Déom Frères, éditeurs (p. 111-113).


LES PETITS CIREURS DE BOTTES



IL est un petit peuple barbouillé qui vit de la crotte des rues, comme la fleur, de soleil et de rosée. Tandis que les tireurs de portraits, les laboureurs, les demoiselles en mousseline, les dandys à souliers blancs, et le Directeur au Parc Sohmer, font de l’œil au bon’Dieu pour capter son joli soleil, le petit peuple barbouillé élève ses mains sales vers le ciel et clame : Seigneur, de la pluie pour délayer la poussière du chemin et faire de grandes flaques d’eau, de beaux trous de boue où les pattes des messieurs s’embourberont ! Et les gros sous pleuvront dans la tirelire des cireurs de bottes !

Et le bon Dieu qui n’est pas un échevin (car il aime les pauvres et les faibles) le bon Dieu ouvre les cataractes du ciel et verse gratuitement les trésors bienfaisants du céleste arrosoir !

« Car sa bonté s’étend sur toute la nature. »

Le plus minuscule insecte de la vaste fourmilière humaine est un artisan du grand œuvre de la création, le Maître l’aime et le protège. Si parfois ses foudres déracinent le chêne altier, elles ménagent toujours la faiblesse du roseau.

Telle n’est pas la tendre prévoyance de Dame Taxe qui toujours tombe à bras raccourcis sur les déshérités du sort. L’aveugle brutale ne s’est-elle pas avisée de prélever un impôt de deux piastres par an, sur les maigres revenus des petits cireurs de bottes, histoire d’amener le Pactole rouler son flot jaune sur la pelouse de l’Hôtel-de-Ville. Parbleu ! ces gamins doivent fournir leur quote part pour l’embellissement des quartiers luxueux, le balayage des rues, l’agrandissement des boulevards, etc. Il en faut des sous, pour fêtailler le petit fils de Victoria Ire, embraser le jardin Lafontaine, et faire luncher le royal visiteur sur la montagne !

Mais le spectacle de l’enfance travailleuse ne vous dit rien au cœur, puisqu’au lieu de lui tendre une main secourable, vous l’écrasez en l’opprimant ? Pauvres petits, lancés sur le pavé à l’âge où les enfants des riches sont gâtés, bichonnés, gavés de friandises par leurs parents !

Faibles oiselets, arrachés du nid, avant que d’avoir essayé leurs ailes !

À peine sortis des langes, ces bambins sont aux prises avec le dragon struggle for life, bien plus méchant que l’ogre ou la vache caille à p’tit Poucet…

Le soir, ils rentrent au taudis fourbus, éreintés, noirs comme des nègres, les bras morts, la tête en feu. Ont-ils toujours, comme récompense de leur travail, un baiser de la mère, et un conte de grand’maman, pour bercer leur sommeil endolori ?

Le père a chômé tout l’hiver, l’œil hagard, enfiévré, il attend les gros sous du petit pour acheter du pain.

Celui-là sera battu, s’il rentre les mains vides. Plusieurs, après avoir vainement attendu la clientèle, se coucheront sans souper, sur l’unique grabat, où grouille une nichetée affamée ! À combien de drames de la misère, inconnus et navrants se trouvent mêlés ces humbles héros, dont les yeux ont déjà des regards d’homme et les lèvres, des sourires de désillusionnés.

Ah ! vous n’avez pas honte d’arracher l’argent de ces enfants, quand les banquiers, les capitalistes, les boursiers, les rentiers, étalent en plein soleil leur luxe insolent, sans augmenter d’un sou le trésor civique.

Taxez donc le dollar avant le paria et vous aurez assurément mérité de l’humanité !

Si vous semez le vent, vous récolterez la tempête. En fermant le chemin du travail à l’enfance, vous lui ouvrez l’antre du vice.

Les petits désœuvrés d’aujourd’hui, sont les voleurs de demain. L’œil louche, la main furtive, ces gamins se faufileront parmi la foule et subtiliseront les bourses, et les belles breloques qui dansent sur l’imposant bedon des majestueux édiles. Faux boiteux, faux bossus, faux mendiants, les anciens petits cireurs de bottes, la larme à l’œil, l’air rechigné, tenteront de vous extorquer des sous en exploitant votre sensibilité.

Ô homme raisonnable, faut-il qu’à l’instar du roi des eaux, tu fasses ta pâture du menu fretin !

Les gros monsieurs cireurs de bottes, qui gagnent vingt-cinq à trente piastres par semaine, auront chaise enseigne, boîte et attirail complet sur une grande rue. Ceux-là paieront leur taxe et sans peine. Mais le petit peuple barbouillé, à la grimace espiègle, à la repartie piquante est déjà chose du passé, comme les ramoneurs et les chanteurs de guignolée.