Déom Frères, éditeurs (p. 223-229).


LE MASQUE DE TIRE




CATHERINETTE, rien qu’un petit baiser.

— J’ai dit non.

— Ne fais pas la malamain.

— Non, non, non !…

— Tu n’en auras pas de chagrin.

— Pas avant le jour de l’an, et je suis bien bonne de t’accorder cette mi-carême avant notre mariage fixé pour la fin de février…

— Ma petite Catherinette, attendu que ce gentil capital de tes beaux yeux, et de ta jolie bouche, doit un jour me revenir, n’en pourrais-je toucher les intérêts tout de suite ?

La jeune fille secouait la tête avec une moue obstinée.

— Changeons de sujet, Jeannot. Tu sais que je viens de faire ma retraite et j’ai encore dans les oreilles les phrases terrifiantes de notre prédicateur : « Mes enfants, au nom de votre salut, je vous demande d’éconduire le malappris qui s’aviserait de vous traiter avec familiarité, souvenez-vous qu’en temps de guerre lorsque les faubourgs sont pris, la citadelle est en danger. » Ce qui veut dire, je crois, qu’il faut se garder du diable tentateur qui parfois peut prendre la forme d’un charmant Jeannot… C’est là mon dernier mot. — Non.

Comme Jeannot était un aussi bon garçon que Catherinette, une brave et honnête fille, il rengaina son baiser, moitié souriant, moitié fâché. Je ne suis pas sûre, si le motif de son insistance n’était pas le malin plaisir de voir Catherinette rouler de gros yeux derrière un rempart de chaises, et se sauver par toute la maison comme une biche effarouchée…

C’était le soir de la Sainte-Catherine, l’aimable patronne de la bonne tire et des bonnes vieilles filles. Il faisait un froid de loup, la bise soufflait, la neige couvrait les champs et la route. Sur le chemin blanc, des couples de veilleux passaient, s’en allant fêter la Sainte-Catherine dans le voisinage. Par l’entrebâillement des volets de la maisonnette, un pâle reflet de lampe tombait sur la neige pailletée de brillants. Ô chère illusion des amoureux, Jeannot se sentait le cœur éclairé par ce rayon, étoile de Bethléem qui lui révélait l’asile discret où veillait la chère petite âme de sa douce fiancée. Le beau gars avançait toujours vers la petite lumière, sa mâle silhouette se détachait plus sombre sur le chemin couleur de lune : un rude gaillard, ma foi, bâti à chaux et à sable, grand, bien découplé, tête énergique, yeux grands ouverts, moustache de grognard. Vraiment Catherinette avait bon goût. La neige craquait sous la semelle des souliers de bœuf. Quand il ne fut plus qu’à quelques arpents de la maisonnette blanche, ses pas se firent d’ouate, pour surprendre Catherinette. Précaution de chat qui guette une souris. Doucement, il entr’ouvrit le volet, et vint braquer contre la vitre gelée son nez curieux… À travers la buée qu’y laissait sa respiration, le calme de cet intérieur lui paraissait lumineux et pur comme les jolies miniatures que l’on voit au bout des porte-plumes, des crayons en os, travaillés à jour. Pieux souvenirs que les pèlerins emportent de Sainte-Anne de Beaupré où l’on aperçoit la rayonnante petite maison de Nazareth, et la Vierge qui file à son rouet une laine blanche comme la colombe divine posée au-dessus de sa tête… Le logis de Catherinette se composait d’une pièce unique, lavée à la chaux, séparée au milieu par des rideaux de cotonnade, afin d’isoler de la cuisine l’étroite chambre à coucher que l’orpheline partageait avec sa vieille tante une gâteuse, à la peau crevassée et rugueuse comme l’écorce, aux yeux souriant vaguement. Pauvre être, dont les lèvres murmuraient continuellement des choses que personne ne pouvait comprendre.

Depuis deux ans, la malheureuse s’obstinait à rester couchée dans son lit, tremblante et frissonneuse, se couvrant la tête de sa courte-pointe, lorsqu’une main étrangère effleurait les rideaux de son lit. Ah ! ce n’était pas toujours gai pour cette jeunesse de Catherinette.

Mais, ce soir, la tristesse a fait trêve : un feu clair flambe et pétille en étincelles qui tombent sur le plancher jaune comme de l’or. Tout est rangé et propret… réjouissant à l’œil et au cœur. L’appétissant fumet d’une chaudronnée de mélasse parfume la bise. L’eau en vient à la bouche des passants. — Ah ! la bonne tire !…

Catherinette, active, va et vient, l’air affairé, les manches retroussées, le teint animé, l’œil brillant. Souvent, elle se penche vers le chaudron de fer qui bout sur le poêle et interroge la densité de l’écume moutonnante, à l’aide d’une cuillère en bois qu’elle enfonce dans le liquide. Lentement, elle la laisse dégouliner dans une tasse d’eau froide.

— Non !… Pas encore, conclut-elle de son expérience.

Catherinette continue son petit ménage, essuie la vaisselle, lave la table, époussette le levant du poêle, et tisonne le brasier. Elle enduit de beurre deux grands plats blancs, puis court au chaudron qui renverse en bouillonnant. Mais, cette fois, un sourire satisfait erre sur les lèvres de Catherinette, fleuries comme un laurier rose. Des perles brunes s’agglomèrent au fond de la tasse remplie d’eau, grenues à craquer sous la dent ; les doigts de la jeune fille les font cliqueter sur la faïence, c’est le signe : la tire est à point. Catherinette d’une main vigoureuse empoigne le lourd chaudron de fer ; elle en verse le contenu dans les grands plats blancs où la tire s’épand comme une belle nappe brune allumée de pépites d’or.

Et Jeannot ? Le froid lui a gelé le cœur, la mort l’a frappé sur le seuil de sa porte, comme ce prince des contes de fées, expirant d’amour aux pieds de sa bien-aimée avant de lui avoir pu déclarer sa flamme… Non, rassurez-vous, Jeannot vit encore, mais un plan machiavélique a germé dans son cerveau — il s’est dit qu’il aurait ce soir raison de cette mijaurée de Catherinette. Il lui faut son baiser, et coûte que coûte, il l’aura… L’infâme guette dans l’ombre le moment favorable à ses noirs desseins. Un froid mortel glace son sang, il n’ose se frapper les mains pour se réchauffer, dans la crainte de trahir sa présence. Sa belle moustache se cristallise, ses cheveux s’engivrent, l’onglée aux pieds et aux doigts lui cause d’intolérables souffrances. Pour oublier le temps, il compte et recompte les étoiles, le pauvre, il en est venu à désirer la place du « pécheur » dont l’image coloriée, avec celle du « juste » sont le plus bel ornement de la chambre de Catherinette. Ah ! se rouler comme ce damné sur des charbons rouges. Cette idée ne lui fait pas trop frayeur… C’est un piège du malin pour le familiariser avec les châtiments éternels et lui atténuer l’horreur de son péché.

Le triomphe d’une bonne ménagère c’est l’étirage de la tire. Dans son impatience de manipuler le lingot oxydé, Catherinette a plus d’une fois brûlé ses jolis doigts roses, solides comme des aiguillettes de corail. Mais, bah ! elle souffle dessus, les secoue un peu, et continue sa joyeuse chanson que scande le mouvement rythmé de ses bras dans le va-et-vient de la tire vaincue, malléable, se colorant de reflets d’astre. Délicieuse Catherinette !… on dirait une Prométhée voleuse des rayons de soleil, narguant les dieux de son rire et de sa chanson. Le ruban d’or fluide vole d’une main à l’autre et se déroule en mille ondulations gracieuses, ainsi qu’une écharpe chatoyante, agitée par une danseuse espagnole ; il se disloque, se torsionne et se casse parfois. Mais le fil est vite repris et suit les caprices charmeurs des bras, de la taille, qui s’incline, se relève avec des attitudes harmonieuses d’aimée. Ajoutez l’oripeau bariolé, des castagnettes, des fleurs sur les grands bandeaux dont l’un comme une lourde aile de corbeau lui cache presque un de ses grands yeux et vous aurez l’illusion d’une prêtresse de quelque culte disparu.

— Toc ! toc ! toc !…

La porte s’ouvre sous une rude poussée et le vent s’y engouffrant manque d’éteindre la lampe.

Jeannot bondit dans la rafale comme un Méphistophélès et avant que la pauvrette ait crié gare, le vilain lui empoigne la tête à deux mains et lui applique un sonore baiser sur la bouche……

— Voilà pour……

Mais le reste de la phrase mourut dans sa gorge, le sourire vainqueur de sa lèvre disparut sous une masse dorée qui soudain s’abattit sur sa face, lui emplissant la bouche, le nez, les yeux, les oreilles…

Catherinette indignée et surprise, dans un mouvement instinctif de recul, lui avait jeté à la figure sa brassée de tire vermeille.

Pauvre Jeannot, était-il comique et grotesque sous cette visière de Nessus. En voulant dégager sa face de la pâte collante, ses doigts s’y étaient empêtrés !

Juste châtiment d’un bien grand crime ! N’était-ce pas indigne d’avoir profité de ce que la belle avait les mains emprisonnées dans des menottes de tire pour lui voler un baiser.

Mais la grosse colère de Catherinette tomba dans un immense éclat de rire, qui jaillit cristallin de son gosier. Ainsi fondent les gelées blanches aux rayons d’un soleil d’avril. Dieu ! quel éclat de rire tout humide de pleurs, et qui la secouait comme un peuplier agité par le vent. Écrasée sur le parquet, elle n’en pouvait se relever, prise de nouveaux accès, à chaque fois qu’elle apercevait la binette déconfite, plutôt confite, de son amoureux « honteux comme un renard qu’une poule aurait pris. »

Pourtant, un regret la mordait au cœur de l’avoir tant abîmé, mais c’était plus fort que sa volonté, elle riait, riait toujours.

Le bon caractère de la jeune fille finit par avoir raison de sa folle hilarité, et c’est avec une bonne grâce attendrie qu’elle se mit en mesure de sauver sa belle tire d’or de l’accident et de démasquer son amoureux. Elle y réussit : c’est peut-être la première fois qu’un homme, à ce jeu, y gagna quelque chose.

Une demi-heure plus tard, les amoureux réconciliés mais un peu gênés, assis en face l’un de l’autre, croquaient de la belle tire émaillée de poils de moustache en guise d’amandes et cette mijaurée de Catherinette m’a avoué qu’elle n’avait jamais mangé d’aussi bonne tire !

Morale : Le jour de la Sainte-Catherine, jeunes gens, gavez-vous de belle tire en plarines, en tocques, en caramel. Méfiez-vous d’aller cueillir sur les lèvres des filles le miel défendu. Ou gare au dard de ces virginales abeilles.