec un sentiment de désespoir.)
Quoi ! tu vas donc mourir, et c’est moi qui l’ordonne !
C’est moi qui veux ta mort ! Oh ! pardonne, pardonne,
Si, libre dans le choix du crime ou du malheur,
Je n’ai pu préférer tes jours à mon honneur !…

(Elle entend marcher.)

Ciel ! le monstre vers moi reviendrait-il encore ?


Scène V.

ZORAÏDE, INÈS.
INÈS.

J’ai tout interrogé, mais en vain, et j’ignore
Jusques à ce moment… Que vois-je ? quel effroi.
Sauriez-vous ?… mais comment ?

ZORAÏDE.

                                                            Oui ! j’en sais plus que toi
Je sais quel sort affreux à tous deux on prépare.

INÈS.

Quel désordre effrayant de votre âme s’empare ?
Madame, s’il se peut, remettez-vous, hélas !
Boabdil me suivait, il vient, j’entends ses pas.


Scène VI.

BOABDIL, ZORAÏDE, INÈS.
BOABDIL.

Combien elle tardait à mon impatience,
L’heure qui chaque jour me rend votre présence !
Mais enfin…

ZORAÏDE.

                      Ah ! seigneur, laissez-moi vous quitter !
D’un trouble trop cruel je me sens agiter ;
Je ne pourrais, hélas ! entendre ni répondre.

(À Inès.)

Sortons.


Scène VII.

BOABDIL, seul.

                Quel trouble, ô ciel ! peut ainsi la confondre ?
Ah ! m’en puis-je étonner ? cette horreur, cet effroi,
J’ai tout fait pour qu’on dût les ressentir pour moi !
Mais, qui l’agite ainsi ? qui peut ? Quoi !… saurait-elle
Qu’à mes sermens déjà lâchement infidèle,

Du triste Abenhamet j’ai pu dans ma fureur…
Non, je m’effraie eu vain, ma crainte est une erreur ;
Le mystère et la tombe ont caché ma victime…
On tremble donc toujours, quand ou commet un crime !
Et je l’ai mérité, ce tourment éternel,
Ce remords, qui, veillant au cœur du criminel,
Comme un lien de feu l’environne et l’enchaîne !
Mon père, Zoraïde, oui ! votre juste haine,
Horrible châtiment, est due à mes forfaits…
Je ne dois plus attendre un seul instant de paix.
Voilà donc les plaisirs qui suivent la vengeance !
Je l’ai voulu, pourquoi m’en plaindre…


Scène VIII.

BOABDIL, un Garde.
BOABDIL.

                                                                          Qui s’avance ?
Soldat, que voulez-vous ?

LE GARDE.

                                                Près de ces lieux, seigneur,
D’un entretien secret réclamant la faveur,
Le chef des Zégris…

BOABDIL.

                                      Ciel !… qu’il entre à l’instant même !

(Le soldat sort.)

Mon crime est-il déjà consommé, Dieu suprême ?


Scène IX.

BOABDIL, ALY.
ALY.

Pardonne à ton sujet, grand roi, d’oser ainsi,
Pour parvenir à toi, pénétrer jusqu’ici ;
Pardonne ; j’obéis au devoir qui m’engage.
Je viens d’un choc terrible ébranler ton courage.

BOABDIL.

Abenhamet peut-être à tes coups échappé…

ALY.

Oh ! non, mais à dessein je ne l’ai pas frappé…

BOABDIL.

Il vit ! Dieu soit loué, qui, sauvant ma victime,
M’envoya le remords pour empêcher le crime !
Écoute : dominé par un sombre transport,
Un instant j’ai cru voir mon salut dans sa mort.
Depuis, j’ai fait l’essai du tourment exécrable,
De cette juste horreur qui s’attache au coupable.
Je révoque envers lui l’arrêt que j’ai porté ;
Sa vie est nécessaire à ma tranquillité.
Qu’il la traîne, s’il faut, libre, errante ou captive,
Dans l’exil, dans les fers, n’importe ! mais qu’il vive !
Le poids du sang d’un homme est trop pesant pour moi !

ALY, à part.

Un tel fardeau bientôt s’allégira pour toi.

(Haut.)

Sans vouloir prononcer sur sa peine ou sa grâce,
Je ne puis le laisser ignorer sou audace :
Ton intérêt l’exige, et je dois…

BOABDIL.

                                                          Qu’a-t-il fait ?
Aurait-il donc aussi commis quelque forfait ?
Parle.

ALY.

          Tous les soupçons qu’en ton ardeur jalouse…

BOABDIL.

Eh bien ?

ALY.

                Ils sont tous vrais, ta criminelle épouse,
Infidèle à sa gloire…

BOABDIL.

                                      Arrête, malheureux !
Avant de m’accabler par ce secret affreux,
D’empoisonner le trait qui déjà me déchire,
Pourras-tu me prouver tout ce que tu vas dire ?
Ce qui t’a découvert leur noire trahison,
C’est une certitude, et non pas un soupçon ?
Les preuves, tu les as ?

ALY froidement.

                                          Je t’admire, et m’étonne
De cette confiance où ton cœur s’abandonne.
Dans sa haine pour toi, dans son amour pour lui,
Tu ne vois rien contre eux qui dépose aujourd’hui
Déjà, près d’accuser ma bouche d’imposture…

BOABDIL.

Oui, la haine aisément peut conduire au parjure !…
Elle l’aime !… elle peut être coupable… Ô Dieu !
Elle l’est… je te crois… Dans quel temps ?… dans quel lieu ?

ALY.

Cette nuit, au jardin, aux pieds de Zoraïde,
J’ai surpris ton rival.

BOABDIL.

                                        Les monstres ! la perfide !

ALY.

Mais…

BOABDIL.

            De mon déshonneur ils ne jouiront pas.

ALY.

Ce secret révélé…

BOABDIL.

                                Va donner le trépas !

ALY.

Ce n’est pas tout encor…

BOABDIL.

                                              Quel autre crime ? Achève.

ALY.

Dans leurs coupables mains j’ai vu briller le glaive
Qu’ils destinaient tous deux à te percer le cœur.
Mais j’ai su…

BOABDIL.

                        C’était donc trop peu de mon honneur ;
Il leur fallait ma vie ! Et cette épouse infâme,
La vertu dans la bouche et l’opprobre dans l’âme,
N’était donc, sans rougir, qu’un monstre de forfaits I
¥4. j’en doutais encor, malheureux ! j’en doutais !
Mais qui n’aurait pas eu ma folle confiance ?
Abusé comme moi par sa fausse innocence,

Qui ne l’aurait pas dite un ange de candeur ?
Ils me paîront bien cher cette fatale erreur !
D’un scrupule insensé je brise enfin la chaîne :
Le crime s’apprend vite, enseigné par la haine !
Tremble, couple odieux ! Boabdil aujourd’hui
Va mériter l’horreur que tu ressens pour lui.
Et vous qui m’insultez, vous, fiers Abencerrages,
Vous, dont j’ai trop long-temps supporté les outrages,
Qui vous applaudissant d’un horrible dessein,
Aiguisez vos poignards pour en percer mon sein…
Eh bien ! j’entre avec vous dans la lice du crime !
Mais, si vous n’y cherchez qu’une seule victime,
Je sens que, plus avide, à mon juste courroux
Je ne satisferai qu’en vous immolant tous.
Si vous m’osez braver, si devant ma puissance
Ne peut qu’en frémissant fléchir votre insolence,
Sous le joug de la mort, vos fronts humiliés,
Abaissés par le fer, vont tomber à mes pieds.
Et toi, parjure épouse, indigne Zoraïde,
Tremble ! j’ai soif de sang ! tremble ! ton cœur perfide
Va bientôt palpiter tout fumant dans mes mains !

(Il va pour s’élancer vers l’appartement de Zoraïde, Aly lui barre le chemin.)
ALY.

Non, la raison s’oppose à de pareils desseins !
Reste ; dans ton délire, oh ! ciel ! que vas-tu faire ?
Au châtiment des lois veux-tu donc les soustraire ?

BOABDIL.

Et toi, prétends-tu donc exciter ma pitié ?

ALY.

En les frappant ainsi, tu fais grâce à moitié.

BOABDIL.

Comment ?

ALY.

                    Leur mort en vain serait terrible et prompte,
Les punir en secret, c’est leur sauver la honte.

BOABDIL.

Je la leur sauverais ! Oh ! oui, je te conçois.
Qu’on les traîne tous deux au tribunal des lois !
Qu’on exerce sur eux une horrible justice !
Je veux qu’aucun tourment ne manque à leur supplice.
Je veux… De quelque mort qu’on les fasse périr,
On ne leur rendra pas ce qu’ils me font souffrir !
Oh ! je brûle, j’étouffe !

ALY.

                                            Ah ! reprends ton courage.

BOABDIL.

Je me sens suffoqué de douleur et de rage !
Je pleure, Dieu puissant ! je pouvais donc pleurer ?
Ah ! vengeance !

ALY.

                              Où vas-tu te laisser égarer ?
Écoute, par ma voix, la raison qui t’implore…

BOABDIL.

Une fièvre terrible est là, qui me dévore.
Je n’ai jamais senti de pareilles douleurs !

(il reste un moment sans parler, et saisissant la main d’Aly avec force :)

Viens ! c’est par leurs tourmens qu’ils vont payer mes pleurs.

(Ils sortent. La toile tombe.)

FIN DU TROISIEME ACTE.

ACTE IV.


Le théâtre représente la salle de justice. Deux mains enlacées sont placées au-dessus des juges ou de la porte d’entrée. Boabdil est debout et paraît absorbé. Aly, un peu plus reculé, l’observe.

 

...............
Toujours craindre ou punir est donc le sort des rois !
...............
Qui punit justement ne commet pas un crime.

Élisa Mercœur.
 

Scène PREMIÈRE

BOABDIL, ALY.
BOABDIL, sans voir Aly.

Sans honte la perfide ainsi me déshonore !
Son crime est donc certain ? Que n’en douté-je encore !
En vain à ma raison mon cœur veut obéir ;
Quand on a tant aimé, qu’on a peine à haïr !

(Aly fait un mouvemeut en regardant Boabdil ; il fait un pas ; Boabdil, averti par le bruit, se retourne.)

Ah ! c’est toi ! — Que veux-tu ? Parle.

ALY.

                                                                      L’heure s’avance
Où les juges chargés de venger ton offense,

Du glaive de la loi vont frapper ton rival.
Peut-être profanant ce sacre tribunal,
Ses frères, ajoutant l’effet à la menace,
Vont… Il est plus que temps d’arrêter leur audace,
Préviens-la. Pour leur mort quels ordres donnes-tu ?

BOABDIL, froidement.

Aucun. Sur cet arrêt j’ai changé ; je l’ai dû.
Abenhamet mourra ; mais, juste en ma vengeance,
Je ne confondrai pas le crime et l’innocence.
Ils vivront.

ALY.

                        Ciel ! qu’entends-je ? en servant leur fureur.
Toi-même à leurs poignards tu vas offrir ton cœur !

BOABDIL.

Comment ?

ALY.

                  Il faut parler, dussé-je te déplaire,
Boabdil, d’une crise horrible et nécessaire.
Le moment est venu, demain serait trop tard.
Dans un secret terrible admis par le hasard,
Dieu, qui m’a sous tes pas fait découvrir l’abîme,
Me destine peut-être à prévenir le crime ;
Mais il faut dissiper tes doutes sur ma foi.

BOABDIL.

Eh bien ?

ALY.

                  Roi de Grenade, on s’arme contre toi ;
On menace les jours. Une tribu perfide
Va laisser éclater son complot régicide,
Déjà les coups sont prêts ; il faut les détourner,
Ou tu n’as qu’un moment pour vivre et pour régner.

BOABDIL.

Arrête ! que dis-tu ? Qui, les Abencerrages ?
Eux dont jusques ici les généreux courages
Ont soutenu la gloire et l’éclat de leur nom,
S’abaisseraient ainsi jusqu’à la trahison ?
Cela ne peut pas être.

ALY, avec ironie.

                                        Ah ! tu prends leur défense ;
Déjà d’Abenhamet oublîrais-tu l’offense ?

BOABDIL.

Moi, l’oublier ? grand Dieu ! Mais cet affreux rival,
Un forfait semblait juste à son amour fatal :
Trop souvent l’amour seul au crime nous décide.
Il a pu conspirer ; mais eux, non.

ALY, avec intention.

                                                            Non ! Séide,
Crois-tu qu’il fut aussi par l’amour égaré ?

BOABDIL.

Séide ! se peut-il ? Séide a conspiré ?
Qu’on l’appelle, je veux à l’instant le confondre,
L’interroger moi-même…

ALY.

                                              Il ne peut te répondre,
Ce poignard l’a contraint au silence éternel.

BOABDIL.

Mort, comment ? dans quels lieux ?

ALY.

                                                                  Au généralif.

BOABDIL.

                                                                                          Ciel !

ALY, appuyant.

Séide, nouveau chef des fils d’Abencerrage.

BOABDIL, méditant.

Leur nouveau chef !…

ALY.

                                        Eh bien ! t’en faut-il davantage !
Et traitant mes soupçons de doutes superflus,
Sûr de leur innocence…

BOABDIL, avec une rage concentrée.

                                            Oh ! non ! je n’y crois plus !

ALY.

Hélas ! je ne t’ai vu que trop long-temps y croire.
Quand je les accusais, tu m’opposais leur gloire.
Qu’ont-ils donc fait pour toi ? Jamais, jusqu’à ce jour.
Fiers citoyens, ont-ils par un seul cri d’amour
En public accueilli ton auguste présence ?
Non ! je l’interrogeais, cet orgueilleux silence ;
Il m’a depuis long-temps révélé leurs secrets.
D’un masque de vertu couvrant leurs noirs projets,
Leur générosité, faussement populaire,
À su gagner ton peuple, auquel il fallait plaire,
Ce peuple qui toujours muet à ton aspect,
Laisse éclater pour eux un insolent respect ;
Qui pour toi par degrés venu jusqu’à la haine,
Croit encor la cacher et la déguise à peine.
Ramène son esprit un moment égaré…

BOABDIL.

Si je ne suis pour lui qu’un objet exécré,
Dois-je par un forfait recouvrer son estime ?

ALY.

Qui punit justement ne commet pas un crime.
Et d’un péril certain tu dois sauver l’état.

BOABDIL.

Pourrai-je le sauver par un assassinat ?

ALY.

Oui, tu le peux, te dis-je. À ton peuple indocile
Tu dois une leçon terrible, mais utile.
Tes sujets, qu’a séduits une indigne tribu,
Doivent rapprendre enfin le respect qui t’est dû.
Par des concessions presque toujours fatales,
Ou voit trop s’engager de luttes inégales,
Dans lesquelles, bientôt devenu le plus fort,
Le peuple exigeant tout, s’il suppliait d’abord,
Contre le moindre arrêt son audace impunie,
Prêt à se révolter, crie à la tyrannie.
Appesantis à temps le joug de son devoir,
Ou bien…

BOABDIL.

                  Oui ; de ce trône, où s’assied mon pouvoir,
Je ne descendrai point ! Qu’il résiste ou qu’il tombe,
Je ne ferai qu’un pas de ce trône à ma tombe.
Que de pièges, grand Dieu ! se tendaient à la fois !
Toujours craindre ou punir, est donc le sort des rois !
N’importe ! il faut enfin satisfaire à ma haine ;
Il faut qu’à l’instant même au supplice on les traîne…

ALY.

Non pas !…

BOABDIL.

                    Dans mon courroux qui peut me retenir ?

ALY.

Le tout en punissant est de savoir punir.

Souvent, faute d’avoir saisi l’instant propice,
Ce qui paraît un crime aurait semblé justice.
Qui succombe est coupable, et les plus grands forfaits
Sont même, quels qu’ils soient, absous par le succès.
C’est le faible qu’on hait, c’est le fort qu’on révère ;
L’avis de la fortune est celui du vulgaire ;
L’important est enfin de frapper à propos…
Le secret prête un voile à leurs sombres complots ;
Ils se taisent ; ton peuple, ébloui par leur gloire,
À leur crime aujourd’hui peut refuser de croire.
Punis-les en silence, ou bien tout est perdu.

BOABDIL.

Si le ciel t’eût fait moi, réponds, que ferais-tu ?

ALY.

J’entrevois un moyen, mais un moyen horrible ;
C’est dans un mal extrême un remède terrible ;
C’est le seul cependant.

BOABDIL.

                                            Et quel est-il enfin ?

ALY.

Qu’un message secret, sous un prétexte vain,
Dans la cour des Lions à l’instant les demande.
Mais il faut seul à seul que chacun d’eux s’y rende ;
Sous des coups non prévus que tombant sans effort,
Chacun d’eux en entrant soit reçu par la mort !

BOABDIL.

Les massacrer ! Jamais !

ALY.

                                            Bannis ces vains scrupules,

BOABDIL.

Faut-il…

ALY.

                C’est fait de toi, si d’un pas tu recules.

BOABDIL.

Témoin ordonnateur de cet affreux trépas.
Irai-je voir leur sang ?

ALY.

                                        Tu ne le verras pas !
Ou saura te cacher l’aspect qui t’épouvante ;
Et les cris étouffes de leur voix expirante
Ne te parviendront pas.

BOABDIL.

                                            Pourras-tu dans mon cœur
Étouffer le remords ?

ALY.

                                      En as-tu déjà peur ?
Est-ce leur intérêt qui sur le tien l’emporte ?

BOABDIL.

D’un pareil châtiment que dira-t-on ?

ALY.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                        Qu’importe !
Égaux par la nature, inégaux par la loi,
Qu’est le sort d’un sujet, près du destin d’un roi ?
Sache donc en peser la différence auguste ;
Réussis : quel qu’il soit, ton arrêt sera juste.

BOABDIL.

Quoi ! n’entrevois-tu pas d’autres moyens ?

ALY.

                                                                                Aucun.
Mais c’est trop prolonger un conseil importun ;

Adieu ! Jusqu’en ces lieux, dans ta fureur timide,
Laisse d’Abenhamet la tribu parricide,
Dérobant un coupable au supplice des lois,
T’arracher et le trône et la vie à la fois.
Puisqu’en vain je combats ta funeste imprudence.
De cette mort sans gloire expire sans vengeance.
Peut-être la raison, t’apparaissant trop tard,
Se montrera terrible à ton dernier regard ;
Et si notre âme sort de la tombe muette,
Le ciel ouvrant ces murs à ton ombre sujette,
Demain, tu reverras ce trône où ton rival
Fut assis par son crime et ton doute fatal !

BOABDIL, furieux.

Arrête ! tu me rends à toute ma colère !
Qu’ils meurent, c’en est fait ! qu’à jamais de la terre,
Par leur complot souillée, ils disparaissent tous !
Oui, tous ! au même instant frappés des mêmes coups,
Que ce soit dans le marbre où leurs têtes bondissent !
Les ondes de leur sang que les lions vomissent !
Que mon peuple, effrayé de leur terrible fin,
Connaisse mon pouvoir, et tremble !… Cours !

ALY, avec un sourire de tigre.

                                                                                    Enfin !


Scène II.

BOABDIL, seul, restant un moment absorbé.

Oui, le ciel, pardonnant un forfait nécessaire,
Doit absoudre du mal qu’on est contraint à faire.
Le seul choix qu’un monarque ait dans tout son pouvoir.
Est de porter les coups ou de les recevoir :

Il faut être tyran pour n’être pas victime.
Mais, quand l’état l’exige un crime n’est plus crime ;
S’il lui devient utile, il est justice alors ;
D’ailleurs, qui se défend peut frapper sans remords.
Du peuple, il faut oser forcer l’obéissance :
Où la crainte a cessé, la menace commence ;
Et le sujet d’hier peut être roi demain.
Du coursier qui s’emporte il faut serrer le frein,
Aiguillonner les flancs pour dompter sa colère,
Il faut…


Scène III.

BOABDIL, IBRAHIM, chef des juges.
BOABDIL.

                Quoi ! dans ces lieux venez-vous seul, mon père ?
Les juges convoqués ne vous suivent-ils pas ?

IBRAHIM.

Ils viennent ; d’un moment j’ai devancé leurs pas,
Remplissant un devoir que l’équité m’impose ;
Qu’à ton courroux ou non ma franchise m’expose,
Je viens pour te donner un conseil paternel ;
Le veux-tu recevoir ?

BOABDIL.

                                      Un conseil, et lequel ?

IBRAHIM.

Jusques à ce moment j’ignore quels coupables,
Pour subir aujourd’hui ses décrets redoutables,
Doivent être remis au pouvoir de la loi.
Mais tandis que leur sort dépend encor de toi,
Avant que dans ces lieux sur eux ma voix prononce,
Quels que soient les forfaits que ce jour nous dénonce,
Je dois te rappeler que trop d’injustes coups…

BOABDIL.

Arrêtez !… que veut dire ?… Eh quoi ! prétendez-vous
Absoudre un accusé sans connaître son crime ?

IBRAHIM.

Tu te méprends, ô roi, sur le soin qui m’anime,
Je n’absous pas d’un crime, avant d’en rien savoir :
Mais juge, je n’en vois que ce qu’on m’en fait voir ;
Et quand j’ai condamné sur quelque faux indice,
Celui qui le donna répond de l’injustice.

BOABDIL.

Osez-vous me traiter de faux accusateur ?
Et votre conseil ?

IBRAHIM.

                                Est d’interroger ton cœur.
Demande-lui, crois-moi, quel est, dans cette cause,
L’intérêt qu’elle sauve, et celui qu’elle expose !
Et si ton cœur te dit que tout est juste, eh bien !
Aux yeux de Dieu du moins tu ne réponds de rien.
Mais…

BOABDIL, furieux.

              Ah ! c’en est assez ! je devine, je pense,
Quel est dans votre esprit le doute qui m’offense.
Vieillard, y songez-vous ? Que tout soit juste ou non,
Est-ce à vous, devant moi, d’émettre un tel soupçon ?

IBRAHIM.

Oui, c’est à moi, mon fils, d’éclairer ta jeunesse.
D’un troupeau de flatteurs environné sans cesse,
Par eux, la vérité ne t’approche jamais.
Tout est bien, tout est beau, quand c’est toi qui le fais :
L’esclave ne peut pas contredire le maître ;
Dans mon zèle hardi, je l’ose seul peut-être.

Mais, bravant leur courroux, l’interprète des lois
Doit oser, s’il le faut, interroger les rois.
Un juge ne doit pas, trompant leur confiance,
Au prix de leur faveur vendre sa conscience !

BOABDIL, s’emportant.

Et vous ne craignez pas qu’excitant ma fureur…

IBRAHIM, avec calme et dignité.

Mon fils, on règne mal en régnant par la peur.
Tout mortel revêtu d’un droit dont il abuse,
Se disant : Je le peux, croit ainsi qu’il s’excuse ;
Mais quand la mort le jette aux pieds de l’Éternel,
Le poids d’une injustice est un fardeau cruel ;
Au tribunal sacré du juge redoutable,
Un roi n’est plus qu’un homme, innocent ou coupable.
Il comparaît alors sans trône et sans flatteurs :
Il n’est pas devant Dieu de témoins imposteurs !

BOABDIL, éperdu.

Oh ! oui, quand Dieu punit, sa justice est terrible !
Contre elle tout refuge est, hélas ! impossible !
Ô mon père !

IBRAHIM

                        Mon fils !

BOABDIL, voyant entrer les juges.
(À part.)

                                          Rien ! rien ! Il n’est plus temps !


Scène IV.

BOABDIL, IBRAHIM, ALY, ABENHAMET, ZORAÏDE, Juges, trois Zégris, Gardes.
(Abenhamet et Zoraïde sont conduits par les gardes, les juges se rangent un peu dans le fond ; Aly passe près ds Boabdil avant que celui-ci monte sur le trône.)
ALY, à voix basse.

Les ordres sont donnés.

BOABDIL.

                                              Déjà !

ALY.

                                                          Dans peu d’instans…

BOABDIL.
(En regardant Zoraïde.)

Tais-toi ! Quelle candeur affecte la perfide !

IBRAHIM.

Où sont les accusés ? Que vois-je ! Zoraïde !
Abenhamet aussi ! Quoi ! malgré leur vertu ?
Quels forfaits devant nous, ô roi, ! dénonces-tu ?

BOABDIL, se levant.

Deux crimes à la fois, tous deux épouvantables :
Le meurtre et l’adultère !

ABENHAMET, à part.

                                              Oh ! ciel !

ZORAÏDE, à part.

                                                                Dieu !

IBRAHIM.

                                                                          Les coupables
Sont ici ?

BOABDIL.

                    Devant vous.

IBRAHIM.

                                            Qui les accuse ?

ALY.

                                                                        Moi.

ABENHAMET, à part.

Le monstre !

ZORAÏDE, à part.

                      Il l’avait dit !…

IBRAHIM.

                                                    Quel gage de ta foi ?
Quelle preuve appuîra ce que ta voix assure ?

ALY, montrant les trois Zégris.

Ces Zégris sont témoins si j’atteste un parjure,
Hier, Abenhamet dans le généralif
Fut arrêté par nous ; cet habit de captif
Le déguisait. La reine à l’honneur infidèle…

IBRAHIM.

Zégris, attestez-vous qu’elle fut criminelle ?

LES TROIS ZÉGRIS.

Nous le jurons !

ZORAÏDE.

                              Hélas !

ABENHAMET.

                                          Et Dieu qui les entend
Ne les a pas frappés de sa foudre à l’instant !

ALY.

Poursuis, allons, tu peux crier à l’imposture ;
C’est ta seule défense, on te permet l’injure.

IBRAHIM.

Zégri, dis-nous son crime, et ne l’insulte pas !
Je ne suis pas instruit de tous leurs attentats.
L’adultère est connu ; le meurtre reste, achève.

ALY.

Le sang qu’il dut verser n’a pas rougi son glaive ;
Ce glaive, de ses mains fut arraché par moi ;
Sa fureur le gardait pour le cœur de son roi.

IBRAHIM.

De son roi !

ABENHAMET.

                    L’imposteur ! et rien pour le confondre !

IBRAHIM.

Reine, défendez-vous !

BOABDIL, à part.

                                          Que va-t-elle répondre ?

ABENHAMET.

Ah ! l’on doit moins souffrir des tourmens de l’enfer !

IBRAHIM, à Zoraïde.

Dans le généralif vous trouviez-vous hier ?
Répondez sans détour.

ZORAÏDE.

                                          Hélas ! à la même heure
Je m’y rends chaque soir.

IBRAHIM.

                                                Qu’y faites-vous ?

ZORAÏDE.

                                                                                J’y pleure.

IBRAHIM.

Reine, la vérité doit parler devant nous ;
Le crime dénoncé fut-il commis par vous ?

ZORAÏDE.

Non !

BOABDIL.

          Quelle audace !

IBRAHIM.

                                    Eh bien ! quelle est votre défense ?
Quelle preuve avez-vous ?

ZORAÏDE.

                                              Rien, que mon innocence !

BOABDIL, à part.

Qui la dirait coupable, en écoutant sa voix ?

IBRAHIM.

Pour absoudre, un seul mot ne suffit pas aux lois ;
Reine, en votre faveur n’est-il aucun indice ?

ZORAÏDE.

Aucun.

ABENHAMET.

            Ah ! si je suis, comme on dit, ton complice,
Je sais ton crime au moins, je répondrai pour toi…

IBRAHIM.

Jeune homme, que chacun ne parle que pour soi ;
Tu répondras après. Eh bien ! reine ?

ZORAÏDE, sans répondre au juge, et levant les yeux au ciel.

                                                                    Ô mon père !
Si des cieux ton regard plane encor sur la terre,

Toi, qui vois mes tourmens, qui connais ma vertu,
Dans l’éternel séjour, mon père, que dis-tu ?
Lorsqu’attachant l’opprobre au nom de ta famille,
Un arrêt infamant va peser sur ta fille !
Tout pour Dieu, pour son cœur ; rien pour les lois, hélas !
Son innocence est vaine, on ne la connaît pas !

ABENHAMET.

Ô mon Dieu !

BOABDIL.

                        Qu’elle est belle !

ALY, à part, en observant Boabdil.

                                                          Attendri par ses larmes,
Son courroux adouci déjà rend-il les armes ?
Ya-t-il ?…

IBRAHIM.

                  Abenhamet, maintenant défends-toi.

ABENHAMET.

Non, non ; tout est trop bien concerté contre moi ;
Quoique innocent, en vain je voudrais me défendre,
Je dois vous épargner la peine de m’entendre ;
Vous ne me croiriez pas !

IBRAHIM.

                                              Un tel refus pourtant
Est loin de nous prouver que tu sois innocent.
Que tu le sois ou non, réponds avec franchise.
Admis dans tes secrets de crainte de surprise,
Quelqu’un dans le jardin avec toi parvint-il ?

ABENHAMET.

Devais-je avec quelqu’un partager mon péril ?
J’étais seul !

ALY, à part, d’un air de satisfaction.

                          Imprudent !

IBRAHIM.

                                                Et ce fer régicide
De tes mains arraché ?…

ABENHAMET.

                                              Par qui ?

ALY.

                                                              Par moi.

ABENHAMET.

                                                                            Perfide !
Oses-tu me charger de semblables forfaits ?
Homicide, adultère… Et tu l’attesterais ?

ALY.

Qui pourrait en douter, quand ma bouche l’assure ?

ABENHAMET, avec colère.

Et tu m’as désarmé, sans combat, sans blessure ?
Sans blessure ? dis donc !

ALY, troublé.

                                                Mais non pas sans effort,
Du moins !…

ABENHAMET.

                        Ah ! j’étais donc bien faible ou toi bien fort !

IBRAHIM, à Aly qui paraît troublé.

Tu te troubles, Zégri ?

ALY, revenant à lui.

                                        Qui, moi ? lui, me confondre !
Qu’on m’accorde un moment, et je vais lui répondre.

(Il prend des mains d’un esclave deux poignards, et en présente un à Abenhamet.)

Connais-tu ce poignard ?

ABENHAMET.

                                              C’est le mien.

ALY, lui présentant l’autre poignard.

                                                                      Celui-ci ?
Peut-être pourras-tu le reconnaître aussi ;
Regarde ! quel est-il ?

ABENHAMET.

                                        Séide !… Ô Dieu suprême !

ALY, lui montrant les vêtemens de Séide que l’on vient de déposer sur la scène.

Ces vêtemens ?

ABENHAMET.

                            Que vois-je ! O ciel !… et c’est moi-même,
Jusqu’au piège infernal, c’est moi qui l’ai traîné !
Je le jetais aux mains qui l’ont assassiné !
Séide !

IBRAHIM.

            Tu disais être seul, sans complice ?

ABENHAMET.

Oui, je l’ai dit ! Devais je, hélas ! à la justice
Livrer l’infortuné dont j’acceptai l’appui ?
Je ne le voyais pas, il pouvait avoir fui.
Mais tout sert à vos yeux de preuves de mon crime.
De l’apparence ou non que je sois la victime ;
Pourquoi du fer des lois suspendre encor les coups ?
Qui ne peut se défendre est coupable pour vous.
Juges, que dans son crime, ou dans son innocence,
Un autre vous demande ou justice ou clémence,

Punissez mon malheur à l’égal d’un forfait :
Ma sentence !

ZORAÏDE.

                          Arrêtez ! suspendez son arrêt ;
Au nom du Dieu suprême, écoutez-moi !

BOABDIL.

                                                                        Madame !

ZORAÏDE passe devant les Zégris et les regarde.

Vous avez bien tenu votre promesse infâme,

(Aux trois Zégris.)

Chef des Zégris ; et vous, lâches accusateurs,
Vous avez bien servi ses indignes fureurs.

BOABDIL, à part.

Que dit-elle, grand Dieu !

ZORAÏDE, à Boabdil.

                                                Boabdil, on t’abuse.
Une horrible imposture, une exécrable ruse,
En nous enveloppant dans un complot affreux…

ABENHAMET, passant devant Zoraïde.

Que fais-tu, Zoraïde ?

ZORAÏDE, le repoussant.

                                        Ah ! laisse, malheureux !
Par pitié, par justice, il faut que l’on m’entende !
Oui.

BOABDIL, troublé.
(À part.)

        Parlez ! De ses pleurs que le ciel me défende !

(Haut.)

J’écoute…

ZORAÏDE.

                  Boabdil, reviens de ton erreur ;
Non, tu n’as pas sur nous à venger ton honneur ;

Je ne suis pas coupable ; il ne l’est pas, oh ! grâce !
Oui, grâce !…

BOABDIL.

                          Épargnez-vous cette inutile audace ;
Vous espérez en vain l’arracher au trépas.

ZORAÏDE.

Mais il est innocent ! grâce !… Il ne me croit pas !
Mon Dieu !

ABENHAMET.

                    Va, plus que nous il se punit lui-même ;
Zoraïde, peux-tu craindre l’arrêt suprême
Qui t’enlève à ce monstre et dégage ta foi ?
Ah ! songe qu’à jamais tu devais être à moi !
Libre du joug affreux d’un parjure hyménée,
Victime, à ton bourreau tu n’es plus enchaînée.
Notre sort s’accomplit ; la mort, brisant nos nœuds,
De l’hymen du tombeau va nous unir tous deux !

BOABDIL.

Insolent, oses-tu devant moi ?

ABENHAMET.

                                                          Qu’ai-je à craindre ?
En marchant au supplice ai-je besoin de feindre ?
Pour la dernière fois je parle en liberté ;
La mort me donne au moins un droit de vérité !
Ah ! quand d’un échafaud la vérité s’élance,
Elle est d’un Dieu vengeur la terrible sentence.
Tremble ! ce Dieu te juge, et t’apprend par ma voix,
Quels arrêts vont porter ses redoutables lois !
Écoute, Boabdil ! l’instant fatal s’avance :
De son faîte orgueilleux va tomber ta puissance.
Te jetant loin de lui, ce trône où tu t’assieds,
Monarque d’un moment, va crouler sous tes pieds.

Sans ramasser un seul des débris de ton règne,
Des flatteurs d’autrefois sans un seul qui te plaigne ;
Versant d’indignes pleurs dans les lâches regrets,
Tu resteras chargé d’inutiles forfaits.
Alors, tu mendîras l’oubli pour ta mémoire,
Mais en vain ; des héros s’il conserve la gloire,
S’il redit leurs vertus, l’inflexible avenir
Garde aussi des tyrans l’odieux souvenir :
On ne t’oublîra pas !

BOABDIL, furieux.

                                        Silence à ton audace !
C’en est trop ! Si le ciel accomplit la menace,
Si du trône je dois être précipité,
Devant ce qu’il me reste encor d’autorité,
Obéis ! Son arrêt, juges !

IBHAHIM, quittant les juges qui ont opiné pendant le débat
d’Abenhamet et de Boabdil.

                                      Roi, son outrage
De leur crime n’est pas l’irrécusable gage ;
Nous n’avons pas de preuve.

BOABDIL, furieux.

                                                  Achevez ces débats !

IBRAHIM.

Nous ne pouvons absoudre, et ne condamnons pas.

BOABDIL.

Eh bien ! prononcez donc.

IBRAHIM.

                                                Roi, propice ou contraire,
Aux passions la loi doit rester étrangère ;
Le crime est tout pour elle ; et devant son forfait,
Comme l’accusateur, l’accusé disparaît.

BOABDIL.

La loi doit-elle offrir au coupable un refuge ?

IBRAHIM.

Jamais.

BOABDIL.

              Prononcez donc !

IBRAHIM.

                                            Je ne puis ; que Dieu juge !

ALY.

Dieu !

IBRAHIM, à Zoraïde.

            Vous soumettez-vous au jugement du ciel ?

ZORAÏDE.

Oui, je remets ma cause aux mains de l’Éternel.
Dieu, qui lit dans les cœurs, voit le mien ; qu’il prononce

IBRAHIM.

Qu’un héraut dans Grenade à l’instant même annonce
Que la reine, accusée, aujourd’hui doit périr,
Si nul bras généreux n’osant la secourir,
Ne vient, soit au poignard, à l’épée, à la lance,
Contre l’accusateur en prenant sa défense,
Dans la lice avec lui partager le soleil.
Qu’à l’instant du supplice on dresse l’appareil.
Si vers la sixième heure, accepté par la reine,
Un guerrier se présente et descend dans l’arène.
Toi, le chef des Zégris, toi, son accusateur,
Aly, tu combattras contre le défenseur.

ALY, à part.

Moi ? Je n’attendais pas… Qui l’eût dit ? mais n’importe !

IBRAHIM.

Si c’est dans ce combat ton glaive qui l’emporte,
Que la reine à l’instant dans les feux d’un bûcher…

(Ici un bruit confus se fait entendre.)

Quel est ce bruit ?

BOABDIL, troublé.

                                  Du bruit !

IBRAHIM.

                                                    Il semble s’approcher.

(Le bruit augmente.)
ALY, à part.

Grand Dieu ! si c’étaient eux !

IBRAHIM.

                                                        On vient.

BOABDIL.

                                                                          Quels téméraires ?


Scène V.

Les Précédens, des ABENCERRAGES armés, des Gardes.
UN ABENCERRAGE, s’élançant vers Boabdil.

Vengeance ! le sang coule, on égorge nos frères !…

(Il va pour le frapper.)

Mort ! mort à Boabdil ! Que son corps déchiré !

ABENHAMET, s’élançant vers l’Abencerrage, l’arrête en disant :

Votre roi ! Malheureux, un monarque est sacré !

(Ici les gardes se mêlent ans Abencerrages qu’ils arrêtent. La toile tombe.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

ACTE V.

Le théâtre représente la place de l’Albaysin. À la gauche du spectateur, sur le premier plan, une façade du palais de l’Alhambra ; à droite, mais dans le fond, sur une ligne oblique, le palais de l’Albaysin. Dans le lointain, le sommet des montages de la Sierra-Névada, couvert de neige, sur laquelle tranche la verdure de quelques arbres. Du côté de l’Alhambra, l’échafaud où doit se placer Zoraïde, vis-a-vis, la barrière de la lice qui se prolonge dans la coulisse, de façon à ne pas laisser apercevoir les combattans. Dans le fond est un bûcher, des liens sont posés dessus, le tout est enfermé d’une barrière, au-delà de laquelle se trouve le peuple. On voit parmi la foule quelques Espagnols. Des gardes veillent la barrière. Au lever de la toile on voit déjà du peuple, dont la foule se grossit peu à peu pendant le cours de l’acte. Le soleil éclaire le côté de la scène où se trouve la lice, l’ombre porte du côté où est l’échafaud.


........Celui qui fait le crime
Ne se fuit pas lui-même en fuyant sa victime.
En tout temps, en tout lieu, le coupable avec soi
Emporte ses remords.........

Élisa Mercœur.



Scène PREMIÈRE.

BOABDIL, seul, criant dès la coulisse. Il a l’air égaré, et a un billet à sa ceinture.

Quoi ! ce sang odieux ne s’arrête donc pas !
De son horrible fange il souille encor mes pas !

Il coule donc partout, ce sang inépuisable !
Partout !… Et si la trace en est ineffaçable !…
S’il en a rejailli quelque goutte sur moi !…

(Il regarde ses vêtemens.)

Mais non, je n’en ai pas… J’ai cru, dans mon effroi,
En sentir près du cœur une goutte brûlante…
Hélas ! mon crime seul me suit et m’épouvante !
C’est lui qui dans mon âme a jeté tant d’horreur.

(Il regarde autour de lui d’un air effrayé.)

Mais, dans quels lieux encor m’a conduit ma fureur !
Quoi ! c’est partout la mort, ou l’apprêt d’un supplice ?
Pour qui cet échafaud, ce bûcher, cette lice ?
Pour elle ! Dieu puissant, pour elle ! Ah ! dans un jour
Quels forfaits ont commis la vengeance et l’amour !
Combien de pas marqués sur le chemin du crime !
Elle a donc mourir, et mourir ma victime ?
Mais, d’où vient ma pitié pour qui m’a pu trahir ?
Ah ! j’ai perdu, je sens, le droit de te haïr !
Je ne puis que te plaindre, hélas ! d’être coupable !
Coupable ! l’es-tu bien ? Ciel, quel doute m’accable !
Si tu ne l’étais pas !… si ma crédulité…
Achève, Dieu puissant ! je l’ai trop mérité.
Que dans ce jour affreux ta céleste vengeance
Me l’enlève, et m’apprenne après son innocence.


Scène II.

BOABDIL, ALY.
ALY, à part, en observant Boabdil.

Que vois-je ? Boabdil ?… Cet air sombre, abattu…

(Haut.)

Ici, roi de Grenade, oh ! ciel ! et qu’y fais-tu ?

BOABDIL, sèchement.

Moi, j’y viens contempler les effets de ma rage.

ALY.

Je ne te comprends pas… et ce nouveau langage…

(D’un air d’intérêt.)

Mais tu sembles troublé ; tes regards, ta pâleur…
Tu souffres ?

BOABDIL, avec douleur.

                        Oui, beaucoup, ma souffrance est au cœur !

ALY.

Ah ! fuis ces lieux !

BOABDIL.

                                  Pourquoi ? Celui qui fait le crime
Ne se fuit pas lui-même en fuyant sa victime.
En tout temps, en tout lieu, le coupable avec soi
Emporte ses remords.

ALY.

                                        Des remords… est-ce toi ?…

BOABDIL.

Oui, c’est moi qui m’éveille et sors de mon délire.
Trop serré sur mes yeux, le bandeau se déchire,
J’y vois ! je me regarde et je me fais horreur.
Combien elle a duré, ma détestable erreur !
Qu’après un tel sommeil le réveil est terrible !
Quand elle vient trop tard, la raison est horrible.
Lorsque de son flambeau l’inutile clarté
Me découvre l’abîme où je me suis jeté,
Je n’en puis pas sortir !

ALY.

                                            Si ton sujet fidèle…
Pouvait te…

BOABDIL, avec indignation.

                      Quoi ! viens-tu, dans ton funeste zèle,

De mon cœur étouffant les trop justes regrets,
Y chercher une place à de nouveaux forfaits ?
Viens-tu me demander encor quelque vengeance ?

ALY.

Ciel !…

BOABDIL, avec colère.

              Qui t’avait donné ta fatale puissance ?
À mes pas attaché, comme l’ange du mal,
Dis, par quel talisman, quel prestige infernal,
Fascinais-tu mes yeux dans ta cruelle adresse ?
Ah ! ta seule magie était dans ma faiblesse.
J’avais pris mon orgueil pour ma force, et de moi
Tu n’as fait qu’un tyran, tu n’as pas fait un roi.
Non, je ne suis pas roi ! vainement j’ai naguère
Du trône, en ma fureur, précipité mon père.
Dans leur sang généreux me plongeant forcené,
Je suis de mes sujets le bourreau couronné !

ALY, à part.

Dieu ! m’échapperait-il ? Ce transport qui l’anime…

BOABDIL, continuant.

À l’immortalité condamné par mon crime.
Trop illustre coupable, oui, je le sens, hélas !
Dans la postérité l’on ne m’oublîra pas.
Qu’ai-je fait, Dieu puissant ! dans ma funeste rage ?
Hier ! hier encor, les fils d’Abencerrage
Pouvaient, impatiens de triomphes nouveaux.
Fiers enfans du désert, marcher sous mes drapeaux,
Dans leur fraternité de force et de courage !
Hier !… et c’est demain, que le combat s’engage !
Et demain, pour répondre au belliqueux appel,
Se réveilleront-ils du sommeil éternel ?
Se rendront-ils encore à leur poste de gloire ?
Non ! retranchés pat moi des rangs de la victoire,

Du tombeau pour s’y rendre ils ne sortiront pas :
Chef jaloux, j’ai moi-même égorgé mes soldats !

ALY.

Demain, dits-tu ? grand Dieu ! si ta haine timide
N’eût osé prévenir leur complot parricide,
C’est toi, qui du cercueil où rien n’est entendu ;
Demain à tes soldats n’aurais pas répondu.

BOABDIL.

Moi…

ALY.

            Que dans ta vengeance enfin il te souvienne…

BOABDIL, avec indignation.

Ma vengeance, as-tu dit ? Et si c’était la tienne
Que j’eusse satisfaite en mon affreuse erreur ?
Si, guidant à ton gré ma docile fureur,
Perfide conseiller, dans ta ruse exécrable,
Pour ton intérêt seul tu m’avais fait coupable ?
Si tout était pour toi ?

ALY.

                                          Qui peut d’un tel soupçon ?…

BOABDIL, avec dignité.

Je te l’ai déjà dit, j’ai repris ma raison.
L’horrible vérité que ma douleur redoute,
Dans ce cœur qu’elle accable est déjà plus qu’un doute.
Réponds-moi ! ce rival, dont le bras assassin,
Disais-tu, dut plonger un poignard dans mon sein ;
Quand ses frères sur moi forcenés de vengeance,
S’élançaient, pourquoi donc a-t-il pris ma défense ?
Pourquoi, s’il le voulait, ne m’a-t-il pas frappé ?
Réponds, dans ce moment lui serais-je échappé ?
Bien plus, lorsque d’effroi tout restait immobile,
Lui-même me frapper devenait inutile ;

Et ses frères, pour lui, se chargeant de ce soin.
Il eût pu de ma mort n’être que le témoin.
Mais non, lui seul bravant le tumulte et le nombre…

ALY.

On sauve son rival au grand jour, mais dans l’ombre,
On l’assassine…

BOABDIL, indigné.

                              Arrête ! Ah ! quel est ton espoir !
Le charme est dissipé, j’échappe à ton pouvoir.
N’attends pas que sur moi jamais il recommence !
Laisse-moi ; je t’ai dû trop long-temps ma démence ;
Par d’infâmes conseils, trop long-temps, vil flatteur,
Comme un poison vivant, lu m’as gâté le cœur.
J’avais soif d’être aimé, tu m’abreuvas de haine ;
Une ivresse infernale, en brûlant chaque veine,
À passé dans mon âme, et long-temps altéré,
Une fièvre de crime, hélas ! m’a dévoré !
Mais elle cesse enfin !…

ALY.

                                              Calme-toi.

BOABDIL.

                                                                  Dieu suprême !
Me calmer ! quand bientôt va mourir ce que j’aime !
Me calmer, quand sa mort va tuer mon bonheur !

ALY.

Trembles-tu qu’à sa cause il manque un défenseur ?

BOABDIL.

Malheureux ! et quels bras veux-tu qui la défende ?
J’imprime à mes sujets une terreur si grande,
Qu’il n’en est pas un seul, en ce moment affreux,
Qui soit assez hardi pour être généreux.

ALY.

Qui sait ?

BOABDIL, froidement.

                  De fiers sujets menaçaient ma puissance ;
Des autres, par leur mort effrayant l’insolence,
J’allais rendre leur force à mes droits affaiblis ;
Tels furent tes conseils ; je les ai crus ; tiens, lis.

(Il lui donne le billet qu’il a à sa ceinture.)
ALY, lisant haut.

« De la foi des sermens, toi-même nous dégages,
Roi ! le fer meurtrier dont les funestes coups
          Ont frappé les Abencerrages,
À brisé pour jamais tout lien entre nous.
          Adieu, l’honneur qui nous anime
Loin d’un sol teint de sang va seul guider nos pas.
Mais en fuyant ces lieux, ton parjure et ton crime
Envers notre pays ne nous dégagent pas ;
Et les fils d’Alabez, les enfans d’Almorade,
Quittant pour les combats leur volontaire exil,
Se souviendront qu’ils sont citoyens de Grenade,
          Et non sujets de Boabdil. »

(Aly rend le billet à Boabdil.)
BOABDIL.

Hé bien ! que penses-tu ?

ALY, avec indifférence.

                                              Que, malgré leur absence,
Zoraïde a quelqu’un qui prendra sa défense.

BOABDIL.

Qui prendra sa défense ! Et qui donc ?

ALY.

                                                                      Son amant.

BOABDIL.

Abenhamet ?

ALY.

                        Sans doute, il le peut.

BOABDIL.

                                                                Lui, comment ?

ALY.

Du cachot renfermant le reste de ses frères…

BOABDIL.

Il vient de s’échapper ?

ALY.

                                            Oui, mais d’ordres sévères
J’ai chargé tes soldats, qui répondent de lui.

BOABDIL.

Lorsque mon intérêt vous anime aujourd’hui,
Au point de devancer ma volonté suprême,
Je devrais rendre grâce à votre zèle extrême ;
Aucun autre pour moi n’aurait été plus loin.
Mais je vous en tiens quitte, et n’en ai plus besoin
Je me suffis ; adieu.


Scène III.

ALY, seul.

                                        Que dit-il ? qui l’agite ?
Le lâche ! quel est donc le dessein qu’il médite ?
Mais enfin, après tout, que me font ses regrets !
Ce qu’on donne au tombeau ne se reprend jamais.
Et toi ! toi, dont l’orgueil, dont la vertu hautaine
Tantôt à mon amour a préféré ma haine,
Tu le vois, je l’ai dit ! mon fier ressentiment
De la vengeance en vain n’a pas fait le serment,

Et je vais en goûter l’horrible jouissance !
Mais, de gardes suivie elle-même s’avance.
La douleur semble encore augmenter ses attraits !


Scène IV.

ALY, IBRAHIM, chef des juges, ZORAÏDE, INÈS, Juges, Gardes, Esclaves, un Héraut d’armes.
(Deux nègres, tenant chacun une torche allumée, vont se placer près du bûcher ; des Espagnols, profitant de la trêve qui expire le lendemain, se mêlent à la foule. Zoraïde est sur un char tendu de noir, Inès est assise à ses pieds. Les juges l’escortent. Le char doit être traîné par deux chevaux. Zoraïde et Inès descendent à l’entrée de la lice ; elles entrent, ainsi que tout le cortège qui les suit, par la porte de la barrière. Il y a un échafaud tendu de noir, destiné à asseoir Zoraïde pendant le combat ; elle est vêtue de blanc, sans aucun ornement ; elle tient un écrin à la main. Inès est vêtue de noir. Les juges se rangent autour de l’échafaud. Ibrahim est auprès de Zoraïde. Le peuple reste toujours au-delà de la barrière.
ZORAÏDE, tenant un écrin.

C’est donc ici !… Grand Dieu ! quels funestes apprêts !
Mon père, que de monde au trépas d’une femme !
Et pour la délivrer de ce supplice infâme,
Pas un seul défenseur osant armer son bras !

IBRAHIM.

Ô reine, vous tremblez !

ZORAÏDE.

                                            Non, je ne tremble pas.
Cet appareil de mort n’a rien qui m’épouvante.
Non, je ne tremble pas, non : je suis innocente !

(Elle s’arrête avant de poser le pied sur l’échafaud, et dit avec un accent douloureux.)

Quoi ! c’est un échafaud ! ciel ! m’y devais-je asseoir ?

(Elle s’assied et aperçoit Aly appuyé contre la lice.)

Le monstre, le voilà ! de quel horrible espoir,

Insultant à mes maux, son regard étincelle !

(Après un moment de silence, Zoraïde s’adresse à Ibrahim)

Mon père, puis-je ici d’une esclave fidèle
Reconnaître les soins ?

IBRAHIM.

                                            La générosité,
Reine, n’est pas un droit que l’on vous ait ôté ;
Vous le pouvez.

ZORAÏDE, à Inès.

                            Inès, comme après moi peut-être,
Ignorant tes vertus, hélas ! quelque autre maître
Rendrait pesans les nœuds de ta captivité,
Devant ce peuple et Dieu reçois ta liberté !
Accepte cet écrin, ces parures légères ;
Voici le seul instant qu’elles me semblent chères.
Accepte-les, Inès ; qu’après ma mort, du moins,
Ton sort soit à jamais à l’abri des besoins !

INÈS.

Non, non, je n’en veux pas, ô ma digne maîtresse !
N’augmentez pas ainsi la douleur qui m’oppresse ;
N’arrachez pas mon cœur à son pressentiment.
Laissez-moi croire encor, jusqu’au dernier moment ;
Que vous ne mourrez pas de cet affreux supplice.
Puisque c’est Dieu qui juge, il vous rendra justice.
Les hommes quelquefois condamnent la vertu ;
Mais le ciel la protège ; espérez !

ZORAÏDE, entendant frapper six coups sur l’airain, se rappelle qu’elle doit périr à cette heure si personne ne se présente pour la défendre, dit à Inès :

                                                            Entends-tu ?
Et pas un défenseur, pas un seul !

ALY, à part, avec une joie satanique.

                                                            Je l’emporte !

ZORAÏDE, abattue.

Mon courage s’en va, je me croyais plus forte !

IBRAHIM, au Héraut d’armes.

Héraut, parcours ces lieux, proclame à haute voix
L’arrêt que par ma bouche ont prononcé nos lois.
Dis que la reine attend un bras pour sa défense ;
S’il s’offre un combattant, quel qu’il soit, qu’il s’avance.


Scène V.

Les Précédens, excepté le Héraut d’armes.
IBRAHIM.

Le ciel dans ses décrets, reine, est juste toujours ;
C’est à vous de savoir s’il vous doit son secours.
Innocente, espérez ! Résignez-vous, coupable.

ZORAÏDE, avec candeur.

Ah ! je suis innocente, et l’effroi qui m’accable,
Malgré moi, cependant, domine tout mon cœur ;
Je ne crains pas la mort, je crains le déshonneur !

INÈS, priant.

Ô toi ! Dieu des chrétiens, daigne veiller sur elle !
Toi, qui connais son âme à la vertu fidèle,
Dieu tout-puissant, confonds un lâche accusateur ;
Viens sauver l’innocente, et frapper l’imposteur.

ZORAÏDE.

Ah ! s’il pouvait l’entendre !

IBRAHIM, priant.

                                                    Et toi, Dieu du prophète !
Toi, qu’on ne peut tromper, ta science secrète

Voit au fond de son cœur son crime ou sa vertu ;
Relève en ce moment son courage abattu ;
Prends pitié de ses maux, rends justice ou pardonne.

ZORAÏDE, avec inquiétude.

Mon père, vous voyez, il ne s’offre personne.
Pour moi vous espérez, vous suppliez en vain.

(À part.)

Des angoisses de mort sont déjà dans mon sein !

ALY, à part.

De leurs dieux invoqués viens braver la puissance,
Viens l’emporter sur eux, démon de la vengeance !


Scène VI.

Les Précédens, LE HÉRAUT D’ARMES qui entre seul.
ALY.

Ah !

ZORAÏDE.

        Seul ;

LE HÉRAUT D’ARMES.

                  Un combattant se présente, seigneur.

INÈS.

Dieu !

ZORAÏDE.

            Pourtant !

ALY.

                              Je croyais…

IBRAHIM, au Héraut d’armes.

                                                    Quel est ce défenseur ?

LE HÉRAUT D’ARMES.

Un des chefs espagnols profitant de la trêve ;
Lui seul à ce combat veut consacrer son glaive.

ZORAÏDE, étonnée.

Un Castillan !

IBRAHIM, au Héraut d’armes.

                          Sait-on quel est ce chevalier ?

LE HÉRAUT D’ARMES.

On l’ignore, aucun mot n’est sur son bouclier ;
En vain à son armure on voudrait le connaître.
La visière baissée ici peut-il paraître ?
Voilà ce que pour lui demande un écuyer.

IBRAHIM, au Héraut d’armes.

Eh pourquoi pas ? Retourne, et dis à ce guerrier
Qu’il entre !

ALY, à part.

                        Que veut dire un semblable mystère ?

IBRAHIM, au Héraut d’armes.

Qu’attends-tu donc ?

LE HÉRAUT D’ARMES.

                                    Seigneur, pour que chaque adversaire
D’attaque et de défense ail un égal moyen,
L’écuyer qui le suit apporte un casque.

IBRAHIM.

                                                                        Eh bien !
Qu’il vienne ! quels que soient son nom et son visage,
Qu’il les cache, et ne montre ici que son courage !
Héraut, la loi permet qu’il demeure inconnu.
Qu’il entre, Dieu l’envoie, il est le bien venu !

(Aly doit laisser voir beaucoup d’émotion.)

Scène VII.

Les Précédens, excepté le Héraut d’armes.
ZORAÏDE.

Quoi ! c’est un ennemi qui me défend !

INÈS.

                                                                      Madame,
Que le calme et l’espoir soient encor dans votre âme !
Ce n’était pas en vain que nous priions pour tous ;
Vous le voyez.


Scène VIII.

Les Précédens, le Héraut d’armes, un Chevalier espagnol, un Écuyer espagnol portant un casque.
IBRAHIM, au chevalier espagnol.

                          Approche, et ne crains rien de nous.
Accepté par la loi, combats sans défiance.

(Il lui montre Aly.)

Voici ton adversaire.

(Le chevalier espagnol s’incline devant Zoraïde.)
ZORAÏDE, au chevalier.

                                      Ô vous ! dont la vaillance
Vient ici disputer une femme au trépas,
Guerrier, défendez-moi. Si dans de tels combats,
La justice est toujours du parti de la gloire !
Je sens que je vous puis assurer la victoire ;
Chevalier, ma vertu m’en répond.

ALY, à part.

                                                          On verra.
Un chef des Espagnols ! et si c’était Lara ?
Ou plutôt…

IBRAHIM, aux gardes du champ-clos.

                    Qu’à l’instant on ouvre la barrière.

(À Aly, lui montrant l’écuyer qui tient le casque.)

Prends ce casque, Zégri ! baisses-en la visière.

(Aux gardes du champ-clos.)

Et vous, laissez aller.

ALY passe devant le chevalier espagnol, et avant de prendre le casque, regarde son adversaire et dit :

                                          Allons, puisqu’il le faut.

(Au chevalier espagnol.)

Ton front se cache en vain, nous te verrons bientôt ;
Étrange combattant, par mon glaive arrachée
Ta visière au combat va tomber détachée ;
Mystérieux guerrier, nous saurons ton secret.

(Aly ôte son turban avec colère, prend le casque qu’il enfonce avec rage. Il regarde à sa ceinture, et voit qu’il a un poignard de plus que le chevalier ; il le jette loin de lui.)

Armes égales ! viens, viens donc ! me voilà prêt.

(Il ouvre la barrière de la lice où il s’élance, le chevalier espagnol le suit.)

Scène IX.

Les Précédens, excepté les Combattans.
IBRAHIM.

Prononce, ô Dieu du ciel ! ta suprême sentence.

ZORAÏDE.

Saura-t-on sur la terre enfin mon innocence ?

(Avec un cri d’effroi.)

Mon père, regardez ! déjà mon défenseur
Chancèle !… Si le monstre allait être vainqueur !

IBRAHIM.

Calmez-vous !…

INÈS.

                              Mais voyez, madame, il se relève.
Du traître qu’il poursuit il va briser le glaive ;
Corps à corps tous les deux ils s’ébranlent plus fort ;
Aly va céder…

ALY, dans la coulisse.

                          Non ! c’est jusqu’à la mort…

ZORAÏDE, jetant un cri.

Ah !

INÈS, regardant toujours le combat.

        Son casque est emporté, le glaive est sur sa tête,
Son sang coule…


Scène X.

Les Précédens, ALY et le Chevalier.
ALY, repoussé par le chevalier espagnol, se rejette en arrière contre la barrière de la lice. Il est blessé et tombe, son glaive brisé échappe de ses mains.

                              Jamais !

ZORAÏDE.

                                            Vaincu !

INÈS.

                                                            Sauvée !

IBRAHIM, au chevalier espagnol.

                                                                          Arrête !

Le ciel a prononcé contre l’accusateur,
Et la loi du combat te déclare vainqueur :
Mortels, reconnaissez la céleste justice.

(Aux esclaves.)

Qu’on détruise à l’instant les apprêts du supplice !

(Les nègres emportent leurs torches, des esclaves défont le bûcher.)

Mais, ce Zégri se meurt ; soutenez-le, soldats ;
Le monstre doit l’aveu de ses noirs attentats.

(Les soldats s’approchent d’Aly qui les repousse et fait un effort pour se redresser.)

Aux yeux de l’Éternel lorsque tu vas paraître,
Zégri, la vérité doit se faire connaître ;
Je la demande au nom du ciel et de la loi.
J’attends.

ALY.

                    Oui, cette femme a respecté sa foi.
Je l’aimais. C’est moi seul dont la flamme jalouse
Voulut de Boabdil déshonorer l’épouse.
Et ses nobles refus ont doublé ma fureur.
Comme elle, son amant fut fidèle à l’honneur ;
Et si devant Jaën, dans l’attaque dernière,
Abenhamet vaincu perdit notre bannière,
Eh bien ! c’est que j’avais, trahissant mon pays,
Découvert en secret sa marche aux ennemis.

(Ici le chevalier qui est resté contre la barrière, pousse un cri étouffé.)
IBRAHIM, aux gardes.

Qu’on aille délivrer le chef abencerrage.
De l’arrêt qui l’atteint cet aveu le dégage.
Qu’on vole à sa prison !

ALY.

                                            Il n’en est pas besoin,
Tu peux leur épargner cet inutile soin.

IBRAHIM.

Comment ?

ALY.

                    Loin de ces murs en protégeant sa fuite,
Je l’ai fait échapper, pour l’immoler ensuite.
Il n’est plus !

ZORAÏDE, à part.

                        Dieu !

ALY, commençant à parler avec peine.

                                    J’ai dû m’assurer aujourd’hui
Que ma mort deviendrait inutile pour lui.
Et ce secret qu’ici ma bouche vous révèle,
Avec moi descendu dans la nuit éternelle,
S’il existait encor, vous ne le sauriez pas.

IBRAHIM.

Malheureux !

ALY, faisant tous ses efforts pour se faire entendre.

                        Mais déjà, pour entraîner mes pas,
L’ange du noir séjour et m’appelle et s’avance.
Jusqu’au dernier instant fidèle à ma vengeance,
J’ai vécu pour la haine et j’ai rempli mon sort.

(Il se tait un moment, se soulève, et, rassemblant toutes ses forces, dit :)

Adieu donc à la vie ! et salut à la mort !

(Il tombe.)
IBRAHIM.

Esclaves, approchez ; hors d’ici qu’on l’entraîne !

(Les esclaves emportent le corps d’Aly.)

Scène XI.

Les Précédens, excepté ALY.
IBRAHIM, se retournant vers le chevalier qui est contre la lice.

Et toi, qui rends leur gloire aux vertus de la reine…

(Ici le chevalier fait un mouvement, et tombe appuyé contre la lice.)
ZORAÏDE, en voyant tomber le chevalier.

Grand Dieu ! mon défenseur !… S’il était mort pour moi !…
Courez donc !

IBRAHIM, aux esclaves.

                        Détachez son casque.

LES ESCLAVES, qui entourent le chevalier lui détachent son casque, et reculant de surprise, disent :

                                                                C’est le roi !

(Zoraïde qui est descendue de l’échafaud, Ibrahim et Inès s’approchent de Boabdil qui revient à lui.)
IBRAHIM.

Boabdil !

ZORAÏDE.

                  Mon époux !

INÈS.

                                        Le roi !

ZORAÏDE, à Boabdil.

                                                      Vous ?

BOABDIL.

                                                                Oui, moi-même ;
Moi, qui pus un moment, dans mon délire extrême,
Outrager ta vertu par un affreux soupçon ;
Moi qui suis à tes pieds et demande pardon !

IBRAHIM, à part.

Ô vertu ! dans son cœur tu n’étais donc pas morte ?…

ZORAÏDE, avec intérêt.

Vous n’êtes pas blessé ?

BOABDIL, se relevant.

                                          Non ! mais d’ailleurs, qu’importe,
Quand c’est l’âme qui souffre, une blessure au corps ?

IBRAHIM.

Roi, qui put t’inspirer ce dessein ?

BOABDIL.

                                                                Mes remords.

ZORAÏDE.

Quoi ! par vous aujourd’hui ma gloire m’est rendue ?
Vous me pensiez coupable, et m’avez défendue !

BOABDIL.

J’avais appris déjà la mort de mon rival.
Malgré moi, poursuivi par un doute fatal.
Je ne me sentais plus convaincu de ton crime.
D’un horrible complot je te pensais victime ;
Mais enfin, innocente ou coupable envers moi,
J’étais du moins certain, en combattant pour toi,
Ou de ne pas survivre à ma gloire outragée,
Ou de te retrouver innocente et vengée.
Tu l’es ! daigne oublier ma trop funeste erreur.

ZORAÏDE.

Aux yeux du monde enfin j’ai recouvré l’honneur.
Je puis donc l’emporter au tombeau !

BOABDIL.

                                                                    Zoraïde,
Que dis-tu ?

ZORAÏDE, lui montrant son anneau.

                        Regardez, voyez cet anneau vide ;
La mort qu’il contenait a passé dans mon sein.

BOABDIL.

Empoisonnée !

INÈS.

                            Oh ciel !

BOABDIL, criant.

                                        Du secours !

ZORAÏDE.

                                                              C’est en vain,
Ma tombe s’est ouverte, et je vais y descendre.

BOABDIL, égaré.

Tout ce que je possède à qui peut me la rendre !
Du secours !

ZORAÏDE.

                      Je vous dis qu’on n’en pourrait trouver.
Aucun art des humains ne peut plus me sauver.
J’ai compté les momens ; une horrible souffrance
Me dit que le dernier de ces momens s’avance.

(Elle s’appuie sur Inès.)
INÈS.

Pauvre maîtresse !

ZORAÏDE.

                                Inès, tes soins sont superflus
Asseyez-moi… déjà, je ne me soutiens plus.

(On l’assied sur l’échafaud, Boabdil est jeté sur les marches et lui tient les mains.)
IBRAHIM.

On outrage le ciel, quand on en désespère ;
Reine, qu’avez-vous fait ?

ZORAÏDE.

                                              Moi, je n’ai point, mon père,
Douté du saint arrêt rendu par l’Éternel.
Quand je m’empoisonnais, je savais que le ciel
Devait au défenseur accorder la victoire ;
Mais je voulais mourir, en recouvrant ma gloire.
Hé bien ! pourquoi pleurer ? je ne vais plus souffrir

BOABDIL, avec délire.

Oh ! par pitié pour moi, tu ne vas pas mourir ;
Non, tu vois les tourmens qui dévorent mon âme.
Tu ne vas pas mourir… Zoraïde… ma femme !

ZORAÏDE.

Quelle affreuse douleur !

BOABDIL, éperdu.

                                              Dis-moi que tu vivras !
Zoraïde, ô mon Dieu ! ne meurs pas, ne meurs pas !

ZORAÏDE.

Un reste d’existence, une souffrance horrible,
Se livrent dans mon sein une lutte pénible.
Dieu !

BOABDIL, abattu.

            Je n’ose pas même implorer mon pardon,
Tu le refuserais, tu me détestes ?…

ZORAÏDE est long-temps à dire ce dernier couplet, peu à peu sa voix s’éteint.

                                                                Non !
Zoraïde au tombeau n’emporte pas de haine.
Reviens de ce transport ou la douleur l’entraîne.
Non, je ne te hais pas. Un indigne imposteur
Fit entrer malgré toi le crime dans ton cœur…
Qu’il en sorte !… qu’enfin, la vertu soit ton guide !…
Boabdil… je pardonne !… Oui !… je meurs !
(Sa tête retombe.)

BOABDIL se jette à ses pieds en criant.

                                                                              Zoraïde !!!

(Sa tête retombe sur les genoux de Zoraïde.)
(La toile tombe.)

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
  1. Les Orientaux se parlaient par fleurs.