Déom Frères, éditeurs (p. 160-166).


À PROPOS DE PATRIOTISME


À M. Stanislas, de la Défense, de Chicoutimi.

« Ce qui fait l’homme immortel, c’est la pensée fécondante, l’amour ardent d’une sainte cause. Le vieil Homère, le sage Platon, le Christ Jésus, le doux Vincent-de-Paul, nos martyrs de Trente Sept, le Grand Papineau, demeurent éternellement jeunes ; l’aube du siècle redore leurs noms au monument de la gloire.

Le rapprochement n’est pas heureux… »

Pourquoi M. Stanislas ? On dit bien Dieu et Patrie. Rapprocher n’est pas égaliser. De ce qu’un même sentiment met deux âmes en relation, s’en suit-il qu’elles soient identiques ? L’étincelle qui jaillit de l’éternelle pensée peut faire simultanément flamboyer l’âme d’un Dieu, d’un philosophe, d’un patriote, sans confondre les personnalités, comme le rayon de soleil diamante à la même heure le miroir du ruisseau, le calice de la fleur, l’aile du colibri, l’étoile de givre, les pendeloques cristallisées des gouttières, le carreau bien clair de la maisonnette, la glace biseautée du château, sans rien noyer dans cette mer de lumière.

Victor Hugo reste le plus grand poète, bien qu’on lui accole les noms de Lamartine, de Musset, de Sully Prud’homme, de Vigny, de Régnier, de Coppée, etc., dans une nomenclature des bardes de la langue française. Mon Dieu, s’il fallait subir la contamination des voisins, votre confrère de La Défense, aurait fort à craindre de vous frôler de trop près, lui qui écrit : « Nous, Français de Québec, nous avons un passé, une histoire qu’aucun de nous ne lit sans émotion. Nous ne rougissons pas de nos pères, non ! Car dans la victoire comme dans la défaite, ils ont toujours été grands… Si nous sommes loyaux, si nous voulons la paix, pas un cependant parmi nous, de ceux-là du moins qui sont restés français d’esprit et de cœur, comme de nom, n’a oublié la manière barbare et froidement brutale dont nos pères ont été traités dans certaines circonstances. »

Bravo ! voilà qui s’appelle parler en homme de cœur !

Pourquoi, M. Stanislas, avoir écrit ces lignes qui laissent à la lecture une impression plutôt pénible, pour ne pas dire plus ?

Quand cessera-t-on, enfin, de nous fatiguer les oreilles avec ces vieilles rengaines : Les martyrs de 37, Chénier, etc.

Vieilles rengaines ! Fi ! l’horreur ! Vous trouvez sans doute les juvéniles rengaines plus harmonieuses ? N’aimez-vous pas mieux les sons grêles d’un ancien clavecin, que la gamme faussée d’un piano moderne, élégant dans sa boîte en bois de rose, mais prématurément détraqué par tous les piocheurs de passage ?…

Vieille rengaine !… mais je l’entendrais tous les jours, cette touchante épopée. Je la voudrais, chantée par un Homère, harmonisée par un Gounod, illustrée par un Lebrun ! Et pourtant, je l’aime bien dite naïvement par nos campagnards. Le patriotisme scellé par le sang, s’impose à l’admiration des plus sceptiques. C’est donc vrai que la jeune génération est malade et vieillie par son positivisme. Elle ne croit qu’à ce qui est palpable, à l’agréable, au délectable, aux plaisirs de l’argent ! Est-ce pour ça qu’elle décline ? Car le plaisir tue, l’argent corrompt, et la mort est d’autant plus cruelle, qu’elle brise une vie plus heureuse.

Les patriotes de 37 sont morts sous le coup de la désapprobation épiscopale.

Ils eurent tort assurément, comme catholiques, mais notre cœur de Canadien a la faiblesse de les excuser. Le martyre absout de bien des forfaits, même du crime d’aimer son pays à l’idolâtrie.

D’ailleurs, le mot patriote est le nom de famille dont le prénom peut être indifféremment « catholique » ou « protestant. » M. Stanislas, comment avez-vous le triste courage de renier la plus belle page de notre histoire, celle que jalouserait la nation la plus chevaleresque du monde, celle qui crée l’orgueil d’être Canadiens, celle dont la longue méditation peut donner au pays des lutteurs intrépides, des hommes ardents au bien de la patrie ?

Avez-vous entendu un des nobles vétérans de 37 raconter un épisode de la rébellion à ses petits enfants ? Avec un légitime orgueil, il essuie ses yeux : « J’en étais, moi. » Sa voix tremble d’indignation en évoquant les longues luttes avec les maîtres, les humiliations subies, les misères endurées ; c’est la fuite à travers les bois, demi-mort de faim, en route vers la frontière : la flamme aperçue au loin, pareille à une gerbe s’élargissant comme un panache, semant des étincelles dans l’air. La maison en feu !… la femme et les petits qui lui tendent leurs bras désespérés ! Il les voit, enlinceulés de flamme, tomber dans le brasier, comme des charbons de chair humaine. S’élancer à leur secours, il n’en a pas le temps, il se sauve sans regarder, comme Loth fuyant Sodome embrasée.

Non, sa douleur l’illusionne, ce n’est pas sa chaumière qui brûle, mais celle du voisin. Chez lui, la femme et les enfants éperdus, frissonnants, regardent flamber la maison amie ; des carreaux, la flamme jaillit en gros tourbillons. Les cris des animaux mourants se mêlent aux craquements des murs qui s’écroulent. Tout à coup, au détour du chemin, dans une lueur rapide de baïonnettes, apparaissent des soldats rouges comme des Méphistophélès. Ils s’arrêtent hésitants en face de la maison, et sautent à bas de leur monture, ayant peine à se tenir, oscillant de droite à gauche. À grands coups de crosse de fusil ils frappent à la porte, faisant trembler les vitres ; les petits plus morts que vifs se blottissent dans les coins, tandis que le fils aîné, lentement, sans dire un mot, détache de la muraille un vieux fusil.

— Que veux-tu faire, demande la mère toute pâle.

— Venger mon père !

— Ouvrez ! au nom de la Reine !

— Je t’en prie, sauve-toi, dit la mère, en lui arrachant l’arme des mains.

— Allez-vous ouvrir ! rugissent les soudards.

La mère ne dit rien, mais elle darde sur son fils un regard si chargé de tendresse et de douleur, que vaincu le gars baisse la tête et disparaît dans la cheminée.

Refoulant ses larmes et ses angoisses, la pauvre femme trouve la force de fixer un sourire sur sa figure défaite et d’affecter un air indifférent. Elle pousse le verrou, entr’ouvrant la porte.

— Que voulez-vous ?

— Toi cacher ton mari et ton garçon. Entrez boys, regardez de la cave au grenier !

Et d’un coup d’épaule, il lance la femme sur la muraille, poussant de formidables Goddams terminés par un éclat de rire baveux, d’ivrogne. Et précédés de la vieille qui les éclaire, les soldats mettent tout, sens dessus-dessous, éventrent les armoires, regardent sous les couchettes, enfoncent leurs baïonnettes dans l’édredon des oreillers et des lits, pillent les garde-manger.

— C’est toi, bon vieille cannuck, faire un tasse de thé, dit-il, en s’asseyant à la table.

Les monstres ont-ils deviné que son fils est dans la cheminée… Grand Dieu ! — Mais une idée vient de lui passer dans l’esprit, elle court chercher une cruche d’alcool.

— Tiens, ça vaut mieux que du thé, hein !

Le nez de betterave du soldat se met à flamber d’un nouveau rayon. Saisissant la cruche à deux mains, il en ingurgite deux ou trois lampées et la passe à ses complices qui en font autant.

— Ah ! le belle petite dans le coin, c’est toi venir m’embrasser.

Mais en faisant un effort pour se lever, il roule avec la table, dans une hécatombe de porc-frais, de crème, de graisse de rôti, de vaisselle cassée…

Et, vous croyez que les petits qui ont entendu ce lamentable et véridique récit, tombé des lèvres du vénérable aïeul, quand ils auront grandi, baiseront les pieds des Anglais pour obtenir le hochet d’un titre ou d’une décoration ? Qu’oublieux des vilenies des vainqueurs, ils iront lécher la main de ceux qui les auront tenus courbés pantelants, comme des fauves sous le bâton rouge ? Ou bien, le sang français s’est desséché dans leurs veines, ils ne sont plus dignes de combattre à l’ombre du drapeau tricolore. Il ne reste plus qu’à chanter le requiem sur leur poussière, à mettre au monument de notre race cette plaque commémorative : les Canadiens ont vécu !

M. Stanislas, je veux être aussi magnanime que vous l’avez été en me pardonnant d’avoir placé Jésus avec tous ces laïques (sic !…) Je vous absous de cette bourde que vous avez commise : à Chicoutimi on est si loin de Saint-Eustache et de Napierville. On le voit, votre patriotisme n’a pas été chauffé à blanc. Mais de grâce, soyez plus tolérant ; admettez que la gloire n’a pas de religion. Si les couleurs politiques nous ont souvent divisés, que l’amour du pays nous rallie pour que nous soyons forts ! Le sentiment patriotique est cette vibration mystérieuse qui fait palpiter, d’un bout de la terre à l’autre, le cœur collectif d’un peuple, l’enflamme d’amour ou de haine, et fait que sous l’empire d’une émotion, à telle heure, d’une seule et même poitrine, monte vers le ciel un chant national.

Cet amour de la Patrie, le cœur de Jésus en fut pénétré : « Jérusalem ! soupirait-il en pleurant, quand rassembleras-tu tes enfants sous ton aile comme la poule fait avec ses poussins. » Il rêva son pays libre de l’esclavage romain, et de l’hypocrisie des pharisiens, « mais il vit s’élever contre lui les forces les plus redoutables qu’un peuple puisse opposer à un homme, dit le Père Didou, (vol II page 219) le pouvoir, la science et la multitude : la politique a toujours ses raisons d’État, la science, l’inexorable orthodoxie des fausses religions, et les préjugés populaires, toujours leurs violences pour écraser le fils de Dieu. »

— Voyez-vous l’analogie, M. Stanislas, entre le Christ Jésus et les martyrs de 37.

Sachez, que si l’on tue les hommes qui ont personnifié l’amour en ses différentes phases, le droit et la justice de leur cause demeure éternellement ! L’on peut faire de chacun de nos héros, cet éloge mérité par Turenne : « Il est mort un homme qui faisait honneur aux hommes. »

Donc, Christ, inspirateur de tous les nobles dévouements dont s’honore l’histoire, depuis deux mille ans, je salue ton berceau devenu le trône du roi de l’amour. Approchez, vous tous qui aimez l’humanité : Il a d’inépuisables miséricordes pour les coupables qui auront cette douce vertu, héroïque souvent, de devenir les frères des autres hommes. Approchez, vous qui cherchez la vérité à travers le scepticisme du siècle, Jésus est le couronnement de l’évolution philosophique du paganisme. Quand les initiés de Memphis ou d’Eleusis revenaient des mystères sacrés, conduits par l’hiérophante, le front ceint de myrte, ils avaient soulevé le voile qui cache Isis aux profanes, mais qu’avaient-ils vu ? Que les dieux n’étaient qu’une farce imaginaire, fantoches du peuple naïf, que les destinées dans une migration constante se confondent avec la divinité comme le fleuve dans la mer. Si l’idée de Dieu se dégage assez vraie de la philosophie païenne, des odyssées des poètes et du génie classique d’une langue idéale, il y manque la flamme divine que Jésus a tirée de son cœur : la charité !…

Astre rayonnant qui passe l’équinoxe, je te salue. Noël !… Noël !…